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Excelsior ! (devise de l’État de New York)

12/11/2018 un commentaire
J’ai publié deux romans, aujourd’hui épuisés, où je tâchais de mettre en scène, pour rire mais pas seulement, le processus de l’écriture. Ces deux romans racontaient l’aventure de l’écriture en tant que jeu d’enfant, puis en tant qu’affre d’adolescent : Jean Ier le Posthume, roman historique (2005) et Jean II le Bon, séquelle (2010).
 
Les trois protagonistes de ces romans étaient des mini-écrivains qui découvraient tout, en l’écrivant : le monde, l’effort, l’art, la joie, eux-mêmes, les autres, au fur et à mesure et en même temps que moi. Parmi eux, celui qui incarnait la joyeuse et démiurgique toute-puissance de l’imagination se prénommait Stan.
 
Il s’agissait d’un hommage à Stan Lee, scénariste américain de bandes dessinées (1).
 
Durant les années 70 et 80, je lisais goulûment les comics Marvel, traduits et un peu caviardés dans Strange et autres périodiques des éditions Lug. Très tôt, j’avais remarqué que la pleine page (« splash page ») par laquelle s’ouvrait chaque épisode mentionnait dans un cartouche « Scénario : Stan Lee ». Par cette répétition m’était révélée, à l’âge de 8 ans, la notion d’ « auteur ». (Juste à la ligne en dessous dans le même cartouche, l’énumération des dessinateurs me révélait quant à elle la notion de style et affinait mon sens esthétique, puisque je m’exerçais à reconnaître dès le premier coup d’œil Jack Kirby à ses déflagrations cosmiques toujours plus anguleuses, Steve Ditko à ses angoisses kaléidoscopiques et aériennes, John Buscema à sa grâce expressionniste et mélancolique, Jim Steranko à son psychédélisme noir, Neal Adams à son « réalisme » hachuré et transpirant, John Romita à son énergie de prolo devenu hippie, Gene Colan à son clair-obscur poétique de série B… Je ne cite que quelques artistes majeurs alors que j’étais capable d’identifier y compris les suiveurs, les petits maîtres imitateurs des grands – toutefois c’est là l’histoire de ma sensibilité au trait, différente de celle que je veux raconter, la sensibilité aux mots.)
 
Stan Lee l’auteur, donc : l’être à la base de tout, cité en premier comme si le protocole était un indice. Je m’émerveillais, d’une part, que les histoires qui me faisaient rêver eussent besoin que quelqu’un les écrive ; d’autre part que ce quelqu’un portât souvent le même nom – quel extraordinaire pouvoir avait donc ce type unique, ce Stan qui par la seule force de son imagination et de sa machine à écrire, créait, animait, peuplait et dialoguait des mondes (ah, les dialogues, son talent le plus évident… qu’elles étaient donc drôles ces interminables palabres à la fois épiques et bouffones, y compris en plein cœur d’une baston qui rasait un pâté de maison, alors que tous les belligérants devraient être essoufflés et haletants). C’était décidé ! Je prêtais serment sur ma pile de Strange ! Je serais Stan Lee ou rien ! Car à l’époque, j’ignorais qui était Chateaubriand.
 
