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Articles taggués ‘Troyes’

Art pariétal (Troyes épisode 30)

30/09/2011 7 commentaires

Le premier mois de thébaïde s’achève, 25% de la résidence a déjà foutu son camp. Je ne vais pas ici tirer un premier bilan, et puis quoi encore, je vais plutôt célébrer ce quart de tour par un petit jeu-concours.

Dans les toilettes de mon appartement troyens figure un mystérieux graffiti. Griffonnées à même le sol en lettres capitales, cinq lignes sont lisibles par celui qui s’assied sur le trône, et furent sans aucun doute inscrites autrefois par un auteur oeuvrant dans la même position – cette fameuse position d’humilité, de vulnérabilité, de vidange, qui rappelle à chacun que tous les hommes subissent les mêmes implacables lois organiques, et pour cette raison même sont frères par-delà leurs différences de culture, de revenus, de couleur de peau, ou de préférences pour les primaires socialistes. Le saviez-vous ? Jadis, au moment de l’intronisation du nouveau pape, on obligeait celui-ci à un petit rituel public, en plein Saint-Pierre de Rome : on le faisait s’asseoir, avant de l’autoriser à accéder au trône pontifical, sur une parodie de celui-ci, pot de chambre géant. Par ce fort symbole, on lui signifiait que sa mission d’intercesseur suprême ne devait pas lui faire oublier qu’il n’était qu’un homme, qui chie à la hauteur de son cul, comme tout le monde. On parle de cette chaire stercoraire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, c’est dire si c’est sérieux. Les traditions se perdent, on peut le regretter. Ben Sixteen en pleine simulation de la grosse commission (grosse communion), ça aurait eu de la gueule.

Mais foin de culture générale, revenons à notre jeu-concours. Depuis un mois, au moins une fois par jour (mes intestins fonctionnent correctement, je vous remercie), je prends place dans les lieux et, pantalon aux chevilles, m’use les yeux dans des tentatives de déchiffrement de ce message, étrange mais forcément vital, laissé entre mes pieds par d’obscurs ancêtres à l’attention d’éventuelles futures générations. C’est une rude responsabilité. Pour l’instant, je sèche. Il me semble que les deux dernières lignes peuvent se lire :

THE WIND (ou MIND ?)
SLOW DOWN

S’agit-il d’un poème, d’un couplet de chanson, de quelque slogan anarchiste, d’une incantation permettant la conjuration d’un démon enfoui sous le Ginkgo depuis des milliards d’années  ? J’offre un livre dédicacé à quiconque perce ce mystère, afin que je puisse, durant les trois quarts restant de ma résidence, penser à autre chose en me rendant au petit coin.

Saint-Jérôme dans sa cellule (Troyes épisode 29)

29/09/2011 Aucun commentaire

Ça n’arrête plus. Un autre riche rêve cette nuit, qui s’achevait, je passe les péripéties, par mon hospitalisation. J’entre le rouge au front, la serviette à la main, dans un dortoir d’une dizaine de lits, pour l’heure désert, je cherche ma place. Je m’assois sur un lit, mais une jeune fille, petite, brune, pâle, sort des toilettes et me dit en souriant « Vous êtes sur mon lit ». Ah, bon, pardon, je me décale d’un rang. Une fois assis sur le lit voisin, je soulève un coin de drap sur le suivant, et je constate qu’il est occupé par un squelette, oublié là depuis longtemps, recouvert encore par endroits de lambeaux de peau flétrie et grise. (Oui, c’est bien ça : je me trouve pile entre La jeune fille et la mort.) Je tente d’engager la conversation avec la jeune fille mais le dortoir est soudain envahi par une myriade de mômes piaillant comme une volée de moineaux, vêtus comme nous de camisoles blanches pour internés, mais à leur taille. Les voyant, ma dernière pensée avant le réveil est : planquer le squelette !

Je sais d’où me vient ce dernier élément : j’ai rendez-vous avec des enfants malades à l’hôpital de Troyes durant le Salon du livre. Je me demande si la littérature jeunesse ne consiste pas à planquer le squelette. Oh, il peut être là le squelette, il est toujours là, plus ou moins. Mais quand les enfants rentrent dans la place, on remonte le drap.

