Attention ! Attention ! Suite à un incident technique indépendant de notre volonté (une rupture de caténaire si j’ai bien compris, ou de cathéter peut-être, ou de ligaments croisés ou d’anévrisme je ne sais pas trop, bon dans tous les cas une rupture), l’atelier « Création de chansons » animé depuis deux ans par le duo Marie Mazille et Fabrice Vigne pour Mydriase, est suspendu jusqu’à nouvel ordre. Suspendu à quoi ? À la caténaire, peut-être ? Mais ! Casse la tienne ! Nos rimailleurs riment ailleurs ! Les pétillants et créatifs ateliers de chansons cousues main se poursuivent en d’autres lieux et selon d’autres agendas.
Prochain rendez-vous : un stage de deux jours, le week-end des 9 & 10 septembre 2023, dans le cadre enchanté des Epicéas (Méaudre, sur le plateau du Vercors). Avec petit concert de restitution le dimanche en fin de journée.
Tarif normal : 130 euros Tarif réduit : 100 euros (+ repas à prix dérisoire & hébergement à prix ridicule) Vous êtes intéressé(e) ? Vous avez en vous une chanson qui ne demande qu’à jaillir au mois de septembre ? Contactez-nous dès maintenant, les places sont limitées ! 06 60 88 95 84
Le Fond du Tiroir, toujours à la pointe de l’innovation technologique, teste à cette occasion et pour la première fois un QRCode ! (Sachant que le QRCode a été inventé il y a 30 ans, le Fond du Tiroir s’engage solennellement, ici même, a tester ChatGPT en 2053.) Comme je n’ai pas de smartphone (en effet son acquisition sera soumise au budget de l’association avant 2040), je ne peux pas vérifier si ce code fonctionne… Vous me direz…
Il m’a fallu d’abord déglutir et digérer la débilité du principe même de classement (« Il n’y a pas de progrès en art, seulement des manières nouvelles de le faire, que chacun doit réinventer, c’est comme faire l’amour » disait Man Ray – pas de progrès, donc pas de podium, ni palmarès ni tableau d’honneur, ni CAC 40 ni Top 50, on sera bien avancé lorsqu’on aura péroré que Picasso est meilleur que Rembrandt, que Bach est plus ceci-cela que Coltrane, etc.). Puis ravaler ma propre mauvaise foi (« Peuh ! Que peut bien signifier un classement où 2001 l’Odyssée de l’espace n’arrive qu’à la sixième place ? Mulholland Drive à la huitième ?« )…
Enfin j’ai été piqué par la curiosité et je me suis procuré Jeanne Dielman. Film malcommode à débusquer ET à voir, rare, long (3h20), aride, pas complaisant, pas aimable, de surcroît pour le moment indisponible en DVD (cette lacune sera réparée en novembre prochain, avec une jaquette un peu trompeuse, esthétisante à la Edward Hopper).
Je l’ai vu. Et c’est bien ? C’est TRÈS bien ! Et c’est le meilleur du monde ? On s’en contrefout, tellement c’est bien ! C’est un chef d’œuvre, parmi les chefs-d’œuvre, voilà tout, et si un classement à la con donne envie à d’autres comme à moi de le voir, alors vivent les classements à la con.
Ce film est d’une radicalité formelle exceptionnelle, avec une durée et une fixité de chaque plan sur des gestes banals, qui rappellent les films de Warhol (Sleep, Eat, Empire...), sauf que contrairement à Warhol, Akerman a quelque chose à dire, elle montre du plein et non du vide. Les gestes banals recouvrent quelque chose, ils ne sont pas pure surface comme chez Warhol (1). Akerman montre la vie pleine à ras-bord d’une femme, et nous ne détournerons pas les yeux de la banalité comme nous faisons dans le monde réel, nous verrons de quoi est fait ce plein et ce ras-bord, nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas.
Durant de longues minutes, on voit la routine répétitive de Jeanne, incarnée plus qu’interprétée par Delphine Seyrig. Elle fait son ménage en silence, sa toilette, ses comptes, ses courses, son repas, son courrier, et aussi elle se prostitue. Elle fait cuire les légumes. Elle épluche des patates. Elle pétrit de la viande hachée, et pour elle comme pour nous, ces gestes durent tellement qu’on pense à autre chose : elle a les mains dans la viande mais, métaphoriquement, dans quoi d’autre ?
C’est un film d’une énergie extraordinaire et pourtant d’une patience infinie tourné par une cinéaste de 25 ans.
C’est un film hors normes sur la norme, un film gigantesque sur l’aliénation (comme on disait à l’époque) ou sur la charge mentale et le patriarcat (comme on dira aujourd’hui).
C’est un film féministe et c’est sûrement le film le plus féministe qu’on pourra voir cette année, plus que Barbie ou Jeanne du Barry, un film féministe pour notre époque, qui est l’époque où les femmes ne disent plus « je ne suis pas féministe mais tout de même » mais recommencent à dire « je suis féministe, point » .
C’est un film sur la règle et sur le dérèglement, en cela il est absolument kubrickien, mais j’emploie cet adjectif seulement parce que je suis trop ignorant pour écrire qu’il est absolument akermanien.
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(1) – Warhol répétait souvent : « Ne cherchez pas derrière la surface de mes toiles, il n’y a rien », et comme tout ce qu’il produisait, cette phrase est à prendre au premier degré. Il était certainement un pionnier, un inventeur, un grand créateur de formes, mais de formes purement superficielles. Mon hypothèse est que d’autres, innombrables, se sont entre temps emparés de ces formes creuses et les ont remplies. Dans le meilleur des cas, cela donne une oeuvre, comme Jeanne Dielman. Dans le pire des cas, cela donne des abominations, comme le monstrueux phénomène viral sur internet nommé Mukbang, où des gens se filment sans fin en train de bouffer, phénomène que j’identifie comme un rejeton direct du film Eat de Warhol. Entre ces deux extrêmes : des kilotonnes d’esthétique publicitaire en libre service.
“L’ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur des conventions.” Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Le Contrat social (1762)
(Mais Jean-Jacques Rousseau, asocial notoire, est-il le mieux placé pour parler de sociologie ?)
[Avertissement. Cet article, le plus long et le plus retouché du site avec plus de 120 révisions au compteur, est la réécriture petit à petit mais de fond en comble, copieusement augmentée, d’une version initiale parue au Fond du Tiroir il y a une dizaine d’années. Le gouvernement de la France était alors socialiste et on se demandait ce que cela pouvait bien vouloir dire (pour les plus jeunes : Emmanuel Macron était alors le ministre de l’économie de ce gouvernement socialiste). À cette énigme près, les problématiques n’ont guère changé. Dernière apparition du mot dans l’actualité : « Tous ceux qui prônent la décroissance devraient comprendre que ce serait remettre en cause notre modèle social. » Élisabeth Borne, Première ministre, Rencontre des Entrepreneurs, 28 août 2023.]
Un jeune garçon de ma connaissance vient d’effectuer dans une librairie de bandes dessinées son stage obligatoire d’observation en entreprise, dit stage de troisième.
Il m’a rapporté l’anecdote suivante.
Un vieux monsieur rentre dans la boutique, s’approche de lui et, avec le sourire mais à voix basse et nerveuse, lui avoue en jetant des regards latéraux qu’il recherche le rayon des bandes dessinées, ah, euh, comment dire, des BD, disons, des BD sociales, voilà, sociales. Car il aime beaucoup le social, il adore ça même, le social est son dada, sa passion, le social le met dans tous ses états.
En réalité, il cherchait des BD pour adultes : du cul. Il venait en librairie chercher sa dose de porno. Mais l’exprimer de but en blanc à un ado mineur eût été inconvenant, alors il a usé de ce cache-sexe saugrenu, de cet euphémisme étonnant : l’adjectif social.
