Excelsior ! (devise de l’État de New York)

Les trois protagonistes de ces romans étaient des mini-écrivains qui découvraient tout, en l’écrivant : le monde, l’effort, l’art, la joie, eux-mêmes, les autres, au fur et à mesure et en même temps que moi. Parmi eux, celui qui incarnait la joyeuse et démiurgique toute-puissance de l’imagination se prénommait Stan.
Il s’agissait d’un hommage à Stan Lee, scénariste américain de bandes dessinées (1).
Durant les années 70 et 80, je lisais goulûment les comics Marvel, traduits et un peu caviardés dans Strange et autres périodiques des éditions Lug. Très tôt, j’avais remarqué que la pleine page (« splash page ») par laquelle s’ouvrait chaque épisode mentionnait dans un cartouche « Scénario : Stan Lee ». Par cette répétition m’était révélée, à l’âge de 8 ans, la notion d’ « auteur ». (Juste à la ligne en dessous dans le même cartouche, l’énumération des dessinateurs me révélait quant à elle la notion de style et affinait mon sens esthétique, puisque je m’exerçais à reconnaître dès le premier coup d’œil Jack Kirby à ses déflagrations cosmiques toujours plus anguleuses, Steve Ditko à ses angoisses kaléidoscopiques et aériennes, John Buscema à sa grâce expressionniste et mélancolique, Jim Steranko à son psychédélisme noir, Neal Adams à son « réalisme » hachuré et transpirant, John Romita à son énergie de prolo devenu hippie, Gene Colan à son clair-obscur poétique de série B… Je ne cite que quelques artistes majeurs alors que j’étais capable d’identifier y compris les suiveurs, les petits maîtres imitateurs des grands – toutefois c’est là l’histoire de ma sensibilité au trait, différente de celle que je veux raconter, la sensibilité aux mots.)
Stan Lee l’auteur, donc : l’être à la base de tout, cité en premier comme si le protocole était un indice. Je m’émerveillais, d’une part, que les histoires qui me faisaient rêver eussent besoin que quelqu’un les écrive ; d’autre part que ce quelqu’un portât souvent le même nom – quel extraordinaire pouvoir avait donc ce type unique, ce Stan qui par la seule force de son imagination et de sa machine à écrire, créait, animait, peuplait et dialoguait des mondes (ah, les dialogues, son talent le plus évident… qu’elles étaient donc drôles ces interminables palabres à la fois épiques et bouffones, y compris en plein cœur d’une baston qui rasait un pâté de maison, alors que tous les belligérants devraient être essoufflés et haletants). C’était décidé ! Je prêtais serment sur ma pile de Strange ! Je serais Stan Lee ou rien ! Car à l’époque, j’ignorais qui était Chateaubriand.
Peu après, disons, vers 9 ans, je remarquai autre chose : les épisodes s’égrainaient et les cartouches des splash pages spécifiaient de moins en moins « Scénario : Stan Lee » , délivrant à la place d’autres noms d’auteurs auxquels je me familiarisais rapidement, l’écriture aussi avait un style. Manifestement, le démiurge en chef s’éloignait de la terre et déléguait à ses disciples le soin de poursuivre ses sagas. En revanche, tous les épisodes de toutes les séries commençaient par un même cartouche, comme une enseigne au néon : « STAN LEE PRÉSENTE… » Qu’est-ce à dire ? En deux fois plus haut que n’importe qui son nom s’étalait (je m’voyais déjà…), à la place d’honneur du générique même lorsqu’il n’avait rien fichu ! Ainsi m’était révélée une seconde figure, pratiquement aussi importante que celle de l’auteur : le patron de presse un peu bluffeur, l’éditeur un peu exploiteur, le producteur un peu filou, le publicitaire un peu mégalo (car, afin de donner un visage au culte de sa personnalité, nous était fréquemment exhibée l’icône de son sourire, sa moustache, ses lunettes, son air satisfait), le visage humain du bizness, la vedette bankable un peu warholienne qui faisait de son propre nom une marque standard afin de s’approprier l’œuvre des autres au sein d’un empire industriel.
Trêve de chipoteries mesquines. Stan Lee est mort aujourd’hui lundi 12 novembre 2018, à l’âge de 95 ans.
J’adresse à son fantôme toute ma gratitude, et quasiment tout mon respect.
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