Peu après, disons, vers 9 ans, je remarquai autre chose : les épisodes s’égrainaient et les cartouches des splash pages spécifiaient de moins en moins « Scénario : Stan Lee » , délivrant à la place d’autres noms d’auteurs auxquels je me familiarisais rapidement, l’écriture aussi avait un style. Manifestement, le démiurge en chef s’éloignait de la terre et déléguait à ses disciples le soin de poursuivre ses sagas. En revanche, tous les épisodes de toutes les séries commençaient par un même cartouche, comme une enseigne au néon : « STAN LEE PRÉSENTE… » Qu’est-ce à dire ? En deux fois plus haut que n’importe qui son nom s’étalait (je m’voyais déjà…), à la place d’honneur du générique même lorsqu’il n’avait rien fichu ! Ainsi m’était révélée une seconde figure, pratiquement aussi importante que celle de l’auteur : le patron de presse un peu bluffeur, l’éditeur un peu exploiteur, le producteur un peu filou, le publicitaire un peu mégalo (car, afin de donner un visage au culte de sa personnalité, nous était fréquemment exhibée l’icône de son sourire, sa moustache, ses lunettes, son air satisfait), le visage humain du bizness, la vedette bankable un peu warholienne qui faisait de son propre nom une marque standard afin de s’approprier l’œuvre des autres au sein d’un empire industriel.
Il faut un peu casser l’ambiance de l’hommage nécrologique en rappelant que Stan the Man était controversé et que j’étais sensible à la controverse, puisqu’elle émanait d’autres génies que j’admirais éperdument, Kirby en premier lieu. Dans les années 70, Jack Kirby, lassé de ne pas toucher sa part de droits d’auteur, aigri de voir toutes ses créations pour Marvel mises au crédit seulement de leur dialoguiste, passait à la concurrence et inventait pour DC le personnage puant de Funky Flashman, caricature de tu-sais-qui, beau parleur, profiteur, veule, hypocrite, manipulateur, arriviste, bonimenteur, égocentrique… et barbu. Funky Flashman (on remarque la double initiale, parodiant un tic d’écriture de Stan Lee : Peter Parker, Matt Murdoch, Otto Octavius, Reed Richards, Bruce Banner, Stephen Strange, Scott Summers, JJ Jameson…) était l’ennemi de Mister Miracle, l’artiste de l’évasion, projection transparente de Kirby les personne, évadé de Marvel. Stan n’a jamais réagi officiellement à cette attaque, qui a le même parfum que les règlements de compte post-Beatles Lennon/McCartney par chansons interposées, Ram/How do you sleep etc. Il n’empêche que c’est à cette époque que Stan Lee a rasé sa barbe, conservant seulement la moustache, et le portrait barbu qui surplombe le présent article, signé Jean-Yves Mitton et qui identifiait Stan pour toute une génération de petits lecteurs français, perdait toute actualité et réalité avant même de paraître.
 
Trêve de chipoteries mesquines. Stan Lee est mort aujourd’hui lundi 12 novembre 2018, à l’âge de 95 ans.
 
J’adresse à son fantôme toute ma gratitude, et quasiment tout mon respect.
————-
(1) – Seconde référence plus subtile pour les gourmands, attention nous embrayons sur le niveau deux, sur l’hommage à double-fond : au détour d’une scène de l’un de mes deux romans, le lecteur apprend que « Stan » est en réalité le diminutif de Stanislas. Or ce prénom-ci était celui du papa de René Goscinny, que ce dernier utilisera parfois comme pseudonyme pour signer les pages d’actualité de Pilote (mâtin, quel journal !). Stan Lee et Goscinny, le Ricain et le Franco-Belge (Argentin), et voilà réunis dans le même prénom mes deux premiers modèles d’écrivains.

Corbier : cette fois c’est fait

02/07/2018 Aucun commentaire

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François Corbier est mort hier, à 73 ans. Je me souviens de l’avoir vu lors de ma résidence à Troyes il y a 7 ans, il m’avait attendri et fait rire. En un mot il m’avait fait attendrire. Déjà à l’époque il se présentait comme « le seul chanteur mort encore un peu vivant ». Rediffusion de l’article publié au Fond du Tiroir le 7 octobre 2011 :

http://www.fonddutiroir.com/blog/?p=5758

Françoise Malaval, imagière

04/04/2018 Aucun commentaire

Le dernier projet de Françoise Malaval, disparue en octobre 2016, était de longue haleine : elle voulait peindre mille bouddhas. Mille, chiffre rond pour se projeter plus loin que ne vont les yeux, elle voulait juste dire beaucoup, comme elle aurait dit cent ou ou un milliard. Elle qui avait tant voyagé, tant admiré les bouddhas croisés sur son chemin, et se doutant que ses pérégrinations touchaient à leur terme, avait décidé de poursuivre le voyage depuis son atelier, en recréant mille bouddhas à partir de ses archives photographiques, de sa mémoire, et même de ses désirs intacts de nouvelles découvertes. Elle a réalisé cette série d’aquarelles jusqu’au bout de ses forces, publiant chaque nouveau bouddha au fur et à mesure sur son blog. Et puis la maladie a interrompu son travail alors qu’elle n’en était qu’au 41e…