De fait, sauf en cas de masturbation (cas tout de même assez fréquent, et qui devait être familier à ce citoyen), le sexe est indiscutablement une activité sociale, même si on accole rarement les deux notions (à l’exception de Jean-Louis Costes qui, pionnier, inventa autrefois le concept d’opéra porno-socio).
Cette burlesque anecdote m’a néanmoins fait méditer sur les multiples outrages subis par ce malheureux épithète.
Axiome : toute activité humaine est sociale, puisque l’homme est un animal social (l’expression date d’Aristote), étant donné que pour faire société, l’homme, y compris la femme, a fatalement des liens, plus ou moins lâches, plus ou moins virtuels, avec ses congénères. La totalité de notre expérience, y compris intime, est a priori sociale. Le Fond du Tiroir, qui n’aime rien tant que savoir ce que parler veut dire, endosse comme il lui arrive parfois sa vocation pédagogique, et se lance dans une énumération des acceptions, pour voir s’il peut épuiser le vocable ou s’il sera épuisé avant lui.
* Tout d’abord, les sciences sociales, qu’est-ce que c’est ? Elles s’opposent aux sciences dures et recoupent, non les sciences molles, mais les sciences humaines. Bonjour la tautologie, humain=social, on le savait, Aristote vient de le dire, on n’avance pas beaucoup.
Parmi les sciences sociales figure, c’est une évidence, la sociologie. Mais également, attention, faux ami ! l’économie. Citons Edgar Morin, pour le plaisir : “L’économie qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement la plus arriérée, car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologique, écologiques inséparables des activités économiques”.
* Tautologie encore, le corps social, c’est ni plus ni moins, la société.
* Tautologie toujours, on remarque parfois que l’adjectif social ne sert strictement à rien dans certains contextes, n’ajoute aucune idée supplémentaire au substantif qu’il est censé qualifier, et peut sans dommage pour le sens global être omis de la proposition. Exemples :l’Etat social de la France est simplement l’état de la France. La norme sociale, c’est la norme. La misère sociale, c’est la misère. La crise sociale, en gros, c’est la crise partout-partout. L’ordre social, c’est l’ordre (assuré par les forces de l’ordre), etc.
* Un rapport social, de même, c’est un rapport à autrui. C’est une interaction, de quelque nature qu’elle soit, entre deux personnes ou davantage (ce qui fait d’interaction sociale un autre pléonasme flagrant). Exemple : « Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux ! » Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852.
* Un lien social, idem, c’est un lien.
Au surplus c’est un synonyme acceptable du rapport social.
Soit : un lien social est l’ensemble des relations entretenues entre deux ou plusieurs personnes au sein d’un groupe humain donné. L’expression lien social est généralement valorisée : le lien social est réputé bon, propice pour l’individu. Émile Durkheim, inventeur de la sociologie française, parlait de solidarité sociale. Attention, faux ami ! Le lien social ne doit être confondu ni avec le lien social, théorie lacanienne tirée par les cheveux coupés en quatre discours, ni avec Liaisons sociales, groupe de presse économique d’obédience progressiste, créé en 1945 par d’anciens résistants, et poursuivant son existence de nos jours sous la forme d’un site, le titre ayant été racheté par un groupe néerlandais.
* Un contact social, idem, c’est un contact. Du moins, un contact humain. Un contact qui ne serait pas social ne saurait exister, sauf métaphore ou autre abus de langage. Par exemple, le contact d’une voiture, qui ne fait que déclencher un moteur. Ou embrasser un arbre pour retrouver le contact avec la nature. Voire renouer le contact avec soi-même, comme le veut l’injonction du développement personnel.
* Un milieu social, c’est un environnement humain, par opposition à un milieu naturel, qui désignera plutôt l’environnement de tous les autres animaux, si du moins l’humain leur fout la paix.
* Un jeu social, en revanche, fin du quart d’heure tautologique, n’est pas forcément un jeu. Quoique tout dépend ce qu’on entend par jeu. Le jeu social est la somme de tous les liens sociaux inter-individuels, soit un système complexe englobant toutes les interactions au sein d’un groupe donné, où chaque individu est défini par la fonction qu’il occupe, ou le rôle qu’il joue au sein dudit système complexe global. On remarque que jeu est un mot presque aussi polysémique que social, qu’il renvoie explicitement au rôle que l’on joue dans ce système, et par conséquent à tout ce que l’identité sociale peut contenir de factice, de fabriqué, de contraint, ou au moins de conventionnel.
Quoi qu’il en soit, attention faux ami ! Une acception plus contemporaine de jeu social désigne un jeu auquel on joue (seul) en ligne avec d’autres personnes (chacune également seule, devant son écran), sur un réseau social (voir plus bas à cette expression). Attention, autre faux ami ! Le jeu social ne doit sous aucun prétexte être confondu avec le jeu de société, qui est un divertissement mondain ou convivial pratiqué selon des règles pré-établies précises, le plus souvent avec es accessoires (cartes…) et dont le principe exige la présence de joueurs multiples dans la même pièce. On notera que Wikipédia alimente le malentendu voire l’absurdité en ouvrant sa page consacrée au Jeu de société par la phrase Le jeu de société est un jeu qui se pratique seul ou à plusieurs.
* Officiellement, les Affaires sociales, c’est l’ancien nom d’un ministère (qui s’est à l’origine intitulé ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale Et ici le mystère s’épaissit… Il semble que selon la logique des ministres, le social est associé à la santé. Mais comme nous avons vu que tout ce qui concerne la vie en société est social, on ne comprend pas en quoi les problèmes traités par les autres ministères, le travail, l’éducation, la défense, l’intérieur, la culture, l’économie, le logement, l’écologie, le droit des femmes, le commerce, le sport… seraient non sociaux. (Remarquons que le dialogue social, distinct des affaires, a figuré autrefois dans l’intitulé d’un autre ministère qui lui aussi a souvent changé de nom, cette disparition du social dans les devantures des ministères étant sans doute un symptôme à part entière : le social potentiellement partout n’est plus nulle part).
* À propos d’hygiène et de prévoyance gouvernementales : la distanciation sociale est un concept oxymorique forgé durant la pandémie de Covid-19 (2020-2021) afin d’encourager la population à ne pas se toucher, ne pas s’approcher, ne pas se fréquenter, ne pas nouer de lien social ou de rapport social, à éviter comme la peste de se faire la bise, se serrer la main, voire s’adresser la parole, et à se morfondre chacun pour soi devant des écrans.
Attention, faux ami ! L’expression distanciation sociale était utilisée dès 1966 dans l’essai Loisir et culture des sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert, et désignait selon eux le refus de se mêler à d’autres classes sociales (voir plus bas). Beaucoup trop optimistes, ils estimaient : « Vivons-nous la fin de la “distanciation” sociale du siècle dernier ? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition. »
* Plus étonnant : un insecte social, c’est une espèce d’insectes (par exemple fourmis, termites, abeilles, guêpes) vivant en colonies et bénéficiant d’une intelligence collective, concept fort troublant pour les homo sapiens-sapiens post-industrialis, à qui l’individualisme est fortement prescrit.
* Plus étonnant encore : une plante sociale, c’est une plante formant de vastes et denses peuplements, tels les phragmites, les bambous, ou l’ail des ours.
* Un fait social (attention, c’est ici que nous entrons dans le dur) est une chose. En effet, c’est une découverte essentielle du déjà cité Émile Durkheim en 1895, qui affirmait « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », histoire de souligner simplement qu’ils existent, qu’ils ne sont pas une élucubration de sociologue, ou un concept né de quelque monde des idées platonicien.
Durkheim définit le fait social comme « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel. »
En gros, est fait social tout comportement que la société dicte à un individu, consciemment (par la loi) ou inconsciemment (par l’immersion dans un bain culturel). On comprend que la découverte de Durkheim, égratignant le sacro-saint principe du libre-arbitre, ait été en son temps très critiquée.
