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Jambon Jambon

06/08/2018 un commentaire

Je n’enverrai pas de cartolina mais je vous embrasse depuis la Sicile. Voyager est une fort bonne activité, car déplacer son corps c’est déplacer son âme et c’est loin de chez soi que l’on peut découvrir d’autres horizons, d’autres paysages, d’autres cultures, d’autres images et d’autres esprits.

C’est ainsi qu’en pleine rue de Canicattì, à la devanture d’une boucherie-charcuterie je tombe, émerveillé et confondu comme si cette apparition était l’accomplissement de mon fatum lui-même qui m’attendait ici par-delà les mers, sur la publicité la plus vulgaire du monde. Je témoigne de l’apogée et vous en fais profiter. Il s’agit d’une publicité pour du prosciutto dont le slogan est Il n’a jamais été aussi bon, il n’a jamais été aussi beau. Bouffons des culs et bon été à tous mes amis végétariens.

Laissez-moi un ou deux jours pour me remettre, relire mes notes, et je reviens avec un autre article nettement plus long, plus sérieux, plus substantiel et sans couenne, quoique toujours consacré au corps des femmes (parce que hein quel autre sujet franchement).

Siluetas

25/02/2017 Aucun commentaire

Un peu de joie bon Dieu ! Un peu de grâce et de beauté.

Et pour ça voyager, parce que la beauté est de l’autre côté, sûrement. La terre tourne, je tourne sur elle en sens inverse, roule en tchoutchou, invétérée passion des trains qui me ballottent, des gares aussi, je voyage toujours en 2017 avec une petite nuance supplémentaire de mélancolie comme si déjà je ne voyageais plus, je voyagerai autant que les frontières seront ouvertes. Ce jour-là je descends du wagon à Barcelone, et je tombe au beau milieu de ça, point nommé qui me rappelle que les frontières ne sont pas ouvertes pour tout le monde.

Ville extraordinaire Barcelone, inépuisable, j’y suis pour la troisième fois et n’ai encore rien vu. C’est vivre qu’il y faudrait plutôt que tourister. Pour cette fois j’enchaîne deux visites à l’intérieur de deux chefs-d’oeuvres de Gaudi, le Palais Guell et la Casa Batlló, bâtis à dix ans d’intervalle, deux variations sur un même thème. Le thème : un industriel millionnaire et mécène confie à Gaudi un budget illimité et une consigne, « fabrique-moi une maison unique, que je puisse me la péter dans le quartier ». Cent ans plus tard ils sont morts et se la pètent encore, en couleurs.

Dès la rue on ne sait plus quoi faire de ses yeux, on avance en berlue, on hésite à regarder jusqu’au toit tant tout déborde, on commence prudemment par le bas… Mais le trottoir lui-même est beau… Le porche a un grain… Portes, ferronneries, faïences, balcons… Chaque hall plus grand plus haut plus baroque que le précédent… Et les escaliers, oh la la les escaliers, ils bougent tout seul, on grimpe malgré soi, jusqu’où nous mènent, suspense… Je traverse vertical, étage après l’autre, ces deux rêves d’artiste qui auraient pris forme organique, nous sommes à l’intérieur des boyaux de la tête à Gaudi et c’est la beauté en personne. Je me sens tellement hissé qu’une évidence me foudroie, comme elle m’a déjà quelquefois foudroyé, notamment dans certaines villes italiennes : je suis sûr, certain, persuadé jusqu’à la naïveté, que vivre dans la beauté fait de nous de meilleures personnes. Comme je suis chevillé démocrate et que je considère que tout le monde un par un ferait bien de devenir une meilleure personne, je milite pour que chacun accède à la beauté. Mais après je ronchonne qu’il y a trop de touristes à Barcelone. Faudrait savoir.

Gaudi totalitaire, mégalomane, ne se reconnaissait qu’un seul maître, la nature, il faut être fou d’orgueil en plus de génial pour prononcer de tels mots, on dirait du Victor Hugo. Il est l’archétype du démiurge tout-puissant qui plie le monde à sa poésie. Arpenter sa vision fait grand bien, on en oublie un instant les tout-puissants-totalitaires-mégalos dénués ceux-là de poésie, qui se croient démiurges, qui construisent des tours à leur nom, des murs aux frontières et des arsenaux nucléaires.