Pour le reste, les temps sont durs. Ils sont même Dürer, la preuve ci-dessus en image. Mais je ne m’étendrai pas sur le sujet, sinon Tof va encore me rétorquer, citant Agrippine (pas la mère de Néron, la fille de Bretecher) : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » Okay, then. Je me tais. C’est tout pour aujourd’hui.

Londonomètre : 791.

La nuit m’a dit (Troyes épisode 28)

28/09/2011 un commentaire

Encore un rêve de théâtre, cette nuit. Je suis en retard, je dois rejoindre (pour y jouer ou pour assister à un spectacle ?) une salle que je ne trouve pas, et je traverse divers couloirs, escaliers, salles de bal, restaurants, de plus en plus chic, avec lustres, dorures, miroirs immenses et laquais en livrées. D’étage en étage, je sens que plus j’approche du but, moins je suis à ma place, les têtes des laquais pivotent lentement à mon passage pour me flinguer du regard. J’en vois même un qui, ostensiblement, condamne derrière lui un passage au moyen d’un cordon de soie qu’il noue, puis se retourne vers moi, les bras croisés dans le dos, pour me jeter un petit sourire de mépris. Lorsqu’enfin je parviens au sommet du bâtiment, une sorte de penthouse où un petit orchestre de chambre joue pour quelques tables de gens costumés, je réalise que la salle elle-même est encore loin. Il me faudra marcher encore longtemps, la perspective d’arriver à l’heure s’amenuise à chaque pas. Je me mets à courir, inquiet de ce que que je parviendrais à destination, en plus de mon retard, débraillé et en sueur. Je cours, et le décor change. Je traverse à présent un sentier de rase campagne, avec un champ de terre grasse et nue, fraîchement retournée, à ma droite, et un bidonville fait de caravanes et cahutes clairsemées à ma gauche. Je cours dans la boue sous un soleil de plomb et crois apercevoir mon but à l’horizon, il me semble que cette fois le théâtre est à portée de ma main. En bordure du bidonville, à une dizaine de mètres de moi, je distingue du coin de l’oeil une grappe d’individus mal fagotés, mal rasés, des hommes surtout et quelques femmes, plus jeunes, assis sur des chaises en plastique, fumant. Un, puis deux, puis cinq, puis tous, ils se lèvent soudain à mon passage, ils se donnent des coups de coude, me désignent du doigt, se mettent à m’applaudir. Ils rient, sifflent, et comme si j’étais un échappé du peloton crient mon nom dans leurs mains en pavillon pour m’encourager. Mais ils le prononcent mal, le scandent en deux syllabes, j’entends : « Vigue ! Né ! Vigue ! Né ! » Tant pis pour leur mauvais accent, je ne sais pas d’où ils me connaissent ni de quel pays ils viennent, me prennent-ils pour quelqu’un d’autre ? Peu importe, leur clameur me galvanise comme si elle était pour moi, me chauffe le coeur, que le malentendu me profite et me fasse avancer, je leur souris, je redouble le pas empli de gratitude.

La voix du feu (Troyes épisode 27)

27/09/2011 Aucun commentaire

Il ne se passait rien. (François Bon, L’incendie du Hilton, p.95)

Il se trouve que j’essaye d’écrire un livre. Je prends pour point de départ un fait divers, un incendie en milieu urbain, puis je recherche les moyens appropriés pour raconter cette histoire de biais, et en extrapoler des considérations sur le monde dans lequel je vis. J’avais entendu parler, lors de sa sortie il y a un ou deux ans, de l’Incendie du Hilton, roman (du moins, étrangement qualifié tel sur la couverture) de François Bon, qui prend pour point de départ un fait divers, un incendie en milieu urbain, puis qui recherche les moyens appropriés pour raconter cette histoire de biais et en extrapoler des considérations sur le monde dans lequel vit François Bon. On comprendra que j’aie consciencieusement dédaigné de lire ce livre, craignant qu’il ne me parasite.

