Triangle d’or
Aujourd’hui au Fond du Tiroir, dans la série La publicité c’est de la merde :
J’attends le bus.
Comme il n’arrive pas, mon regard se détourne et divague ailleurs que sur la chaussée ou dans le caniveau. Je me laisse piéger dans la publicité sous vitre, plus grande que moi, à l’intérieur de l’abri.
Un visage de femme marqué d’un triangle d’or, pointe en bas, haut de près d’un mètre de hauteur, me regarde dans les yeux. Le visage de la géante est posé, sûr de lui, quoiqu’un peu défraîchi, ridé, et on distingue même un léger duvet au-dessus des lèvres discrètement peintes en rose. Et ce triangle jaune comme un tatouage tribal.
Le slogan :
Avec la crème anti-âge, resculptez en un mois votre triangle de jeunesse !
Je vois parfaitement clair dans leur jeu.
J’ai compris ce qu’étaient ce triangle et ces lèvres poilues. Il s’agit évidemment d’une publicité pour une opération promettant la restauration de la virginité, en un mois seulement.
Je pense à Hitchcock, qui parlait de certaine catégorie d’actrices portant leur sexe sur le visage.
Je pense aussi au film Emmanuelle d’Audrey Diwan qui sort aujourd’hui même, je me demande si j’ai vraiment envie de le voir, sans doute que oui puisque Noémie Merlant est ma préférée actrice.
Je me souviens qu’Emmanuelle, plus gros succès en salle de 1974 (loin devant Céline et Julie vont en bateau de Rivette, qui plaida au moins aussi fort pour l’émancipation des femmes) possédait DÉJÀ une suite : dès 1975, forcément, était tourné Emmanuelle l’antivierge (de même que dès 1960, un an après la publication du premier roman, l’autrice Emmanuelle Arsan utilisa ce titre-là pour un tome deux).
Je me demande si Sylvia Kristel utilisait une crème anti-âge.
Enfin mon bus arrive.
Je sors du cinéma. J’ai vu cette « Emmanuelle » d’Audrey Diwan. J’ai beaucoup aimé, même si je n’ai pas tellement compris pourquoi ça s’appelle Emmanuelle, aucun rapport sinon tiré par les cheveux avec le film de 1974, à part un vague exotisme asiatique adjoint à la quête du plaisir (en 2024 on est à Honk-Kong, en 1974 on était à Bangkok), d’ailleurs le prénom Emmanuelle n’est jamais cité dans le film, le film pourrait aussi bien s’appeler Noémie ou Audrey ou Marie-Françoise. Ce qui m’a plu, c’est que cette « mise à jour » de l’érotisme va dans une toute autre direction qu’autrefois : le film des années 70 était révolutionnaire-si-l’on-veut rien qu’en affirmant que les femmes ont une libido (s’est-on vraiment remis de ce scoop ?), il s’en prenait à ce qui à l’époque de Pompidou empêchait le plaisir (en gros, les normes patriarcales)… Tandis que celui-ci s’en prend à des symptômes archi-contemporains, notamment la folie de tout évaluer et de mettre, pour se prouver qu’on existe, des étoiles et des commentaires (le métier de cette « Emmanuelle »-ci est d’évaluer les hôtels de luxe), y compris s’évaluer soir-même, finalement l’adversaire est l’exact contraire de celui des années 70 : l’obligation de jouir plutôt que l’empêchement de jouir…
La compétition chiffrée de tous contre tous (dans notre ère, le sexe devient un signe extérieur de réussite au même titre que la Rolex), le capitalisme numérique est un tue-l’amour, un tue-désir, un tue-plaisir, un tue-relations humaines… C’est rudement bien vu !