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« Now we are all sons of bitches. » (Kenneth Bainbridge)

30/07/2023 Aucun commentaire

Vu Oppenheimer de Christopher Nolan hier soir. Je redoutais une prise de tête absconse de type Tenet, du même… Mais non, heureusement ce film-ci, quoique difficile, est beaucoup plus incarné, humain, et d’autant plus humain que le sujet du film est inhumain. Les personnages existent et les acteurs excellent à les faire exister loin de la binarité sympathique / antipathique.
La dernière demi-heure m’a semblé trop longue et trop bavarde, avec une façon de retourner l’intrigue sur elle-même à coups de flashbacks qui est la signature même de l’auteur (idem Tenet, Interstellar, Inception, jusqu’au matriciel Memento : comment complexifier au maximum une situation déjà pas simple), mais je suis prêt à admettre que la longueur venait de moi, j’étais crevé.

Le pitch pourrait être résumé ainsi : Projet Manhattan, Gadget, Trinity, le 16 juillet 1945 à 5h 29 mn du matin, à White Sands, Nouveau-Mexique (USA), l’axe du monde (et du film) est coupé en deux par une main humaine, une force mauvaise est libérée à la surface de la terre, elle ne retournera jamais d’où elle vient (le néant), et l’Histoire des humains en est changée à jamais.

Or… Ce pitch s’applique littéralement à autre chose… Il est, aussi bien, le résumé de « Gotta light ? » , le sidérant 8e épisode de la saison 3 de Twin Peaks par David Lynch.
Je crains que la comparaison ne soit pas en faveur de Nolan : celui-ci ne serait qu’un laborieux dialoguiste à côté de Lynch, poète visuel, peintre, photographe, homme d’images qui se passent du moindre mot pour faire ressentir un vertige historique et métaphysique.

Illustration ci-dessus : photogramme de Twin Peaks, saison 3, épisode 8. Le 16 juillet 1945 à 5h 29 mn du matin, à White Sands, Nouveau-Mexique (USA), l’axe du monde est coupé en deux par une main humaine, une force mauvaise est libérée à la surface de la terre, et elle s’appelle Bob.

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(Autre référence : Eternals de Chloé Zhao qu’il ne faudrait pas balayer d’un revers de manche sous prétexte qu’il n’est qu’une émanation de Marvel Studios, et par conséquent le film le moins personnel de son autrice. D’abord, il s’agit d’une extrapolation à partir de l’imagination de Jack Kirby, par conséquent digne d’intérêt ; ensuite et surtout, parce que cette idée que la bombe atomique a changé l’histoire de l’humanité, délimitant pour toujours un avant et un après, est très prégnante, à travers le personnage tragique de Phastos, ce dieu-ingénieur incarnant l’ingéniosité prométhéenne, pour le meilleur et le pire. Il me semble d’ailleurs que le champignon atomique se trouve pile au mitan du film.)

Le diable, probablement pas

16/06/2023 Aucun commentaire

(Pour le contraire, Le diable probablement, c’est par ici.)

Statistique brute prélevée dans le flux internetisé de l’actualité : en ce moment, la République Islamique d’Iran exécute après jugement sommaire, en moyenne, un être humain toutes les six heures. Quatre par jour.

Ce nombre est abstrait. Comment rendre la peine de mort concrète, c’est-à-dire incarnée dans des êtres humains qui soit exécutent, soit sont exécutés ? Par le cinéma, évidemment.

Je viens de voir un film iranien et j’en sors bouleversé, en larmes : Le diable n’existe pas (titre péremptoire et pourtant prodigieusement subtil, puisque marquant non une fin de réflexion, mais un début, pour méditer après le film) de Mohammad Rasoulof. Ce chef d’œuvre me conforte dans deux de mes convictions. Primo, le cinéma iranien est l’un des plus passionnants du monde, et aussi l’un des plus héroïques puisque pour exister il doit se battre pied à pied contre son propre pays. Le diable n’existe pas a été tourné en clandestinité, déjouant une censure locale qui ferait passer le code Hays pour une aimable partie mah-jong, et Rasoulof, après sept mois d’internement dans la tristement célèbre prison d’Evin, a désormais interdiction de quitter le territoire alors qu’il était attendu en tant que juré du dernier festival de Cannes.

Secundo, pour accéder à la complexité d’une culture, d’un pays, ou d’une époque, il est préférable de regarder ses œuvres d’art plutôt que de coller l’œil sur le flux internetisé de l’actualité. Ici, on comprend ce qu’est concrètement la peine de mort : c’est une tache indélébile sur un homme à qui un deuxième homme a dit Tue ce troisième homme.

Ce film ressemble davantage à un recueil de nouvelles qu’à un roman puisqu’il assemble quatre histoires distinctes (une chronique sociale, un thriller, un mélo amoureux, un mélo familial) qui ont toutes en commun le thème de la peine de mort mais, plus largement, celui de la responsabilité individuelle. C’est, philosophiquement, aussi profond que du Albert Camus, autre auteur pour qui la peine de mort était un grand sujet à incarner, et c’est aussi beau que dans ses livres, puisque la lumière, le soleil et les couleurs sont, comme chez Camus, époustouflants. Et d’autant plus tragiques.

Question incidente et subsidiaire : voilà deux films persans que je vois coup sur coup, Leila et ses frères et ce Diable n’existe pas, où apparait le même élément narratif (essentiel dans le premier, anecdotique dans le second), qui semble un trait des mœurs persanes, très exotique pour nous Français : l’importance extrême, à la fois économique et symbolique, accordée aux pièces d’or. Durant la crise (or la crise est sans fin), la « pièce d’or » semble une valeur refuge, contre l’inflation aussi bien que contre la déroute spirituelle, chargée des valeurs mythiques et mythologiques attribuées à l’or, comme dans les contes traditionnels. Ainsi, selon ces deux films, si l’on veut faire à quelqu’un un cadeau « sûr » , conséquent, prestigieux voire ostentatoire, empreint d’une grande valeur à la fois financière et symbolique, on offre des pièces d’or.