Une jeune fille avec qui je suis en correspondance (bonjour, Pauline) me demande récemment si je l’ai lu. Comme je réponds par la négative, elle se fait radicale : « Alors, ne le lis surtout pas ! C’est très mauvais. » Mauvais ? Bon ! (Cas de le dire, pardon.) Il ne m’en fallait pas davantage pour foncer tête baissée : si ce livre était loupé, je ne pouvais plus redouter, orgueilleux comme je suis, qu’il m’influençât.

Je viens de lire l’Incendie du Hilton. Le 22 novembre 2008, François Bon, invité au salon du livre de Montréal, loge dans une chambre de l’hôtel Hilton. L’hôtel prend feu. Tout le monde est évacué en pleine nuit. Le salon du livre devant avoir lieu dans les sous-sol de ce même hôtel, les stocks de livres risquent de partir en cendres et fumée, métaphore possible du microcosme littéraire et/ou de la place du livre dans la société. François Bon discute avec des gens. Finalement ce n’est pas grave, alors tout le monde remonte se coucher. C’est tout.

Je me préparais, d’après l’avertissement de ma correspondante, à détester ce récit plus franchement. Je l’ai trouvé mal écrit, laborieux, non nécessaire, répétitif (le genre de répétitions fastidieuses, pas lancinantes comme du Thomas Bernhard) mais, pour autant, pas détestable. Certaines pages sont dignes d’intérêt (j’ai même aimé le chapitre, pourtant hors-sujet, sur le stage de récupération des points de permis)… mais l’ensemble est certes bien mal fichu. J’essaye d’en tirer des leçons sur ce qu’il ne faut pas faire.

Mon avis global sur François Bon : il a incontestablement inventé quelque chose sur son blog, il a été l’un des pionniers de cette écriture-là, en flux électronique et participatif, éphémère en éphéméride, archi-subjective puisqu’égocentrique, en prise directe et quotidienne avec ce qui entoure le scribe, c’était gonflé et vif, subversif, nouveau, bon timing. Tous les écriveurs de blog lui sont peut-être redevables, moi inclus, même si je ne l’ai lu que tardivement. Les problèmes, je crois, sont venus quand il a appliqué ce style d’écriture à tout un bouquin : étiré sur 180 pages, un monologue à la blog ne tient pas, ne peut pas tenir, il va vieillir prodigieusement vite, ça n’a pas de colonne vertébrale, toutes ses petites réflexions sur ce petit événement sont déjà éventées, ni fait ni à faire, le livre est mort. Le défaut de François Bon est donc, à ce que je comprends, d’avoir confondu deux sortes d’écriture. Je me le tiens pour dit.

Londonomètre : 601.

Comme on visite un monument (Troyes, épisode 26)

26/09/2011 un commentaire

« Faut le déclic. Vous trouvez mes mots bien obscurs. L’obscurité, elle est dans nos âmes, non ? En plus mélodieux. » (Ulysse, James Joyce, p. 66-67)

J’étais inquiet, au début. Pendant les quinze premières nuits de ma résidence, je n’ai pas rêvé. Je me réveillais, jamais très tard, 7h43, 8h11, 8h25, selon le train qui passe, j’ouvrais les yeux, et c’était tout, zéro activité onirique notable, des souvenirs manquaient comme si j’avais moins vécu. J’étais dépossédé d’une manifestation majeure de mon imagination, et j’en étais tout chiffon.

Mais c’est revenu. Il fallait seulement que je m’habitue à cette chambre, à ces draps, à ce silence-ci. J’ai rêvé cette nuit que je devais donner une représentation de mes Giètes au théâtre de La Mure. Christophe S. était là, bien sûr, je le retrouvais dans le sous-sol du théâtre, qui se trouvait être une gigantesque cuisine pour collectivité. J’étais embêté, parce que je n’avais pas prévu de donner ce spectacle, ce soir. Je ne me sentais pas prêt du tout, je cherchais quelque chose dans mes poches nerveusement. J’annonçais : « Il faut pourtant bien la faire puisque ce soir, c’est la dernière représentation », et Tof me répondait, les pieds sur une chaise et les mains dernière la nuque, « C’est ça, oui, comme toutes les autres ». Je m’apercevais que j’avais oublié mon livre, je le lui signalais comme une lacune rédhibitoire, et aussi mon pantalon, je déclarais : « Désolé, mais sans pantalon ça ne va pas être possible, on annule ». Parfois un cuisinier traversait la pièce en nous lançant « Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez déjà presque une heure de retard, les gens s’impatientent ! » , Tof s’occupait en accordant ses instruments, et moi je farfouillais dans des piles de livres entreposés là, me disant, la seule chance qui reste, c’est de trouver un pantalon comme accessoire dans l’un de ces livres géants. En particulier, je retournais dans tous les sens ce qui semblait être une version d’un mètre sur deux de La garde-robe d’Emmanuelle Houdart, dans l’espoir d’en faire tomber mon pantalon.