J’ai souvent croisé Françoise sur quelques lieux dédiés aux livres. Je ne la connaissais pas assez pour me dire son ami mais j’aimais sa joie, son énergie concentrée dans un corps menu, son rayonnement et bien sûr sa générosité puisque les bonnes ondes qui émanaient de sa personne étaient contagieuses. Naturellement j’ai adhéré à l’association Françoise Malaval Imagière créée pour maintenir vivante son œuvre par celui qui fut son compère et son complice toute une vie durant, Patrice Favaro.

J’ai souscrit à son livre posthume, qui recueille méticuleusement son ultime et inachevable travail : Le 42e et dernier bouddha. Je m‘attendais à un hommage posthume, j’attendais une sorte de livre de deuil, nécessaire et suffisant, et c’eût été déjà bien… Mais le résultat est bien mieux. Même si la longue préface de Patrice est très éclairante et émouvante, ce livre est magnifique tout court et sans contexte, il se tient en pleine évidence, il aurait été beau du vivant de Françoise, eût-elle fait un 42e ou un 1000e Bouddha, quelques-uns de plus ou de moins peu importe, et il demeurera ainsi entier, sans date de péremption. Maintenant que j’ai l’objet en mains je regrette presque son sort confidentiel et son absence de commercialisation, mais tant pis, 300 exemplaires réservés à ceux qui auront souscrit auprès de l’association, finalement c’est gigantesque si 300 lecteurs l’aiment autant que moi.

Techniquement, le soin apporté à la reproduction est extraordinaire : je suis épaté par ce dont est capable l’impression numérique aujourd’hui, les couleurs et jusqu’au grain du papier rendent honneur aux matériaux utilisés par l’artiste. Mais surtout le contenu du livre, ou pour mieux dire son esprit, est renversant de lumière, de charme, de douceur, de bienveillance. Car il y a un verso à chaque bouddha. Le fac-simile reproduit le revers de toutes les aquarelles, nous laissant découvrir que Françoise avait pris l’habitude de dédier chacun de ses bouddhas. Et l’on est bouleversé à la lecture de cette litanie de dédicaces manuscrites, qui commencent toutes par la même formulette-mantra, « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement à… », manière de distribuer la compassion d’abord de façon universelle, ensuite de façon spécifique, aux vivants, aux souffrants, aux animaux, aux oppressés, aux oppresseurs. Ainsi, en mars 2016, elle peint son Bouddha numéro 16 (qu’elle vit jadis à Dambulla, Sri Lanka) lorsque lui parvient la nouvelle que des bombes ont explosé à Bruxelles faisant au moins 31 morts. Elle rédige au dos de son oeuvre : « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement : aux victimes des attentats de Bruxelles, à ceux qui les ont perpétrés. » Cette façon de penser aux assassinés aussi bien qu’aux assassins, puisque tous sont morts de la même folie, est déchirante. Et au recto le Bouddha sourit. Il sourit quarante et une fois.

Après avoir lu l’ouvrage du début à la fin je l’ai laissé reposer, puis je l’ai souvent ouvert au hasard comme s’il me fallait le Bouddha du jour. Lentement, sûrement, régulièrement, ce livre me fait grand bien, et moi qui suis athée comme une tasse (expression de Francis Blanche – Patrice m’apprend à l’instant que Françoise aimait beaucoup Francis Blanche), en le lisant je me croirais presque disposer d’une âme puisque je sens qu’elle s’élève.

Mais voilà : ce livre, je ne l’ai plus. Puisque je l’aime, je l’ai offert. Et comme il est vraisemblable que je l’offre à nouveau, je viens d’en commander quelques uns d’avance. On ne saurait avoir trop de Bouddha.

