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Pieds nus sur la TerreNoire

17/06/2011 Aucun commentaire

Service consommation, bonjour. L’heure est grave. La transaction commerciale devient, on le sait, la norme du rapport interindividuel, et l’humanité est refaite, littéralement, sa nature changée, sans pitié pour qui n’est pas représentant de commerce. Qu’est-ce qu’il te reste à vendre, misérable ? La révolution aurait des raisons d’être gratuite.

Le blog du Fond du tiroir, tant qu’il durera bonan-malan, aura au moins un mérite : celui de témoigner des faits et gestes d’un activiste de la micro-édition, loin du grand marché de la pâte à papier, mais proche de la schizophrénie. C’est-à-dire qu’il aimerait bien que vous achetiez ses livres, mais qu’il n’a pas grande envie de vous les vendre. Étant donnée l’atmosphère qu’en commun l’on inhale et exhale, faire des livres et n’avoir rien à vendre sont deux positions de principe, deux actes de résistance au décervelage, deux ambitions nobles hélas incompatibles : double bind.

Ma sinistre vie de VRP l’hiver dernier (oh j’en ai encore les dents qui grincent, plus jamais ça, tant pis, je préfère encore endurer la pyramide de cartons dans mon garage, pour ceux qui suivent) aura eu, quant à elle, au moins un avantage : elle m’a aussi permis de rencontrer, presque par hasard, des gens à qui je n’avais rien à vendre, et à qui je n’ai rien acheté. Et c’est ainsi que nous avons échangé. J’aime passionnément le troc.

Alors que j’errais sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, à la recherche de libraires susceptibles d’accueillir avec bienveillance mes publications, je suis tombé sur l’atelier TerreNoire éditions et sa vitrine agressive, subversive, combative et cependant décorative. Je connaissais et estimais déjà le collectif TerreNoire, éditeur incorruptible de livres « faits à la main par des chômeurs, par des précaires dans des conditions précaires », militant on-ne-peut-plus radical, sciemment sérieux comme la mort pour « En finir avec la défiance systématique à l’égard d’autrui, l’ironie pathétique, le second degré branché, les poses rebelles adulescentes, les prétentions artistiques », éditeur, entre autres misfits,  d’Ivan Brun que je tiens pour l’un des auteurs de bandes dessinées les plus puissants et originaux du néo-royaume de France. J’ai poussé la porte, j’ai discuté avec Lionel Tran, l’une des têtes pensantes du repère, et voilà : nous avons troqué nos ouvrages. Un J’ai inauguré IKEA contre une sélection de leurs brûlots maison, insidieux comme une affiche situ, et artisanaux comme un cocktail Molotov.

TerreNoire est à ce point en marge de la société marchande que beaucoup de leurs livres sont, partiellement ou totalement, en téléchargement gratuit – faites le détour, il y a là quoi de quoi passer quelques bonnes heures de remise en forme politique. Espérons que la gratuité, revendiquée comme partie intégrante du projet, ne dissuade personne de commander les ouvrages en chair et en os, pour la survie de ces trouble-fêtes (double bind toujours). Je préconise spécialement leur Dictionnaire des marques déposées et des mots privatisés, la démonstration est redoutable, on le lit et on se dit merde, bien sûr que je connais tout ça, que s’est-il passé, mes mots ne sont plus à moi, j’ai du poison dans la tête.

L’une de leurs collections les plus étranges, les plus stimulantes esthétiquement et narrativement en plus d’être une matière à penser de première catégorie, est le comix intitulé Socio. Cette série de fascicules (cinq livraisons en trois ans) est un détournement manifeste des comics de super-héros américains, et plus spécifiquement de leurs traductions les plus cheap, celles que nous lisions enfants, les petits formats tout moches Aredit/Artima, noir et blanc sur papier journal spongieux, avec lettrage mécanique, caractères gras aléatoires, et redécoupage des vignettes à la serpe.