Toutefois, la signification recouverte par les mots fait social est aujourd’hui sensiblement différente : ils désignent, aussi, une catégorie fourre-tout de l’actualité, qui ne concerne pas le « people » mais, au contraire, le peuple. La rubrique people est ainsi la chronique des comportements dictés par la société à des gens célèbres ; la rubrique fait social est la chronique des comportement dictés par la société à des gens pas-célèbres.
Le fait social est un événement statistiquement abondant (exemple : statistique sur les naissances), qui se distingue en outre du fait divers, s’affichant quant à lui comme exceptionnel et rompant avec la norme (exemple : statistique sur les assassinats). On peut aussi dissocier la lente et irrésistible progression du vote d’extrême-droite (fait social) et chaque agression raciste ou antisémite (fait divers).
* Un fait social total, extrapolation du précédent, c’est une découverte en 1925 de Marcel Mauss, inventeur de l’anthropologie française et neveu par alliance d’Émile Durkheim. Le fait social total engage la société dans tous ses aspects et pour chacun de ses membres (exemples : la loi, l’éducation, le système économique, le système politique, la religion, les médias… sont des faits sociaux totaux).
* Un comportement social, c’est donc, si l’on s’en tient à la définition de Durkheim, un comportement que la société dicte ou encourage. Mais on notera que comportementsocial est une expression qui n’existe presque pas, citée ici seulement pour mémoire, parce que c’est son contraire, le comportement asocial, qui est très courant dans les discours, comme si appartenir à la norme implicite ne méritait pas d’être mentionné, contrairement au fait de s’en extraire.
* Une innovation sociale, ainsi qu’une étude d’impact social, sont quant à eux des concepts datant de l’ère suivante dans la grande histoire des sciences sociales. Ils sont inventés non par la sociologie ou l’anthropologie mais par leurs enfants bâtards : le marketing et la publicité, bien décidés à exploiter pragmatiquement les intuitions de leurs prédécesseurs. Une fois admis que le fait social est un comportement dicté par la société à l’insu de l’individu qui croit exercer son libre-arbitre, le marketing et la publicité expliquent comment agir volontairement sur ces comportements dans un but donné (la pulsion d’achat, essentiellement) ; en somme, grâce à eux la société prescriptrice n’est plus une force unique, invisible, collective et anonyme, partout et nulle part tel Dieu lui-même, mais, disons, une Société Anonyme à Responsabilité Limitée (à propos de responsabilité limité, attention faux ami, voir plus bas à RSE).
Ainsi, une innovation sociale sera, non l’expérience massive d’un droit ou d’une liberté nouvelle (la liberté d’expression, par exemple) mais bien plutôt (attention, faux ami !) la mise sur le marché d’un nouveau produit, telles la perche à selfie ou les lunettes connectées à Internet.
* Une ingénierie sociale, ultime raffinement des recherches sociales, c’est une technique de manipulation à des fins d’escroquerie, consistant à utiliser des techniques psychologiques pour manipuler quelqu’un. Selon cette définition, la publicité, la religion, le patriotisme, etc., seraient des ingénieries sociales… Mais non : au sens strict, l’expression ingénierie sociale, sans doute par opposition à ingénierie informatique, ne désigne que les failles de sécurité de votre ordinateur qui misent non sur une faiblesse technologique (absence d’antivirus) mais sur une faiblesse humaine (vous allez cliquer ici parce que vous avez besoin d’amour) : spam, scam, piège-à-miel, usurpation d’identité, phising, vishing, smishing, pretexting, scareware… Nous revenons à l’équation social=humain, avec cette fois le corollaire facteur humain=maillon faible.
* Un cas social, également dit par abréviation populaire cassosse ou KSOS, c’est une personne expérimentant des difficultés économiques, familiales, scolaires, voire mentales ou physiques, bref toute personne susceptible d’être décalée selon les normes sociales. Cette personne incarne l’asocial (voir ci-dessus). Cas social est une désignation très péjorative, voire une insulte.
* Un buveur social, c’est une personne qui prétend « Je ne suis pas alcoolique, je n’ai aucun problème d’alcool, je ne bois que lors de rassemblements avec les amis, durant les fêtes et les soirées » ; tout dépend alors de la densité de l’agenda social de cette personne : si elle passe son temps en rassemblements, fêtes et soirées, elle peut facilement glisser du statut de buveur social à celui d’alcoolique mondain.
Variante aux caractéristiques comparables : le fumeur social.
* Un plan social, c’est un licenciement de masse (exemples ici ou là).
* Un mouvement social, c’est une grève, visant généralement à lutter contre un plan social (voir ci-dessus), à préserver un acquis social (voir ci-dessous – assez loin) ou à promouvoir un progrès social (voir ci-après, juste la ligne suivante).
* Un progrès social, donc (attention, faux ami ! le progrès social n’a strictement rien à voir avec l’innovation sociale, voir ci-dessus !) c’est une amélioration sensible des conditions d’existence observables pour tous les individus d’une société, quel que soit leur rang social.
Ici, deux citations possibles.
1) : « La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social. » Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934).
2) : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. » Slogan inventé par Aristote, encore lui, et largement utilisé par la SNCF dans ses réclames durant les années 80, époque où elle se prenait pour un service public.
* Un commentaire social, ou une critique sociale, c’est une une œuvre ou une intervention publique dont l’auteur (parfois il s’agit d’un artiste) affiche la volonté de s’exprimer sur le monde et non sur lui-même, attendu que ledit monde regorge de faits sociaux (voir plus haut). Exemple de commentateur social : Banksy.
Dans le registre artistique, et spécialement narratif, on parlera selon les cas de drame social ou de comédie sociale, termes qui désignent respectivement un drame, et une comédie – mais prenant place dans un milieu social (voir plus haut). Généralement, le prolétariat.
* Le code social, c’est l’ensemble des prescriptions sur la façon dont il convient de se comporter en société. Contrairement au Code civil ou au Code pénal, le code social n’est pas écrit noir sur blanc, sauf dans certains manuels de savoir-vivre (coucou la baronne de Rothschild), il est de culture orale, transmis et intégré par les individus de façon informelle et inconsciente (coucou Émile Durkheim), souvent par simple imitation.
* Les convenances sociales, c’est le code social bourgeois, lui-même imité du code social aristocratique, « savoir-vivre » garant d’un standing, d’une appartenance, d’un habitus, et donc d’une position sociale. L’on remarque, espérant faire avancer le débat en débusquant les faux amis, que parfois le mot social signifie propre à la haute société, dite aussi bonne société (un événement social sera alors, par exemple, un rituel comme le bal des débutantes où l’on fait son entrée dans la société)… et parfois tout au contraire et sans avertissement, social signifiera propre à la basse société (qui, par pudeur, ne sera pas dite mauvaise société), comme dans l’expression cas social (voir plus haut).
* Une vie sociale, c’est une mondanité (Exemple : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres » , Marcel Proust, Du côté de chez Swann – Proust étant lui-même un excellent marqueur social : soit tu l’as lu soit non).
* Un marqueur social, donc, est l’un des éléments du code social, un signal isolé ; soit un comportement, une pensée, un réflexe, un habit, un savoir, une coupe de cheveux, un accent, une expression faciale, un prénom, etc., qui révèle une origine sociale. Exemples : lire Proust ; prétendre Je lis Proust ; prétendre Je relis Proust ; ne pas lire ; ne pas savoir lire ; fermer la bouche en mâchant ou roter à table ; agencer les différents couverts autour d’une assiette, etc.
* Le spectacle social, qui découle de tous les précédents (jeu, convenances, conventions, code, marqueurs, mondanités, etc.) c’est tout un monde social que l’on observe et relate tel un spectateur, généralement d’un oeil ironique pour en faire la satire sociale, sans en être soi-même l’acteur, voire en en étant soi-même l’acteur, ce qui place dans une situation un rien schizophrène.