Je grimpe encore un étage, fasciné par les jeux de lumière, du puit jusqu’aux carreaux, Gaudi a inventé même le soleil, je suis étourdi par la marque du maestro partout, chaque boiserie, chaque couleur, chaque angle (mais il n’y a que des courbes), chaque pièce de mobilier, chaque poignée de porte ou de fenêtre, chaque inscription (la typographie des numéros d’appartements est signée, tout, tout)… Je recouvre brusquement mes esprits sur le palier, bousculé par une autochtone peu amène, car à cet étage c’est chez elle, privé c’est marqué sur la porte, elle me jette un bref regard rancuneux, claque sa porte et boucle à double. Elle est chez elle. Ah, bon. Au temps pour ma naïveté. Le coup de la meilleure personne dans la beauté est sans garantie.

Alors je m’élève encore, en colimaçon. Une dernière porte et sauf à m’envoler je ne m’élèverai pas plus haut, me voici sur le toit. Je plisse les yeux tant le décor est blanc. La terrasse aussi est mise en scène, l’air libre matière première du bâtisseur, vise un peu les cheminées, pas deux pareilles et pourtant l’harmonie. Vise les mouettes au-dessus… Oh, et… Arrière-plan derrière mouettes et cheminées… Hein ? Vise le panache noir au-dessus des toits de la Rambla ! Pas prévu dans la visite ! La moitié du ciel est bouchée de fumée, moitié noire et qui enfle, un gros nuage ancré qui se déplace, placide menace au gré du vent ! Où est sa source ? Où a pris le feu ? C’est quoi qu’a pété ? Barcelone brûle ? J’entends des sirènes dans les rues alentour, l’incendie vient de l’est, du port à tous les coups. Le quartier sera sûrement bouclé d’une minute à l’autre. Je suis sûr que c’est un attentat, c’est arrivé, et même ça devait arriver je me dis comme un con, cul-de-sac de pensée, comme si je l’attendais.

Je redescends rapide mais mesuré, quatre étages de marches, je regarde surtout mes chaussures à présent. Bizarrement le personnel ne me fait pas d’ennuis, comme si de rien, je ressors dans la rue aussi libre que devant, nul ne fait attention à moi, je n’entends plus les sirènes, pas de pompiers, pas de flics. Personne ne réalise ce qui se passe et c’est d’autant plus inquiétant. Je ne vois plus la fumée, les toits cachent le bas du ciel.

Quelques heures plus tard, je déniche un accès à Internet, je tapote tout en nerfs Barcelone actualités pour savoir combien de morts, combien de pâtés de maisons en miettes, qui a revendiqué, à quelle heure le couvre-feu, l’état d’urgence sur l’Europe. Et là, rien du tout. Aucune trace. J’aurai rêvé cet attentat ? Expulsé de l’hallucination de Gaudi je me serai réveillé dans mon propre cauchemar de travers ? Ou alors je suis fou. Tout dans la tête. Comprends pas. Je l’ai pourtant vue la fumée. Je persiste et tapote, Barcelone actualités. Rien de rien. Si, bien sûr, ça. Les migrants qui espèrent devenir de meilleures personnes dans la beauté sans que les autochtones leur claquent au nez la porte ornée du mot Privé. Et la terre de tourner.

Arrigo Beyle, Milanese

18/05/2015 Aucun commentaire

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Je marche dans les rues de Milan pour la première fois, et je ne me lasse pas de ce délice toujours réinventé : arpenter nez en l’air une ville inconnue. En plus, là, c’est l’Italie. Soit le plus beau pays du monde. Le seul dont j’ai envie même quand j’en reviens, celui qui est bon pour la santé. Je présume que vivre en Italie doit fatalement rendre meilleur. Mais comme je ne comprends pas tout, je n’ai pas d’explication au fait que périodiquement ce pays engendre des connards comme Berlusconi ou Mussolini ou paparazzi ou tifosi.

Or les rues de Milan sont merveilleuses, pleines d’histoires et de géographies, de luxe calme et voluptés en pack, de surprises aussi (mate un peu cette bizarre tour rétro-futuriste), à la fois très italiennes (façades, fenêtres, arcades, couleurs jaune et rouge, lignes et volumes) et cependant un peu suisses (l’esprit de sérieux prévaut davantage que dans le Sud de la Botte, l’utilitaire, l’argent aussi, la réussite économique, Milan est une grande bourgeoise).

Parmi quelques autres splendeurs, je m’ébaubis devant la dernière oeuvre de Michelange, une pietà inachevée, très différente de celle si vigoureuse qu’il sculpta cinquante ans plus tôt et qu’on peut voir à Saint-Pierre de Rome. Je souffre sans doute du « syndrome de Stendhal » puisque face à elle je faiblis, je m’assois, je chiale doucement, saisi. Que Jésus soit Dieu me paraît louche ; que sa maman soit vierge me la baille belle… Mais qu’une mère pleure son grand garçon mort assassiné par la haine, voilà qui me bouleverse. Cela, « j’y crois » – comment ne pas y croire, on le voit tous les jours.