En France existe une sorte d’équivalent : les personnes riches offrent ou s’offrent des Napoléons ou des Louis d’or, mais c’est une pratique plus marginale, plus rare, réservée à la grande bourgeoisie, et il ne me semble pas que cela tienne lieu de cadeau traditionnel. Sans doute parce que l’économie française est plus stable que l’économie iranienne. Jamais personne dans ma famille n’a possédé un Louis d’or.

Poisson volant

06/04/2023 Aucun commentaire

Aujourd’hui : nouvelle journée de grève, mobilisation et manif contre la réforme des retraites. Nous en sommes à combien, septième, dixième, quarantième journée, je ne sais plus, j’ai perdu le fil, je ne les ai pas toutes faites.

Le gouvernement ne bouge pas. Le président ne bouge pas. Rien ne bouge à part l’essentiel, le Peuple (je luis mets une majuscule pour faire plus hugolien).

Or par hasard c’est aujourd’hui que passe sous mes yeux Le Président d’Henri Verneuil, vieillerie de 1961. Et je suis époustouflé de ce qu’il me dit sur la situation d’aujourd’hui.

Est-ce réellement, du reste, un film de Verneuil qui, après tout, n’a fait que diriger, filmeur plutôt qu’auteur ? Ou est-ce plutôt un film de Jean Gabin qui le porte tout entier sur ses épaules de patriarche ? Ou est-ce un film de Georges Simenon, qui écrivit le roman quatre ans plus tôt (le livre, qui tourne davantage autour de la décrépitude du protagoniste, ancien président du Conseil rédigeant ses mémoires et méditant ses combats, est plus morbide et crépusculaire que le film) ? Ou est-ce un film de Michel Audiard dont l’esprit vachard suinte de chaque réplique ?

Le film est resté célèbre pour un bon mot :

– Il existe des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !
– Il existe aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !

… mais on pourrait citer treize bons mots à la douzaine. J’en prélève un autre qui me plaît beaucoup, très classe et bien loin du cynisme que l’on prête d’ordinaire à Audiard :

Monsieur le Président, vous pouvez tout !
– C’est bien pour ça que je ne peux pas tout me permettre.

Surtout, ce que ce film nous raconte d’utile pour comprendre aujourd’hui, et peut-être toute l’histoire politique française, tient en une idée-force : la loi est faite par les riches, afin de les rendre encore plus riches.

Ce film parle, comme si on y était, de l’arrivisme en politique : de notre startup nation, de sa startup assemblée, de son startup sénat et de son startup président, à cause de qui la vraie démocratie sera encore, sera toujours, confisquée par la ploutocratie. La déconnexion entre les députés Renaissance qui ont voté la réforme des retraites et les Français qui la subiront, est en réalité une très ancienne tradition. Cette tradition est ici mise en scène, en direct de 1961.

Gabin incarne un type d’honnête homme, animal politique intègre et idéaliste, plus rare encore dans le monde réel que les poissons volants (en guise de repère, il s’était fait grimé en Georges Clémenceau car le Tigre était l’un des rares hommes politiques qu’il respectait), tandis que son adversaire, le député Philippe Chalamont qui attend son heure à la Chambre après avoir fait carrière dans les banques d’affaires (sic), interprété par Bernard Blier, est quant à lui un modèle infiniment plus courant, récurrent, voire banal, un invariant de la médiocrité. On aurait hélas pour le réincarner aujourd’hui l’embarras du choix : il est Macron bien sûr, comme il a été Sarkozy le président des riches, il a été Fillon, il a été Juppé droit dans ses bottes, il est chaque ministre pris, telle Agnès Pannier-Runacher, la main dans le pot de confiture du conflit d’intérêt, il est l’ignoble Jérôme Cahuzac, il est leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Il est le Pouvoir politique français en personne, autrement dit le business, la bourgeoisie capitaliste, depuis, grosso-modo, que Thiers a écrabouillé la Commune pour installer les épiciers.

Dans la tirade la plus célèbre du Président, exceptionnel exercice d’éloquence que les détracteurs du film ont qualifié de populiste (on disait poujadiste à l’époque), Gabin seul contre tous commence par rappeler :

J’ai vu la police charger les grévistes, je l’ai vue aussi charger les chômeurs, j’ai vu la richesse de certaines contrées et l’incroyable pauvreté de certaines autres…

Oh oh… Est-ce un reportage d’actu ? Elle en est où, la manif, dites ?
Puis, Gabin président rappelle que l’affairisme est la clef historique de toute politique (y compris le colonialisme ! quand le film sort, la France n’est pas encore sortie de la guerre d’Algérie). Ensuite, extralucide, il assène que l’Europe en train de se construire sera celle des multinationales et des lobbies :

La constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus, messieurs, de soutenir un ministère mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration.

Et pour terminer en apothéose, flinguant sa carrière, il se met à interpeler par ordre alphabétique chaque député dans l’hémicycle et énumère ses intérêts. Geste anachronique et jouissif du lanceur d’alerte. Tous ces élus du peuple en croquent et pensent à leur biftèque, CQFD. Essayez de visionner l’extrait sans vous laisser gagner par l’hallucination de regarder LCP en 2023 (quoiqu’en 2023 on verrait davantage de femmes, déjà ça de gagné même si le progrès est modeste, on trouve des femmes d’affaires parmi les hommes d’affaires) :

Post-scriptum qui n’a presque rien à voir :
Indigné par les propos de Gérald Darmanin, écœurant ministre de l’Intérieur (ça ne sent pas très bon à l’intérieur, faudrait aérer) sur la Ligue des Droits des L’Homme, je viens de me précipiter pour adhérer à cette vénérable association.
Je ne suis pas le seul.
Intéressante variation sur l’effet Streisand.