L’éternité dans le logo

04/01/2018 Aucun commentaire

Gaiement hanté par la mort, Pierre Desproges rappelait, imparable, que « Sur cent personnes à qui l’on souhaite bonne année bonne santé le premier janvier, deux meurent dans d’atroces souffrances avant le pont de la Pentecôte. »

Albert Camus, mort dès le début de janvier dans un accident de la route avec son éditeur Michel Gallimard, n’aura pas trop eu le temps de subir de vœux de bonne année bonne santé, et c’est une piètre consolation.

Idem Paul Otchakovsky-Laurens : 2 janvier, accident de la route, circulez.

Il y a près de vingt ans, j’avais adressé à Otchakovsky-Laurens mon premier manuscrit. Je ne connaissais pas si bien que ça son catalogue, j’avais lu un ou deux Duras, un Winckler, peut-être déjà quelques Emmanuel Carrère, mais surtout je savais qu’il avait été éditeur de Perec, cela me suffisait. Il n’avait pas retenu mon manuscrit (devenu un peu plus tard Voulez-vous effacer/archiver ces messages aux éditions Castells, qui elles aussi portaient, unique point commun, le nom de leur fondateur) pourtant si c’était à refaire, je le referai, peu importe d’être retenu chez P.O.L, au moins y était-on lu par un honnête homme.

Le mois dernier, je l’ai vu en chair et os, je peux affirmer qu’un mois avant sa mort il était vivant comme La Palice, toujours timide mais en pleine forme. Il présentait au Méliès son second film, Éditeur. Magnifique autobiographie filmée par un homme qui n’osait pas écrire. Film émouvant et profondément original, mis en scène avec poésie (quelques scènes muettes expressionnistes, quelques dialogues avec une marionnette fétiche) et douce chaleur qui rayonnait avec gratitude pour ses auteurs, pour son métier, pour son passé, pour la littérature.

On le voyait, gourmand, bienveillant, mesurer du regard la pile d’enveloppes en kraft déposée quotidiennement par le facteur, on l’imaginait s’isoler pour ouvrir chacune sans jamais perdre la conviction que la littérature était dedans, et c’était exactement cela son métier dont il avait fait le titre du film, métier noble et finalement humble, métier manuel et intellectuel, ouvrir des enveloppes et lire ce que d’autres avaient écrit. Le film est émaillé d’un florilège de bouteilles à la mer : les notes d’intention que les aspirants écrivains rédigent pour accompagner leurs oeuvres, dites par une auteure de la maison, Jocelyne Desverchere, qui est également comédienne. Et cette litanie est à la fois drôle, poignante, sincère, désespérée et cependant pétrie d’espoir, fiévreusement vouée à cette aspiration au graal des Lettres que je connais un peu, la publication.

J’ai appris aussi dans le film que POL devait le logo de sa maison à Georges Perec : ces sept mystérieuses pierres blanches et noires figuraient, ainsi que mentionné dans La Vie mode d’emploi, la position du Ko, soit l’Eternité.

Dans la salle de cinéma, j’étais assis non loin d’un jeune homme qui, durant la projection, prenait des notes sur un calepin, agité parfois de petits tics nerveux. Durant le dialogue avec le public qui a suivi, il a demandé à POL, bégayant un tout petit peu : « Vous n’éditez pas de science-fiction, ça ne vous intéresse pas ou quoi ? » L’aimable éditeur, ferme mais doux, lui a répondu : « Détrompez-vous, je publie ce qui m’intéresse, et je publie de la science fiction quand je reçois de la science-fiction qui m’intéresse… J’ai publié Tel, et Tel, et Tel, et le dernier Marie Darrieussecq… » Le jeune homme fébrile lui aura envoyé son manuscrit de science-fiction, sans doute. Monsieur Otchakovsky-Laurens a-t-il eu le temps de le lire, en un mois ?

Tuer la mort

04/12/2016 un commentaire

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On peut, comme dans La jetée, être toute sa vie hanté par une scène vue durant l’enfance. Ou bien, par une image. Ou par un son, une mélodie. Ou par une lumière. Ou par un bout de madeleine amollie dans une tasse de pisse-mémé. Ou bien par une phrase. Question de sensibilité à tel de nos sens, ou à tel autre.

