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L’extraordinaire monde intérieur des écrivains

10/10/2014 Aucun commentaire

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Je lis, tout désopilé, Literary life de Posy Simmonds, qui raconte à l’anglaise, la-langue-dans-la-joue, le milieu littéraire, ses vanités, ses frustrations, ses malentendus et ses aléas. Et page 37, je tombe sur ce gag-ci.

Or illico je le reconnais : je l’ai déjà lu il y a plus de 30 ans, sous la plume de notre Posy Simmonds à nous, j’ai nommé Claire Bretecher. C’était ce gag-là.

Même idée exactement, même lenteur puis même chute rapide, même ressort comique. Seule différence en 30 ans (à part l’ordinateur qui remplace la machine à écrire) : l’inversion des sexes. L’auteur est devenue auteure, peut-être même une autrice, et c’est son époux, au lieu de l’épouse, qui s’occupe des enfants et veille à ne pas la déranger parce qu’elle a un livre à écrire. Est-ce un progrès ? Est-ce le seul progrès d’une époque sur l’autre ? Oui. Je fais partie des dégénérés qui croient que la possibilité d’intervertir les rôles sociaux dévolus aux deux sexes est une mesure très fiable du progrès social. Et j’emmerde la Manif pour tous.

Pour le reste, rien n’a bougé. Le monde intérieur des écrivains, ces héros (et héroïnes, donc) de la modernité post-romantique, est demeuré un mystérieux sanctuaire extraordinairement fascinant. Je vous prie de me laisser seul, à présent, j’ai un livre à écrire.

Moi la synapse

01/10/2014 un commentaire

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Regarde-le lui-là qui revient enfariné bismuthé, avec ses deux neurones… Au moins grâce à lui on se souvient fugitivement pourquoi en 2012 on a voté pour l’autre.

Bon. Pour éviter que l’actualité politique ne me rende complètement idiot, je lis des livres. Les livres sont comme les neurones, bons à rien un par un, fertiles et utiles dès qu’ils se connectent, à la faveur d’une synapse. Vive Hermès, dieu de tout ce et de tous ceux qui se déplace(nt) ! Dieu des connexions ! Dieu des voleurs, des commerçants, des messagers, et des synapses ! Des magiciens aussi, c’est logique.

Comment faire bon usage de ses synapses ? C’est en mélangeant qu’on invente, et j’ai pour habitude d’associer les idées… La manie de faire surgir des liens entre des éléments disparates porte un nom : l’apophénie. L’apophénie peut conduire à diverses pathologies mentales comme la théorie du complot, mais elle fait merveille dans le processus créatif, pour révéler (ou inventer, mais c’est presque pareil) le sens caché des choses. On ne m’ôtera pas de l’idée que l’apophénie, favorisant la « rencontre fortuite » , fait les poètes, depuis que le parapluie, la machine à coudre et la table de dissection font la poésie.

Je lis coup sur coup, d’une même lecture, deux livres sans le moindre rapport. Je fais le rapport. C’est moi la synapse.

La présence de Pierre Jourde (éd. Les Allusifs, 2011) est un récit autobiographique et anxiogène sur l’attachement morbide à un lieu familier, en l’occurrence une maison d’enfance, écrit comme un conte d’angoisse de Maupassant. Les objets, et les masses d’air elles-mêmes qui les renferment, sont des fantômes.

Prokon de Peter Haars est une bande dessinée d’agit-prop-psychedelik-crypto-situ, une grosse farce à grosse trame, singeant Roy Lichtenstein et la société de consommation, et réinventant peut-être sans les connaître ses contemporains, Guy Pellaert ou Spain Rodriguez. Publié en 1971 par le graphiste suédois Peter Haars, cet objet hallucinogène où un savant fou menace par pure méchanceté l’économie capitaliste en rendant les marchandises éternelles (au lieu que d’être jetables selon le principe de l’obsolescence programmée), est enfin traduit, pour la première fois, par les rares et excellentes éditions Matière.

Dans le premier, je lis ceci :

Comme toutes les pièces [de la maison familiale inoccupée], le petit salon rouge comportait un lit, équipé de plusieurs matelas superposés, et une surpopulation de chaises, car il s’agit de ne rien laisser perdre. Jeter une vieille chaise est en soi inimaginable. La maison avait donc tendance, au fil des années, à s’enrichir de tous les meubles usagés qui ne servaient plus […] mais qu’on entreposait, au cas où. Aucune de ses pièces qui ne fût encombrée de sièges, semblant toujours attendre que quelqu’un voulût bien s’y poser, ce qui n’arrivait jamais. […]
L’amoncellement d’objets, la poussière, la prolifération des recoins d’où l’obscurité souriait comme une eau les retirait à eux-mêmes, les dérobait à l’emprise de la main ou du regard.
Le plus vaste de ces espaces était le grenier qui occupait tout le deuxième étage, au-dessus des chambres, voué tout entier à l’amoncellement d’un capharnaüm séculaire. On n’y montait jamais que pour ajouter l’un de ces innombrables objets inutiles qui peuvent toujours servir, selon les préceptes de la prudence paysanne. On apercevait des dictionnaires, des lits de fer, des fusils, des casques, des chaises, des lessiveuses, des bancs, des balances…

Dans le second, cela (notons que, le dogme productiviste restant inchangé depuis des décennies, on ne peut se douter que cette caricature date de 1971) :