Un autre. Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je lisais un livre particulièrement compliqué, où toutes les consonnes avaient été remplacées par la lettre g. Ug augge : ig g a gueggueg guigg, g’ai gêgé gue ge gigaig ug gigge gaggigugiègegegg gogggigué, où gougeg geg goggoggeg agaiegg égé gemggagéeg gag ga geggge g. Je n’y comprenais rien, tu penses, je transpirais, mais je m’accrochais, ligne à ligne, paragraphe après paragraphe, je m’épuisais, je lisais mécaniquement, m’accrochant obstinément mais stérilement au rythme gueguettant, soupirant quand je tournais une page comme passant un col à vélo.

J’ai compris au réveil de quel livre il s’agissait, parce que je me souvenais que sa couverture était violette (cf. illustrations ci-dessus). J’ai commencé Ulysse cet été, à Dublin, ce qui est snob, mais j’ai laissé tomber, c’était un trop gros morceau pour moi. Je viens de faire une nouvelle tentative ici, à Troyes où existe un pub « James Joyce » , ce qui est presque aussi chic. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la Guinness. Je n’y arrive toujours pas, je le crains. Ce n’est pas la première fois que la lecture d’un livre influence mes rêves, mais l’autre exemple paru sur ce blog évoquait un livre que j’avais englouti fébrilement ; là, ce serait plutôt un livre que j’ai non-lu, ce qui est plus frustrant. Oui, ce rêve révèle (car c’est à cela qu’il sert : le rêve révèle) une lecture impossible. Je m’acharne sur Joyce, je m’entête, je lis en montagnes russes des pages qui m’emballent et d’autres que je ne suis pas très sûr d’avoir lues une fois que je les ai lues, au point de ne plus savoir exactement où je m’étais arrêté la veille (mais désormais pour plus de sécurité je dispose d’un beau marque-page, merci Laetitia), jusqu’à ne plus comprendre tout-à-fait pourquoi je lis.

Peut-être pour dire « Je l’ai fait » , comme on dit du Louvre. Comme on visite un monument, sans le déranger, sans être dérangé par lui. J’ai fait le Louvre, je l’ai traversé plus d’une fois, et qu’en ai-je retenu, au juste ? Gu’eg ai-ge gegegu, au gugge ?

Le bond de l’écureuil (Troyes, épisode 25)

25/09/2011 un commentaire

Le ginkgo sous mon balcon persiste dans le vert, mais il abrite un petit locataire rouquin. Chaque matin, j’assiste aux mystérieuses mais assidues manoeuvres d’un écureuil qui monte et qui descend le long du tronc, s’arrête, saute de branche en branche, revient, empoigne, lâche, court, vole presque. Le spectacle offert me distrait, tous les sens du terme.

Au fil des jours, j’en suis venu à guetter son apparition,tel McMurphy dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et même à la saluer d’un gâteux « Salut, voisin ! » et d’un grand sourire niais. J’ouvre doucement la fenêtre et je lui parle, pas forcément avec ma voix. J’ai des circonstances atténuantes, certains jours c’est à peine si je croise un humain, on me passera mes conversations muettes avec un mammifère arboricole, fût-il sciuridé (si j’écrivais un livre sur lui je l’intitulerais Van Ginkgo ou le sciuridé de la société).