J’ai longtemps été hanté par cette phrase, lue très jeune : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ?

Cette phrase me remontait en tête périodiquement, le genre de leitmotiv qui nous saucissonne dans la spire des années, et à l’improviste nous nargue au reviens-y, « Salut c’est encore moi, la phrase, tu me remets ? Comment ça va depuis la dernière fois ? Non, ce n’est pas encore aujourd’hui que je te dirai d’où je viens, mais on peut discuter de là où tu te trouves, toi. Tu as grandi ? Tu as réfléchi ? Tu as enfin compris ce que je veux te dire ? Tu l’as senti, hein, que je n’étais pas une lapalissade, que j’étais une pensée profonde, que vivre c’est être immortel, du moins jusqu’à la mort, l’as-tu déjà éprouvé ? As-tu déjà vécu si intensément une seconde que tu en as tué la mort ? Oui ? Non ? Pas encore. Tu verras. Ça s’appelle un orgasme. On en reparlera la prochaine fois. À bientôt. »

Et toujours je me demandais comment cette phrase était en premier lieu entrée en moi pour ne plus me quitter, où, quand, par quel orifice ? Depuis quel poème, quelle chanson, quel traité, quel roman quel film ? Était-ce de Shakespeare ? Sade ? Prévert ? Jankélévitch ?  Strindberg ? Maupassant ? Jacques Brel ? Gaston Leroux ? Cavanna ? Mattt Konture ?

Non. J’ai fini par retrouver son auteur. Cette phrase est de Marcel Gotlib.

Aujourd’hui, Gotlib est mort. C’était son jour de cesser d’être immortel.

Coïncidence : j’ai relu (je me suis racheté, en fait) pas plus tard que la semaine dernière l’intégrale Rha Lovely + Rha Gnagna. C’est dans ce recueil extraordinaire, inconcevable, sans doute non reproductible en 2016, qu’on la trouve, la phrase.

Plus précisément, elle apparaît à la toute fin d’une bande dessinée qui jusque là était plutôt marrante, à mi-chemin de la satire et du non-sens, comme aimait à mélanger Gotlib, une bande dessinée intitulée L’amour en viager pour qu’on saisisse dès l’ouverture qu’il s’agit d’un faux mélodrame avec mari+femme+amant, d’un faux soap opera, et d’un vrai hommage au Viager, ce film génial de Goscinny (ex-mentor de Gotlib) et Tchernia (tiens ? encore un disparu de l’année).

Le Viager sort au cinéma en 1971. Gotlib publie en 1974 dans le 9e numéro de l’Echo des savanes, revue qu’il a fondée avec Mandryka et Bretécher, L’Amour en viager, récit en 12 planches qui en singe vaguement la trame : ici comme là, on attend la mort d’un personnage,  donné moribond dès le début mais qui mourra des décennies plus tard, éprouvant la patience de ceux qui n’espèrent que son trépas pour faire main basse sur sa maison (dans le film de Tchernia) / pour enfin convoler sans mauvaise conscience (dans la bande dessinée de Gotlib).

Dans toutes ses bandes dessinées de l’époque, sa plus libre, Gotlib parle énormément de sexe, comme ses confrères. Pas par provocation gratuite, juste parce qu’il fallait le faire pour éprouver les tabous, ceux des autres, ceux de soi, ceux du lecteur et ceux de l’auteur. Et moi, en léger différé, je découvrais dans la chambre de mon grand frère toutes ces images de cul, j’étais encore puceau, peut-être même pré-pubère, dix ans j’avais peut-être ? Onze ? Nous n’avons pas attendu Internet pour être exposé à des images qui ne sont pas de nos âges.

La première page de L’Amour en viager montre un couple faisant l’amour ; la deuxième page, abstraite, allégorique, pleine et tendue comme une bite, est remplie à ras-bord de métaphores sexuelles : un feu d’artifice ! Un torrent tumultueux ! Un tunnel ! Une fleur qui s’ouvre ! Une clef raide dans une serrure ! Un canon qui éjacule son boulet ! Une casserole qui bout sur le feu ! Un geyser !