J’espère que cet afflux des dons ne servira pas de prétexte supplémentaire à couper les aides publiques.

Les « hommes qui racontent des fables »

28/03/2023 Aucun commentaire

Hier soir j’étais de projection au village. Comme la programmation est aléatoire (il arrive que les films soit pré-loués par l’association de cinéma itinérant avant même leur sortie et tout avis critique), parfois le film est une bonne surprise, parfois une infâme panouille… Et parfois, au petit bonheur, un chef d’oeuvre. Dans ce cas, et c’est exceptionnel, je passe toute la séance assis sur mon fauteuil, je ne perds aucune miette, sans me lever une seule fois pour jeter un oeil au projecteur ou à l’ordi de contrôle. Et c’est ce qui est arrivé hier : je range The Fabelmans de Spielberg dans la catégorie chef-d’oeuvre. C’est un merveilleux film d’émerveillement et, sur l’enfance des cinéastes qui raconte par métonymie l’enfance du cinéma, je le place au même niveau que Jacquot de Nantes ou Fanny et Alexandre. Mais en outre c’est un film américain, et les USA, pays de cinéma, existeraient beaucoup moins sans les images qui bougent. Les écrivains américains rêvent tous, paraît-il, d’écrire « le grand roman américain » , en attendant ceci est un « grand film américain » qui saisit ce moment de l’histoire, les années 50 et 60, où l’Amérique est devenue une nation audiovisuelle. Naissance d’une nation, comme dit l’autre.

Ce que raconte Spielberg sur le cinéma est non seulement bouleversant (et l’apparition de David Lynch à la fin est beaucoup plus qu’une pirouette, c’est un couronnement), mais diablement intelligent : il nous montre sans jamais l’expliquer ce que signifie le cinéma filmé par son personnage-miroir, Sam Fabelman. Ainsi, dans le passage sur les années « collège » (on dirait un peu Grease, American Graffiti ou mille autre teenagers movies, mais en mieux, puisque vu à travers une caméra), son apprenti-cinéaste filme magnifiquement un athlète en pleine action (les images évoquent Leni Riefenstahl filmant les Dieux du Stade, autre cinéaste d’une grande nation de cinéma et de propagande et, oui, en filigrane, il est ici question d’antisémitisme). Or cet athlète, il le déteste et le méprise… Alors pourquoi ? La réponse est tout sauf superficielle.

Quelle ambiguïté ! J’avoue que je n’en espérais pas autant de Spielberg, que je croyais plus simpliste. Y compris sur les relations familiales : Spielberg a toujours eu une tendance au mélo et au happy end familial… Rien de tel ici, tout est plus délicat que d’habitude, plus tragique que mélancolique. Magnifique. Espérons juste que ce ne soit pas un enterrement de première classe et que le cinéma vive encore longtemps. The Fabelmans a fait un bide, échec le plus cuisant de son auteur.

Numérination

19/03/2023 Aucun commentaire

Flashback ! Les photos ci-dessus, sur lesquelles on me voit charger avec Amour un projecteur de cinéma 35 mm, sont faciles à dater. Voici 10 ans, le cinéma achevait sa mue, abandonnait sans retour l’argentique pour se convertir au numérique. Fin du film originel, ruban de triacétate de cellulose qui par métonymie désigne pour toujours une œuvre cinématographique.

Du reste, Amour, le film de Michael Haneke, dont on voit le titre imprimé sur l’amorce de la pellicule, est sorti en France le 24 octobre 2012.

Ces photos et le matériel qu’elles figurent ont désormais un charme vintage, ainsi que tant d’objets muséifiés : radio à galène, téléphone à cadran, machine à écrire, reflex 24×36, phonographe complet de son cornet et de ses disques à 78 tours, répondeur téléphonique à bande, magnétoscope, 2CV, disquette cinq pouces un quart, minitel, et autres artefacts dont le seul destin aujourd’hui sera celui d’accessoires lors de tournages de films d’époque. Filmés en numérique.

Dix ans de numérisation, donc. Si l’on s’en tient au sens littéral et étymologique du numérique, dix ans à faire parler les nombres. La numérisation du cinéma n’est que l’un des symptômes, sans doute pas le plus important, de la numérisation du monde, massive et irrémédiable, transformation de toute connaissance et de tout rapport humain en nombres, en zéros et en uns, dont nous n’avons pas fini de cerner les effets. En ce qui me concerne, depuis ma cabine de projection et par le petit bout de ma lorgnette, je peux dire au moins ceci : lorsque, au siècle dernier, j’ai passé l’examen du CAP d’opérateur-projectionniste de l’audiovisuel, ce métier était artisanal et ses outils de base étaient les ciseaux et le rouleau de Scotch. Les outils du projectionniste sont aujourd’hui le disque dur et la souris. Me risquerais-je à en faire un cas général, et à avancer que tous les métiers artisanaux, voire tous les métiers, point, sont devenus des métiers d’informaticiens ?

L’époque révolue de l’argentique alimente désormais la nostalgie, et en 2023, soit au terme d’un laps rond de dix ans après enterrement, le nombre de films récents de fiction qui alimentent cette nostalgie du triacétate est remarquable : The Fablemans de Spielberg ou Empire of light de Sam Mendes. Ce dernier poussant le chic jusqu’à proposer aux spectateurs quelques séances en 35 mm argentique, excentricité qui nécessite de dénicher un projectionniste de la vieille école avec ciseaux et Scotch, mais ça va, il faut davantage qu’une seule décennie pour qu’un savoir-faire artisanal se perde.