Prokon était une ville heureuse…
Où chacun pouvait tout se permettre… d’en profiter !
Chacun pouvait acheter… consommer… et se fournir à nouveau !
À Prokon, tout le monde avait un travail.
Les produits étaient séduisants.Tout le monde désirait les acquérir.
Ainsi, tout le monde était heureux : les commerçants, les ménagères, les jeunes, les cadres, les patrons, les ouvriers.
« Nous produisons nos propres besoins : nous formons une grande famille heureuse dans une société libre. »
Mais !
Au plus profond de la forêt, le Dr Dracenstein mettait au point une sinistre invention.
« Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Je serai le maître de Prokon !
Tout ce qui sera aspergé par ce fluide durera…
ÉTERNELLEMENT !
La « loi de l’offre et de la demande » qui régit Prokon va m’aider à vendre la pulvérisation d’éternité qui… mènera au chaos !
Mon invention va annihiler Prokon ! »

Je ne sais si quiconque en dehors de moi voit le rapport. Après tout, une synapse, c’est perso. Mais moi je vois même, et très clair, le rapport entre J’ai inauguré IKEA et Double tranchant, c’est pour dire. D’ailleurs, maintenant que j’en parle, c’est un peu du même ordre… La fabrication et la circulation des objets… Le destin des choses…

Cinq strates

27/03/2014 Aucun commentaire

structureL’industrie culturelle de masse fonctionne, à l’image de la grande distribution, du prêt-à-porter ou du fast food, par franchises, par déclinaison des marques connues du public. C’est-à-dire qu’elle produit ses marchandises selon des plans quinquennaux (exemple : Star Wars VII 2015, Star Wars VIII 2017, Star Wars IX 2019) sous la forme de ce que l’on nomme des séquelles, des prolongements d’œuvres antérieures qui, quelles que fussent leurs valeurs propres et notamment leurs qualités d’achèvement ou d’inachèvement, ont marché, ont fait rentrer de la maille. Ainsi sont fabriqués suites, remakes, reboots, spin-off et autres variations, selon un crédo relevant non de l’esthétique mais du marketing : Ce qui a marché marchera. Le résultat est parfois ridicule, parfois terrifiant de nullité, parfois bon, le plus souvent insignifiant… peu importe, pas de règle générale, puisque la nécessité de leur existence ne réside pas dans leur excellence.

Si l’on était aussi courageux que cohérent, on se ferait une règle de boycotter absolument la consommation de toutes ces séquelles. Sauf que les dogmes sont toujours tristes.

Et la curiosité l’emporte. Je viens de lire la gamme de comics Before Watchmen, qui a l’outrecuidance de broder autour d’une œuvre-somme, achevée, parachevée, accomplie, définitive : Watchmen (Alan Moore, Dave Gibbons, 1986), déjà affublée d’une adaptation au cinéma en 2009.

Je n’en attendais rien, je ne suis pas déçu. Quelques bonnes histoires, quelques beaux dessins, mais le sentiment dominant est celui de la paraphrase superflue.

Et pourtant non. Quelque chose m’en reste, une fois le livre refermé. Je repense sans arrêt aux cinq vérités. L’image des couches concentriques, cinq strates d’histoires, comme un plan de coupe géologique, s’enracine et je rumine. L’image est imagination.

L’un des concepteurs du projet, et scénariste de deux des séries, J. Michael Straczynski, a révélé que l’ensemble de l’histoire, des histoires, chacune dévoilant petit à petit le passé d’un personnage, repose sur ce concept, les cinq vérités. Il l’explicite au cours d’une scène, quand un personnage éméché (Hollis Mason) explique à un autre (Dan Dreiberg), juste avant de lui « offrir » un aveu sinistre, que chaque être humain porte en lui « cinq vérités ». Cinq façons de se comprendre, qu’il appartient à chacun de révéler ou non, s’il en a envie, et s’il en est capable. Cinq strates, cinq récits de soi-même ainsi superposés, de la plus publique à la plus intime :
– la vérité qu’il révèle à ses connaissances, à ses relations, à ses collègues, à l’état civil. Enchanté. Pour vous, je suis…
– la vérité qu’il révèle à sa famille, à ses amis. Vous qui me connaissiez à l’époque où je…
– la vérité qu’il révèle à ses amis intimes. Toi qui sais (mais garde le pour toi) que je…
– la vérité qu’il ne révèle qu’à lui-même – par un journal intime, ou la méditation.
– la vérité qu’il n’ose révéler à quiconque, pas même à lui-même – ou alors dans des circonstances exceptionnelles.

Il n’est pas innocent que le personnage qui énonce cette doctrine soit celui qui, dans la trame globale de Watchmen, écrit. Hollis Mason a rédigé ses mémoires, intitulées Sous le masque, pièce importante du puzzle narratif, et incidemment l’on découvre, si longtemps après, comment et pourquoi il les a caviardées. Il a été initié par l’écriture. Il a accompli, écrivant, cette fulgurante découverte : d’où que l’on démarre dans la cartographie, que l’on se situe dans la vérité une, ou deux, ou trois… l’acte d’écrire permet de franchir un palier et d’accéder au cercle suivant. J’adhère sans réserve. J’en ai fait l’expérience. Je me demande aussi, question subsidiaire, laquelle des cinq vérités un blogueur ordinaire (moi, puisque je m’ai comme exemple) donne à ses lecteurs. Jusqu’où vous dire ? Êtes-vous mes relations ? Mes amis ? Mes familiers ? Mes alter ego ? Nous ne sommes pas si intimes, puisque moi je ne connais pas vos vérités.

