Un endroit pour vivre (Troyes épisode 71)
Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet Underground : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe ».
J’aime cette aura légendaire d’oeuvres ésotériques et cependant fondatrices, comme un flambeau que l’on se refile dans l’ombre. Davantage encore que l’aspect archéologie de l’histoire des arts, j’aime l’idée du choc esthétique confidentiel, dans une ruelle plutôt que sur le boulevard. On découvre par accident un livre, ou un disque ou un film ou peut-être juste un dessin, dont n’a jamais entendu parler, dont on n’attend rien, on l’ouvre ingénument et il nous explose à la figure, plus rien ne sera jamais comme avant.
Chris Ware décrit une telle révélation dans un entretien avec Benoît Peeters, quand il évoque sa découverte, à l’âge de 17 ans, du magazine Raw dirigé par Art Spiegelman et Françoise Mouly, au fond du bac d’une librairie, alors qu’il espérait y trouver des revues porno. « J’ai fini par le rapporter chez moi et voilà, ça a changé ma vie. » Voyons cela comme une chaîne, maillon après maillon : en amont, Art Spiegelman reconnaissait qu’il avait fondé Raw d’après l’influence qu’avait eu sur lui le Weirdo de Robert Crumb dix ans plus tôt… Et en aval ? Sans doute Raw a engendré chez nous le Lapin de l’Association, qui à son tour…
En ce qui me concerne, Raw m’a percuté de plein fouet par son ultime parution, le seul que j’ai lu à sa date de parution (je ne le savais pas mais la pièce était déjà jouée), à la faveur d’un séjour en Angleterre en 1991, et c’est dans ce numéro-là que pour la première fois j’ai lu une histoire de Chris Ware, intitulée I guess. Même si je ne suis pas devenu dessinateur de bandes dessinées, ça a changé ma vie, ma vie de lecteur au moins, qui n’est pas négligeable.
Également publiés dans Raw, la liste témoigne de la fertilité de cette irremplaçable et secrète matrice : Maus de Spiegelman, Charles Burns, Muñoz & Sampayo, Kim Deitch, Gary Panter, Julie Doucet, Tardi, Alan Moore, Robert Sikoryak…
Et puis, Richard McGuire. McGuire est un auteur presque inexistant à force de discrétion. Une participation ici ou là, peu de publications, des couvertures de commande, quelques courts métrages d’animation, parfois une conférence… Nul besoin d’être prolifique : c’est en six pages seulement, dans un numéro de Raw, qu’il a chamboulé tout et tous. Quiconque a lu son histoire expérimentale Here s’en souviendra à jamais (moi, donc, je me souviens parfaitement, c’était sur un ferry en revenant d’Angleterre, il y a 20 ans), et ne lira plus tout à fait un livre de la même façon. Chef d’oeuvre minimaliste, Here aborde ni plus ni moins le thème exposé ci-dessus, l’enchaînement des générations sur le temps long, tout en racontant une histoire banale, la vie d’un homme, de sa naissance en 1957 à sa mort en 2027, et la vie d’une maison qui vécut plus longtemps, avant et après lui. Mais McGuire la raconte d’une façon inédite, et offre au lecteur une expérience, une occasion de rénover sa rétine et son horloge interne, et d’éprouver le sens d’un lieu et le sens du temps qui passe, l’histoire et la géographie qui se croisent, des millions d’années et quelques secondes à peine pour lire la planche, vous êtes ici. Extraordinaire. En six pages.
Je viens de découvrir que Here avait été adapté par deux étudiants en cinéma sous forme de court-métrage (ci-dessus). C’est presque aussi efficace, mais pas tout à fait, puisque chaque art, le livre ou bien le cinéma, apporte avec lui sa propre Histoire et sa propre Géographie, les six pages sont devenues six minutes, rien à voir.
highlights the fact that comics really is a unique medium – the film version, well execyted though it is, doesn’t really do it justice.