Je me laisse absorber par la contemplation, je profite en gâté de ce qu’elle provoque, méditations, imaginations, mon training pendant le sien. J’épie ses mouvements nerveux, son infime agilité, sa queue en panache, ses yeux noirs, ses deux mains devant la bouche comme une Japonaise qui rit, je me le figure grignotant un biscuit au miel et à la noisette (private joke) et je rêve ce que j’ignore, ses activités lorsque je ne le regarde pas, comment le ginkgo est son univers tout entier, comment il prépare son hiver, je spécule sur son arbre généalogique, son sexe, son espérance de vie, son adaptation à son environnement sans aucun doute supérieure à celle de bien des hommes (certainement à la mienne, lui habite vraiment ici quand je ne fais que passer), je glisse malgré moi vers des interrogations anthropocentrées tout-à-fait hors de propos : est-il heureux ? Je reste assis, à dix mètres de lui, je ne bouge pas d’une feuille, un peu arbre moi-même à force, je suis si statique que son mouvement incessant m’inspire. Le mouvement est la vie même, ou alors c’est le contraire.

Je ne me laisse donc pas émouvoir seulement par les enclumes et les vilebrequins : la petite forme de vie avec qui je cohabite m’attendrit et m’impressionne. Je ne me rappelle plus quelle rock-star, en tout cas un de la catégorie mort-jeune, un qui n’aura pas eu le temps de rouiller adulte, Ian Curtis, Jeff Buckley ou peut-être Nick Drake, donnait dans une interview sa définition de la sensibilité. Mettons qu’il existe deux catégories d’êtres humains. Il y a ceux qui passent à côté d’un Boeing 747, tous moteurs allumés, emplissant l’espace par sa masse, son bruit, ses vibrations, sa chaleur, qui le longent tranquillement et poursuivent leur chemin comme si de rien n’était. Puis, il y a ceux qui voient un papillon se poser sur un brin d’herbe et entraîner très légèrement le brin sous son poids, et qui reçoivent cette minuscule bascule de la tige comme si elle leur était personnellement destinée, s’arrêtent bouleversés à l’endroit où ils se trouvent, s’effondrent en sanglots. Ceux-là sont les sensibles.

(Londonomètre : 2018.)

La tête sur les épaules (Troyes, épisode 24)

24/09/2011 un commentaire

Je nuance ce que j’écrivais il y a quelques jours : le multiplexe ne bouche pas entièrement l’horizon cinématographique troyen. J’ai assisté hier soir à une projection assurée par l’association Pierre-Chaussin, ah, très bien, certes de la vulgaire vidéoprojection et pas du 35 mais tant pis, voir en salle un film dont on n’a jamais entendu parler est un grand et rare plaisir, hier soir ce fut donc Lola de Brillante Mendoza… Il suffisait de fouiller un peu, les choses les plus intéressantes sont toujours occultes, j’aurais dû m’en souvenir.

Il faut bien que je sorte un peu : je passe tellement de temps rivé à mon bureau que depuis quelques jours je suis embêté par une douleur à l’épaule droite, la tendinite me guette au coin du bois, première fois que ça m’arrive, ce n’est pas la mythique crampe de l’écrivain, seulement l’ordinaire pathologie de l’homo ordinatorus qui tapote à plus soif et s’en va de l’épaule, encore un « mal du siècle » comme il est dit dans les Giètes. Heureusement, mon webmestre masqué mais multicarte est ostéopathe sur les bords, et m’a donné à distance quelques conseils d’ergonomie.

Quoi d’autre ? Ah, oui, j’ai réussi à écarquiller les yeux d’un vendeur de la FNAC en lui demandant ingénument « Est-ce qu’on en trouve encore, des imprimantes qui n’impriment qu’en noir ? » (J’ai même précisé en noir et blanc, immédiatement conscient de l’incongruité.) C’est ça, oui, et tu veux aussi des speakerines, dans ton téléviseur noir et blanc ? Un poste à galènes ? Un gramophone MP zéro ? Je ne suis pas de mon temps, à part l’épaule.

(Londonomètre : 411)

Du jour et de la nuit (Troyes épisode 23)

23/09/2011 un commentaire

Je dépose cet article en équilibre entre le jour et la nuit, douze heures chacune pas de jalouse, à l’instant exact de l’équinoxe : je programme sa mise en ligne pour le 23 septembre, 9h04 du matin. Coupons le ruban rouge avec de grands ciseaux : c’est la minute où nous entrons légalement en automne.