Et quid de la « vérité » que chacun donne de soi à longueur de journée sur les réseaux dits sociaux ? Milliards de vérités à lire sur la toile…

L’idée des cinq vérités m’a immédiatement frappé par sa force, sa limpidité, sa clarté, son utilité heuristique. Elle m’est apparue si évidente que j’ai supposé spontanément que Straczynski citait une théorie ancienne, sans donner ses sources. Hélas le personnage n’en dit pas davantage, me laissant ignorant de l’origine.  S’agissait-il d’un auteur connu (comme quand on cite « chaque homme est un misérable tas de secrets » et qu’on se dit ah oui, kissékadiçadéjà je l’ai sur le bout de la langue) ? S’agissait-il d’une leçon de sagesse millénaire, bouddhiste ou hindoue ou kabbaliste ou soufie ? De la théorie d’un psychanalyste du XXe siècle, ou de l’un de ses descendants bâtards via la PNL ? De préceptes émis par quelque grand penseur des lumières, où de l’intuition d’un antique ? Des méthodes de travail d’un maître storyteller, conteur ou cinéaste ou romancier, révélant l’agencement d’un de ces mythiques grands romans américains ? D’un occultiste, d’un schizophrène, d’un docteur, d’un poète ? D’un Chinois, d’un Russe, d’un Malien, d’un Toltèque, d’un Français ? S’agissait-il de tout autre chose ?

Après vérification, il s’agit d’une pure invention de J. Michael Straczynski. Je ne dirai plus que Before Watchmen est une vulgaire séquelle superflue. J’en conserverai une idée et quelques questions. Ce n’est pas rien.

Le petit garçon tout nu

17/02/2014 Aucun commentaire

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Que de boucan dans Landerneau depuis une semaine pour ou contre ce livre charmant, Tous à poil !

Le milieu de la littérature jeunesse, se sentant attaqué dans sa liberté d’expression, sa mission, et sa dignité, est vent debout. À juste titre. On peut lire avec profit ce qu’en dit par exemple Clémentine Beauvais, ou tout ce qui s’échange sur la page Facebook dédiée.

Pendant ce temps sur le trottoir d’en face, la réaction ne désarme pas. Jean-François Copé en remet une couche dans l’ignominie, prétendant désormais que Tous à poil constitue une dangereuse propagande pour la lutte des classes (et quand bien même ! Là, on ne voit même pas le problème… comme si la lutte des classes, ainsi que l’idée même de classe sociale, étaient de vieilles lunes périmées… Faudrait-il cacher les luttes sociales aux enfants comme un entrejambe, au moment où elles n’ont jamais été si exacerbées, si violemment exprimées ?), tandis que l’impayable Nadine Morano, encore plus bête que méchante, déclare que cet album mignon tout plein est ni plus ni moins qu’une incitation à la pédophilie. On rêve ? Non, on est en 2014. L’obscurantisme avance façon rouleau compresseur, et nous cédons du terrain. Des indices partout-partout. Dans la presse du jour, tiens.

Portant une double casquette, visière devant, visière derrière, je m’affirme solidaire à la fois du communiqué de presse de l’Association des Bibliothécaires Français, et de celui de la Charte des auteurs jeunesse.

Coïncidence : dans le même temps, je découvre avec un plaisir béat quoique tardif l’un des livres préférés de la belle jeunesse française (record absolu des prêts dans les bibliothèques de France, ouvrages qui n’ont pas eu besoin de la publicité copéïste pour être infiniment plus lus et plus influents que Tous à poil), j’ai nommé la saga Dragon Ball d’Akira Toriyama, soit 8000 pages publiées dans leur version originale entre 1984 et 1995 (je ne compte pas les séries dérivées), jamais démodées depuis, pleines à craquer d’aventure et de baston.

Je fais un aveu, histoire de bien établir que je ne suis pas plus que quiconque à l’abri d’idées reçues, de snobisme, de peaux de sauss’ devant les yeux, mais du moins m’arrive-t-il de les déchirer : j’ai résisté vingt ans avant de lire ce manga. Mon peu d’appétence s’explique parce que j’en étais resté à l’écœurement devant les violences stroboscopiques jaillissant du Club Dorothée, quand j’étais pré- puis post-ado. Je lis Dragon Ball aujourd’hui, je m’avale les 42 tomes, et je m’étonne moi-même : je trouve ça excellent, en général et en tant que livre pour enfants en particulier – c’est-à-dire avec la mission d’élévation de la jeunesse en surplus, en cheval de Troie du divertissement.

Certes, l’intrigue est un chouïa répétitive dans la succession mécanique des bagarres (quoique pas davantage que dans les comics de super-héros, où l’on trouve les mêmes décharges telluriques d’énergie pure à la Kirby)… Certes plus on progresse et plus la violence est outrancière (on y fouaille tout de même des corps à main nue – je suis vieux jeu, les coups et blessures exhibés aux regards des enfants me choquent davantage qu’un corps dénudé)… Il n’empêche que le petit bonhomme Sangoku est un vrai chouette personnage, un bon petit gars à la fois innocent et courageux, cœur pur sous queue de singe. Une icône positive, un réceptacle idéal à l’identification des enfants, un peu façon Kirikou : il y va. L’un comme l’autre ne paient pas de mine mais sont plus forts que tout le monde, l’un comme l’autre finiront leur histoire en adultes accomplis (parce que c’est de quête et d’initiation qu’il est question, tout du long), l’un comme l’autre plongent leurs racines dans un fond commun de sagesse ancestrale – le Japonais dans un roman chinois bouddhiste du XVIe siècle, sorte de mythe fondateur des arts martiaux ; l’Africain dans les contes traditionnels d’Afrique de l’ouest.