Les codes super-héroïques y sont respectés (le héros mène une double vie, le bien donne de grands coups de lattes au mal dans des combats outrageusement bavards…), ainsi que les modes de conception (travaux d’écriture et de dessin par un collectif constamment renouvelé, comme dans les chaînes de montage Marvel – on a notamment vu passer la signature de Fabrice Neaud pour un épisode), les graphismes 3D vous agressent par leur touche anonyme, industrielle et, il faut le dire, assez repoussante (sans doute volontairement)… Mais il ne s’agit ni d’un plagiat, ni (encore moins, on n’est pas là pour rigoler), d’une parodie.  C’est, disons, une subversion du super-héros. Le discours est stupéfiant, passionnant, éminemment politique puisque l’environnement hostile dans lequel s’ébattent les personnages est familier, c’est notre société libérale « avancée » à peine exagérée, disons anticipée. Bienvenue à Epura.

Contrairement au New-York des X-Men, Epura est un monde infernal seulement parce que c’est le nôtre. On y subit le martèlement publicitaire, la collusion entre le pouvoir et les puissances d’argent, le chômage de masse, la précarisation généralisée, l’atomisation sociale et la ghettoïsation par classes, la violence légitimée, la consommation comme horizon, le marketing comme way-of-life (au passage, l’anglomanie rampante du vocabulaire), le viol cynique du sens des mots (la zone insalubre avec HLM clapiers, poubelles et vidéosurveillance s’appelle « Quartier Bien-Être »), la traque aux « sans-pass » bouc-émissaires mais main d’œuvre bon marché (le « pass » universel d’Epura sert de carte à la fois d’identité et de crédit, puisque c’est un peu la même chose), la peur comme ressort politique, l’éradication de la moindre niche pour l’esprit ou la connaissance, la décrédibilisation de toute possibilité d’opposition,  la haine, le mépris, le mensonge, l’obscurantisme, la guerre de tous contre tous… Outré, le tableau ? Oh que non, on y est, on y est presque ! La récente psychose délirante de Concombre-qui-tue et de son sidekick Steak-haché-de-la-mort était par exemple étonnement anticipée dans le quatrième épisode de Socio, où la mort d’un enfant après intoxication alimentaire présumée est montée en épingle par les medias et instrumentalisée par les politiques – diversion.

Le thème général de la série est l’aliénation, terme qui se fait rare depuis que les études marxistes sont désaffectées. Le héros est un spécimen pathétiquement aliéné du nom d’Alexandre Souché, loser gras du bide, binoclard et dépressif, diplômé d’un master en sociologie et travaillant depuis dix ans comme serveur dans un fast food. À la suite d’un accident aussi miraculeux qu’une morsure d’araignée radioactive, il se retrouve propulsé dans l’envers du décor : « l’Indicible », dimension où seules les idées existent (on soupçonne les auteurs d’avoir emprunté le concept au Promethea d’Alan Moore, c’est de bonne guerre). Dans ce monde-là, Alexandre devient « Socio », le super-héros qui « démantèle les rouages sociaux ! », et tout en citant Chomskiy affronte ses adversaires, de monstrueux « super-vilains » incarnant les instances aliénantes, les véritables menaces qui pèsent sur le monde et sur les esprits : le rachitique  Haine de soi, le boulimique Plus, l’odieuse Viol psychique (dont la tête reproduit le chat horriblement mignon de « Hello Kitty », cette merde), le conquérant Ego à la bite turgescente et démesurée, la vieille bodybuildée Hédonisme, la sèche grosse tête Masturbation mentale

Moi qui, d’une part, ai appris à lire dans Strange et qui étais Spider-man à fond jusqu’à un âge avancé ; qui d’autre part ai fait des études de sociologie, également à fond, jusqu’à un âge encore plus avancé (25 et mèche), bardé de diplômes démonétisés sur le marché de l’emploi mais riche d’une formation irremplaçable sur l’appréhension des processus sociaux (en gros, voici l’idée qui change tout : l’état présent des choses a une raison, une origine, une organisation, il n’est ni fatal ni naturel ni incompréhensible, bref il peut se penser, se discuter, voire se combattre) ; moi qui frémis aujourd’hui quand j’entends un abruti UMP proposer la suppression pure et simple des filières socio et psycho qui « ne mènent à rien », moi qui, paranoïa oblige, y vois l’une des phases du plan délibéré d’abrutissement du monde par ses maîtres… Je salue cette salutaire création graphique, qui pense le monde en BD trash et donne une forme populaire à ce qui se passe dans nos têtes. Je prends Socio de plein fouet.