L’histoire est marrante, comme je l’ai dit et comme on l’espérait, puisque Gotlib est un gars super-marrant. Elle déconne façon humour de répétition, elle est interminable jusqu’à l’absurde (gag : au fil de ces décennies d’ajournement, on regarde l’amant et l’amante vieillir peu à peu, ride à ride, tandis que le souffreteux éternel, malade terminal qui passe sa vie à mourir sur son lit de mort mais ne meurt pas, semble toujours avoir la même tronche). Quand un jour, couic, enfin ! Le mari gêneur lâche son dernier soupir. L’homme et la femme se regardent. Ils peuvent se retrouver, ne faire qu’un, librement. Se toucher, s’aimer, faire l’amour à nouveau. Mais… ils ont 90 ans. Ils se déshabillent, s’embrassent, et Gotlib le super-marrant ne ridiculise pas leurs corps fripés, flasques et bourrelés. Il leur accorde une seconde pleine page de métaphores sexuelles, écho atrophié de la première : un tout petit feu d’artifice, une toute petite clef, un tout petit canon, une clef molle, une fleur fanée, un ruisseau rachitique et caillouteux…

Et tombe alors, comme un rideau, en lieu et place de la morale, cette phrase, cette phrase aussi belle que celle, fameuse, attribuée à Stanley Donen (« Faire l’amour, c’est comme faire un film, quand c’est bien fait c’est magique. Et quand c’est moins bien fait, c’est magique quand même »).

Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ?

Le Fond du tiroir tétanisé par l’horreur

08/01/2015 2 commentaires

je suis charlie

Hier.

Toute l’après-midi, j’ai tremblé, suffoqué, pleuré et fumé.
Atteint dans ce que je fais, ce que je suis, ce que je crois.
Je suis resté longtemps tétanisé, hoquetant devant l’écran, faisant défiler plusieurs fils d’actualité simultanés.

Ensuite, parce qu’il fallait bien faire quelque chose, madame la présidente du Fond du Tiroir et moi-même avons rejoint le rassemblement silencieux de Grenoble. Une marée, des milliers de personnes, les plus grandes places de la ville bondées, de Grenette à Victor-Hugo, ça réchauffait un peu.
J’y ai croisé Jean-Pierre Andrevon, qui a évoqué ses potes Cabu et Wolinski, Hara-Kiri. Puis Michel Cambon, qui m’a parlé en étouffant des sanglots de son pote Tignous, et de La Grosse Bertha. Chacun son Charlie.

Quant à moi, comme l’immense majorité de la foule je ne connaissais aucun des douze personnellement, mais je pourrais faire mien le slogan qui court partout, Je suis Charlie, je suis au fond très Charlie, depuis toujours je lis et j’écris avec Charlie. Je suis abonné depuis 20 ans, dose hebdomadaire, je les ai toujours soutenus même quand ils me mettaient en colère (la scandaleuse éviction de Siné, la propagande pro-constitution européenne de Val…), j’ai toujours aimé qu’ils me mettent en colère, de cette colère démocratique pleine de mots mais sans kalachnikov, parce que Charlie était la proue de la démocratie, l’incarnation de la liberté d’expression, de la liberté tout court. Et cette liberté, cadeau gigantesque, c’était sans compter le talent, qui venait en bonus – l’un de ceux qui m’a appris à écrire, c’est Cavanna – et parmi ceux qui m’ont appris à regarder : Reiser bien sûr, Willem, Cabu, Topor, Luz, Charb, Catherine, Riss, Siné, Wolin…
La liberté d’expression, la liberté tout court, le talent, la délicatesse d’apprendre à lire et regarder, et l’art de faire rire… ont été égorgés sous nos yeux écranisés comme une rangée d’otages de Daesh.