L’un des attraits de Dragon Ball, comme dans Alice au pays des merveilles, est la métamorphose fréquente des corps. Sans diminuer en rien la grandeur d’âme de la mission spirituelle dissimulée sous les castagnes chroniques, l’auteur rappelle en permanence que chaque personnages a un corps, est un corps, que ce corps est sexué et qu’il change parce que le temps passe (formule magique leitmotiv : « Bâton magique, grandis ! », cligne, cligne). Certains d’entre eux sont d’authentiques obsédés sexuels (la culotte y est un étonnant motif mental récurent), on nage à l’occasion dans la joyeuse scatologie infantile. Est-ce grave ? Est-ce subversif ? Dans le monde que veulent Copé, Morano, et les foules tristes du Printemps français (qui risqueraient par ailleurs un double infarctus s’ils apprenaient que deux des personnages récurrents de la série se nomment Dieu et Satan), hélas oui. Alors que ça n’a pas vocation à l’être : c’est seulement rigolo, défoulement façon touche-pipi et comedia dell’arte. Régulièrement, Sangoku se retrouve tout nu, zizi à l’air, ah, tiens, idem Kirikou comme par hasard. Vive Kirikou. Vive Sangoku. Vivent les livres et les enfants et les corps. Tous à poil, allez hop.

J’ai retrouvé Steve Ditko

21/01/2014 3 commentaires

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Tiens ? Je suis de retour à New York.

Il fait très beau, c’est toujours l’été. Je crois me souvenir que je suis en voyage d’étude : suite à la réforme de la Fonction publique territoriale, mon employeur a décidé d’appliquer certaines méthodes américaines de management, et nous nous abreuvons à la source, nous sommes à New York afin de nous habituer à travailler en open space, tous ensemble dans des locaux « panoptiques ». Cependant, nos formateurs sont introuvables, la formation est sans cesse remise, et pour tuer le temps je déambule dans les rues de Manhattan en compagnie d’un collègue.

Nous avisons sur le trottoir une petite borne contenant des journaux gratuits. Nous en soulevons le couvercle transparent et en prélevons un exemplaire. Mon collègue et moi feuilletons les petites annonces. Il attire mon attention sur celle-ci :

Cède lit pliant, peu servi, 20 $. Demander Steve Ditko.

Suit une adresse, une rue, un numéro. Nous n’en revenons pas.

« Tu te rends compte ? L’occasion unique de rencontrer Steve Ditko, le premier dessinateur de Spiderman en 1962, l’inventeur de Doctor Strange en 1963 ! Alors qu’il est le type le plus discret de l’industrie des comics, qu’il refuse toute interview, toute apparition publique, toute photo, un genre de Salinger de la bande dessinée. On le dit reclus… Misanthrope… Un peu facho sur les bords mais the american way, archi-individualiste manichéen, intransigeant seul contre tous, objectiviste à la Ayn Rand… Invisible, estimant que seule son oeuvre doit parler… Même sur Wikipedia, pour son portrait, ils ne disposent que d’un dessin. Selon la légende, chez lui il n’y a qu’une seule chaise, celle où il s’assoit pour bosser, afin que les visiteurs comprennent qu’ils sont importuns. Et là, nous tenons la chance exceptionnelle de le débusquer, de découvrir qui il est vraiment, grâce à un lit pliant ! Pas le genre à avoir une chambre d’ami ! Tu as 20 dollars sur toi ? »

Plan de Manhattan en main, nous tâchons de rejoindre l’adresse indiquée. Tout en marchant je me demande si j’ai vraiment besoin d’un lit pliant, que diable ce que je vais en faire de retour chez moi, et surtout comment je vais me débrouiller pour le transporter dans l’avion. Pourra-t-il être enregistré en tant que bagage à main ?

Nous trouvons l’endroit. Nous montons les quelques marches du perron, sonnons à la porte. J’avale ma salive. Après quelques secondes, une dame d’âge mur vient nous ouvrir. Petite, un rien potelée, brune coupée court, lunettes. Je me dis qu’elle ressemble drôlement à une libraire que je connais, à Lyon.

– Hello, we are here for the folding bed. Because we need a folding bed. Is Steve Ditko here ?
– I am Steve Ditko. Please come in.

Comment ? Steve Ditko est une femme ? Et, en plus, sosie d’une libraire lyonnaise ? Nous pénétrons chez elle, l’intérieur est propret, de beaux meubles en bois vernis et des rideaux, lumière tamisée, orange. Mon collègue et moi échangeons un regard circonspect. La dame nous fait traverser un couloir, sort le lit d’un placard. Pendant qu’elle nous en explique le fonctionnement, qu’elle joue sur les ressorts et les loquets, déplie, replie, tout en grommelant « Long time no use… But it’s fine, it’s fine… Twenty bucks is a good deal for you, believe me, seize your luck or go to hell… » je me perds en hypothèses. A-t-elle toujours été une femme ou s’est-elle fait opérer récemment ? Poser la question serait inconvenant. Pour prendre le temps de réfléchir, j’improvise une question sans intérêt, je lui demande distraitement si beaucoup de personnes ont dormi sur ce lit. Peut-être que son identité sexuelle est la raison de sa réclusion, son secret bien gardé (moi qui croyais que c’était son usage de drogue) ? Ou alors, peut-être qu’elle a toujours été une femme et qu’on n’en savait rien en France, et que d’ailleurs Steve est un prénom mixte comme Stéphane chez nous ?… Je fouille ma mémoire à toute vitesse à la recherche d’exemples de Steve… Steve Jobs était une femme ? C’est possible, il y a eu plein de femmes pionnières de l’informatique qui sont passées sous silence dans l’histoire officielle. Steve McQueen était une femme ? Non, ce n’est pas possible, quand même pas Steve McQueen ! Ou alors c’était un énorme secret aussi ! Je viens de lever un lièvre qui pourrait faire trembler Hollywood ! Attends, on avait un indice sous les yeux depuis le début, le pseudonyme de l’acteur était un discret aveu, tout s’éclaire, « Queen »…