Ouaip, je le prends. Socio, c’est mon héros. À fond.

***

Par ailleurs et plus globalement, l’époque est rude aux tenants de l’auto-gestion, des initiatives a-commerciales ou in- ou dé- ou à la rigueur para-commerciales, et de la bande dessinée dite alternative. Les Requins Marteaux sont au bord du gouffre financier en dépit des multiples chef-d’œuvres à leur catalogue, dont le Pinocchio de Winshluss ou le supernanar Villemolle du même, croisement selon son auteur « entre Rohmer et Romero ». Il est donc temps, ou jamais à proprement parler, de leur passer commande – sachant, tant pis pour vous, que le Boulon du bonheur est épuisé. (Anecdote spéciale Requins Marteaux : le nom de l’un des protagonistes de mes Giètes, le maire Balloni, est un hommage à Franky Baloney, impayable rédacteur en chef de Ferraille Illustré, incarnation de la démagogie souriante, matoise et un peu ringarde – pile ce dont j’avais besoin pour mon édile, du prêt-à-porter, merci pour tout Franky, bisous.) Et ça barde sévère du côté de l’Association, ce berceau historique de la bande dessinée telle qu’on l’aime. JC Menu, autocrate génial, mais autocrate, a fini après des mois de conflit, par claquer la porte, contesté par les autres membres fondateurs de retour dans la place. Une page, comme on dit pudiquement, se tourne. Heureusement, le tampographe Sardon va bien, c’est à dire qu’il va sans doute mal, enfin il est fidèle à lui-même, exemplaire du petit artisanat anarchiste anti-commercial et son blog reste l’une des choses les plus affreusement drôles qu’on peut lire en flux RSS.

Mathias Enard est un grand écrivain

01/06/2011 5 commentaires

Je viens de lire L’alcool et la nostalgie, le dernier roman de Mathias Enard. C’est très bien. J’ai tout lu de Mathias Enard je crois, presque, à part son best-seller démesuré Zone, devant lequel je recule encore. Mais tout le reste, quand j’ai pu, même ses articles, même ses traductions, même son album jeunesse, même ses nouvelles de commande, et tout est très bien, constant, divers, une œuvre, une vraie. Je la surveille. J’ai mes raisons.

Je viens d’achever L’alcool et la nostalgie et j’en suis étourdi. Cette dérive russe se prétend ou semble se prétendre strictement autobiographique : les protagonistes surgissent dans le monde réel du paratexte, « Mathias » le narrateur est aussi l’auteur et « Jeanne », l’amour perdu, est la dédicataire. Mais je n’y crois guère. Si autobio il y a, elle est sans aucun doute piégée, biaisée, romancée. D’ailleurs ce triangle amoureux tragique, avec dans un angle le narrateur, dans l’autre Vladimir l’ami/rival/doppelgänger/ogre, et dans le troisième Jeanne la frêle muse qui s’automutile, ressemble un peu trop et trait pour trait au casting qu’on lisait déjà dans le deuxième roman de Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, lequel était peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, peut-être autant de la fiction, et puis d’ailleurs ce prénom, Jeanne, est louche, c’est celui de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars dont Mathias Enard dit s’être inspiré, alors vraiment on s’en fiche de l’autobio, on ne veut pas le savoir, l’important c’est le souffle. Mathias Enard est en pleine possession de son souffle, on l’écoute en vibrant, on le suit à l’aveugle, on s’embarque dans sa transe lyrique et désespérée, dans sa mélancolie éthylique qui déborde l’érudition par tous les pores.

