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Le corps et la lettre

27/09/2023 Aucun commentaire

J’ai donné mon premier atelier d’écriture de la saison. Le thème imposé par la prochaine Nuit de la lecture était le corps.

Je reproduis ici les consignes que j’ai proposées, pour ceux qui veulent jouer à la maison.

1. Choisir son camp avec Molière.
Dans les Femmes savantes (1672), Molière dit tout en quelques vers sur l’attitude que chacun peut entretenir vis à vis son corps. L’intellectuelle Philaminte, qui vise à devenir un pur esprit, dit dédaigneusement « Le corps, cette guenille ». Son mari Chrysale, plus terre-à-terre, rétorque « Oui mon corps c’est moi-même et j’en veux prendre soin. Guenille si l’on veut ! Ma guenille m’est chère. »

Chrysale
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
Philaminte
Que ce discours grossier terriblement assomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels !
Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?
Chrysale
Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.
Bélise
Le corps avec l’esprit fait figure, mon frère ;
Mais, si vous en croyez tout le monde savant
L’esprit doit sur le corps prendre le pas devant.
Les femmes savantes, acte II, scène 7

À vous de choisir : êtes-vous plutôt Chrysale ou plutôt Philaminte ? Commencez un texte par « Mon corps c’est moi et » ou bien par « Le corps, cette guenille » et voyez où cela vous mène.
Faites les deux, si vous avez le temps et/ou le sens de la dialectique.

2. Le morceau choisi
Choisissez une pièce détachée dans votre corps. Soit un membre, soit un recoin de peau, soit un organe (visible ou invisible), soit un « signe particulier » (grain de beauté, tatouage, cicatrice, voire prothèse, par exemple une paire de lunettes), et racontez son histoire. Quand l’avez-vous remarqué ? Quand avez-vous commencé à lui accorder un soin particulier ? Jusqu’à quel point vous identifiez-vous à lui ? L’aimez-vous ? Le détestez-vous ? Etes-vous en paix ou en guerre avec lui ? Comment avez-vous grandi ou vieilli ensemble ?
Si l’écriture personnelle et introspective vous est difficile, vous avez bien sûr le droit de transformer l’exercice en fiction.
Optionnel : ladite pièce détachée peut parler à la première personne.

3. La litanie des sens avec Françoise Héritier
Dans son bref ouvrage Le sel de la vie (2012), Françoise Héritier dresse une liste de quelques 80 pages de petits moments sensoriels qui font que « la vie vaut d’être vécu » . Ils sont livrés au lecteur sans ordre, sans hiérarchie, à la fois très intimes et très universels, dans la tradition de Sei Shōnagon.
Je vous propose un exercice un peu plus méthodique. Enumérons les cinq sens, classés depuis le plus lointain jusqu’au plus intérieur (1 la vue, 2 l’ouïe, 3 l’odorat, 4 le toucher, 5 le goût). Pour chacun des cinq, vous reconstituerez un bon et un mauvais souvenir sensoriel. Ce souvenir peut être survenu une seule fois dans votre vie, ou être quotidien (par exemple vous pouvez décrire un coin de rue devant lequel vous passez chaque matin et auquel vous êtes très attaché). Votre liste doit donc contenir au minimum dix entrées, mais vous avez le droit d’aller bien au-delà, et vous pouvez même (chez vous) écrire à votre tour 80 pages.