Autre signal statistique fort de la nostalgie en marche : en rafale sortent les films qui compilent, sur une voix off réfléchie et réflexive, les bobines d’autrefois, publiques ou privées. Je pense aux Années Super 8 d’Annie Ernaux, au formidable Retour à Reims (fragments) de Jean-Gabriel Périot ou au non moins sensationnel quoique plus rigolo Et j’aime à la fureur d’André Bonzel (1) qui déclare explicitement en incipit :

Depuis mon enfance je collectionne les bobines de films d’amateurs et d’anonymes. Voir la vie des autres m’a sans cesse fasciné. Ces cinéastes d’un jour filmé leurs amours, leurs bonheurs dans une vaine tentative d’arrêter le temps.

Ces trois montages de vieilles bobines ont en commun d’être à la fois autobiographiques et universel, et de célébrer le retour aux sources et au sens premier du cinéma, art démocratique : assister à ce miracle, la lumière qui sauve et ressuscite, qui fait bouger des fantômes. Nos fantômes sourient. Sur un support fantôme.


(1) – Au sujet de ce dernier, je consigne ici un fait surprenant, une coïncidence. Il se trouve que le même jour, à quelques minutes près, j’ai vu Et j’aime à la fureur qui tire son titre et son épigraphe du poème Les bijoux de Charles Baudelaire, et j’ai lu la page 130 du roman Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb citant très exactement la même phrase qui, il faut bien le reconnaître, semble parler du cinéma (les choses où le son se mêle à la lumière) 40 bonnes années avant l’invention des frères Lumière.
(Qu’est-ce qu’ils ont les Belges avec ce poème ? Ils ne sont pas rancuniers.)
La raison était suffisante pour relire Baudelaire et d’ailleurs tous les prétextes sont bons, et ce poème parle aussi des grappes de ma vigne, c’est dire.

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

Apophénie

12/03/2023 Aucun commentaire

Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
(Je suis en train de m’autociter sans vergogne, étant sur ce point d’accord avec moi-même.)

Le risque de l’association d’idées débridée est de sombrer dans l’apophénie, de tisser des liens entre tout et n’importe quoi et réciproquement, liens paranoïdes qui révèlent davantage la personnalité ou l’agenda de celui qui reçoit les œuvres que les œuvres elles-mêmes. J’avoue que je sombre régulièrement dans ce risque de l’apophénie et, circonstance aggravante, je dispose d’un blog pour m’y complaire.

Exemple entre mille. J’ai, à quelques jours d’écart, vu/lu un film et livre qui a priori n’avaient rien en commun sinon de me passer sous les yeux simultanément. L’apophénie fait le reste : ah mais c’est pareil en fait.

1) Le film : Mr. Nobody (Jaco Van Dormael, 2009)

Au départ était un autre film, que j’ai vu et projeté par hasard (puisque je continue mon job de projectionniste au village un lundi sur deux). Au petit bonheur : parfois je me réjouis du film, parfois je m’emmerde et me contente de me souvenir que j’aime le cinéma en général même quand je n’aime pas tel film en particulier. Ce lundi soir, j’ai adoré ce que j’ai vu : Le tourbillon de la vie d’Olivier Treiner. Typiquement le film ni attendu ni repéré, que je ne serais pas allé voir en ville, que je projette fortuitement et sans m’être renseigné le moins du monde, même pas lu de critiques. Le titre est un peu con, beaucoup trop référencé (on pense forcément à la chanson de Jeanne Moreau dans Jules & Jim alors que ça n’a quasi-rien à voir), et l’affiche est un peu moche…

Or voilà que le film est formidable. Il est à la fois très conceptuel, très prise de tête, et pourtant limpide, évident, bouleversant à chialer, un bon gros mélo mais, comment dire sans spoïler, un mélo virtuel, et d’autant plus mélancolique, comme est mélancolique la chanson Les passantes de Brassens sur les amours qu’on n’a même pas perdues puisqu’on ne les a pas eues. Le film réussit sur les deux tableaux, l’idée et l’émotion. Et puis l’actrice, Lou de Laâge, est géniale, changeant de tête cent fois, autant qu’elle change de vie, cent nuances. Ce film qui parle de nos vies non vécues, ou bien vécues dans des univers parallèles, m’a bien sûr fait penser à la saison 6 de Lost. Je l’ai trouvé au même niveau, soit assez haut.

Je m’en ouvre à une copine, fondue de Lost comme moi. Elle me dit, parce qu’elle compose ses propres apohénies et chacun les siennes, c’est intime ces histoires-là : Ah, d’accord, le pitch me fait penser à un film que j’aime bien, Mr. Nobody.

Ni une ni deux je me procure ledit Nobody. Verdict : le film est visuellement et formellement époustouflant, avec une idée par image, bombardement épuisant sur 2h40 (puisque j’ai choisi de regarder la version longue), d’une richesse étourdissante… et pourtant j’ai préféré le Tourbillon de la vie, sans doute justement parce qu’il est plus simple, plus modeste, et ne se sent pas obligé d’expliquer sans cesse ce qu’il est en train de faire au moyen de rationalisation de science-fiction. J’ai l’impression que Mr Nobody complexifie à loisir son propos et dit de façon toujours plus compliquée des choses simples. Que le héros, Nemo Nobody, ait accès à ses vies parallèles, ok, j’adore, très fertile et romanesque, mais à quoi bon lui donner divers pouvoirs supplémentaire, notamment celui, radical, de ne PAS mourir et de repartir en marche arrière ? Cette conclusion me semble nier le tragique de la vie, c’est là pirouette simplette et optimiste comme une religion qui promet la vie éternelle. Oui, c’est ça, exactement comme une religion, Mr Nobody se réduit finalement à une fable qui nie la mort. Le Tourbillon, de ce point de vue, me semble plus « sage » et je veux dire : plus mûr.
Car lorsqu’on a évacué le tragique, plus rien n’a d’importance, et l’émotion aussi s’en va. La fin du Tourbillon m’a ému aux larmes tandis que celle de Nobody m’a juste fait « Ah ouais bon d’accord » .