N’y tenant plus, je me décide à lui demander :

– Excuse me… Are you THE Steve Ditko ? The original Spider-man artist ?
– Oh yes, that sure is me. Spider-man, if you ask me, is nothing but crap, it’s a disgrace… Who cares about Spider-man ? (moue, hochement de menton, yeux au ciel)

– But… How come… If you’re the man, I mean, if you’re the one, you must be very rich ! With the movies and so on… And… you need to sell your old folding bed ?

– Rich, me ? Ah ! I’m broke as hell ! My ex-husband is a very greedy man, you know, and my ex-publisher too, you know nothing ’bout these sharks… And I sure could use a twenty bucks right now. So… Will you take the damn’ bed or not ? I’m in a hurry, young men !

Son oeil se fait plus menaçant. Son secret nous met en danger.

Je me réveille.

Ailleurs et en plein jour au Fond du tiroir : une étude politique sur Steve Ditko.

Graphique roman

13/11/2013 Aucun commentaire

Jim Curious   jeanine

L’an dernier, j’ai lu un formidable album pour enfants intitulé Jim Curious (2024 éditions). Le protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est un petit garçon réjoui, très à l’aise dans son corps un peu empâté, qui a toute la vie devant lui, et qui ne prononce pas une seule parole, il a mieux à faire que de parler. Il nous entraîne dans un voyage ludique au fond des mers, en scaphandre, dans le monde du silence et de la 3D d’antan, anaglyphe, rouge et bleu… un tour de magie, un émerveillement. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas, enchanté.

Vers la même période, j’ai lu une formidable bande dessinée comme en publie l’Association, intitulée Jeanine. La protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est une personne authentique, une prostituée sur le retour rencontrée par l’auteur, qui a vécu, et qui, encore à l’aise dans son corps un peu diminué, veut bien nous le raconter, et qui parle, qui parle, qui n’arrête pas de parler. (Au passage, il est rudement intéressant d’entendre une pute parler au moment même où la prostitution devient un débat politique et que les principales intéressées ne s’expriment guère…) Une bande dessinée audacieuse, émouvante, ancrée dans le réel et dans sa représentation, qui exige un engagement profond de l’auteur comme du lecteur. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas çui-là non plus, enchanté de même.

Je n’ai absolument pas fait le rapport.

Il a fallu que je rencontre Matthias Picard, chair et os et mal rasé, ce week-end sur le salon de Saint Priest pour réaliser que les auteurs respectifs de ces deux livres étaient un seul gars, qui a plein de talent, certes, mais qui a plein de talents.

Il m’a dit : « Je n’ai pas spécialement cherché à créer des liens entre les deux livres, je n’en avais pas besoin, pour moi les liens existaient déjà. J’ai simplement fait les deux en même temps, et il m’a fallu cinq ans pour en venir à bout. C’est une longue période, durant laquelle je passais de l’un à l’autre… »

Ah ? Okay. Eh ben, enchanté ! C’est bien, les salons. On fait des rencontres.

Celui de Saint Priest revendique, à bon droit, sa spécificité : défricher et honorer la « petite édition et la jeune illustration » , et j’ai été ravi, moi-même petit tout petit éditeur, d’y être à nouveau invité, grâce à l’exposition Double tranchant de JP Blanpain (très belle, vous ne savez pas ce que vous avez perdu, tout n’est pas trop tard, elle est désormais visible à la médiathèque, jusqu’à noël). Mais, récemment, ce salon s’est découvert une thématique supplémentaire, peut-être un chouïa moins originale : le roman graphique. On ne sait pas exactement ce que c’est, le roman graphique, sinon la désignation un peu affectée d’une sorte de bande dessinée, chic et moderne, qui chercherait la respectabilité afin de n’être plus confondue avec les Petits Mickeys qui, eux, sont si vulgaires, façon Rapetou

Expression attrape-tout, aimable, honorable, mais un peu floue. Même Double tranchant, sous prétexte qu’on y trouve du texte et des images, a été qualifié de Roman graphique, ce qui pour moi est un contresens. Double tranchant est moins pompeux que cela : c’est une nouvelle illustrée.

En vérité, si les mots Roman graphique sonnent si bizarrement à nos oreilles, c’est qu’ils sont la traduction littérale et inutile de graphic novel, expression inventée par Will Eisner aux Etats-Unis dans les années 1970 afin d’émanciper la bande dessinée des comic books, c’est-à-dire des publications bon marché et périssables, imprimées comme-je-te-pousse sur papier pulp, vendues aux moutards dans des kiosques, sur des tourniquets à côté des bonbecs… pour viser la librairie, la maturité, la dignité, le roman, le livre. Traduire graphic novel en roman graphique était d’autant plus superflu que nous n’avions pas besoin d’importer la notion elle-même : en Europe, les bandes dessinée jouissaient déjà depuis des décennies, certes non sans ambiguïté, de la légitimité que confère la publication sous forme de livres reliés et cartonnés, en librairie, en bibliothèque, à la maison.