Attention, faux-ami ! La société du spectacle a peu à voir avec le spectacle de la société. Car le spectacle est, aussi, un concept sociologique inventé par Guy Debord pour rendre compte de la post-modernité capitaliste intégrée : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.”
* Un malaise social, c’est une sourde angoisse ressentie par plus d’une personne. A contrario, une sourde angoisse ressentie par une seule personne sera dite malaise existentiel.
* Un talent social, c’est une qualité particulière individuelle facilitant l’entregent, une façon d’attirer les relations interpersonnelles en sachant discuter de tout et de rien, provoquer le rire par des facéties, réunir autour de soi les auditeurs et peut-être les amis. Exemples : savoir imiter le président de la République, ou au moins imiter un imitateur qui imite le président de la république, est un talent social ; de même qu’être capable d’exécuter un tour de magie, un numéro de jonglage, ou, au pire, de faire bouger ses oreilles. On s’interrogera sur les différences entre un talent social et un talent tout court, ce dernier étant quant à lui censé permettre la création d’une œuvre. Attention faux ami ! Rien à voir avec une œuvre sociale, voir plus bas.
* Un réseau social n’est plus, aujourd’hui, un carnet d’adresse en papier rempli avec de l’encre, c’est une application, un service interactif connecté favorisant l’exhibitionnisme (rejoignez la page Facebook du Fond du tiroir ! Laïkez-moi !)
Pour approfondir ce que les réseaux ont de social (ou d’asocial : ami Facebook = attention, faux ami !), on consultera avec profit la série Infernet de Pacôme Thiellement et tout particulièrement l’épisode consacré à Facebook.
* Un logement social, c’est une habitation à loyer modéré que les collectivités réservent exclusivement aux citoyens les plus modestes, les plus socialement fragiles, les plus dépourvus de ressources, voire les cas sociaux, voir plus haut (exemple de nécessiteux : François de Rugy).
* Une contribution sociale (généralisée), c’est un impôt.
* Un Forum social mondial, c’est le rendez-vous bisannuel des altermondialistes (par opposition explicite au Forum économique mondial de Davos – un indice apparaît ici : le social est-il l’alternative pure et simple à l’économique ? Relire tout en haut de cette page la citation d’Edgar Morin).
* Une classe sociale, c’est un milieu social (voir plus haut) qui s’est structuré idéologiquement voire politiquement ; soit un fragment homogène de la population hétérogène, qui se définit par ce qu’il a en commun (un habitus, un habitat, un mode de vie, des sources de revenus, une culture, des aspirations, des souffrances). Tout ce qui distingue ce groupe du restant de la population sera justement appelé différence sociale, et quiconque aura en tête sa propre appartenance à une classe sociale et agira en conséquence fera preuve de conscience sociale.
Plusieurs classes peuvent ainsi être conceptualisées. Le concept de lutte des classes n’est curieusement plus de mise, démodé depuis la chute des pays de l’Est, contrairement à celui de classe dangereusequi définit toujours les ennemis de classe. Exemple : « Le fossé qui sépare pauvres et relativement riches devient abyssal. Le consumérisme consume tout questionnement. (…) En conséquence, les gens perdent leur individualité, leur sens de l’identité, et donc cherchent et trouvent un ennemi de manière à se définir eux-mêmes. L’ennemi, on le trouve toujours parmi les pauvres. » John Berger (1926-2017), Le carnet de Bento.
* Une politique sociale, c’est un ensemble d’actions mises en œuvre progressivement par les pouvoirs publics pour parvenir à transformer les conditions de vie des classes sociales (voir plus haut) les plus pauvres, et ainsi éviter la désagrégation des liens sociaux (voir plus haut), la fracture sociale (voir plus bas) ou même l’explosion sociale (les émeutes – voir la presse, de temps en temps). La politique sociale est souvent, même s’ils n’ont pas le monopole du cœur, l’affaire des socialistes, mot à suffixe né en 1831.
Exemple, pour mémoire et par mélancolie, un extrait de La Révolution de 1848 par John Stuart Mill (1806-1873) : “Le socialisme est la forme moderne de la protestation qui, à toutes les époques d’activité intellectuelle, s’est élevée, plus ou moins vive, contre l’injuste répartition des avantages sociaux.”
Le mot socialisme est aujourd’hui très dévalué par les intéressés eux-mêmes, les dits socialistes (voir ci-dessous à social-traître), ainsi que, à leur décharge, par d’autres hommes politiques du passé qui se revendiquaient du National-Socialisme (soit du nazisme hitlérien), ce qui ne contribue pas vraiment à la limpidité du propos.
* Une loi sociale, c’est une action législative concrétisant la politique sociale (voir ci-dessus) du pouvoir exécutif, dans le but d’offrir aux citoyens un acquis social (voir plus bas). La première loi sociale en France est réputée être la loi du 22 mars 1841 par laquelle le roi Louis-Philippe limita le travail des enfants : interdiction du travail aux moins de 8 ans ; pas plus de 8 heures par jour de 8 à 12 ans ; pas plus de 10 heures par jour de 12 à 16 ans.
* Un droit social (attention faux ami ! Ne pas confondre avec une loi sociale) c’est un simple rappel de principe sans obligation légale, une injonction émise par le commissaire aux droits de l’homme (on trébuche ici sur la tautologie originelle : droit humain = droit social) du Conseil de l’Europe, qui définit ainsi le droit social: Les droits sociaux sont indispensables à tout être humain pour mener une vie digne et autonome. Ils englobent les droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, à un niveau de vie décent, à un logement abordable, à la sécurité sociale [voir plus bas] et à des protections dans le domaine du travail.
* Une fracture sociale, c’est une différence sociale qui a dégénéré et engendré un conflit social et a nuit au climat social (Attention, faux ami ! ne doit pas être confondu avec la Guerre sociale, qui estun épisode de l’antiquité romaine, ni avec la Guerre sociale, qui était un journal pacifiste).
* La justice sociale est une construction morale et politique qui vise à l’égalité des droits et conçoit la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée. La plus ancienne mention de cette expression se retrouve dans L’esprit des journaux de , dans des propos attribués à Louis XVI concernant le droit de suite. Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Justice Sociale, hebdomadaire catholique bordelais fondé par l’abbé Paul Naudet en 1893. Il fut l’un des principaux organes de la démocratie chrétienne jusqu’en 1908, date de son interdiction par Pie X.
* L’ascenseur social est une métaphore usuelle pour signifier la mobilité sociale ou la promotion sociale, cette possibilité offerte, caractéristique de la méritocratie républicaine, de changer de milieu ou de classe sociale (voir plus haut) en bénéficiant de la justice sociale. L’ascenseur social est généralement unidirectionnel : il monte. (Exemple : “Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à l’autre.” Honoré de Balzac, César Biroteau) Dans l’autre sens, on parlera de descenseur social, expression pittoresque mais rare, ou alors, plus couramment et plus simplement, de déchéance sociale.
Note à benêt : lorsque l’on tape ascenseur social dans Google, la première occurrence proposée est ascenseur social en panne.
* Un acquis social, c’est, selon de quel côté on se place de la barrière sociale, un droit collectif légitime obtenu de haute lutte pour les salariés, ou un scandaleux privilège archaïque ; cet acquis est donc défendu par une certaine classe sociale (voir ci-dessus), a priori basse, et dénoncé par une autre, a priori haute.
Exemples d’acquis sociaux : la sécurité sociale, les prestations sociales, le minimum social ou son pluriel les minima sociaux.