2) Le livre : Riquet à la Houppe (Amélie Nothomb, 2016)

Là encore, je viens à cette œuvre via une autre. Je retourne régulièrement aux contes, et repars toujours d’eux. J’adore depuis, ma foi, toujours, le Riquet à la Houppe de Perrault qui m’a expliqué tout ce que j’avais besoin de savoir sur l’esprit que l’on prête à la beauté, sans que l’on ne prête de beauté à l’esprit. Le conte ne pense pas pour vous, il est plus ambigu que cela, il vous fournit des cadres de pensée. Riquet à la Houppe aide à penser la libido et quelques-unes de ses mille situations, par exemple le sex-appeal des intellectuels (qui porte un nom : la sapiosexualité), ou, inversement, l’opinion sur la crise socio-économico-géopolitique que l’on sollicite, fébrile, auprès des top-models 90-60-90.

Amélie Nothomb en a écrit une version contemporaine ? Elle a quelque chose à dire sur le sujet ? Fort bien, je me plonge.

J’aime la Nothomb et comme je n’en nourris jamais de trop hautes espérances, elle ne me déçoit pas. Je la lis comme on boit un rosé, ce ne sera pas un grand cru, tant pis, mais qu’est-ce que ça fait du bien par où ça passe, sympathique et rafraichissant (cf. une autre lecture d’un autre Nothomb ici, jour 80).

Dans ce Riquet-là, je retrouve avec plaisir son allant et son excentricité, quoique je continue de préférer ses autobios à ses romans. Par exemple, j’aime beaucoup ce qu’elle raconte de la prime enfance de Déodat Eider (le nom de son Riquet), ce sentiment de plénitude et de toute-puissance de l’enfant avant le langage, qui regarde les adultes comme une bizarrerie, sauf qu’elle l’avait déjà raconté, et en mieux je crois me souvenir, à propos d’elle-même dans la Métaphysique des tubes.
Dans le dernier chapitre de Riquet, elle parle soudain à la première personne et j’adore tout ce qu’elle me dit.
En tout cas j’ai apprécié son hommage, sincère et pertinent, au conte originel, dont elle salue « l’exquise absence de morale » , elle peut glisser à l’intérieur, comme si elle était chez elle, sa propre candeur et sa propre fantaisie.

3) L’apophénie

Je n’ai pas pu m’empêcher (je ne peux jamais m’empêcher) d’apophéniser, c’en est presque pathologique. Ainsi je vois très bien les points communs entre Nobody et Riquet, et surtout sur leur facteur commun qui fait que j’ai trouvé ces deux œuvres distrayantes-sans-plus : les noms des personnages. Personne, dans la vraie vie, ne peut s’appeler « Nemo Nobody » (Personne Personne) ni « Déodat Eider » (un nom d’oiseau, évidemment). Non plus que « Trémière » ou « Lierre » (autres personnages dans le Riquet : Nothomb est coutumière des noms de personnages impossibles), etc. Dans les deux cas, les auteurs soulignent, voire surlignent, à coups de noms archi-signifiants, l’idée qui a présidé à la fabrication des personnages, comme s’ils dévoilaient les coulisses. C’est aussi cela qui tient à distance mes émotions, l’impression de me trouver trop clairement face à des idées et non face à des personnages romanesques.

« Grand soldat » = oxymore

07/02/2023 Aucun commentaire

Les nominations aux Oscars 2023 viennent de tomber. À l’Ouest, rien de nouveau d’Edward Berger est en lice pour 9 récompenses ; Top Gun: Maverick pour 6, et Avatar La voie de l’eau pour 4. Tous trois concourent pour le prix du meilleur film. Trois films de guerre, d’une manière ou d’une autre, documentée ou fictive. Le film de guerre se porte bien. Sans doute parce que la guerre se porte bien.

Depuis que le cinéma existe, il n’y a toujours eu que deux sortes de films de guerre : les films de propagande et les films pacifistes (distinction applicable également aux romans de guerre, depuis que la littérature existe). Les films de propagande mettent en scène des héros, des grands soldats qui mènent une guerre juste, noble, et qui généralement gagnent à la fin ; les films pacifistes mettent en scène des soldats ni grands ni petits, de simples humains paumés dans une guerre violente, sale, moche, absurde, et souvent ils meurent à la fin. D’un côté le divertissement droit dans ses rangers et fleur au fusil, de l’autre le pamphlet ou le reportage, la tragédie et les charniers. Il va de soi que les films de la seconde catégorie sont plus réalistes que ceux de la première.

On rangera évidemment À l’Ouest, rien de nouveau dans la catégorie des films de guerre pacifistes qui plongent son spectateur dans la boue et le sang, l’écoeurent et l’indignent et lui donnent envie de fuir l’uniforme ; Top Gun et Avatar entrent dans la catégorie des films de guerre de propagande qui fouettent les nerfs, s’adressent aux sensations, présentent la guerre comme un trépident manège de foire, et donnent envie de s’enrôler dans le bureau de recrutement le plus proche.