En redescendant du château des Sforza qui abrite ce marbre, dans une rue piétonne et bondée un barbu tout sourire m’aborde, en djellaba. Il tient à me présenter « la sola vera religione, quella di Allah » et me glisse entre les mains une brochure à ce sujet. Je le remercie et empoche la brochure. Je la lis dans le métro. C’est étonnant : dans le ton (doucereux) comme dans le graphisme (kitchounet) on jurerait la propagande des témoins de Jéhovah, j’ignorais que les musulmans pratiquaient le même type de retape.

Je sors du métro, je monte l’escalier et c’est comme si la ligne de fuite vers le ciel n’en finissait plus : la vision du Duomo me coupe le souffle. Quel miracle. Je me souviens que j’apprenais l’italien au collège dans une méthode intitulée Piazza Duomo, où un certain Gigi et son copain Bruno draguaient les filles en Vespa place du Dôme à Milan et, franchement, le décor est encore plus époustouflant que dans mon souvenir : en vrai c’est mieux dessiné (toutefois, respect à l’illustrateur Daniel Billon, qui n’a pas enluminé que des méthodes d’italien, il a également illustré bien des volumes de la Bibliothèque Verte que je dévorais, Bennett etc., et puis il a collaboré avec Forest sur Barbarella mais là, à part du point de vue des sonorités, on s’éloigne trop de l’Italie).

La splendeur de cette cathédrale me plonge dans la mélancolie. Je me dis que la foi, quand elle décide de construire au lieu de détruire, est une bien belle chose. Pourtant, ni création ni destruction ne prouveront jamais l’existence ou la non-existance de Dieu… Seulement celle de l’homme, éternellement génial et dégueulasse… Méditant sur les six siècles nécessaires pour achever ce Duomo, et tout en observant les ouvriers qui continuent de travailler sur son toit, je ne peux m’empêcher de penser que Daesh, avec des masses adéquates, des bazookas et quelques bâtons de dynamite, pourrait en avoir raison en deux jours, drôles d’idées, hein, mais qu’y puis-je.

Nous regardons la queue devant le portail d’entrée. Des femmes se font refouler parce que leurs épaules sont nues, incontestable insulte à Dieu. Cela nous fournit, à ma fille et moi, assis au soleil sur la place, le prétexte d’intéressants débats théologiques : au commencement était la différence physiologique essentielle entre les hommes et les femmes, ce sont les femmes qui portent le bébé dans leur corps. Donc, une mère est toujours certaine d’être mère, tandis qu’un père gardera toujours un léger doute.

De là, l’archaïque obsession des hommes de contrôler à toute force la sexualité des femmes. Obsession qui comporte mille conséquences funestes, allant de Nique-ta-mère au Niqab, allant de l’excision (exemple jeté dans la conversation par ma fille, moi-même je ne songeais pas à cette horreur extrême) aux insultes de type « ta mère la pute » (= tu es l’enfant d’une femme à la sexualité dévoyée), allant de l’invention de maladies imaginaires (l’hystérie ou la nymphomanie, deux dérégulations du désir féminin) aux figures mythiques culpabilisatrices (Pandore chez les Grecs, Eve chez les Juifs et leurs cousins : les malheurs des hommes proviennent du désir des femmes)… en passant par l’irrationnelle importance accordée à la virginité des femmes (celle des hommes, on s’en cogne) et, en corollaire, par la prégnance du mythe de Marie Bonne-Mère (la faribole de la vierge qui accouche, dont les exemples exemples sont innombrables dans les mythologies du monde entier, telles la maman de Jésus et celle de Bouddha… une femme « pure », enceinte sans avoir péché)… et enfin, naturellement : le voile et toutes ses variantes, jusqu’à l’injonction débile de dissimuler ses épaules pour passer la porte du Duomo, parce que ton épaule, femme, choque Dieu – foutrement susceptible ce con-là.

Les culs-bénis chrétiens sont à peu près aussi neuneus que les islamistes, mais en ce moment ils sont a priori moins dangereux, moins armés. Encore que : songeons que, depuis les Manifs pour tous, les cas d’agressions homophobes ont fait un bond en France, « décomplexées » – quelle responsabilité pour les activistes cathos ?

Ce genre d’idées, qui s’associent. Je pense à présent à Cabu, abattu d’une balle dans la tête pour avoir griffonné des dessins dans le genre des deux reproduits ci-dessus (dessins semblant se répondre, pourtant réalisés à plus de dix ans d’écart, le premier constituant la une du Charlie n°434 d’octobre 2000). La mélancolie ne se dissipe pas vite, même plongée en un si beau pays.