Ladite haute classe pourfendeuse des acquis sociaux a pour porte-parole le patronat (syndicat des riches), qui martelle que la lutte des classes est aussi ringarde que la Guerre de 100 ans, qu’elle n’existe plus et n’a peut-être même jamais existé… alors qu’en réalité la classe haute a gagné cette lutte et la gagne encore régulièrement. Cf. l’aveu en direct sur CNN en 2005 du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »
* Une prestation sociale, c’est un montant d’argent (ou parfois un avantage en nature) alloué par un prestataire social (représentant l’Etat ou l’une des institutions de protection sociale) à un bénéficiaire social. Les comptes de la protection sociale, publiés annuellement, distinguent six catégories de prestations sociales correspondant à autant de risques sociaux : le risque vieillesse-survie (caisse de retraite), le risque santé (la sécurité sociale), le risque famille (les allocations familiales), le risque emploi (les indemnités de chômage), le risque logement (les APL), enfin le bien nommé risque pauvreté-exclusion sociale. Les prestations sociales constituent une des formes de la redistribution des revenus et représentaient, en 2020, 35,4% du produit intérieur brut (PIB), à hauteur de 813 milliards d’euros (attention faux ami ! rien à voir avec le 813 d’Arsène Lupin, quand bien même il existe un Arsène Lupin Social Club!). Cette somme explique pourquoi les prestations sociales sont réputées, dans les plus hautes sphères de l’Etat, coûter un pognon de dingue, et le signifier haut et fort permet de faire honte aux bénéficiaires sociaux. La honte intériorisée du bénéficiaire social est en effet un moyen efficace de faire diminuer la dette sociale (voir ci-dessous).
* La dette sociale, c’est donc le contrecoup de la prestation sociale : elle correspond aux déficits cumulés des organismes de sécurité sociale. On y retrouve principalement ceux des différentes branches du régime général mais également ceux du Fonds de solidarité vieillesse (FSV). On notera cependant que la dette sociale n’est que l’une des trois composantes de la dette publique française, et représente 9,9% de celle-ci. Les deux autres composantes sont la dette de l’État (77,2% de la dette) et des collectivités locales (8,8% de la dette). La dette publique française s’élève au total à 2 257 milliards d’euros (chiffres indicatifs, datant d’avant le confinement de 2020-2021).
* La TVA sociale, c’est un gadget économique très étudié mais jamais appliqué en France (sauf outremer), qui consiste, pour faire baisser la dette sociale, à réaffecter une partie des bénéfices de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) aux dépenses sociales, histoire de bien rappeler aux consommateurs que certes ce qu’ils dépensent leur coûte cher, mais moins que ce qu’ils coûtent (culpabilisation toujours).
* Un social-traître, c’est un social-démocrate qui refuse les voies de la révolution sociale (qui récuse par exemple le bien-fondé d’un mouvement social, voir ci-dessus)
* Une raison sociale, c’est le nom d’une entreprise. Un siège social, c’est la localisation de la même entreprise. On remarque que société est ici synonyme d’entreprise, par conséquent social = entreprenarial. Un bien social est ainsi la propriété privée d’une entreprise, son capital social, et pourra éventuellement faire l’objet d’un abus de bien social, à ne pas confondre (Attention, faux ami ! voire authentique ennemi !) avec le comité des œuvres sociales, dit également comité d’entreprise, qui concerne quant à lui les conditions matérielles des travailleurs au sein de la même entreprise – à rapprocher du service social.
* Une part sociale est si négligeable au singulier qu’on en parlera plutôt au pluriel : les parts sociales sont des parts de capital d’une entreprise à forme mutualiste ou coopérative (une banque, par exemple). En détenir, c’est donc être copropriétaire d’une fraction de l’entreprise.
* Une signature sociale correspond à la signature du représentant légal d’une structure qui en engage la responsabilité (s’applique, à ma connaissance, surtout aux cabinets d’experts-comptables).
* À propos de responsabilité : la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) est une vieille lune managériale prétendant rendre le business, qui n’est autre que l’appât du gain, un peu plus éthique et respectable moralement, afin que les maîtres du monde ne soient plus perçus du côté du mal mais mais donnent une meilleure image d’eux-mêmes : s’ils gagnent de l’argent, ce serait en fin de compte pour le bien de tous. Un peu comme à l’époque où Nicolas Sarkozy coupait l’herbe sous le pied des anticapitalistes en déclarant qu’il ne fallait pas détruire le capitalisme mais le moraliser (2009). La RSE désormais compressée en un sigle, c’est dire si l’idée a fait florès, plonge ses racines dans un essai de 1953, Social responsibility of the businessman par l’économiste américain Howard Bowen. Aujourd’hui, la RSE est définie ainsi par la Commission européenne et par le site economie.gouv.fr : l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes. En d’autres termes, la RSE c’est la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Une entreprise qui pratique la RSE va donc chercher à avoir un impact positif sur la société tout en étant économiquement viable. En notre époque écoanxieuse, où l’on prend enfin conscience des destructions irréversibles engendrées par l’activité humaine (=sociale), la responsabilité des entreprises est explicitement repeinte en vert. Donc, synonyme de la RSE : greenwashing.
* Un membre social, c’est une personne qui, à jour de ses cotisations et droits d’adhésion, peut revendiquer sa pleine appartenance à une association, à une amicale, etc. Ici société peut être considéré comme synonyme de club, et social nous rappelle sa parenté avec associé.
* Les partenaires sociaux, ce sont, tous-ensemble-tous-ensemble afin de démultiplier la confusion, les patrons (tenants d’intérêts privés, bénéficiaires de biens sociaux, voir ci-dessus, et détenteurs de la signature sociale) ET les ouvriers (tenants d’intérêts privés plus modestes mais aussi d’intérêt collectifs et publics, qui eux sont les bénéficiaires d’œuvres sociales, voir ci-dessus), lorsque ces personnes appartenant à des classes sociales ennemies, et aux intérêts divergents, ont l’occasion de se rencontrer. Soulignons que dans l’expression partenaires sociaux, le mot partenaires, aussi énigmatique que le mot sociaux, mériterait sa propre exégèse.
* L’Assistance sociale est souvent synonyme de l’Aide sociale. Une assistante sociale ou travailleuse sociale (généralement une femme, mais pas toujours, car il existe des assistants sociaux, sans doute des hommes assez peu virils pour faire un métier féminin, ainsi que les assistants maternels, les maîtres d’école ou les infirmiers), localisé(e) dans un centre social, c’est un(e) courageux(se) héros(ïne) débordant de vertus telles que l’abnégation, la générosité, la compassion, l’écoute ; ou bien c’est un désolant cache-misère privé de moyens réels, un pansement sur une gangrène.
On parlera aussi d’aide sociale.
On dit faire dans le social pour qualifier, et souvent disqualifier, toute forme d’assistance à autrui, de soutien dispensé aux nécessiteux sans contrepartie par les pouvoirs publics, ou par extension d’entraide entre deux particuliers.
Exemple : « J’fais pas dans le social » signifie « Démerde-toi » . Le social doit être ici compris dans un sens métonymique et abrégé pour Le travail social, cette catégorie de métiers qui ne sauraient être respectés puisqu’ils ne rapportent pas d’argent. Les pouvoirs publics auront soin d’humilier régulièrement les travailleurs sociaux, jetant dans le même sac les assistés sociaux et les assistants sociaux, au motif que les prestations sociales (voir à cette entrée, ci-dessus) coûtent (comme on sait) un pognon de dingue, ou qu’ils s’illusionnent s’ils imaginent que l’argent magique existe.
* Attention, faux ami ! En Italie et en italien, le centre social (Centro sociale) n’est pas le bureau de proximité de fonctionnaires dévoués à la population (pléonasme ?) mais un squat punk autogéré. Cf. les livres de Zerocalcare.