Fatale spirale a été conçu dans un état bizarre, assez funèbre, parce que je redoutais qu’il arrive une catastrophe, pas cette catastrophe-ci forcément, mais une catastrophe, le climat était menaçant. Sauf que, quitte à en faire un livre, je voulais faire rire d’abord ! Je voulais l’écrire à la Charlie finalement, l’outrance qui émancipe et qui fait rire, parce que le rire fait du bien, le rire fait du mieux, le rire évite la catastrophe. Le rire énorme, le rire con, le rire bête et méchant (slogan antiphrase, ou pas), et mon aphorisme wolinskien préféré est Pas de plus grand plaisir que de dire des conneries avec des gens intelligents.
Alors je l’ai écrite en riant ma Spirale, je l’ai écrite comme une grosse farce et de fait, ça allait vachement mieux après. Mais qui peut blaguer aujourd’hui ? Depuis 24h je pleure et fume et me morfonds, et je prends en grippe mon foutu bouquin qui a eu le mauvais goût de paraître en ce jour de sang et de cendres, qui se voulait joyeux, et qui me semblait soudain indécent, dérisoire, écœurant et sinistre, c’est comme si on en avait fait un autodafé sous mes yeux.

Mais Nathalie Riché, critique de Lire, le qualifie au contraire de « livre qui tombe à pic » , aujourd’hui sur son blog, elle explique pourquoi, et ça va mieux, elle me requinque, peut-être parce que je l’ai requinquée, c’est ça qu’on doit faire, on doit tous se requinquer en chœur.

Merci infiniment. Et maintenant, on fait quoi ? Demain et d’ici la fin de notre vie ? En réalité le court terme crée le long, et le court c’est le long en personne, c’est la Spirale : il faut dès demain continuer de faire ce que l’on sait faire. Lire, écrire, dessiner, peindre, enseigner, soigner des gens, jouer de la musique, rire, etc, et le reste qu’on ne sait pas, il faut l’apprendre.

Je vous embrasse. Embrassons-nous.
Fabrice

(Flashback en post-scriptum : le 2 novembre 2011, l’humeur était à l’indignation, nous sommes aujourd’hui très au-delà.)

Toute une vie bien terminée

12/04/2014 un commentaire

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On trouve sur le blog de Fabrice Colin un très beau projet qui incite à parler à ses morts. J’ai envie de participer, mais je laisserai sûrement passer la date.

Oh merde, le temps d’écrire ceci, j’ai un mort de plus. À l’âge encore infantile de 64 ans, Pierre Autin-Grenier a fini par succomber ce matin à son cancer – appelons un chat Mistigri, pas la peine d’user de la périphrase pénible longue maladie, ça ne nous portera pas davantage malheur.

J’adorais le bonhomme, j’adorerai encore l’écrivain. Le premier était joyeux, libre et libertaire, chaleureux et désopilant, une voix de titi dans une carcasse de colosse ; le second était tout pareil, mais désespéré en plus. Une élégance folle. Un modèle pour la jeunesse française (enfin, modèle, façon de parler… ne fumez pas jeunes gens, ne picolez pas trop).

Je le voyais chaque année au délicieux salon du livre de Montfroc, on causait de littérature, mais surtout on buvait des coups et on disait plein de bêtises, on riait comme des vivants, on braillait en pleine nuit et en pleine rue Prenez garde à la jeune garde, c’était bien, elle avait une drôle de gueule avec nous la jeune garde.

Condoléances et embrassades et tendresses à Aline.

(J’ai appris la nouvelle de la bouche d’Hervé Bougel, à l’heure d’ouverture du salon du livre de Grenoble, ah ben merci beaucoup Hervé, de quoi plomber le jour. Désormais il nous appartient, en hommage, de causer littérature, d’Aimer boire et chanter, entre vivants – photo de mézigue et RVB ci-dessous prise le jour même sur le salon.)