Le sel de la vie, Françoise Héritier, pp. 39 et suivantes :

« …faire siffler un brin d’herbe entre ses doigts et ses lèvres, écouter dans la nuit du fond du lit le carillon Westminster qui augmente à chaque quart d’heure la durée de sa ritournelle dans la cuisine de Bodelio, entendre la vache de Moelan, voir un grand stampede dans un western, caresser la peau douce et flétrie des mains d’une vieille dame, appeler sa mère « ma petite mère », sa fille « mon trésor », son mari « mon coeur » et ressentir pleinement la justesse de ces appellations, dîner aux Bons Enfants dans une cour enclavée, savourer une histoire drôle rabbinique, chanter avec jean Gabin « Quand on s’promène au bord de l’eau », savoir prononcer correctement le nom de la ville de Cunlhat, ouvrir une lettre le coeur battant, être dehors quand le diable marie ses filles (What ? oh pardon ! sous une giboulée par beau temps), prédire qu’il pleuvra le lendemain à la position des rayons du soleil couchant, donner solennellement du « Monsieur » à un adolescent, écouter la voie sucrée de Rina Ketty attendant « le retour » et celle, piquante, de Mireille sur « le petit chemin », tomber en extase devant une couleur si juste, sautiller avec Charles Trénet et regarder avec Yves Montand les jambes de la demoiselle sur une balançoire, appeler avec un frémissement interne par son prénom quelqu’un que l’on vénère et qui vous en a prié, s’éveiller dans Paris avec Jacques Dutronc, lécher consciencieusement le fond des plats, s’asseoir au soleil à Rome piazza Navona en février et manger une salade de roquette avec un verre d’orvietto, faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d’or, manger du raisin pris directement à la treille sur la façade d’une maison, voir de grosse gouttes d’eau s’écraser sur le sol ou un immense arc-en-ciel ou une lumière lointaine dans la nuit noire ou une étoile filante ou silencieusement passer très haut une capsule spatiale, avoir une tirelire, surprendre un animal qui vaque à ses affaires, sentir la densité d’un silence attentif, entrer dans la parole comme on entre dans l’arène, trouver enfin le mot juste, attendre un coup de fil, s’attrister parce que les galets perdent leurs belles couleurs en séchant, avoir le fantasme d’une grande maison à volets verts située à une croisée de chemins au coeur d’une forêt, admirer un grand perron doté de deux élégantes volées de marches ou des roses trémières opulentes ou un toit de tuiles vernissées, chanter à capella et à l’unisson, vibrer au timbre d’une voix, recevoir en pleine figure des ressemblances troublantes et agir avec le nouveau venu comme une ancienne connaissance, se parler à soi-même in petto, garder fidèlement une certaine idée de ceux que l’on a aimés, recevoir les épreuves d’un nouveau livre, manger des rayons de miel sauvage récolté par enfumage, croquer des radis, faire des compotes de pomme et des tartes à la pâte brisée, boire du cidre frais, coucher à la belle étoile, admirer le travail de nuit des termites sur des chaussures oubliées sur le sol, boire à la calebasse de la bière de mil chaude en passant à son voisin, faire un long voyage sur piste sans crever un pneu, entrevoir au bout du couloir la démarche de grand héron pressé et les pans de la blouse blanche du patron que l’on attend dans son service à l’hôpital et se sentir réconforté, empli de joie et de bien-être, aimer tout de la vie sur le terrain, même l’inconfort, nouer conversation facilement, assumer ses détestations, garder les vaches, tirer du vin nouveau, regarder les mains expertes de son médecin qui sait identifier le mal du bout des doigts, faire un bon mot ingénument et ne s’en rendre compte qu’à l’hilarité des autres, descendre en voiture un jour la rue de Belleville d’un trait, aller chez le coiffeur, se faire une manucure… »

Un géant, une géante

10/09/2023 Aucun commentaire

Le week-end prochain, à l’occasion des Journées du patrimoine, je jouerai deux spectacles en trio, avec mes camarades Christine Antoine (violon) et Bernard Commandeur (piano).

Deux spectacles sons et lumières, deux évocations musicales et picturales, deux biographies de peintres écrites par mes soins : Goya et Chagall, si différents l’un de l’autre qu’il n’est pas commode de leur trouver un point commun. Voici, pourtant, l’une sur l’autre, deux de leurs peintures qui semblent avoir le même motif : un géant, grand comme une montagne, apparaît au-dessus de l’horizon et toise les humains. Il occupe les deux tiers supérieurs du tableau tandis que les humains sont écrasés dans le tiers inférieur.