* Parmi les expressions fréquemment associées à l’assistance sociale ou à l’aide sociale, on trouve par exemple la protection sociale ou le placement social, qui tous deux recouvrent l’idée qu’une personne fragile (un enfant, un adolescent, une femme), repérée comme subissant un danger dans son environnement familial, est extirpée de sa famille pour être prise en charge par la société (sous la forme des services sociaux de l’État, sous décision du juge), société qui va la placer, la protéger, etc. : l’idée est que l’ensemble de la société pallie aux déficiences individuelles. Dans le même registre d’idées solidaires, on trouve aussi, à l’occasion, des acceptions sensiblement plus rares, tel l’internat social, qui désigne un hébergement scolaire et une prise en charge nuit et jour permettant de scolariser des jeunes loin de leur milieu, après que celui-ci a fait la preuve de sa nocivité.
* Vive la sociale !, c’est un roman autobiographique (1981) puis un film (1983) de Gérard Mordillat, dont le titre provient d’un slogan peint dans le métro que contemple le narrateur, enfant. La Sociale, par élision du substantif, désigne la République sociale, telle qu’auto-définie par opposition à la République bourgeoise, dichotomie très active dans la vie politique française notamment en 1848 et en 1870. Vive la sociale est un cri poussé par certains des 147 communards au moment d’être fusillés par les Versaillais (tenants de la République bourgeoise) devant le mur des Fédérés, le 28 mai 1871.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Sociale, sous-titré Vive la Sécu !, film documentaire de Gilles Perret (2016), qui, quant à lui, par élision d’un autre substantif, est consacré à la Sécurité sociale.
* La République sociale, c’est une chanson révolutionnaire écrite par Emmanuel Delorme cette même année 1871, pendant et à propos de la Commune de Paris. La musique est sur l’air de L’Âme de la Pologne.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec le Républicain social (Philetairus socius), petite espèce de passereau endémique des zones arides du sud de l’Afrique, notamment du Kalahari. Il est l’unique espèce du genre Philetairus. L’espèce est remarquable par ses nids : collectifs et habités à l’année, ils sont énormes, et peuvent être construits par des centaines d’individus. L’espèce n’est actuellement pas menacée.
* L‘individualisme social, ce n’est pas un oxymore, c’est une proposition politique et même éthique, tout-à-fait stimulante, de Charles-Auguste Bontemps (1893-1981), militant pacifiste, anarchiste, l’un des penseurs du refus de parvenir. Bontemps prône un « collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Histoire d’ajouter un terme accolé à l’adjectif social, comme si on en manquait, il précise dans sa célèbre plaquette : « il m’a été demandé un résumé précis de maconception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social ».
* Le Samu social, ou Samusocial tel qu’il s’écrivait tout attaché lors de sa création en 1993, est une fédération d’ONG ayant pour but de venir en aide aux personnes démunies. Le mot-valise se compose de SAMU, qui signifie Service d’Aide Médicale Urgente, et de social qui signifie, ma foi, tout ce que nous savons à présent, si jamais nous avons réussi à savoir quelque chose. Dans la foulée de l’exemple français un Samu social international a été fondé en 1998.
* Un mérou social, c’est… Ah… Non… Je ne sais toujours pas ce qu’est un mérou social. C’est peut-être un animal mythologique, ou une simple vue de l’esprit, chimère pour théoriciens. Comme l’Europe sociale.
Quelle pagaille. Que de faux amis dans le monde social. Si vous en voulez encore, on peut également se plonger dans l’étymologie mais je vous préviens, ce qu’on y trouvera ne lèvera pas l’imbroglio, en ajoutera au contraire une louche : socius vient du verbe latin sequor, suivre, qui a aussi donné secte, et dès Rome l’adjectif avait les usages les plus divers (le socium templum était un temple dédié à plusieurs divinités, le socius lectus était le lit conjugal, la socia agmina était l’armée auxiliaire, etc.).
Et il faudrait ne pas désespérer d’un gouvernement dit socialiste ? Et quoi encore ? Crier Vive le roi ? Ne plus trousser les filles ? Aimer le filet de maquereau ?
Bonus 1 : “Toujours le Social. Le contrat social, le sens social, l’avenir social, la souffrance sociale, le spectre social. Cette croyance à la Société est quand même la plus étrange qui ait jamais existé.” Philippe Sollers (1936-2023), Passion fixe (2000)
Bonus 2 : l’adjectif convivial, en quelque sorte et en quelque endroit synonyme de social, désigne quant à lui désormais et plus prosaïquement une facilité d’utilisation, en parlant d’un système informatique. Bonne convivialité à tous.
« [C’est] à cette époque aussi [les années 80] que les problèmes de société ont été remplacés par des questions dites « sociétales » , fabuleux mot permettant d’évacuer d’un coup d’un seul les problèmes liés à la lutte des classes. Exit la lutte des classes, déclarée obsolète sans autre forme de procès, on ne se demande pas pourquoi, ni par qui. »
15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !
Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637. Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs. Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges. Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes. Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce. Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc. Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits mythiques, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette : Atalante est la Schtroumpfette des Argonautes, Débora est la Schtroumpfette des juges d’israël, He Xian-gu est la Schtroumpfette des Huit Immortels taoïstes, Jeanne d’Arc est la Schtroumpfette de la Guerre de cent ans, la Castafiore est la Schtroumpfette de Tintin, Cinnamon Carter est la Schtroumpfette de la Impossible Mission Force, Julia Roberts est la Schtroumpfette des Ocean’s Eleven… Dans le monde réel et le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, Chantal Laury la Schtroumpfette des Nuls, etc.
Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux. On le sait, l’histoire du christianisme, racontée dans cette image et dans mille autres, est un faux monothéisme mais un véritable polythéisme, ne comportant que des dieux et une seule déesse ; que des mecs, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi. Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte. D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial » qui par effet domino sert aussi de drapeau à l’Europe… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?
Une carte postale envoyée par le Fond du Tiroir en vacances !
Baci di Genova (Liguria, Italia). Où la présidente italienne du conseil des ministres, Giorgia Meloni, se fait traiter de fasciste sur des murs sans bonnes manières. Cette insulte n’est hélas pas qu’une exagération rhétorique, tant la Meloni révèle des sympathies (et des mesures) d’extrême-droite : racisme, anti-IVG, homophobie, préférence nationale, etc. Lorgner sur l’Italie permet de se faire une idée de ce qui se passerait en France si la Le Pen était élue.
Prise de température politique : nous sommes accueillis sur place par un très sympathique autochtone anarchiste, photographe de son état. Nous apprenons qu’il a autrefois documenté en images le fameux G8 de Gênes, cet événement fondateur de notre époque, presque mythologique, où la répression des opposants a été qualifiée par Amnesty International de « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale ». Nous ne pouvons que mesurer à quel point ces répressions ont servi de prototype (en France, si tu n’es pas content, gare au flashball), et à quel point le record de « plus grande violation des droits humains et démocratiques » ne demande désormais qu’à être régulièrement battu.
Après avoir demandé à notre hôte le nom de son réseau wifi afin de me connecter (son réseau s’appelle ANTIFA, je vous le dis au cas où vous passeriez chez lui), je poursuis la conversation politique. Il soupire en évoquant la situation actuelle de son pays : « Les choses ne vont pas changer avant longtemps en Italie, il faut être patient, ce que nous représentons est une minorité… [puis, reprenant le sourire :] Mais une très grosse minorité ». Il arbore sur son t-shirt un slogan qui m’enchante et me convainc immédiatement que je fais partie de la même grosse minorité que lui : Padrone di niente, servo di nessuno. Maître de rien, esclave de personne. Programme politique essentiel et suffisant. Ni exercer, ni subir le pouvoir.Car Le pouvoir est maudit et voilà pourquoi je suis anarchiste (Louise Michel).
Pour cueillir un autre témoignage de la très grosse minorité italienne qui au quotidien fait de son mieux contre la fascisation de son pays et de l’Europe, on est prié de voir la nouvelle série de Zerocalcare, Ce monde ne m’aura pas, dont le titre original est bien meilleur, Questo mondo non mi renderà cattivo : Ce monde ne me rendra pas méchant. Je nous le souhaite aussi.