Il convient de souligner que la Première Guerre Mondiale est la plus propice à inspirer des films de la catégorie pacifiste, dénués de tout esprit nationaliste va-t-en-guerre, et ce immédiatement après l’armistice, dès 1919 avec J’accuse d’Abel Gance (puis la liste est longue : La Grande illusion de Renoir, Les sentiers de la gloire de Kubrick, Johnny s’en va-t-en guerre de Trumbo, La vie et rien d’autre de Tavernier…) et qu’elle est assez peu susceptible d’engendrer des fictions de propagande vantant la noblesse des armes. Pour une raison simple : cette Première, bien mal surnommée Der des Ders, est indéniablement et de quelque côté qu’on la prenne, sale, moche, absurde, débile, et il y est fort malcommode de distinguer gentils et méchants. Idem les romans qui, pour partie, ont inspiré les films : À l’Ouest, rien de nouveau (Erich Maria Remarque, 1929), Les Croix de bois (Dorgelès, 1919), ou Voyage au bout de la nuit (Céline, 1932) (1) sont des romans sur la Première Guerre Mondiale écrits par ceux qui l’ont vécue ; qu’ils soient français ou allemands n’a pas tellement d’importance, puisque les tranchées étaient à peu près les mêmes des deux côtés du front et ces oeuvres, éminemment antimilitaristes, sont absolument dénuées de patriotisme ou d’héroïsation de ses protagonistes.

La Seconde Guerre Mondiale, a contrario, fait émerger beaucoup plus naturellement le camp des gentils et celui des méchants, héros et vilains pour parler comme un film Marvel, et si l’on s’en tient à la dichotomie ci-dessus, a engendré infiniment plus de films de propagande que de films pacifistes : Le Jour le plus long (1962) pour ne prendre qu’un exemple entre mille, montre les gentils alliés triompher des méchants nazis et doit, malgré qu’on en a, être rangé parmi les films de propagande où les héros gagnent à la fin. Ceci est d’autant plus difficile à écrire pour moi que, comme tout le monde (à l’exception de quelques dangereux extrémistes infréquentables) je suis convaincu que les alliés sont gentils et les nazis méchants et, mes deux grands-pères ayant été, chacun à sa manière, engagés dans la Résistance, je me suis toujours senti du bon côté. Ce n’est pas une raison pour rejeter la distinction, toujours opérante même dans le cas d’une guerre que je juge personnellement juste, entre les films pacifistes (où la guerre est une horreur) et les films de propagande (où la guerre est une épreuve désirable, qui sera remportée par les gentils grâce à une justice providentielle et le sens de l’Histoire).

Les guerres se poursuivent, et le cinéma guerrier aussi : je songe qu’en ce moment même, ou très bientôt, la Russie et l’Ukraine produisent et produiront leurs propagandes… Et plus tard, peut-être, leurs pacifismes.

Mais revenons à ce À l’Ouest, rien de nouveau, troisième adaptation cinématographique du roman de Remarque, et toute première produite par des Allemands, en langue allemande. Son réalisateur, Edward Berger, n’a pas manqué de rappeler que les Allemands n’ont pas le même rapport à la guerre que les citoyens des autres nations : en 1945 ils ont intégré la honte et la haine de soi nationales, qui les ont sans doute rendus, tels des individus violents reconditionnés de force par quelque « méthode Ludovico » , incapables de se compromettre dans la catégorie du film de propagande, où la guerre est héroïsée et sexy. C’était bien à eux de réaliser cette nouvelle version du film pacifiste, comme un retour à la maison, ou un mythe fondateur de nouveau raconté. Mission accomplie, à merveille. À l’Ouest, rien de nouveau version 2022 est un tour de force toujours nécessaire et toujours dérisoire.

Deux réflexions subsidiaires :

– On peut toujours dire du mal de l’Union européenne, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’elle a bien des défauts et qu’elle fait parfois de la merde (exemple récent : elle se laisse facilement impressionner et corrompre par les pétrodollars qatariens). N’empêche que si elle est née, c’est suite aux deux suicides européens (1914-1918 : 17 millions de morts ; 1939-1945 : 20 millions de morts), et qu’elle tente depuis d’accomplir une mission pacifiste, elle tente d’empêcher l’Europe de se suicider en prenant de cours les nationalismes débilitants et les hécatombes (faut-il rappeler l’imparable slogan de François Mitterrand, Le nationalisme c’est la guerre ?). Merci à l’Union européenne, entité transnationale. Elle est aussi peu glamour qu’un film de guerre pacifiste face à un Top Gun ou un Avatar. On ne lui décernera pas d’Oscar. Mais la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne fait sens.

– On peut toujours dire du mal de Netflix, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’il a bien des défauts et qu’il fait parfois de la merde. N’empêche que c’est Netflix qui a donné (a rendu) à un Allemand, et en quelque sorte à l’Allemagne, pays où l’industrie cinématographique est en ruine, les moyens de réaliser ce film allemand et anti-nationaliste, utile peut-être au monde entier. Merci à Netflix, entité transnationale.


(1) – « – Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat… 
– Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Bégaye Bégaye

20/11/2022 un commentaire

Parfois on loupe un film et on s’en mord les doigts, on se dit qu’on a loupé davantage, le coche, l’occasion, l’époque, l’entrée, on a tout loupé.

En 1993, étudiant, je n’avais plus de télé et pas encore d’ordinateur, et je ne loupais pas beaucoup de films en salles. Pourtant cette année-là, en voilà un qui m’a échappé : Jambon, jambon de Bigas Luna. Je m’en suis mordu les doigts puisque la rumeur entourant le film me laissait entendre que j’avais loupé davantage qu’un film, j’avais perdu l’occasion de toucher de mes propres yeux une certaine modernité, de découvrir que la fameuse movida espagnole ne se réduisait pas au seul Almodovar, d’approcher une libération sensuelle et esthétique, une forme d’émancipation, une audace pour notre temps.