Et puis je n’aurai plus ce phosphore un peu mou

21/02/2015 Aucun commentaire

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Bienvenue dans l’an Chèvre-de-bois-vert.

Je suis pour quelques jours à Paris. Cette fois je réside dans une tour des Olympiades, quartier dont j’ignore tout sinon qu’il est vanté par le protagoniste de la Carte et le territoire de Wellbeck : « Ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait, de très loin, sur le plan architectural« . Je me trouve en plein cœur du quartier chinois, dans le 13e, or dans ce pays aujourd’hui c’est le nouvel an, c’est parti pour la Chèvre, et au moment où je vous parle drapeaux ballons biquettes et dragons défilent sous mes fenêtres, en guise de musique j’entends tambours et pétards… Ou alors ce sont des attentats, j’ai un doute, je vais descendre voir… Je reste sur mes gardes…

Tant qu’à faire le touriste en la capitale, je visite le musée Picasso, et parmi tant de beautés (je saisis comme nulle part ailleurs le bien-fondé d’un musée dédié à un seul artiste : Picasso était nombreux) je retiens en premier chef ce crâne en bronze coulé en 1943, je le regarde droit dans les orbites… Picasso avait des morts en tête cette année-là, des assassinés, tant de barbarie dans l’air ambiant… La même journée, allez savoir, drôle d’idée, j’assouvis un rêve vieux comme mon adolescence, visiter les catacombes. J’arpente lentement ces 1700 mètres de galeries souterraines. Six millions de crânes et, logiquement, deux fois plus de fémurs empilés là, rien que pour nous, rien que pour moi, depuis des siècles. Ce n’est même pas monotone, ou alors on trouverait tout monotone. Du memento-mori à dose de cheval. C’est fou comme ça calme.

Requinqué, je sors, je vais au théâtre. Macbeth par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie. Quelle merveille ! Quelles merveilles !

L’endroit d’abord : Ariane la taulière, fidèle au rituel, déchire elle-même mon billet, je pénètre le Théâtre du soleil comme un endroit sacré, un temple, une utopie en dur, là encore vieux fantasme d’adolescence, depuis que j’ai vu Molière à la télévision française en 1979, si j’avais fait l’acteur c’est ici que j’aurais voulu être. Entre temps j’ai avalé, jubilant, L’intégralité du Roman d’un acteur de Philippe Caubère qui relate cette aventure sur le mode épique et bouffon, et malgré l’abattage de Caubère et la satire propre à l’élève qui raille son gourou pour mieux s’accomplir, rien n’y a fait : mon admiration et ma fascination pour Mnouchkine sont intactes – Mnouchkine et Caubère sont deux génies qui ont existé un certain temps ensemble, puis séparément, voilà tout ce que j’en pense.

Le texte ensuite : Shakespeare est le massif central du théâtre. On ne peut en faire le tour (ou alors en TGV mais on ne voit rien), il suffit de choisir un chemin entre mille, et gravir par n’importe quel versant, la vue sera toujours longue et belle, même, comme ici, quand elle est atroce. Macbeth est une pièce particulièrement obscure, mais à travers l’obscurité on discerne très bien le noir, le pessimisme, la fatalité du mal. On a peur, parce que ce noir est autour de nous, et en nous, comme sont tous les personnages de Shakespeare.

La mise en scène enfin. Ce qu’il faut de vie pour raconter encore et encore cette histoire de mort ! Ce qu’il faut de liberté pour réinventer le patrimoine ! Et pour nous rendre si proches ces deux monstres, à nous toucher. Les époux Macbeth, souverains meurtriers, sont terrifiants de cynisme, d’ambition, de folie, et aussi de complicité, presque de tendresse, depuis quatre siècles. Le couple Balkany, ou les Tibéri, ou les Mégret, Marine Le Pen/Louis Aliot, DSK/Anne Sinclair, Sarko/Bruni, Hollande/Royal, Montebourg/Filippetti, Dati/Proglio, Bill et Hillary Clinton… Tous ces grands fauves (comme les appelait Oncle Bernard) purs enfants de chœur, en regard. Mais des enfants de chœur qu’on comprend un peu mieux grâce à Shakespeare (on reconnaît un génie à la création d’archétypes – tandis que tous les autres produisent des clichés). Certes la bonne vieille catharsis inventée par les Grecs fonctionne toujours : les meurtres, le pouvoir rendu fou de barbarie et de sang, on préfère les voir sur tréteaux que dans la presse – mais sans aucun doute le faux, comme le rêve, nous prépare au vrai.

Depuis, on a vu dans la fiction de pires mariages diaboliques, je pense aux très shakespeariens Francis et Claire Underwood, mais ceux-là viendront toujours après et d’après Macbeth.