Mais peu importe… Saint-Priest fait à merveille son boulot de salon, et n’est pas responsable des modes langagières ! Si les mots roman graphique permettent de découvrir d’aussi beaux objets que Jeanine ou Jim Curious, qui sont par ailleurs des bandes dessinées, ainsi que des livres, allons-y Chochotte, au diable les étiquettes (à part peut-être le nom de l’auteur sur la couverture, ça rend service, tout de même), vive le roman graphique messieurs dames, bonne continuation à Saint Priest et merci pour tout.

Appropriation du paysage

01/11/2013 2 commentaires

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Je passe deux jours à Bruxelles. J’aime la Belgique, alors je suis content, même sous la pluie. Je commence par m’acquitter d’un défi lancé par le facétieux et imaginatif Vincent Karle : une partie de geocaching sans GPS. Je dois retrouver des messages secrets que Vincent, en visite ici quelques jours avant moi, a collé à mon attention derrière un panneau, sous une armoire électrique, dans les replis d’un statue. Il a un grain, cet homme. Pourtant ça marche : je retrouve un à un ses trésors privés. Je suis épaté par cette expérience de ré-appropriation du paysage. Jamais je ne me serais lancé moi-même dans une telle aventure, je doute trop je suppose des traces que je laisse, je n’aurais pas donné deux heures d’espérance de vie à mes papiers dissimulés sous la pluie. Vincent a cru à ses mots inscrits dans les murs, à ce lisible ancré dans le lisible, à ce décor qui parle, à cette poésie. Merci et chapeau.

Ensuite, je visite le Centre belge de la Bande dessinée. J’espère ne froisser personne en déplorant l’abyssale futilité de cet endroit. Voir « pour de vrai » une statue de Tintin et sa fusée à carreaux, un Boule et un Bill taille nature, un schtroumpf aussi grand qu’un nain, une fresque murale en forme de marque jaune, et, le plus beau, un calot de groom de trois mètres de diamètre (sic) ne risque pas de faire avancer d’un millimètre la connaissance ni la reconnaissance de ce qu’est la bande dessinée. Ces artefacts navrants ne font peut-être même pas rêver les enfants et ne semblent bons qu’à refiler du fantasme 3D à des quinquagénaires fétichistes régressifs infantiles. Heureusement, l’expo temporaire est consacrée à Will Eisner, et à cet étage la bande dessinée redevient enfin un art vivant, audacieux, tremblant, explorateur, on goûte le travail et l’artiste, la singularité du geste. Les traits sur les planches originales émeuvent, émerveillent et donnent à méditer, enfin agissent ainsi que le fait dans le meilleur des cas toute oeuvre sur cimaise. Will Eisner n’a jamais cessé de s’approprier le paysage, de faire parler le décor urbain, de fondre les mots et les choses, de leur inventer un langage commun. Voici à quoi ressemblait sa poésie lisible/visible, identifiable au premier coup d’oeil :

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Puis, mon temps bruxellois étant compté, je file sans tarder dans les Musées royaux, et spécialement au musée Magritte. Ici encore les murs parlent. Des citations de Magritte sont gravées, géantes, le long des salles d’expo, comme celle-ci :

L’art dit non figuratif n’a pas plus de sens que l’école non enseignante, que la cuisine non alimentaire, etc.

Les mots eux-mêmes figurent, l’intuition des deux artistes était identique. Magritte a comme Eisner été obsédé par les mots, les images, et la poésie qui les relie. Ces centres d’intérêt auraient pu conduire Magritte très naturellement à se consacrer à la bande dessinée – il a d’ailleurs écridessiné une planche intitulée « Les mots et les images » (in La Révolution surréaliste, 1930), qui y ressemble. Mais Magritte a choisi de peindre. Il peint par exemple L’Art de la conversation (1950) reproduit ci-dessous, évidemment cousin germain de la case d’Eisner ci-dessus. Ce faisant, Magritte s’approprie le paysage, et le fait parler. Les yeux fermés. C’est génial, certes. Mais pas tant que ça, je veux dire, pas si révolutionnaire, puisque ses recherches viennent au moins dix ans après celles d’Eisner. Lier les deux est une expérience intellectuelle fort fertile. Hélas nous ne serons pas nombreux à arpenter ce chemin. Les amateurs de Bozarts méprisent trop la bande dessinée pour soupçonner les merveilles qui leur échappent, les avant-gardes qui les dépassent, et ce n’est pas un pauvre machin comme le Centre belge de la bande dessinée qui pourra les faire changer d’avis.

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Défense et illustration de la maniaco-dépression

15/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (V).

Ce que j’ai, je n’en sais rien ! Et on n’en sait rien ! Le mot « névrose » exprimant à la fois un ensemble de phénomènes variés, et l’ignorance de messieurs les médecins.
Gustave Flaubert, lettre à Edma Roger des Genettes, 15 avril 1875

Un mot, s’il vous plaît. Un autre, puisque névrose est passé de mode.

* Un chapitre de Fables psychiatriques de Darryl Cunningham, bande dessinée au graphisme minimal mais au récit instructif et au témoignage in fine poignant, est consacré au trouble bipolaire. Voilà une expression trop en vogue, trop en suspension dans l’espace social, pour ne pas être un poil suspecte. J’espère puiser là des éléments circonstanciés me permettant d’accéder à une compréhension claire de ce phénomène psy-tarte-à-la-crème.

* J’ai placé le mot bipolaire dans la bouche d’un personnage de mon dernier roman, pour voir l’effet. En littérature, il vaut mieux éviter les clichés, mais on peut les utiliser comme matière première.