Près de 30 ans passent, durant lesquels je repense à ce film de loin en loin, me disant qu’il serait bon tout de même de combler quelque jour cette lacune et de rattraper le temps perdu de l’émancipation espagnole.

Cette année, j’ai enfin l’occasion de voir Jambon, jambon. Je me précipite. Las ! Je vois un affligeant navet, vaudeville tape-à-l’œil, caricatural et idiot, tissé d’outrances qui ne sont pas des émancipations, oh non pas du tout, seulement des vulgarités, qui n’ont pas la vocation de libérer quoi que ce soit mais au contraire de renforcer le machisme premier degré (Jambon Jambon ? La femme est le jambon de l’homme ? Et ce serait moderne, ça ? Mais voyons donc ! En 1662 déjà dans l’École des femmes Molière ridiculisait les vieux barbons libidineux qui prétendaient que La femme est le potage de l’homme !). Si l’on ajoute au sexisme la consommation effrénée de barbaque, ce film est pénible à regarder en notre époque végan#metoo et son seul intérêt est fort mince : admirer, à leurs débuts, Penelope Cruz et Javier Bardem, qui sont jeunes et ravissants et annoncent, pour peu qu’on cède à une illusion rétrospective, une carrière époustouflante.

Parfois, un film qu’on tenait pour moderne était juste à la mode ; un film dont on croyait (surtout sans l’avoir vu) qu’il avait fait son époque, aura seulement fait son temps.

Il se fait que pendant la projection, je trompais l’ennui en pensant à tout à fait autre chose, puisqu’il est impossible de ne penser à rien. Je me suis mis, et pourquoi pas, à dresser mentalement la liste des films dont le titre est un mot purement et simplement redoublé. Les films baptisés selon un tel effet de style auraient-il la moindre chose en commun ? Pourrais-je établir des règles ? Quel est l’effet recherché d’un tel bégaiement ? Que réside dans la petite musique du clou enfoncé, la recherche ou l’élucidation ? La certitude ou le doute ? L’espoir ou le désespoir ? Une insistance, une obstination, un gâtisme, une obsession… ou bien au contraire une nuance entre le même et le presque identique, si l’on estime avec Héraclite qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même mot, que la seconde occurrence est prononcée d’une autre façon, voire que le redoublement même modifie sensiblement le sens ?

J’ai pensé à…

  • Cinéma, Cinémas, commençons par là, même si ce n’est pas un film à proprement parler, c’est seulement la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma sans être un film : l’émission culte de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut (1982-1991). Et si, maintenant que j’y pense, la répétition, décelée au cœur même du titre de cette indispensable série d’explorations, d’hommages et d’exégèses, était au fond l’essence même du cinéma ? Au cinéma, chaque image doit être répétée 24 fois par seconde (quoique légèrement différente) pour accomplir le miracle, au fil d’un ruban qui par analogie évoque un interminable couloir où un protagoniste-obturateur doit ouvrir et refermer chaque porte, une à une, le plus vite possible ?
  • Je t’aime je t’aime de Resnais (1968), film génial de science-fiction au sens dur, que j’ai évoqué dans un autre article, et dont le sujet et la forme même portent sur la répétition, sur ce que nous faisons à la répétition et ce que la répétition nous fait. Mais on pourrait chipoter, puisque le titre ne répète pas un mot mais toute une phrase.
  • Souvenirs, Souvenirs d’Ariel Zeitoun (1984). Film oublié, contrairement à l’inusable tube éponyme de Johnny. Ce titre double est quasiment entré dans le langage courant : on évoque le passé, puis on soupire Souvenirs souvenirs et on a tout dit sur l’ambivalence de la nostalgie.
  • America, America d’Elia Kazan (1963). Là, la répétition est pleine de sens, et même pleine de double sens, puisqu’on peut y lire à la fois l’obstination du migrant et la différence entre une Amérique rêvée et une Amérique réelle.
  • Melinda & Melinda de Woody Allen (2004). Deux fois pas la même chose : une seule histoire, une seule Melinda… mais comédie d’un côté, tragédie de l’autre.
  • Pétrole ! Pétrole ! de Christian Gion (1981). Infâme débilité franchouillarde que j’ai la faiblesse de conserver en tête en tant que précieux souvenir d’émancipation car, à l’âge de 12 ans, il s’agit du tout premier film que je suis allé voir tout seul au cinéma, après un voyage en bus tout seul vers le centre ville. J’avoue sans peur de l’opprobre que je l’avais trouvé génial (sic) et peut-être même génial génial (sic sic). Je ne me risquerais pas à le revoir (il y a des limites à la quête de sens dans la répétition), et il est possible que le bégaiement du titre ne soit ici que le symptôme et l’aveu d’un cruel manque de contenu et d’inspiration.
  • Mur murs d’Agnès Varda (1982). Merveille de documentaire poétique. Ici le titre est polysémique et calembouresque, la répétition n’est pas parfaite, un pluriel s’ajoute à la seconde occurrence comme pour dire, Héraclite encore, qu’on ne se prend pas deux fois le même mur… (Il est à noter que bien plus tard, l’ultime film de Varda prendra à nouveau pour titre une fausse répétition : Visages, Villages.)
  • Help ! Help !, incunable de Mack Sennett (1912).
  • New York, New York de Martin Scorsese (1977). Ne pas confondre New York city et New York state, certes. Mais la répétition en ritournelle assène autre chose : l’idée fixe, l’ambition, la ténacité, l’opiniâtreté de l’artiste en devenir.
  • Valparaiso, Valparaiso de Pascal Aubier (1971). Seul film de la présente liste que je n’ai pas vu. Ai-je loupé quelque chose ? Le coche, l’occasion ? Une époque, à tous les coups. Notons d’ailleurs que le cinéaste, suite peut-être à des scrupules de s’en tenir à un titre exclusivement redondant, l’affuble d’un sous-titre fleuve exagérément signifiant : « La très fabuleuse et très édifiante vie aventureuse du camarade Balthazar Lamarck-Caulaincourt, au pays des enfants de Blanche-Neige et de Che Guevara ».
  • Martha… Martha de Sandrine Veysset (2001). Ah, là, je crois lire un trajet entre le premier Martha, femme perdue, en suspens, tandis que le second est une femme retrouvée, rassemblée. Mais je surinterprète peut-être.
  • One + One de Jean-Luc Godard (1968). Ici, clairement (???) la répétition tend à suggérer que le tout est différent de la somme des parties. Ou pas. Mais dans ce cas, que penser de Une femme est une femme (1961) Ou de JLG/JLG (1995) ?
  • Bandits, bandits de Terry Gilliam (1981). Je ne sais pas à quoi sert la répétition, qui du reste n’existe pas dans le titre original, plus explicite, Time Bandits. Peut-être à signifier qu’on revit l’histoire pour la changer (en dérobant le magot) ?
  • Buddy Buddy de Billy Wilder (1981). Ici c’est le contraire : le titre original (= Copain Copain) se répète afin de sous-entendre qu’un copain n’est pas la même chose que son copain, mais l’effet est perdu dans le titre français, Victor la Gaffe (qu’en a pensé André Franquin ?).
  • Menteur menteur de Tom Shadyac (1997). Autant dans le titre original la répétition pouvait permettre à l’oreille d’envisager un jeu de mot, Liar liar = Lawyer liar (avocat menteur), autant en français tout ceci ne rime à rien. De toute façon il s’agit d’un Jim Carrey movie, où le film et son contenu n’ont pas grande importance, l’essentiel étant la prestation de l’acteur : le titre en rabâchage promet-il au spectateur une double dose de grimaces ?
  • Pouic-pouic de Jean Girault (1963). Heuuu… Il s’agit d’un Louis de Funès movie, c’est pour ça. Double dose, promis.
  • Boeing-Boeing de John Rich (1963). Heuuuuuuu… Il s’agit d’un Jerry Lewis movie, c’est pour ça.
  • Tora ! Tora ! Tora ! de Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda (1970). Hors concours, trois au lieu de deux.