J’aime Ariane Mnouchkine (76 ans). Oui, je l’aime d’amour, de la même façon que je suis amoureux d’Agnès Varda (87 ans) et de Dorothée Blanck (81 ans). Je vous balance mon coming out, comme ça ce sera fait : je suis gérontophile. Parce que quand on est vieux, on est encore vivant.

Vive la chair sur les os, nom de Dieu! Et vivent les vieilles biques ! Bonne année à tous !

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03/08/2014 Aucun commentaire

Superultramégapack3 août 2014. Il y a cent ans jour pour jour, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, précipitant nos deux pays dans ce que, depuis, on appelle communément « le XXe siècle ». Aujourd’hui, il fait beau, je me promène Unter den Linden à Berlin. Vive la paix. Vive l’Europe. Bon dimanche. Je me souviens qu’en 1991-92, soit très-exactement-pile à la moitié de mon âge actuel, j’étais militaire dans cette même ville de Berlin. Les Forces Françaises à Berlin, j’étais, moi, troupe d’occupation, sans rire. Dérisoires miettes de guerre froide, déjà anachroniques après la réunification allemande en 1990.

Je poursuis ma promenade en 2014. Au bout de la rue, devant la Porte de Brandebourg, j’aperçois une manif pro-palestinienne. Je suggère que la Palestine et Israel intègrent le plus rapidement possible l’Union Européenne, afin que nous puissions une bonne fois déclarer ouvert le XXIe.

Et comme l’Union Européenne c’est aussi l’ultra-libéralisme décomplexé, je glisse une publicité à peine subliminale : attention mesdames et messieurs, bientôt, ici, le Superultramégapack® du Fond du Tiroir. Si vous le loupez, vous le regretterez la moitié de votre vie. Toute la moitié.

La raclure de gorge comme dernier argument

16/05/2014 Aucun commentaire

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Je me trouve pour quelques jours à Beausoleil, banlieue pauvre de Monaco (ceci n’est pas un oxymore mais une curiosité sociologique), où habita autrefois Léo Ferré, et où se tient aujourd’hui un salon du livre tout à fait épatant (merci Karin ! Merci tout le monde !).

Cette journée de rencontres dans les écoles fut éreintante et fertile. Beausoleil se targue d’être la première ville cosmopolite de la Côte d’Azur et peut-être même de France comme me le précise un édile, avec 80% des enfants scolarisés qui n’ont pas le Français pour langue maternelle. De fait, dans les classes, une multitude de couleurs, de noms, de prénoms, d’exotisme, de mômes du monde. Or figurez-vous que ce meeting-pot tient, qu’il vit ensemble naturellement, que la cohabitation se passe bien. Je n’avais pas vu pareille société hétéroclite et cependant harmonieuse depuis mes pérégrinations sur l’île de la Réunion, un peu le même genre… Je finis donc le jour vidé mais heureux, rassuré, confiant.

Las ! J’ouvre le journal. J’apprends que, selon les sondages pré-élections européennes, le FN est le premier parti de France. Ma confiance s’évanouit dans l’éther. J’ai des bouffées d’angoisse.

Que faire, plutôt que de se morfondre ? Tenter de comprendre ce que la pole position du FN veut dire. Or justement j’ai la réponse dans la poche : le dernier numéro de l’incomparable revue Metaluna, acheté pour lire dans le train. J’y trouve une excellente, et éclairante, chronique signée Rurik Sallé. Tout est dit, je me contente de recopier (à la main, puisque ce n’est pas en ligne) ci-dessous.

L’aut’ fois, tu sais quoi ? L’aut’ fois c’était hier, en fait, et je me baladais dans la campagne avec des gens de ma famille – car j’ai une famille – et des amis. On était contents de se balader la nuit, de regarder les étoiles, tous ces trucs beaux… En sortant d’une zone d’herbe, par hasard, je débarque sur un parking face à des voitures garées. Là, au loin, un gars qui était dans une soirée dans la salle des fêtes du hameau commence à gueuler vers moi en semi-rigolant : « Hey, t’as volé quoi ? Hey ! ». On se prend un peu la tête à distance. Essayant de regagner son honneur devant ses potes (et potasses) avinés, le gars s’approche de moi. Re-prenage de tête, le gars menace de taper et tout. Un de mes potes se met à côté de nous, un mec de 50 ans, tranquille, cheveux gris, pour calmer le jeu. Le mec l’insulte. Une amie s’approche elle aussi : « Monsieur, y a des enfants, on se promène en famille… ». Le merdeux répond : « Rien à branler des enfants ! » On décide de se casser. « Fils de pute ! », qu’il éructe à distance. « Vive Le Pen ! ».