* On a (nous avons, vous avez, ils ont, la presse magazine aux abois multipliant désespérément les unes racoleuses a) tendance à qualifier de bipolaire tout comportement vaguement extravagant, inconvenant au sens propre (soit non convenable à l’aune des usages sociaux). Trop exalté ? Trop déprimé ? Bipolaire. Propos prononcés hors contexte ou au contraire silence gardé quand les circonstances exigent le bavardage ? Bipolaire. Sifflotement ? Tic nerveux ? Embrassade ou agression ? Eh, oh, il est pas bien celui-ci, embrasser ou agresser il y a des endroits pour ça. Va donc hé bipolaire. Bipolaire semble avoir remplacé fou dans la nosologie populaire, t’es fou ou quoi, ça veut tout dire, ça ne veut rien dire.

* La bande dessinée de Cunningham donne (p. 132) une définition précise de ce phénomène qui, lui, ne l’est pas : « Le trouble bipolaire, autrefois plus connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, est un trouble mental qui cause des sautes d’humeur inhabituelles. Un état de surexcitation succède à une profonde mélancolie. C’est une maladie complexe qui doit être envisagée comme un ensemble de troubles. Certains connaissent plus de phases dépressives que de phases maniaques, tandis que d’autres se trouvent plus souvent en phase haute. Certains individus évoluent d’un état à l’autre sur des cycles rapides. Pour beaucoup, il faut des semaines, ou des mois, pour passer d’une phase à l’autre. Ce spectre assez flou peut rendre le diagnostic difficile. » – euphémisme. S’en suit que nous sommes tous bipolaires en puissance, puisque chacun de nous a de bonnes chances de traverser un éclat de rire ET un coup de spleen entre le lever et le coucher, ou du moins entre le premier janvier et le 31 décembre.

* À quoi bon une notion aussi extensive, et d’où vient sa fortune ? Comment une maladie est-elle inventée (= mise à l’inventaire) ? Quels chemins emprunte un mot pour infuser notre lexique ? La réponse à ces questions étiologiques, comme à la plupart des autres je le crains les amis, est d’ordre économique. En farfouillant un peu dans les forums on dépote le pot aux roses, sous la forme d’un article de l’historien de la psychiatrie Mikkel Borch-Jacobsen, paru dans le magazine Sciences humainesDe la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire. On y découvre, et tant pis si vous puent au nez les effluves de théories du complot, que « le trouble bipolaire, né officiellement en 1980, est un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique ». On apprend sidéré que « l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. (…) L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent… »

* Et c’est ainsi que l’archaïque maniaco-dépressif, qui représentait au siècle de la psychanalyse 1 ou 2% de la population, s’est réincarné au siècle du traitement chimique à tout crin, en bipolaire, couvrant jusqu’à 50% de la (pourtant) même population, y compris jeunes enfants et vieillards. Je me demande si cette obsession collective ne révèle pas, outre l’emprise du marché (chiffre d’affaire des médicaments antipsychotiques en 2012 : 18 milliards de dollars), un conformisme monopolaire, une terreur aseptisée où toute bizarrerie est malvenue, tout grain de folie est condamné, où nulle humeur bonne ou mauvaise n’est plus admise, où chacun doit se plier sans manifestation particulière à l’ordre dominant. Qui est, comme on a vu, celui du marché économique. Pas de vague, et consomme. Roule droit et furtif jusqu’au supermarché. Monopolaire comme dans « pensée unique », en fait. Alors vive les bipolaires, tripolaires, décapolaires, hectapolaires, multi-poly-polaires, feudetouboipolaires. Nous sommes tous plus ou moins bipolaires est sans aucun doute une phrase simplificatrice – le binaire, zéro un, c’est juste bon pour les machines.

* La bipolarité, yoyo des humeurs, ne date évidemment pas d’hier. Des siècles avant la maniaco-dépression même, des théologiens des IVe et Ve siècle semblent inventer le concept de bipolarité lorsqu’ils décrivent l’acédie,

« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne s’empressent plus à prier Dieu. Ce qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée, teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également, paradoxalement, des états de suractivité, d’agitation, de fébrilité physique et mentale. Ambiguïté du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement refléter, selon Évagre, les contradictions de l’acédie – entrelacement complexe de dynamiques contraires : « l’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier languissant après ce qui ne l’est pas. » (source Wikipedia ; merci à Catherine Page)

* Moi j’étais bien tranquille jusqu’à présent. Je ne demandais rien à personne. Je couvais gentiment, depuis des années et sans médication, ma maniaco-dépression old school, mes « cycles Kondratiev » comme l’un de mes amis de jeunesse appelaient plaisamment ses propres variations intimes. J’alternais de manière caractéristique exaltations démentielles (je vais écrire un chef d’œuvre ! vite, du papier, un stylo ! Je brûle de l’intérieur, je me fous à poil et je danse dans le salon !) et abattements abyssaux (Je ne sais pas écrire. Je ne suis bon à rien. Tout est foutu. Laissez-moi crever. Je vais plutôt jouer à Bejeweled jusqu’à devenir totalement débile pour avoir enfin la paix.) Je me croyais 1% et, de fait, aristocratique. Mais non, j’étais plus vulgairement partie prenante du 50% cœur de cible mal du siècle, démocratisation des maladies par la stratégie marketing.

* Mais pour terminer, un exemple. Or là, justement, ces jours-ci, c’est la rentrée. Pour la littérature, pour la jeunesse, pour la littérature jeunesse.