Bon, ceci dit c’est le mois d’août, il fait chaud, je vais me baigner, on a le droit de ne ni-exercer-ni-subir le pouvoir sur la plage. En ce qui me concerne, et en dépit de Meloni, Berlusconi, Mussolini, et autres fâcheux contingents, ce n’est pas encore cette fois, Gênes sous les yeux, que je reviendrai d’un pouce sur ma conviction que l’Italie est le plus beau pays du monde. Et Portofino, donc. Et les cinque terre, etc. La preuve en images ci-dessous : l’Italie est le seul pays du monde où même les supermarchés sont beaux, aménagés qu’ils sont dans d’anciens palais.
Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.
Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.
Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.
Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.
Deux lecteurs sur un banc. Fondation Jean-Michel Folon, Château de La Hulpe, Belgique, août 2023.
Je ne sais pas ce que lit mon ami, mais quant à moi, on peut voir facilement en agrandissant la photo que j’en suis au tome 4 du Dossier M, Grégoire Bouillier, et je ne vois pas le temps passer. Je suis en telle empathie que je pourrais m’asseoir à côté d’un rocher, d’un arbre, d’un chien, d’un bloc de fonte ou même du premier con venu mon semblable mon frère, du moment qu’il s’assiérait pour lire en silence à mes côtés, il serait mon ami et la fraternité est ce que j’éprouve d’abord quand je lis Bouillier, la sympathie au sens dur.
Ce 4e volet est dédié À qui n’en aura jamais assez. Les trois premiers l’étaient À qui en veut ;À qui en veut encore ;À qui en veut toujours. C’est dire si je prends pour moi la dédicace, à mon niveau personnel des choses : j’en veux. J’ai beau avoir laissé passer plusieurs mois depuis la lecture du précédent, dès la première page c’est parti, comme si je me branchais sur le secteur, le voltage reste le même.
La couverture noire annonce la couleur, nous sommes à présent dans une stase de dépression. C’est de tous les volumes celui qui fait le plus de sur-place et pour cause (« la vie qui les résume toutes sans être elle-même une vie, n’est pas une vie, non, pas une vie mais une solitude, une immobilité » p. 306). Pourtant Bouillier reste drôle, et palpitant quoi qu’il raconte, y compris quand il ne se passe rien, parce que même quand il ne se passe plus rien, il se passe toujours quelque chose en lui, par conséquent en son lecteur.
Je prélève un extrait particulièrement remuant, en lui et en moi, p. 189, survenant après des pages et des pages de dérive solitaire et morfondue sur une plage bretonne, d’idées fixes et de coq-à-l’âne, de ruminations sur la fatalité de l’idiosyncrasie ou sur l’édifiante tragédie de Donald Crowhurst (feuilleton enchâssé dans le feuilleton) :
Je ne sais pas trop pourquoi je viens d’écrire ces lignes. Les ai-je écrites ? À quel propos ? Quel intérêt ? Je ne sais pas. J’écris pour savoir ce que j’ai à dire. Et pour éprouver, au détour d’une phrase, si possible, un orgasme au-dessus de la ceinture m’indiquant que je suis dans le vrai, qu’une pensée vient de gicler et d’illuminer mon ciel (ce qui n’arrive pas souvent). Et pour passer le temps aussi. J’en avais pris pour dix ans et je commençais à parler tout seul, surtout en marchant sur la plage. Je n’avais plus que moi à qui m’adresser. À qui m’en prendre. En cet été 2005, quelque part en Arizona, à soixante-dix-huit ans, décédait Elisabeth Kübler-Ross, psychologue célèbre pour avoir identifié cinq stades bien distincts par lesquels, selon elle, passe quiconque se trouve confronté à une « perte irréparable » : 1. Le déni (ce n’est pas possible, j’y crois pas !) ; 2. La colère (monde de merde ! Hello Monsieur Gicle) ; 3. Le marchandage (trouvons un arrangement) ; 4. La dépression (à quoi bon tout ça finalement… Hello pot de rillettes) ; et, enfin, 5. L’acceptation (bah, c’est la vie. De toute façon, on va tous mourir alors à quoi bon s’en faire). C’est cool de posséder une carte de la dépression sur laquelle se reposer. C’est bien utile pour savoir où on en est de son existence et comment avancer, se sortir de la mouise, dénouer ses chakras, etc. C’est rassurant, j’imagine.
J’écris pour savoir ce que j’ai à dire – oui certes, et sur l’autre bord que je fréquente aussi, je lis pour savoir ce que j’ai à penser. Dans les deux cas, l’absence de préméditation est à souligner.
Pour qui en voudrait encore, mais surtout pour qui danse cet été, ou qui fait danser sur des musiques (néo-)trad, suivez mon regard, je signale que juste après ce passage, aux pages 196 à 199, Bouillier sort de sa sinistrose en assistant à un bal breton, dont il fait un long éloge extatique :
J’ai sous les yeux la preuve que des communautés humaines sont possibles. De toute mon âme j’éprouve un désespéré sentiment de réconciliation.
Me restent sous le coude les 5 et 6. Encore six mois, je dirais ? Je ne sais pas encore qui va prendre le dessus, entre la tentation de connaître la fin et celle de faire durer le plus possible.
En attendant, délice de la synchronicité et des coïncidences littéraires : sitôt refermé ce Dossier M 4, j’ouvre le formidable essai poétique de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, sous-titré Réflexions sur l’effondrement (ed. Libertalia, 2021). Il s’agit moins d’un manuel collapsologue et survivaliste comme son titre pourrait le laisser entendre que d’une réactualisation pour notre époque désastreuse de deux idées libertaires essentielles, la rupture avec la servitude volontaire et le refus de parvenir.
Dossier M vs. Plutôt couler en beauté : bien sûr ces deux livres n’ont rien à voir. Pourtant ils passent entre les mêmes mains (les miennes), se déroulent dans le même monde (le mien), dès lors comment s’étonner qu’ils brassent les mêmes références : ils se fondent tous deux sur la mythique première course autour du monde en solitaire de 1968-1969, sans escale et sans assistance extérieure, organisée par le Sunday Times, compétition sportive qui devient ici comme là métaphore de la compétition tout court, de la rat race qui est notre air ambiant. Parmi les concurrents, Bouillier choisit comme « héros » , comme compagnon de route imaginaire, Donald Crowhurst, loser fabuleux ; Morel Darleux choisit Bernard Moitessier, dont elle fait l’incarnation du refus de parvenir. Aucun des deux n’a gagné. Les deux écrivains recomposent noir sur blanc les itinéraires, essentiellement intérieurs, des deux navigateurs solitaires. Chacun des deux a une histoire, une réaction face à la compétition, un combat contre soi-même plutôt que contre les autres. Combat perdu d’avance pour l’un, drawing dead, échappée vers la folie et la mort. Combat glorieux parce qu’il refuse justement la gloire pour l’autre, échappée vers le retrait élégant et la vie. Il n’y a pas photo sur la ligne d’arrivée qu’ils ont tous deux désertée. Deux histoires qui méritent d’être racontées davantage que celle, finalement assez plate, du vainqueur, un troisième homme dont l’épopée fait sûrement l’objet d’un troisième livre que je ne lirai pas.
Il est jeune, il est pâle ― et beau comme une fille. Ses longs cheveux flottants d’un nœud d’or sont liés, La perle orientale à son cothurne brille, Il danse ― et, secouant sa torche qui pétille, À l’entour de son cou fait claquer ses colliers. Louis Bouilhet, Étude antique
Je reviens d’Arles. Comme chaque été je me suis régalé la rétine des Rencontres photographiques, qui transforment la région en infini territoire de cimaises. Quatre jours d’orgie scopique, une dizaine d’expos quotidiennes minimum, un horizon complet d’images sur lesquelles (se) réfléchir au lieu que de se cogner contre, à chaque porte poussée le risque d’être curieux, indifférent, ébahi ou enthousiaste. Le pass à 40 balles pour au moins 50 risques, ça nous fixe le risque à une fraction d’euro, le prix devient symbolique, idéal comme un paletot.