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Mario Ramos (c’est lui le plus fort)

19/12/2012 2 commentaires

54 ans : même mort, Mario Ramos est drôlement jeune. J’adorais Mario Ramos. Je suis triste. Il ne faut pas : ses livres resteront d’une fraîcheur, d’une délicatesse, d’une malice et d’une intelligence rares. À la nouvelle de sa disparition, j’ai rédigé immédiatement un petit hommage sur le blog de Citrouille :

Je tiens Quand j’étais petit pour un chef d’œuvre, un de ces livres qu’on peut relire (oui, on le lit même s’il n’y a pas un mot), dix fois, à dix âges différents, pour le comprendre à nouveau, et sourire, et soupirer. S’il n’existait que cet album au monde pour parler du temps qui passe (drôle de lapsus : j’avais commencé par écrire « temps qui pense »), des petites personnes qui grandissent et des grandes personnes qui se souviennent, il serait suffisant pour qu’on prenne la littérature jeunesse au sérieux.
J’en parlais à Mario chaque fois que je le croisais. Elle le faisait marrer, ma grandiloquence : « Chef d’œuvre, chef d’œuvre, oui, c’est vrai qu’il est pas mal, ce livre, faudrait que je convainque mon éditeur de le rééditer… »
Entre temps il a finalement été réédité, heureusement.
Et puis j’ai tous les jours sous les yeux un autre dessin que Mario m’avait autorisé à reproduire sur le blog, très doux, et très profond comme il savait faire, idéal pour montrer ce que ça fait la littérature, plutôt que de chercher vainement à l’expliquer.

To absent friends

05/04/2012 Aucun commentaire

Chaque mort nous rappelle nos morts, celles de feu nos compagnons de route, la nôtre en suspens, et les poètes nous font pleurer en nous murmurant l’épitaphe d’un que nous ne connaissions pas. Nous ne pleurons pas cet inconnu, mais la tragédie du sort commun.

Je pourrais n’utiliser ce blog que pour en faire un journal de mes larmes : ah, tiens, aujourd’hui, j’ai pleuré, je vous raconte, c’est bien le moins, pour une fois qu’il se passe quelque chose. Je l’ai fait parfois, ici ou .

Je le fais à nouveau : mes dernières larmes, donc, datent d’aujourd’hui même. J’ai écouté le dernier album de Springsteen, Wrecking ball, qui ne m’a pas fait grand effet. En revanche, j’ai lu le livret, et le texte final que le Boss consacre à son ami et saxophoniste Clarence Clemons, disparu l’an dernier, m’a fait couler les yeux. (On peut lire cette élégie, dans une autre version, sur le site de Rolling Stone, ce qui évite d’acheter l’album. On a le droit de pleurer aussi la mort de la musique sous forme de CD, c’est une autre question).

Chérissez les vivants. C’est tout pour aujourd’hui.

R.I.P. Maximilien Bertram (Troyes épisode 47)

25/10/2011 un commentaire

Disparition brutale et banale. J’apprends aujourd’hui le décès, stupide comme n’importe quel décès, voire un peu plus (a-t-on idée, il s’est fait faucher par une bagnole hier dimanche) de Benoît Musy.

Benoît, comédien et peintre après d’autres vies très remplies, ne montera plus sur scène. L’une des dernières fois, c’était pour incarner Maximilien Bertram dans l’adaptation théâtrale d’Angéla Sauvage-Sanna de mes Giètes, au Carré 30 à Lyon en 2009. Je l’ai vu pour la dernière fois l’an dernier, lors du salon du livre de Saint-Etienne, où il était venu me saluer très gentiment, me disant qu’il espérait que ce spectacle serait prochainement repris. La reprise n’aura pas lieu. Les Giètes est un roman sur ce qui disparaît. Benoît disparaît. Je suis ému. Je le connaissais à peine, mais lui étais reconnaissant de s’être aussi bien approprié mon personnage. Reconnaissant d’une manière plus générale, d’être ce qu’il était : chaleureux, généreux, curieux des autres, riche d’une culture qu’il ne muséifiait pas, mais qu’il ranimait au contraire à chaque mot. Ce qu’il fallait, très précisément, pour incarner ce rôle, mais surtout ce qu’il fallait pour rendre le cours de la vie plus fécond. Il préparait un spectacle sur Baudelaire, la date de première était déjà fixée, mars 2012, cela ne sera pas, mes très-sincères condoléances à ses proches, de sang ou d’art.