Je l’ai raconté plusieurs fois, je l’ai même écrit là-dedans sur le mode pathético-burlesque, je le répèterai tant qu’il le faudra : le Festival du premier roman de Chambéry au printemps 2004 fut un événement déterminant de ma vie, de mon existence « d’auteur » tout au moins. Ce festival, belle et brave institution de littérature vivante prend à cœur de découvrir : il recense depuis un quart de siècle les premiers romans publiés dans l’année, lit, fait lire, débat, déblaie, puis invite une poignée de « primoromanciers » comme ils disent, triés sur le volet, et pendant quelques jours au mois de mai, les choie, les célèbre, les écoute, les trimballe, les envoie un par un ou en commandos au-devant des publics, d’adultes, d’enfants, d’autres écriveurs, bref les prend au sérieux, et les traite comme des princes. J’ai eu l’honneur de connaître ce baptême du feu, ce privilège de celui qui, écrivant depuis un an ou depuis toujours, est brusquement lu.

C’est à Chambéry que j’ai reçu la première preuve, gratifiante et perturbante, que j’étais lu par des gens que je ne connaissais pas. J’étais lu, avec attention, gourmandise, bienveillance, fébrilité parfois, j’étais attendu, j’avais la sensation d’être pris pour un écrivain, de « démarrer une carrière ». Parmi d’autres qui, eux aussi, avaient publié leur premier roman l’année précédente, mais qui passé ce point commun avaient des profils  variés, des trajectoires singulières : on comprenaient de certains, comme JP Blondel, qu’ils n’étaient qu’au début de leur carrière et qu’ils publieraient désormais et pour longtemps un ou deux livres par an ; tandis que d’autres avaient écrit le livre de leur vie, et s’en tiendraient là. Et moi, où me situais-je ? Entre les deux, peut-être. Je n’épiloguerai pas sur la fibre névrotique de mon caractère qui, par la suite, m’a incité à esquiver cette « carrière » entrevue et, en lieu et place, à labourer, semer, arroser, et récolter le Fond de mon tiroir.

Il n’en reste pas moins que ces quelques jours de mai 2004 à Chambéry m’auront permis de lire des premiers romans (ce qui ne me serait pas venu à l’idée) et ainsi de me faire une petite idée de ce à quoi ressemblaient les primoromanciers mes pairs, et la primolittérature si elle existe. J’y ai lu des premiers livres qui, surprise bonus, m’ont enthousiasmé, j’y ai noué des contacts avec Jeanne Benameur et Thierry Magnier qui se sont révélés fertiles quelques années plus tard, et j’y ai même rencontré certains écrivains qui, suprême cerise sur le gâteau de Savoie, m’honorent depuis de leur amitié (celui-ci ou celui-là voire ce troisième).

J’étais invité, donc, à Chambéry pour mon premier roman, TS. Mathias Enard pour le sien, La perfection du tir. Ce roman m’a été un rude choc. Quand bien même certains des autres primoromanciers avaient signé de bons et estimables romans, sympathiques et/ou sincères, très émouvants ou très drôles ou très habiles, j’avais senti que celui-là planait un peu plus haut : une exigence, une tension, une énergie, une originalité, une âpreté dans le sujet comme dans l’écriture, un évident engagement littéraire. Un incontestable souffle, déjà, car tout est là, tout y était, tout est dans le souffle. Comme me le résumera plus tard un autre écrivain de la cuvée « Chambéry 2004 » : « Mathias, c’était le major de promo ».

J’ai eu quelques autres occasions de rencontrer Mathias Enard dans les mois qui ont suivi. Nous avons notamment été conduits à mener une rencontre scolaire en commun (un troisième larron était présent, l’aimable Sylvain Estibal), dans un lycée de Belgique. Or, il s’est passé là quelque chose. Vers la fin de l’heure, un élève a posé une question un peu bateau, un peu naïve, un peu consensuelle, comme pour conclure sur le mode Salut les copains, bling, Druckeroïde : « Est-ce que vous aimez les livres l’un de l’autre ? »