1) Maniaco-dépressif phase Au-dessus-des-nuages : je reçois la newsletter de Lecture et loisirs (salut à Amélie, Michèle, etc… Mes amitiés si vous lisez toujours ce blog) qui me présente le programme du prochain et formidable salon du livre de Troyes. C’est bien. Je suis heureux. J’ai eu la chance de participer deux fois à ce salon (pour mémoire et sans quitter le thème montagnes-russes-Kondratiev : en 2011, durant ma résidence, alors que je me trouvais anxieux et tendu par mon surmoi d’auteur-en-bocal ; puis en 2012, d’humeur plus simple, plus à la fête, tout à la joie du livre achevé) et je peux témoigner que Troyes est un beau salon, foisonnant, chaleureux. Tout ce qu’on fait, et on en fait, pour permettre la rencontre des enfants et des livres, ça vous parfume le cœur et l’avenir.

2) Maniaco-dépressif phase Plus-bas-que-six-pieds-sous-terre : le même jour, je reçois également la newsletter du CRILJ, revue de presse hebdomadaire. Curieusement, celle-ci contient un article vieux d’un an intitulé Pour les enfants avant 11 ans, la lecture n’est pas cool. Alors là, il est trop tard. Le lien est coupé. Ce n’est plus la peine d’insister, la littérature c’est mort. Le plaisir de lire est survivance de temps révolus. Je retourne à Bejeweled.

* Pour prendre du recul, et se dire que de toute façon tout a toujours été trop tard, on lira plutôt La mort du livre (1932). Et puis on continuera à lire et à écrire. Bipolaire mon cul.

Hommage à André Franquin

16/06/2013 5 commentaires

Publicité réalisée sans trucage, par ma fille, aujourd’hui, en guise de cadeau de fête des pères. Pour voir l’original de ce gag, cliquer ici.

Post-scriptum : en répartie, la version Christophe Sacchettini. Réalisée itou sans trucage, sinon ce ne serait pas drôle.

Des nouvelles de l’armée mexicaine

01/05/2013 2 commentaires

L’agenda de la Jeanne d’A. : aujourd’hui 1er mai, fête de Jeanne d’Arc, toujours encabanée, toujours tenue en otage, non plus pas les Anglais mais par les fafs de chez nous.

Fête du travail, aussi. Alors qu’il n’y en a plus. Plus de cortège non plus, forcément. Moi, le 1er mai, je dors. Mon rêve de cette nuit : je discutais avec Leonard Cohen. J’étais assis à un bureau, des tas de papiers devant moi, et Leonard faisait les cent pas, l’air contrarié, avec son chapeau et ses lunettes de soleil. Aurélie Filippetti était là aussi, nous observant d’un oeil bienveillant. Leonard me disait calmement, de sa voix d’infrabasse : « Tu ne peux pas publier ça. Cette interview de moi est sans intérêt ». J’essayais de temporiser : « Essayez de comprendre, Leonard, si nous publions cette interview, ce sera en lien avec la programmation de l’année prochaine. Or nous avons prévu une conférence sur les mangas, voilà pourquoi la personne qui vous a interviewé vous a demandé votre avis sur les mangas… » Il n’en démordait pas : « Cela n’a aucun intérêt, je ne lis pas de mangas, ma réponse n’est qu’un cliché d’ignorant, ne publiez pas ça… »

Je crois que ce rêve s’explique par ce que j’ai lu avant de m’endormir. J’ai dévoré le second numéro de la revue Metaluna, et cette lecture d’un crypto-néo-archéo-fanzine en papier, au vrai bon goût de mauvais goût, animé par d’irréductibles fondus de cinéma bis voire ter, érudits déviants, est tellement inespérée, anachronique en 2013, qu’elle m’a rendu à ma propre jeunesse, alors que j’écrivais dans des fanzines et que je lisais Mad Movies, ancêtre en droite ligne de celui-ci. Or figure dans ce Metaluna 2 une interview, non de Leonard Cohen, pas du tout le même genre de beauté, mais du dessinateur de bandes dessinées Caza :

– Pourquoi as-tu décidé d’auto-éditer ton dernier album, Le jardin délicieux ? Une nécessité face à une certaine frilosité des éditeurs ?
– Oui, mes éditeurs habituels et quelques autres n’en ont pas voulu. Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir, si c’est pour une question de contenu, d’autocensure… Ou seulement pour des raisons commerciales habituelles : ça n’entre à peu près dans aucun créneau, c’est à la fois cochon, rigolo et intello. Et puis après tout, j’ai fait cette BD dans la jubilation de la liberté, dans contrat, sans rien demander à personne, en me permettant tout… Il était cohérent de l’éditer moi-même avec le même esprit de liberté, sans me mettre aucune pression financière. On peut dire que cet album est financé par ma caisse de retraite.

J’ai immédiatement commandé en ligne ledit livre. Je me souviens, c’est dans les années 70 que j’ai découvert la SF dessinée par Caza, j’étais enfant. Je lisais aussi Bretecher (mes parents étaient abonnés au Nouvel Obs, je ne lisais dans ce canard que la page des Frustrés), ou Fred, dont la saga Philémon est sans aucun doute l’un des plus profonds chocs esthétiques de mon âge tendre, du genre qui modifie la façon dont on regarde le monde et ses représentations (pensée sincèrement émue pour Fred qui vient de casser sa pipe). Or, dès cette époque, j’avais été très impressionné par le geste de Bretecher ou Fred qui, délaissant leurs éditeurs habituels, choisissaient d’auto-publier ce que bon leur semblait, Les Frustrés justement pour l’une, Parade et Magic Palace Hotel pour l’autre. Je n’avais pas conscience qu’ils constituaient l’avant garde de l’armée mexicaine et bariolée que j’évoquais il y a peu, rejointe aujourd’hui par Caza.