Comme tous les ans à pareille date, j’ai une pensée pour Montherlant, qui choisit de se donner la mort sur cette même frontière invisible en 1972, comme il l’avait semble-t-il annoncé dès 1938 : « Je serai donc parti le 24, date de l’équinoxe de septembre, quand le jour est égal à la nuit ; en la fête de ce saint Mystère, que le oui est égal au non, qu’il est indifférent que le oui ou le non l’emporte », ce qui est rétrospectivement romanesque en diable et peut-être même romantique. (Ce qui l’est moins, ce sont les raisons probables de son suicide : ce vieux pédophile redoutait le scandale dont le menaçaient les parents d’un très jeune garçon…)

Et c’est aussi le dernier alexandrin d’Hugo, prononcé sur son lit de mort, que je remâche in petto à chaque équinoxe : « C’est ici le combat du jour et de la nuit ». Le bougre à l’agonie faisait d’ultimes vers. Puis, les vers l’ont mangé.

Ah, pardonnez-moi, l’automne me fait ça, toujours. Mais j’aime bien. Ma saison préférée.

Sous ma fenêtre, le gingko monumental n’a pas bronché. Il est toujours aussi vert, quand ses collègues, et notamment le marronnier de l’autre côté de la maison, se sont déjà salement orangés. Je suis tellement ignorant en botanique que je n’ai aucune idée de la période où le gingko est censé changer de couleur. Je verrai bien, je le regarde tous les jours, attentivement, aux premières loges. Ce que je sais en revanche, c’est que le gaillard a résisté à la bombe A d’Hiroshima. Cet arbre nous enterrera tous. Autres pensées d’automne.

En forgeant qu’on devient (Troyes épisode 22)

22/09/2011 un commentaire

J’ai visité ce matin, absolument seul presque tout du long, ce que je perçois comme l’un des joyaux de Troyes : la Maison de l’outil et de la pensée ouvrière.

Accueilli par une soixantaine d’enclumes Botuléennes qui forcent le respect, léger je déambule en terre artisanale. Je redoutais un peu le passéisme sympa, les reconstitutions bon enfant des petits métiers d’antan, en somme du Jean-Pierre Pernaut, mais pas du tout. On a sous les yeux un travail d’historien, et l’historien n’a pas droit à la nostalgie, même et surtout quand il parle de choses mortes : le musée expose 10 000 pièces uniques, tout en sachant que l’outil unique d’autrefois a vécu. « À l’époque moderne, l’outil est conçu méthodiquement pour correspondre au plus grand nombre d’utilisateurs : la relation affective et sacrée entre le travailleur et son outil est, de fait, estompée », paix à son âme – j’ai la sensation, pas du tout triste, de visiter un cimetière. Quand les hommes sont morts on les dépose au cimetière ; quand les objets sont morts on les dépose au musée. (Plagiat de l’incipit de Les statues meurent aussi de Marker et Resnais. Une autre référence cinématographique capitale  pour penser les outils est bien sûr 2001, l’Odyssée de l’espace, qui n’est pas autre chose que l’histoire universelle, racontée de son vrai début à la fin vraie, des rapports entre l’homme et ses outils. Si j’étais la Maison de l’outil, je diffuserais en boucle 2001 dans une salle du musée, même si les reportages sur les Compagnons du devoir, c’est pas mal non plus.)

L’outil est une belle chose, mais surtout une bonne chose, et belle quand elle est bonne, le Bauhaus n’a rien inventé. Je longe des vitrines emplies d’outils de toutes tailles en suspension, entre ciel et terre comme encore dans l’imagination des travailleurs, et la muséographie atteint son objectif : je pense davantage aux mains qui les ont empoignés fermement qu’au bois et au fer. J’observe un vilebrequin, ah oui alors je le trouve beau, on peut j’en témoigne être retourné par un vilebrequin, je mime longuement le vilebrequinage devant la vitrine, heureusement que je suis seul. Je m’attarde encore devant les mille et une estèques du potier. Ou les varlopes (feuillerets, galères, riflards, bouvets double, colombes). L’émotion me gagne pour de bon. Dans le geste de l’homme qui travaille, qui a trouvé ou fabriqué le bon outil  à sa main, et qui grâce à lui, avec lui, archaïque cyborg, fait quelque chose, ne fait pas tout, ne fait pas rien, fait quelque chose, la noblesse et l’orgueil, la dignité et la poésie ne sont pas des slogans, ni de vains mots, même si ce sont des mots silencieux.