Le Colosse de Goya (1808) montre en pleine nuit et de dos, une force tellurique nue et musculeuse, une force de destruction en marche, une fatalité mythologique qui fait trembler le ciel et la terre et pour qui les humains ne sont que des fourmis égarées, aveuglées, fuyant dans le chaos.

Bella au col blanc de Chagall (1917) montre en plein jour et de face, la toute puissance bienveillante et maternelle d’un éternel féminin, hautain comme une allégorie, couvant du regard une scène bucolique, un homme apprenant à marcher à son petit enfant à l’orée d’un bois ; la géante emprunte ses traits à Bella, le grand amour de Chagall, sa femme, qui vient de donner naissance à leur fille, Ida.

Récapitulons :

– Le samedi 16 septembre à 11h : Goya, démons et merveilles sur de la musique espagnole et latino-américaine, au château de Valbonnais. Réservations au 06 73 53 18 42.
– Le dimanche 17 septembre à 18h : Chagall, l’ange à la fenêtre sur de la musique klezmer, russe et française, en l’église Notre-Dame-des-Vignes à Sassenage. Réservations au 06 71 04 91 17.

Tiens ? Il a fallu que je l’écrive ici pour réaliser que le diptyque faisait s’affronter dans ses titres, que j’ai choisis sans la moindre préméditation, l’ange et le démon.

Ci-dessous, revue de presse, l’article des Affiches de Grenoble et du Dauphiné consacré à notre Goya :

Un fond de tiroir, un vrai

09/09/2023 Aucun commentaire

Vers 1990, à une époque où je savais à peine me raser, j’ai écrit le scénario d’une bande dessinée intitulée Projet: Street Spirits (notez qu’il n’y a pas d’espace avant les deux points, pour faire plus américain, comme dans Mission: Impossible).

Il s’agissait d’une histoire de super-héros, plus ou moins parodique, que je me figurais archi- « de notre temps » puisque j’y décrivais le super-héroïsme comme une pure opération de communication.

Quoique connaissant par cœur les comics Marvel, l’influence que je revendiquais était plutôt une certaine tradition de la bande dessinée franco-belge, ironique, spirituelle, vacharde au besoin, un art du dialogue allant de Goscinny et Delporte jusqu’à Yann. Je faisais en somme du super-héros « à la française » parce que déjà à l’époque je pressentais que c’est en mélangeant qu’on invente.

Le lecteur français (nous ne nous adressions bien sûr qu’à lui) pouvait ainsi débusquer au fil des pages certaines références très locales : par exemple le maire de la ville s’appelait Pear et sa tronche dessinée en forme de poire était calquée sur la fameuse caricature du roi Louis-Philippe par Charles Philipon, parce qu’une poire blette me semblait une métaphore universelle des hommes de pouvoir, de quelque côté de l’Atlantique qu’on se trouve…

En revanche, j’avais dessiné le logo de la série en plagiant éhontément les titrailles en volumes de l’Américain Will Eisner, que je n’ai jamais cessé d’admirer, le titre lui-même constituant un transparent hommage au Spirit, ce faux super-héros, véritable être humain.

Avec le dessinateur, qui était un pote de lycée, nous avons réalisé trois épisodes – j’avais des synopsis pour douze, c’était un joli nombre douze, c’était comme Watchmen, j’ai pas mal gambergé sur la suite qui devait mettre en scène le seul adversaire que j’imaginais à la hauteur d’une opération marketing : le leader charismatique d’une secte (j’ai toujours adoré les leaders charismatiques de sectes), décrit comme une autre opération marketing réussi… Mais ainsi vivent et meurent les ambitions juvéniles : nous nous en sommes tenus à ces trois premiers épisodes, que nous avons photocopiés, agrafés, et vendus à la sauvette. Ce fanzine (vive le Do It Yourself !) était en somme notre premier « livre » , pour moi autant que pour lui, qui depuis a publié ailleurs ses propres BD.