Un « Vive Le Pen » donc, lancé à un groupe de dix Blancs, cheveux blonds (ou pas de cheveux), yeux bleus. Le mec brandit sa morve verbale comme un affront, comme un glaive de victoire, comme une médaille. Voilà donc ce que c’est, le « Vive Le Pen » pour cette raclure, comme pour beaucoup qui ont voté du même côté puant : une insulte, une arme, une colère sans fond,  absurde, une fierté mal placée. T’aimes pas un gars ? Jette-lui un « Vive Le Pen » à la gueule. Un chien s’apprête à te mordre ? Sûr qu’un bon « Vive Le Pen » lui cassera un croc ou deux. En fait, ce « Vive Le Pen » qu’on dégaine, c’est l’énergie du désespoir, c’est la raclure de gorge comme dernier argument. On dit « Vive Le Pen » comme on dirait « Va te faire enculer » parce que ça tache tout autant. Parce que c’est sale, parce que ça pue, parce que ça griffe… Pas parce que ça voudrait dire quelque chose.

Outre ce texte fort, qui vaut à lui seul les 4,90 € de la revue, on pourra profiter au fil des pages, gratuitement en somme, d’articles divers mais tous susceptibles de créer une légère stupéfaction, comme un dossier de dix pages sur les monstres qui affrontèrent Godzilla, un autre sur les musiques de films d’horreur, des interviews de Béatrice Dalle, Philipe Vuillemin ou William Friedkin,  un émouvant hommage posthume à Nelson de la Rosa, ou un reportage sur la fabrication des fausses bites en silicone pour doublure d’acteurs timides. Il n’y a pas que des nouvelles moroses, dans la presse. Lisez Metaluna et retrouvez la confiance dans la France.

Des chiffres et des lettres

10/05/2014 Aucun commentaire

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« … Et ce qu’ils appellent la qualité de vie, c’est encore de la quantité : quantité de fleurs dans les jardinières en béton des villes, quantité de ressorts dans le sommier, quantité de watts à la chaîne stéréo, quantité de psychologie dans le feuilleton télé… »
Gébé, Tout s’allume, 1979, rééd. 2012 éditions Wombat

Les temps sont comptables. La réalité est dans le chiffre. Je lis ces phrases prophétiques sur la quantité et le quantifiable, écrites il y a 35 ans et je me demande ce que Gébé voyait venir, au juste. Le toujours plus de la société consumériste ? La suprématie économiste (la croissance comme seul lendemain qui chante, et ses autres noms, l’expansion, la relance, le développement, qui tous laissent entendre que le progrès est une numération) ? Ou, plus profondément, la révolution dans notre façon de penser, d’évaluer ? Vers une Weltanschauung chiffrée, qui ne serait pas exclusivement financière, mais globale et arithmétique… « Belle religion » selon Sganarelle.

Un conteur que j’ai rencontré m’a remercié de l’avoir écouté conter. Il a dit : si l’époque ne réservait pas un tout petit espace aux conteurs, alors tout serait occupé par les comptables. Parce que chez ces gens-là, on n’cause pas, Monsieur, on n’cause pas… On compte.

Tout est chiffre. Tout est chiffré. L’information, le lien social, la culture, la communication, la vie commune… sont numériques. On a tendance à oublier le sens premier d’un mot qu’on rencontre vingt fois par jour. Or numérique signifie transformé en numéros. Et son synonyme, digital, exprime l’idée de compter sur ses doigts. Zéro, un, zéro, un, zéro. Qu’est-ce que la numérisation permet ? Qu’est-ce qu’elle empêche ? Qu’est-ce qu’elle fait à la pensée, à la langue quotidienne (expressions courantes : Je gère… J’ai pris cher… Tu ne me calcules pas…), ou à la langue poétique ? Ceci ou cela.

Chiffre = code. Déchiffrer = décoder. Chacun de nous est lâché dans les rues portant à bout de bras son décodeur  de poche, point de contact numérique avec les autres humains, faute de quoi l’existence nous resterait proprement indéchiffrable. Un particulier dépourvu de son accessoire numérique devient inconcevable.

Tiens, c’est curieux : nous en nourrissons des hallucinations. Comme cette figurante dans un film de Chaplin, que nous sommes sûrs de voir parler dans son téléphone portable en 1928. De la même façon, traversant le mois dernier la fondation Calouxte-Gumbenkian de Lisbonne, je suis tombé nez à nez avec une jeune fille consultant ses SMS à Florence vers 1720. Ci-dessus la reproduction (numérisée) de cet étrange tableau, Portrait d’une jeune fille, Giuliano Bugiardini (1475-1554). Depuis cette rencontre, oui, je suis tenté de croire que le numérique rectifie nos yeux et nos oreilles.