Cependant,  je trouve la seconde moitié de  l’intitulé, « … et de la pensée ouvrière », un peu décalée. Ce n’est pas de la pensée, que je vois là, ni à proprement parler ouvrière (ce musée étant strictement dépolitisé, on y parlera à la rigueur de l’ouvrier mais en aucun cas du prolétaire). Ce que je vois est à la fois plus vaste et plus consensuel, c’est le Génie humain. Oui, le Génie est au musée.

Les mains, la noblesse, la poésie, la dignité et silence, le travail par et pour l’outil abouti : je reconnais ce portrait chinois, je pense à mon prolo de grand-père, tailleur de pierre et mineur de fond, et à son atelier, je me souviens de l’odeur et de la lumière de ce refuge déserté, tous les outils qu’il contenait, que j’aurais été bien en peine d’utiliser ou même d’en saisir la finalité…

Au boulot. On y retourne. J’ai une histoire de coutelier à écrire. Londonomètre : 249.

Je n’irai pas à l’Alhambra (Troyes épisode 21)

21/09/2011 2 commentaires

J’ai beaucoup regardé mais peu photographié, depuis que je suis à Troyes. Ci-dessus la toute première vision qui m’a obligé à m’arrêter en pleine rue pour dégainer l’appareil photo. Ce n’est certes pas un rutilant colombage cher à M. Barouin, c’est l’Alhambra désaffecté. Pas très glamour, hein ? Mais émouvant.

Moi qui ai appris a déchiffrer le monde sur des grands écrans… qui ai longtemps travaillé dans des cinémas, en cabine ou en caisse mais en salle dès que possible afin de comprendre encore et encore de quoi ce monde retourne… qui m’adonne toujours de loin en loin à la projection en bénévole parce que je n’ai rien trouvé d’équivalent au rituel de la salle qui s’éteint et de l’écran qui s’allume… qui pour tout dire suis joliment fier, moi si peu manuel, de savoir manipuler un projecteur 35 mm… Rien ne me brise le coeur comme un cadavre de cinéma. Oh, je sais bien qu’il en existe de bien plus graves et urgents, des symptômes de l’éradication de ce qui est collectif en ce début de siècle, mais le cinéma, c’était les yeux levés sur un horizon repeint, c’était beaucoup. 

Le cinéma, art des fantômes par excellence, tourne spectre lui-même. Cette devanture de rêve décati sera sans doute prochainement ravalée comme un chagrin, et on lui substituera une foutue agence de téléphonie mobile, ou une assurance, ou une pharmacie. Ou peut-être une boutique de home vidéo, pour joindre l’ironie à la désolation.

Troyes, ville indéniablement vivace sur le plan culturel en regard de sa taille, n’est décevante que dans un domaine : le cinéma. L’offre cinématographique troyenne est toute entière (ou alors j’ai mal cherché, mais je ne crois pas) ramassée en un seul multiplexe, soit un bunker climatisé, décentré et accouplé à l’Hippopotamus, dix salles avec fauteuils complets de leurs réceptacles à pop-corn, distribution de lunettes 3D pour sauver les blockbusters de la platitude, et, puis, c’est, tout.

Aujourd’hui mercredi sortent deux films français que j’ai très envie de voir, l’Appollonide de Bertrand Bonello et le Cochon de Gaza de Sylvain Estibal (que j’aime bien en tant qu’écrivain, alors qui m’intrigue en tant que cinéaste). Ces deux films ne sont pas programmés à Troyes. J’en brandirais presque mon appareil photo d’indignation, mais pour photographier quoi ? Les réclames pour les boutiques et restaurants régionaux, diffusées dans le multiplexe avant chaque film, anachronisme dans ce temple moderne ? « Nous sommes les spécialistes du marbre sur Troyes depuis plus de vingt ans »… Ah oui, tiens, c’est une idée, je vais m’acheter du marbre

(Londonomètre : 54, à cette heure-ci. Je réajusterai ce soir.)