Enthousiasme il y eut, oh oui, et nombre de fois ! Avec des merveilles dans tous les genres, c’est parti pour le feuilletage à toute berzingue du catalogue : le reportage (les archives photojournalistiques de Libé à Montmajour) ; la réalité la plus actuelle dans ta face (La chasse à la Tarasque de Mathieu Asselin) ; au contraire, la pure fiction, minutieusement mise en scène dans des grands formats époustouflants (Gregory crewdson, quelle claque) ; l’autobiographie recomposée (Zofia Kulik, géniale, ou Lina Geoushy, pas mal non plus) ; le happening expérimental explorant la mémoire d’un lieu (Entre nos mursdes Iraniens Sogol & Joubeen) ; l’archive retrouvée (Ne m’oublie pas, expo de photos d’identité de portefeuilles, ressuscitées d’une époque où l’on n’avait qu’une seule photo précieuse et pliée au fond de la poche au lieu de milliers d’images dévaluées dans son téléphone) ; l’art contemporain, conceptuel et pourtant primitif, chamanisme au cœur de la forêt amazonienne (Roberto Huarcaya) ; l’hommage au cinéma, ce frère esthétique (Agnès Varda est présente en trois endroits mais surtout pour les photos de repérage de son premier film La Pointe Courte, car elle a toujours été photographe même quand elle est devenue cinéaste) ; le pouvoir conjoint de l’image et de la littérature (Paul Auster & Spencer Ostrander) ; le projet encyclopédique dingo et pince-sans-rire (Soleil gris de Eric Tabuchi et Nelly Monnier) ; ou la rétrospective de toute une carrière discrète et opiniâtre (Saul Leiter, flamboyante découverte)…
Bizarrement ou pas, l’une des seules expos me laissant de marbre est celle présentée comme le must absolu toutes catégories, la rétrospective Diane Arbus. Or elle m’est apparue jetée en vrac, avec un système d’accrochage opaque et radin, une totale absence d’accompagnement, un côté démerdez-vous avec ça et si ça ne vous plaît pas c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur, je n’y ai rien vu du tout, je l’ai traversée en aveugle, rendez-vous manqué. À tout prendre, on approche de bien plus près la personnalité de Diane Arbus en regardant le faux biopic Fur de Steven Shaiberg, film parfaitement fantaisiste mais sensible.
Et quant à celle que j’élirais mon expo 2023 préférée… Ce n’est pas commode, mais… je crois que ce serait Casa Susanna.
Quelle extraordinaire boîte de Pandore que ce carton d’archives rescapées des années 60, ces centaines de photos qui témoignent d’une société secrète, underground et hors-la-loi : la confrérie travestie secrète américaine, en pleine période du triomphe de l’American Way of Life, où John Wayne était l’homme, Marilyn Monroe la femme, et les vaches étaient bien gardées par les cowboys !
Casa Susanna, qui doit son nom à mademoiselle Susanna, alter-ego féminin de Tito posant sur la photo ci-dessus, a été pendant plus d’une décennie le nom d’un refuge clandestin pour hommes qui avaient en eux un alter-ego féminin. Un paradis, niché dans les Catskills au nord de l’état de New-York, un club archi-privé pour certains hommes qui se contactaient par les petites annonces du fanzine Transvestia, et se retrouvaient là, soulagés de découvrir qu’ils n’étaient plus, chacun, seul au monde. Ainsi une communauté émerge.
Le documentaire du même titre sur Arte, assez émouvant (comment ne pas être sensible à l’histoire d’amour entre Tito-Susanna et sa femme Maria, indéfectiblement unis jusqu’à ce que la mort les emporte tous deux, à une semaine d’intervalle) mais joue trop sur la fibre psychologique, et mélodramatique. J’ai ressenti une plus grande palettes d’émotions devant l’expo qui, composée de simples images, raconte l’histoire de façon plus brute, et plus sociologique. Elle montre des hommes lassés de paraître des hommes, ne pouvant s’épanouir qu’avec des perruques, du maquillage, des bijoux, des robes de satin et des talons aiguilles. Se préparant pour le bal ou pour les fourneaux, car on peut être coquette tout en tenant son ménage.
Et qui se prennent en photo. Et comme ils ont l’air heureux, sur ces photos ! Car ainsi, pour un instant seulement, derrière les volets clos de la Casa Susanna, le miracle opère : même ceux qui ne sont pas beaux sont belles. Belles d’être ensemble : la sororité vaut mieux que la fraternité (je sais de quoi je cause, j’ai été militaire), j’en suis convaincu à un point tel que si les féministes s’avisaient de prétendre modifier la devise de la République, je ne m’y opposerai pas.
Ces documents historiques sont stupéfiants et en même temps brûlants comme de la TNT, ils remplissent toutes les fonctions de la photo : ils attestent de l’existence de ces personnes (et de leur beauté) mais ils auraient pu, en de mauvaises mains, cesser d’être un souvenir enchanté et devenir une dangereuse pièce à conviction, leur valoir un sort affreux, la fin de leur vie sociale, et tout simplement la prison. Les multiples valeurs de ces photos, pourtant amateures, leur donnent leur indéniable place dans une expo des Rencontres Photographiques d’Arles.
Comment faut-il appeler ces personnes ? Des travestis ? Des transformistes ? Des drags (acronyme de DRessed As Girls) en attente d’être couronnés queens ? Des cross-dressers ? Des invertis ? En tout cas, ils ne s’appellent pas encore des LGBTQI+++ et d’une certaine manière, tant mieux, car il y avait là une certaine forme d’innocence qui disparaîtra lorsqu’il faudra coller une initiale sur chacun. L’histoire que raconte l’expo d’Arles se termine dans l’aigreur, quand d’une part la révolution féministe en marche rend caduc le modèle stéréotypé de la femme à laquelle ces hommes veulent ressembler ; quand, surtout, la belle unité et la convivialité de cette proto-communauté explosent, et que des antagonismes, voire des haines se révèlent, certains éléments radicaux estimant que s’habiller en femme est un plaisir d’homme hétérosexuel pur, et que tous les autres cas (les gays, les transsexuels en attente de transition) sont des monstruosités. Déchirements entre chapelles. On est loin, d’un seul coup, des sourires et de la joie de vivre de la Gay Pride. On est loin de la tolérance, on retombe dans l’intolérance et cela ne servira de leçon à personne.
Mais il est temps de faire mon propre coming-out. Moi aussi j’ouvre et je partage sous vos yeux, en tête de cet article, mon vieil album photo. Moi aussi j’avais un alter-ego féminin. J’avais Jessica comme Tito avait Susanna. Si j’ai tant de bienveillance pour ces personnes c’est que j’ai vaguement fait partie de leur bande, moi aussi j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus désirable qu’une femme, alors j’ai voulu franchir le pas, m’approprier la beauté et le désir. Certes, dans mon cas, ce n’était qu’une blague (mais attention, j’étais sérieux comme une blague). Sans vouloir balayer les tourments psychologiques qui peuvent être associés au travestissement, je peux témoigner qu’existe aussi la pure joie carnavalesque d’être (d’être enfin !, mais d’être temporairement, car tous les états sont temporaires), quelqu’un d’autre, parce qu’il est trop pesant d’être tout le temps la même personne, parce que l’identité assignée est un fardeau. Changer, littéralement, de rôle. Marcher dans d’autres chaussures, eussent-elles des talons. Renversement salutaire. Mon outrance, mon stéréotype, ma caricature peut-être, mais mon empathie, et ma tolérance. Essayez, vous verrez. On se croise dans la prochaine gay pride ?
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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