La réponse ne fut ni bateau, ni naïve, ni consensuelle. Mathias a répondu : « Ben, heu, non. Franchement, non. Cette histoire d’ado, là, non, ça ne m’intéresse pas beaucoup… » J’étais assis à côté de lui, sur l’estrade, face à la classe, et j’en suis resté foudroyé, stupide. On n’est pas de bois. Mine de rien, il venait de briser un tabou, pulvériser le pacte tacite de non-agression entre auteurs, cette veulerie de principe si caractéristique et par conséquent si aisée à moquer, ces hypocrisies douceâtres et réciproques comme autant d’ascenseurs, que j’ai vues à l’œuvre des millions de fois, sur les plateaux des salondulivs ou des télévisions, « votre ouvrage est remarquable cher(e) collègue », cette politesse de façade qui n’en pense pas moins et qui ménage les susceptibilités (c’est délicat) ainsi que les entregents (c’est cynique)…

Quelques instants plus tard, enfin sortis du lycée, nous fumions une cigarette sur le trottoir. Mathias Enard me demande, pour rattraper le clou et enfoncer le coup : « As-tu pensé, pour promouvoir ton roman, à te mettre en cheville avec des psychologues scolaires, des spécialistes de l’adolescence, des campagnes de prévention du suicide, la DDASS ?… » J’ai pris cette placide suggestion pour une perfidie, m’expulsant sans papiers, me raccompagnant à la frontière du champ littéraire, un peu comme si je lui avais conseillé d’aller faire la réclame de son roman sur un sniper dans un colloque de tireurs d’élite sponsorisé par Smith & Wesson.

Voilà qui est sûrement bête à avouer (je suis sur mon blog, j’avoue ce que je veux même si c’est bête) : j’ai ressenti sur le moment une grande peine, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre. Non seulement une grande peine comme pour n’importe quelle variante d’amour à sens unique (je t’aime, tu ne m’aimes pas, j’ai le cœur brisé), mais aussi, au-delà de la blessure narcissique, une relégation, un désaveu cuisant qui en une phrase effaçait tout le bienfait du Festival de Chambéry : non, tout compte fait, ta prose est irrecevable, elle ne mérite pas le label « littérature », remballe gamin, rentre chez toi. Ma fragile dépression adolescente ne faisait pas le poids à côté de, ou disons plutôt, contre, l’implacable histoire de sniper yougoslave de Mathias Enard. « À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres » (Flaubert à Louise Collet, 19 septembre 1852), et dans cette incertitude, le seul indice vaguement fiable est la reconnaissance des pairs. L’adoubement réciproque est la fonction (pour employer un vocabulaire ethnologique) de ces rituels trop polis pour être honnêtes.

Mon anecdote est minuscule, puisqu’elle n’a par la suite rien permis, ni rien empêché. Elle ne joue aucun rôle dans le fait que je continue de lire Mathias Enard. J’ai rencontré l’auteur, à peine, pratiquement pas au fond, et ce n’est rien ; je le lis avidement de la même façon que je lis certains écrivains morts : je ne sais si un plus grand compliment est possible – si c’est vraiment de littérature que l’on cause, peu importe les hommes et les relations qu’ils entretiennent, seuls comptent les livres. Au moment où Mathias Enard vient de parrainer la dernière édition du Festival du premier roman de Chambéry, je me réjouis, et même je me félicite (quel sang-froid mes amis), d’affirmer aujourd’hui librement, c’est-à-dire simplement, en lecteur, sans l’ombre d’une jalousie, sans le moindre ressentiment : « Mathias Enard est un grand écrivain. »

J’ai toujours dans ma bibliothèque l’exemplaire de La perfection du tir que Mathias Enard m’a dédicacé à Chambéry. À mon attention il avait griffonné sur la page de garde un petit dessin qui réunissait en quelque sorte les deux gimmicks de nos romans respectifs : dans un cercle représentant la lunette d’un fusil, une silhouette humaine trimbalant un gros dictionnaire ; depuis 2004, entre deux feuillets, son personnage s’apprête à liquider le mien. La blague est brutale mais, je le reconnais, assez drôle.

Du reste il est grand temps que je me frotte à Zone.