Mais voilà-t-y pas que près de 35 ans plus tard, et sans me consulter, cet enfoiré que j’ai perdu de vue publie dans mon dos une réédition des Street Spirits ! Mis au pied du mur, je considère que cet objet est, ni plus ni moins, un livre pirate, un bootleg, une contrefaçon. Ce qui sans doute ne m’empêchera pas de commander un exemplaire pour le relire.

De mémoire, il me semble que ce travail de jeunesse, sans être déshonorant, était un peu amateur, non dénué de clichés. Surtout, il risque de paraître dérisoire et dépassé à notre époque, noyée qu’elle est sous les récits de super-héros, plus ou moins parodiques (voire trash, façon The Boys), ET sous les opérations de communication.

Qui est curieux se procurera l’objet ici.

Sinon on peut aussi écouter Street Spirit de Radiohead qui date de la même époque (1995) et rêver qu’il s’agit de la bande originale du livre. Le clip de cette chanson, beau et cafardeux, est signé Jonathan Glazer, qui sera bien plus tard l’auteur d’un des films les plus fous et les plus stupéfiants jamais tournés, Under the skin. Quel rapport ? Bah, on a tous des oeuvres de jeunesses planquées dans un recoin du www.

Ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon

01/09/2023 Aucun commentaire

Un ami m’avait fait découvrir, il y a fort longtemps, l’édition en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon (1916-1942). Œuvre totale et sidérante, sans précédent ni successeur, œuvre inouïe qui invente sous nos yeux son propre art. Or son art est mélangé, à la fois littéraire (ce serait, et même c’est ! une pièce majeure dans l’histoire universelle de l’écriture de soi) et pictural (ce serait, et même c’est ! aussi bien, une pièce majeure dans l’histoire universelle de la représentation graphique de soi).

Un jour, malheureusement, il m’a bien fallu rendre son énorme livre à son propriétaire. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.
Entre temps, Charlotte Salomon et son tragique destin ont connu un sursaut de notoriété grâce au livre biographique Charlotte signé David Foenkinos et ses divers dérivés, notamment cinématographiques.

On ne va pas faire la fine bouche… Tant mieux si Foenkinos vulgarise auprès du grand public ces trois faits qu’il est capital de ne pas oublier : Charlotte Salomon a existé ; elle était géniale ; elle a été assassinée par la barbarie nazie. N’empêche que je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son livre décevant, et pour tout dire de pur parasitisme. Car tous les passages les plus intéressants, les plus forts et les plus bouleversants n’y sont pas écrits par Foenkinos mais sont, ni plus ni moins, des copier-coller du texte de Vie ? Ou théâtre ?. Et sans les gouaches, donc sans la moitié de ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon.

Je savais qu’il me faudrait tôt ou tard revenir à la source.
Je l’ai fait cet été : je me suis offert, hors de prix, d’occasion (puisqu’épuisée) et monumentale (800 pages, 5 kgs) la plus récente et la plus complète des éditions en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ?. Je la déballe, je m’y abîme et j’en ai de nouveau le tournis.
On pourra me traiter de snob : ai-je conscience que tout le monde ne peut pas se payer cet objet de pure bibliophilie ? Donc, faute de mieux, vive Foenkinos. J’entends bien. Mais comme je préconise de se plonger dans l’original plutôt que de se contenter de l’ersatz, je rappelle qu’il existe des bibliothèques publiques où les beaux livres s’empruntent. Et je suis même prêt, si vous me le demandez gentiment, à vous prêter mon exemplaire, comme on fait suivre tout naturellement et avec gratitude ce qu’on a reçu soi-même autrefois. Mais vous me le rendrez, hein. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.