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Archives pour 07/2011

Dans la gueule du crocodile

20/07/2011 Aucun commentaire

La maison Magnier vient de relever les compteurs. J’ai reçu mes droits (et quelques gauches aussi, mais je me suis toujours relevé avant le knockout), ainsi que mes chiffres de vente. Pas Byzance. Mon Jean II dernier né s’est écoulé à quelques centaines d’exemplaires, presque dix fois moins que son aîné Jean Ier. Un score qui, fabuleux si l’éditeur était le Fond du Tiroir, est médiocre chez Magnier, maison sérieuse. J’ai dans l’idée que ma prose n’intéressera jamais qu’une poignée de curieux, mais 5000 curieux, c’était mieux que 500, mieux pas seulement pour moi, aussi pour la curiosité en général. Une sorte de bide. Mon audience peaudechagrine. Cela me fait-il de la peine ? Hélas, un petit peu. J’aimerais avoir la trempe de répondre « pas du tout ». J’ai toujours préféré ce qui ne se mesure pas, les lettres aux chiffres, la qualité à la quantité, je ne suis pas hanté par l’ambition du gros tirage (sinon je n’en serai pas là, cf. tous les épisodes précédents), j’ai tout au contraire le goût du livre secret imprimé à trois exemplaires… Mais voilà : je réponds « un petit peu » quand même. Je suis au regret d’être à peine lu. Il me reste à espérer que les quelques personnes qui ont lu ce livre l’ont aimé, mais de cela on n’est jamais certain, les relevés annuels de l’éditeur ne mentionnent pas cette option.

Si j’étais malhonnête, s’il me fallait vraiment esquiver la blessure narcissique, je pourrais tenter de jouer la globalité de la crise, faire endosser la mévente à la conjoncture partout-partout, le panier de la ménagère, la Grèce, l’euro, Moody’s, l’iPad, le changement de paradigme, la fin des humanités (en attendant celle de l’humanité), le siècle des lueurs et des cristaux liquides, le gougnafierisme pantocrator, la télé-réalité, le blingomètre à zéro, Frédéric Lefebvre en majesté, cujus regio ejus religio et le crocodile Lacoste…

Je lis dans les Inrocks de la semaine dernière (car il est conseillé de lire cette feuille en léger différé afin de neutraliser son horripilant sens du buzz) un déprimant article annoncé en couve sous le titre « Pourquoi le livre ne se vend plus ». Nous voilà beaux : la fin de l’imprimé est avérée, fait objectif, donnée aussi aisément calculable qu’un relevé annuel de droits. Reste seulement à en identifier les causes, besogne de médecin légiste.

L’analyse d’Olivier Rubinstein, ex-directeur des éditions Denoël, est spécialement lumineuse :

Ce qui se dit sur le nivellement par le bas, sur la disparition du livre en tant que symbole social, me semble de plus en plus prégnant. J’ai lu récemment un entretien du patron de Lacoste. À la question sur son livre de chevet, il a répondu ‘Jamais de livres’. Il y a dix ans, le même patron aurait dit ‘Je relis Proust’, même s’il ne l’a jamais lu. Aujourd’hui, on peut afficher sans complexe qu’on se fiche des livres. Avant, même un politique devait parler de livres – on a vu ce que ça a donné avec Frédéric Lefebvre et son Zadig et Voltaire.

Je crois que j’y penserai désormais chaque fois que je croiserai un bourgeois bien né ou un lascar de quartier (car ils ont tant en commun) arborant un croco sur le poitrail. Bête immonde toi-même ! Et à part ça ? Eh ben, ça va. S’il s’passe quequ’chose on vous l’dira.

La clef à tant de bons ouvrages

04/07/2011 Aucun commentaire

« Un jour on sentira la commodité d’avoir un dictionnaire
qui serve de clef à tant de bons livres. »
Fénelon, Lettre à l’Académie : projet d’achever le dictionnaire

Certes, j’avais en tête au moins un précédent. J’ai été fortement influencé par Raymond Queneau, qui prétendait avoir lu dans son enfance, de la première à la dernière ligne, le  tome premier du dictionnaire Larousse en sept volumes, « ce qui explique que je connaisse encore aujourd’hui une quantité stupéfiante de mots commençant par A à C ».

Mais ce n’est, je le jure, qu’après avoir écrit un roman où le narrateur ne se sépare jamais de son dictionnaire, le fétichise, l’utilise pour comprendre le monde hostile mais aussi pour accoucher sa propre histoire, que je me suis rendu compte que le « roman à dictionnaire » était davantage qu’une figure de style, une catégorie narrative très fournie. De la même façon que, lorsqu’on vient d’apprendre un mot nouveau, on le rencontre comme par hasard de-ci de-là, j’ai depuis lors lu un certain nombre de romans dont le héros déambule muni de son dictionnaire et recopie devant vous, mesdames et messieurs, des définitions entières. C’en est presque banal, au fond un lieu commun à l’image du dictionnaire lui-même, objet sacré et cependant outil trivial. Je ne suis guère original. Mais je n’en suis même pas vexé : quand on lit les dictionnaires, on se doute bien que l’on n’invente rien.

Je cite quelques-uns de ces romans à dictionnaire tels qu’ils me reviennent en mémoire, je suis sûr que vous pourriez, vous y mettant à plusieurs, en trouver sans effort dix fois autant : Allah n’est pas obligé de Kourouma, Le gone du Chaâba de Begag, Gros-Câlin d’Ajar, Tout seul de Chabouté, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran d’Eric-Emmanuel Schmitt, Mange-moi de Nathalie Papin… Et spéciale dédicace au Petit Robert.

Sans parler des romanciers qui ont écrit leur propre dictionnaire : Leiris bien sûr, et puis Flaubert-encore-lui-toujours-lui, qui donne dans son Dictionnaire des idées reçues cette définition à l’entrée Dictionnaire – En dire : « N’est fait que pour les ignorants. »

Jean Pruvost, éminent lexicographe lexicomane lexicophile lexicovore lexicothécaire etc., gigantesque collectionnaire de dictionneurs, auteur en outre d’une biographie de Pierre Larousse et d’une autre, hélas épuisée, de son rejeton le Petit Larousse (et par ailleurs professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, chercheur au CNRS et directeur éditorial chez Honoré Champion) recense amoureusement les citations au sujet des dictionnaires. Il vient de publier une chronique à ce sujet, où il me cite, avec ferveur.

Que dire sinon merci beaucoup ? Je suis très honoré, champion.