(Un joli livre à propos de la rivalité entre nombres et lettres, dans une société penchant nettement en faveur des premiers : La guerre des mots, de Dedieu et Marais.)

Il n’y a d’autre Dieu que Dieu

30/03/2014 Aucun commentaire

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Dimanche de vote. J’aime bien voter. J’aime bien la démocratie en général. J’aime bien, en général, la France, je m’y promène, je m’y extasie, c’est drôlement beau en fait la France, c’est comme la démocratie, il faut aller la voir pour le croire.

Par exemple je me suis promené il y a quelques semaines à Perpignan. Enchanté, Perpignan. J’avais entendu parler de vous. Je vous trouve charmante.

À Perpignan, j’ai longuement visité le très curieux palais des rois de Majorque. J’y ai vu une chose, je crois, unique au monde. Dans la chapelle haute des rois très chrétiens de cet éphémère (1229-1349) micro-royaume, une frise fait le tour des quatre murs à hauteur des yeux, en petits carrés verts et rouges, mosaïque de trompe l’oeil, ainsi que le rideau peint au-dessous d’elle. Cette frise a longtemps été considérée comme purement ornementale, abstraite, une (bien nommée) arabesque, mais finalement les historiens et archéologues ont fini par reconnaître dans le motif sériel des mots articulés. Du langage commun, et non des traits laissés à l’imagination d’un artiste.

Il s’agissait ni plus ni moins de l’inscription en caractères coufiques, stylisée jusqu’à l’abstraction de la première moitié de la chahada : ašhadu an lâ ilâha illa-llâh. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu. La première phrase de la profession de foi des musulmans. Dans un lieu de culte chrétien. Juste ciel, comme qui dirait.

La bizarrerie de cette inscription déplacée n’a choqué personne pendant la courte vie de cette chapelle. Elle s’explique par une notion qui, elle aussi, semble incongrue selon les époques : la tolérance. La culture arabo-andalouse circulait alors des deux côtés des Pyrénées et de la mer, certes au fil des guerres, mais aussi par la grâce des échanges entre les hommes, entre les clercs, entre les souverains, entre les lettrés. On se connaissait, on commerçait, on s’épousait même entre Chrétiens, Musulmans, et Juifs (deux par deux, j’entends, hein). Fatalement, quelqu’un s’est rendu compte que cette phrase, il n’y a d’autre Dieu que Dieu, s’appliquait aussi bien aux trois religions, et que la chahada ferait une chouette déco dans une chapelle dédiée au Christ, que le témoignage de foi mauresque n’allait pas se battre avec le crucifix posé à côté.

Trois religions, un seul Dieu. Les points communs plus importants que les différences.

Ensuite le royaume a été englouti dans les replis du Moyen-âge, le palais a fait la culbute, et pendant les siècles suivants la bâtisse a servi de caserne à des militaires revêtus de divers uniformes. Les soudards n’avaient pas beaucoup d’égard pour les traces du passé. La chapelle leur a longtemps servi de dortoir.

Perpignan fait partie des villes qui courent le risque, aujourd’hui, de tomber dans l’escarcelle du Front National. J’écoute la radio.

20h, les résultats s’égrainent. Le FN n’a pas emporté Perpignan. Mais Béziers, Fréjus, Hayange, Beaucaire, Villers-Cotterêts, Le Luc, Le Pontet et Cogolin.

Ah et puis aussi en Belgique j’ai vu ces gens-là

04/11/2013 Aucun commentaire

Ils sont tous là, suspendus à hauteur d’oeil sur un mur du Musée des Beaux arts de Gand. On les reconnaît, un par un.

D’abord… D’abord, y’a l’aîné (çui qu’est comme un melon, qu’est complètement cuit et se prend pour le roi). Et puis, y’a l’autre (des carottes dans les cheveux, qui fait ses petites affaires). Et puis, y a les autres (la mère qui ne dit rien ou bien n’importe quoi, la toute vieille qu’on attend qu’elle crève). Et puis au beau milieu, dans son cadre (sur sa croix) en bois, le figé pour toujours, l’icône du patriarche, qui est mort et qui regarde son troupeau… Ça fait des grands pschlfchlfr.