Je voulais en venir où, au fait, avec mes histoires de film qu’on loupe et bien plus tard qu’on finit par voir et dont on découvre qu’il s’est loupé tout seul ? Ah oui, c’est ça : l’histoire ne se répète pas, elle avance, et tant pis pour toi.

La machine à décerveler du père Ubu

27/10/2022 Aucun commentaire

Le formidable et palpitant film documentaire consacré à « l’agnotologie » et à la désinformation, La Fabrique de l’ignorance (Franck Cuveillier et Pascal Vasselin) a reçu le prix Parisciences 2021, et c’est justice.

Cette archéologie, non pas du savoir, mais du non-savoir stratégique, est une œuvre de salubrité publique. Les deux auteurs décortiquent comment, depuis les années 50, les grandes compagnies (tabac, amiante, carburants, pesticides, chimie, plastiques, agroalimentaire, nucléaire, numérique, etc.) ont privatisé la méthode du doute scientifique ainsi qu’ils ont privatisé tout le reste du bien commun, afin de retourner perversement la science contre elle-même, et de dynamiter la notion même de savoir. Sophisme : le scepticisme est une vertu scientifique, n’est-ce pas ? Alors les climatosceptiques sont les seuls vrais scientifiques. Les conclusions de leurs commissions d’experts appointés par ces compagnies (ou, pire encore, sincères) est, de façon récurrente, “On ne peut pas savoir” (si le tabac, l’amiante, les carburants, les pesticides, la chimie, les plastiques, l’agroalimentaire, le nucléaire, le numérique, etc… sont réellement dangereux).

Ainsi est réduit à néant tout ce qui pourrait entraver leur “bizness as usual” et leurs profits. Dans l’un des documents confidentiels ayant fuité (cf. la 26e minute du film), on lit cet aveu extravagant :

« Le doute est notre produit car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse. »

Le doute, principe qui enorgueillit et élève la pensée humaine au moins depuis Descartes, est ravalé à l’ignoble niveau de l’astuce marketing. La responsabilité morale de ces compagnies dans la confusion mentale généralisée à notre époque saturée de “faits alternatifs” , de mensonges décomplexés, de trumpisme et de poutinisme, est colossale et sera impossible à rembourser – tout comme les crimes contre le vivant lui-même.

Le documentaire n’est plus en ligne sur Arte (sauf en payant sur la boutique) mais on le trouve en deux clics sur Youtube.
Le paradoxe, ironiquement souligné par le cinéaste lui-même, est que son succès aura été, aussi, celui des complotistes qui ont massivement regardé le film… Mais il est parfois terriblement difficile de contredire les complotistes : comment appeler un cénacle de messieurs encravatés qui se réunissent dans une salle de conférence et élaborent une stratégie globale de décervelage, sinon “un complot” ?

Également sur Youtube : notre chanson Vos gueules (Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne et Nicolas Coulon), d’une actualité sans date de péremption puisque les gueules ne se ferment pas, ferait une excellente bande originale pour ce film. « Tiens, une abeille est morte, tralalala… » :

Sur le même sujet que La fabrique de l’ignorance, et mettant en exergue cette hallucinante même citation (Notre produit, c’est le doute), on se réfèrera à ce déjà classique de 2010 réédité cette année aux éditions du Pommier, Les Marchands de doute de Naomi Oreskes et Erik M. Conway.

Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)