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Tout ne s’apprend pas dans les livres, comme je l’ai lu dans un livre

Mardi 26 mars

Descendre d’un train, sortir d’une gare, et marcher dans les rues d’une ville inconnue, est l’un des plus grands bonheurs de mon existence, un délice, un privilège, un luxe exorbitant. Je marche, je me perds, j’écarquille les lotos, je me repère, je reprends le pâté à l’envers, oh comme c’est joli, les filles sont jolies, les lampadaires sont jolis, les tramways sont jolis, je suis sûr que les autochtones ne s’en rendent pas compte, mais moi oui, je marche, je suis content. J’aime aussi passionnément marcher dans la forêt, mais ce n’est pas la même chose. Pour que je comprenne la différence, il faudrait que j’essaye de l’expliquer à quelqu’un. À vous, peut-être ? Disons provisoirement que marcher dans la forêt, c’est bien parce que c’est toujours pareil même si c’est toujours différent, tandis qu’au contraire marcher dans les rues d’une ville inconnue, c’est bien parce que c’est toujours différent même si c’est toujours pareil.

Je me suis donc offert ce suprême plaisir hier, j’ai arpenté pour la première fois de ma vie les rues de Bordeaux, fière ville bourgeoise ayant, comme son nom l’indique, prospéré grâce à l’alcoolisme, vice national. C’est très joli, Bordeaux. Oh, là, voyez, à gauche, à droite, des filles, des réverbères et des tramways, tels que nulle part ailleurs. Et une plaque qui dit que Victor Hugo, député de la Seine, a habité cet immeuble un peu moins de deux mois en 1871, quand, à la suite de la débâcle de Sedan, le Parlement en exil siégeait dans le Grand Théâtre de Bordeaux, et que c’est ici aussi que son fils Charles est mort d’une apoplexie, oh, c’est bien triste, mais c’est joli. Je suis le seul à m’arrêter devant cette plaque, tout le monde je vous jure passe devant, dessous, remonte son col et presse le pas comme si de rien. À l’autre bout de mon errance ou de ma journée j’avise la sévère statue de Francisco de Goya, mort ici en 1828 parce qu’il fuyait le régime totalitaire espagnol. Les gens traversent Bordeaux, ils y vivent, parfois il y meurent. Quand je vous disais que c’est exactement comme ailleurs quoique très différent.

Une inquiétude, tout de même : le logo de la ville est un peu anxiogène. On le confond facilement avec un autre, et cheminant on se demande sourdement si toute la ville ne serait pas contaminée chimiquement.

Au reste, j’ai passé l’essentiel de la journée à l’abri, non sur le pavé toxique mais dans une médiathèque, parce que je ne suis pas là que pour faire le ravi. Médiathèque où j’ai constaté, dans le rayon CD, que Noir Désir était rangé dans le bac « Scène locale ». Soupesant un album digipack, je me demandais, perplexe, si à l’étage en-dessous Montaigne, Anouilh, Sollers ou Mauriac se voyaient classés sur une étagère à part, « Auteurs régionaux ». Bien sûr, il faut être de quelque part. Victor Hugo était bien de Besançon, et Goya d’Aragon.

Ensuite, j’ai passé la soirée chez deux auteurs régionaux, et des meilleurs, qui me font l’honneur de m’héberger : les frères Coudray, Jean-Luc et Philippe, toujours aussi charmants et originaux, toujours nés jumeaux à Bordeaux, mais l’un des deux a le bon goût de se laisser pousser la barbe, ce qui fait qu’on ne se trompe jamais sur celui auquel on s’adresse. Forcément, nous avons longuement évoqué ce qui nous lia en premier chef, c’est-à-dire l’aventure tragi-comique des éditions Castells, où nous publiâmes deux livres chacun (pour moi, suissi et suila) vers 2006. Philippe Castells, dont j’ignore le lieu de naissance, était un drôle de type. Un tiers flambeur, un tiers menteur, un tiers magouilleur, un tiers dandy, un tiers clochard. Ah, et puis un tiers escroc, aussi. Ça fait beaucoup, mais comme on dit à Marseille tout dépend de la taille des tiers. En tout cas tout ces tiers mélangés ne faisaient pas un éditeur, finalement. Les Coudray et moi-même en sommes convenus, observant cependant que le temps avait passé, que nous n’avions plus de rancune à son endroit, qu’avec le recul des années même de lui nous pouvions ne garder que les bons côtés (il publiait de beaux livres, ce salaud) et que nous pouvions même changer de sujet (alors les Coudray m’ont narré en riant certains actes d’innocent terrorisme qu’ils commirent tous deux nuitamment dans les rues de cette même Bordeaux).