Je ne les ai pas seulement vus, je les ai regardés longtemps. Je pouvais me permettre, j’étais seul dans la salle, un luxe, la solitude pour contempler la foule, en somme s’en extraire un instant, avant de replonger. Il y a de quoi faire. Cette masse cristallisée de grimaces concassées dans un tableau presque carré, est passionnante à admirer et à détester, le point de vue est à la fois chrétien et furieusement anti-chrétien, le fond est humaniste autant qu’anti-. L’innocente méchanceté, la roublardise coupable, l’ahurissement grégaire, la superstition fanatique… et toutes ces turpitudes pour accompagner, pour célébrer, pour engendrer quoi ? Un culte bi-millénaire de rédemption : et-puis-y-a-Frieda-qu’est-belle-comme-un-soleil, voyez comme elle est heureuse, comblée, sauvée, la Sainte Véronique en bas à gauche, d’avoir arraché au stand son T-shirt perso à l’effigie de l’idole, grâce au miracle de la vraie transpiration. De la part du Crucifié, c’était de bon coeur : même qu’il donnerait sa chemise à de pauvres gens heureux.

Mais il est tard, monsieur. Il faut que je rentre chez moi.

Appropriation du paysage

01/11/2013 2 commentaires

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Je passe deux jours à Bruxelles. J’aime la Belgique, alors je suis content, même sous la pluie. Je commence par m’acquitter d’un défi lancé par le facétieux et imaginatif Vincent Karle : une partie de geocaching sans GPS. Je dois retrouver des messages secrets que Vincent, en visite ici quelques jours avant moi, a collé à mon attention derrière un panneau, sous une armoire électrique, dans les replis d’un statue. Il a un grain, cet homme. Pourtant ça marche : je retrouve un à un ses trésors privés. Je suis épaté par cette expérience de ré-appropriation du paysage. Jamais je ne me serais lancé moi-même dans une telle aventure, je doute trop je suppose des traces que je laisse, je n’aurais pas donné deux heures d’espérance de vie à mes papiers dissimulés sous la pluie. Vincent a cru à ses mots inscrits dans les murs, à ce lisible ancré dans le lisible, à ce décor qui parle, à cette poésie. Merci et chapeau.

Ensuite, je visite le Centre belge de la Bande dessinée. J’espère ne froisser personne en déplorant l’abyssale futilité de cet endroit. Voir « pour de vrai » une statue de Tintin et sa fusée à carreaux, un Boule et un Bill taille nature, un schtroumpf aussi grand qu’un nain, une fresque murale en forme de marque jaune, et, le plus beau, un calot de groom de trois mètres de diamètre (sic) ne risque pas de faire avancer d’un millimètre la connaissance ni la reconnaissance de ce qu’est la bande dessinée. Ces artefacts navrants ne font peut-être même pas rêver les enfants et ne semblent bons qu’à refiler du fantasme 3D à des quinquagénaires fétichistes régressifs infantiles. Heureusement, l’expo temporaire est consacrée à Will Eisner, et à cet étage la bande dessinée redevient enfin un art vivant, audacieux, tremblant, explorateur, on goûte le travail et l’artiste, la singularité du geste. Les traits sur les planches originales émeuvent, émerveillent et donnent à méditer, enfin agissent ainsi que le fait dans le meilleur des cas toute oeuvre sur cimaise. Will Eisner n’a jamais cessé de s’approprier le paysage, de faire parler le décor urbain, de fondre les mots et les choses, de leur inventer un langage commun. Voici à quoi ressemblait sa poésie lisible/visible, identifiable au premier coup d’oeil :

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Puis, mon temps bruxellois étant compté, je file sans tarder dans les Musées royaux, et spécialement au musée Magritte. Ici encore les murs parlent. Des citations de Magritte sont gravées, géantes, le long des salles d’expo, comme celle-ci :

L’art dit non figuratif n’a pas plus de sens que l’école non enseignante, que la cuisine non alimentaire, etc.

Les mots eux-mêmes figurent, l’intuition des deux artistes était identique. Magritte a comme Eisner été obsédé par les mots, les images, et la poésie qui les relie. Ces centres d’intérêt auraient pu conduire Magritte très naturellement à se consacrer à la bande dessinée – il a d’ailleurs écridessiné une planche intitulée « Les mots et les images » (in La Révolution surréaliste, 1930), qui y ressemble. Mais Magritte a choisi de peindre. Il peint par exemple L’Art de la conversation (1950) reproduit ci-dessous, évidemment cousin germain de la case d’Eisner ci-dessus. Ce faisant, Magritte s’approprie le paysage, et le fait parler. Les yeux fermés. C’est génial, certes. Mais pas tant que ça, je veux dire, pas si révolutionnaire, puisque ses recherches viennent au moins dix ans après celles d’Eisner. Lier les deux est une expérience intellectuelle fort fertile. Hélas nous ne serons pas nombreux à arpenter ce chemin. Les amateurs de Bozarts méprisent trop la bande dessinée pour soupçonner les merveilles qui leur échappent, les avant-gardes qui les dépassent, et ce n’est pas un pauvre machin comme le Centre belge de la bande dessinée qui pourra les faire changer d’avis.

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