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Filmer [est] un geste

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (Chantal Akerman, 1975) vient d’être élu meilleur film de tous les temps par je-ne-sais-quel distributeur automatique de médailles. Façon de parler : en réalité je sais très bien, il s’agit du classement décennal de Sight and Sound, établi par la revue du British Film Institute.

Il m’a fallu d’abord déglutir et digérer la débilité du principe même de classement (« Il n’y a pas de progrès en art, seulement des manières nouvelles de le faire, que chacun doit réinventer, c’est comme faire l’amour » disait Man Ray – pas de progrès, donc pas de podium, ni palmarès ni tableau d’honneur, ni CAC 40 ni Top 50, on sera bien avancé lorsqu’on aura péroré que Picasso est meilleur que Rembrandt, que Bach est plus ceci-cela que Coltrane, etc.). Puis ravaler ma propre mauvaise foi (« Peuh ! Que peut bien signifier un classement où 2001 l’Odyssée de l’espace n’arrive qu’à la sixième place ? Mulholland Drive à la huitième ?« )…

Enfin j’ai été piqué par la curiosité et je me suis procuré Jeanne Dielman. Film malcommode à débusquer ET à voir, rare, long (3h20), aride, pas complaisant, pas aimable, de surcroît pour le moment indisponible en DVD (cette lacune sera réparée en novembre prochain, avec une jaquette un peu trompeuse, esthétisante à la Edward Hopper).

Je l’ai vu.
Et c’est bien ?
C’est TRÈS bien !
Et c’est le meilleur du monde ?
On s’en contrefout, tellement c’est bien !
C’est un chef d’œuvre, parmi les chefs-d’œuvre, voilà tout, et si un classement à la con donne envie à d’autres comme à moi de le voir, alors vivent les classements à la con.

Ce film est d’une radicalité formelle exceptionnelle, avec une durée et une fixité de chaque plan sur des gestes banals, qui rappellent les films de Warhol (Sleep, Eat, Empire...), sauf que contrairement à Warhol, Akerman a quelque chose à dire, elle montre du plein et non du vide. Les gestes banals recouvrent quelque chose, ils ne sont pas pure surface comme chez Warhol (1). Akerman montre la vie pleine à ras-bord d’une femme, et nous ne détournerons pas les yeux de la banalité comme nous faisons dans le monde réel, nous verrons de quoi est fait ce plein et ce ras-bord, nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas.

Durant de longues minutes, on voit la routine répétitive de Jeanne, incarnée plus qu’interprétée par Delphine Seyrig. Elle fait son ménage en silence, sa toilette, ses comptes, ses courses, son repas, son courrier, et aussi elle se prostitue. Elle fait cuire les légumes. Elle épluche des patates. Elle pétrit de la viande hachée, et pour elle comme pour nous, ces gestes durent tellement qu’on pense à autre chose : elle a les mains dans la viande mais, métaphoriquement, dans quoi d’autre ?

C’est un film d’une énergie extraordinaire et pourtant d’une patience infinie tourné par une cinéaste de 25 ans.

C’est un film hors normes sur la norme, un film gigantesque sur l’aliénation (comme on disait à l’époque) ou sur la charge mentale et le patriarcat (comme on dira aujourd’hui).

C’est un film féministe et c’est sûrement le film le plus féministe qu’on pourra voir cette année, plus que Barbie ou Jeanne du Barry, un film féministe pour notre époque, qui est l’époque où les femmes ne disent plus « je ne suis pas féministe mais tout de même » mais recommencent à dire « je suis féministe, point » .

C’est un film sur la règle et sur le dérèglement, en cela il est absolument kubrickien, mais j’emploie cet adjectif seulement parce que je suis trop ignorant pour écrire qu’il est absolument akermanien.

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(1) – Warhol répétait souvent : « Ne cherchez pas derrière la surface de mes toiles, il n’y a rien », et comme tout ce qu’il produisait, cette phrase est à prendre au premier degré. Il était certainement un pionnier, un inventeur, un grand créateur de formes, mais de formes purement superficielles. Mon hypothèse est que d’autres, innombrables, se sont entre temps emparés de ces formes creuses et les ont remplies. Dans le meilleur des cas, cela donne une oeuvre, comme Jeanne Dielman. Dans le pire des cas, cela donne des abominations, comme le monstrueux phénomène viral sur internet nommé Mukbang, où des gens se filment sans fin en train de bouffer, phénomène que j’identifie comme un rejeton direct du film Eat de Warhol. Entre ces deux extrêmes : des kilotonnes d’esthétique publicitaire en libre service.

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