Nous changions de sujet et nous parlions de logo des dangers biologiques, lorsque sur ces entrefaites un de leurs amis est entré qui, muni d’un gâteau (c’était justement l’anniversaire des Coudray : il convient, en plus de naître quelque part, de naître un beau jour) et de diplômes en biologie, m’a appris la stupéfiante chose suivante. Du pur point de vue de la logique génétique, le chromosome « X », majestueux, galbé, redoublé en « XX » chez la femme, est la norme, le point de départ. Tandis que le chromosome « Y », nettement plus rabougri et moche, le pauvre ressemble à une crotte de nez, semble n’être ni plus ni moins qu’une altération survenue dans un second temps de l’Évolution, une dégradation programmée, un mal nécessaire permettant la reproduction sexuée de l’espèce, non mais regardez-les côte à côte, Madame X et Monsieur Y, remontez en haut de cette page, on jurerait un couple dessiné par Dubout. Par conséquent nous ferions bien d’admettre une fois pour toutes que nous sommes tous des femmes, et qu’une femme sur deux (celle avec le chromosome dénaturé tout rabougri) est un homme. Quitte à ré-écrire toutes les cosmogonies : manifestement le job de Dieu le 6e jour à consisté à créer Eve, puis à lui prélever un chromosome, dans la côte admettons, pour ensuite le chiffonner mâchouiller rouler en boule rabougri crotte-de-nez, et qu’à partir de ce « Y » mutant il a conçu Adam. On en apprend des choses à Bordeaux.

Mercredi 27 mars

Mardi soir, pour mon plaisir susdit, j’ai arpenté Bordeaux pendant plus d’une heure. J’ai vu un beau coucher de soleil sur la Garonne. Puis un événement est survenu comme pour apporter sa contribution à mes réflexions « il faut bien être né quelque part » .
À un moment, je me suis assis sur un banc pour regarder couler le fleuve, et j’ai sorti un livre de ma poche. Au bout de quelques minutes un gars nonchalant est venu s’asseoir à côté de moi, un Noir habillé en rouge avec un grand bonnet vert-jaune-rouge qui enveloppait des dreads, un bouc au menton et une canette de bière à la main, qui m’a demandé ce que je lisais. Sans attendre la réponse il s’est présenté comme rastafari et comme Sénégalais. Troisième identité manifeste, il était bien défoncé, les yeux dans le vague, mais amical.
Il vivait à Bordeaux depuis six mois. Je lui ai demandé s’il aimait ça, il a répondu à côté, parlant très lentement :
« You know Dakar ? Tu es déjà allé au Sénégal ?
– Non.
– Vas-y. Tu dois y aller. C’est beau, là-bas. Ici, rien à voir. Bordeaux n’est pas belle, elle est plus que ça. Bordeaux est une ville sacrée ! A holly town, man. C’est ici, place des Quinconces, que vos grands parents débarquaient nos grands-parents, et nos grands-parents descendaient du bateau la tête baissée et des chaînes autour des mains et des pieds, comme ça, man (il fait le geste, croise ses poignets, quelques gouttes de bière s’échappent de sa canette), c’est comme ça que nos grands-parents ont découvert la France, à Bordeaux. Et c’est comme ça que Bordeaux est devenue une grande ville. Tu es de Bordeaux ?
– Non.
– Ah. Tu m’avais dit hier que tu étais de Bordeaux. Why did you lie to me ? Or do you lie today ?
– I don’t. Don’t tell me I’m a lier. I’m not from Bordeaux, I wasn’t even here yesterday and I see you for the first time in my life.
– Ah. Tu es de la banlieue de Bordeaux, alors ?
– Non. Je suis de passage, je rentre chez moi demain.
– Ah. (pensif) Alors ce n’était peut-être pas tes grands-parents.
– Mon grand-père n’était pas français.
– (geste de la main) Peu importe. Tout ça c’est le passé. Moi, you know, je suis rastafari, je suis pour la paix. You know, 77%… (il s’interrompt une minute, comme s’il recomptait les pourcentages dans sa tête) 77% des Africains ne pensent qu’à ça, à ce passé d’esclave, ces chaînes aux mains et aux pieds, ils les ont encore dans la tête. Mais moi, non. Moi je suis rastafari, je suis pour la paix. Le cœur, man, le cœur, il n’y a que ça de vrai. »
Il s’est alors frappé le cœur de la main droite. J’ai fait de même, et je lui ai serré la main, on s’y est repris à plusieurs fois, pas tellement parce qu’il visait à côté, plutôt parce qu’il voulait faire comme ceci, et comme cela, puis finir par le cœur. Ensuite je suis parti.
C’était ma carte postale, « Bons baisers de Bordeaux » .

  1. 27/03/2013 à 09:42 | #1

    lu à Nice en 843!!!
    XX

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