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Le kantien fou contre les histoires

Je regarde Sandman, la série (très bien) adaptée du magnum opus de Neil Gaiman – série hélas annulée après deux saisons seulement, pour la raison que Gaiman est un prédateur sexuel en plus d’être un génie des littératures de l’imaginaire. Alors qu’elle eût pu durer aussi longtemps que les êtres humains rêvent, ou aussi longtemps que les scénaristes pouvaient exploiter le matériau d’origine, c’est-à-dire quasiment autant. Bah.

Même en se contentant de ce qui existe, on trouve des merveilles dans cette série fort belle quoiqu’encore plus mentale que rétinienne.Je reste époustouflé par l’épisode 5, intitulé 24/7, je vais avoir du mal à m’en remettre, j’attends un peu avant de regarder la suite.

Cet épisode donnerait du grain à moudre à bien des cours de philo, et me passionne en abordant frontalement l’un de mes thèmes fétiches de rumination : qu’est-ce que la vérité et comment s’en accommode-t-on

Personnage principal de la série quoique souvent absent à l’image, le Sandman, dit aussi Morphée, ou Oneiros, ou Marchand de sable, ou Dream, etc., est une entité surnaturelle plus vieille que les dieux puisqu’aussi vieille que les hommes : il incarne la part du rêve en nous, l’imagination, les contes, la spéculation, l’espoir, toutes les manières que notre espèce invente pour se raconter à elle-même des histoires.

Quel pourrait être son ennemi juré ? Qui le faire affronter, afin de pimenter son épopée ? Eh bien, un haïsseur des mensonges, un contempteur des histoires et de tous les faux semblants, un tenant psychopathe de la vérité à tout crin, un kantien radicalisé terroriste. Ici : John Dee, interprété par le terrifiant David Thewlis.

Ledit Dee tente une monstrueuse expérience psycho-sociologique : il emprisonne quelques spécimens humains et les force à se dire mutuellement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est un cauchemar. Les pulsions sont lâchées, Eros et Thanatos à qui mieux-mieux, le sexe, les haines, les violences, les colères, les agressions, le sang, le meurtre à l’arrivée. Et cette mise en scène des ravages de la « vérité » de nos instincts est d’autant plus cruelle et ironique si l’on se souvient que la série qui les dénonce sous nos yeux est « cancélée » parce que Gaiman, lui-même champion de l’imagination, s’est laissé aller dans la vie réelle à ses propres penchants prédateurs…

La vérité contre « les histoires » : se rejoue ainsi le match éternel Kant (« Le contraire de la vérité est la fausseté« ) vs. Jankélévitch (« Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité !« ) et malheur à qui ne raconte jamais, ni ne se raconte, ni n’écoute, d’histoire.

Tant pis si je spoïle quelqu’un : une humanité livrée à sa vérité serait livrée à la mort.

« La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir » (Céline, Voyage au bout de la nuit). Le contraire de l’imagination, la fin des histoires, ce n’est pas la vérité rayonnante et le progrès en marche mais la barbarie de nos viscères, de nos pulsions sans frein ni écran, sans sublimation. Le rêve nocturne ainsi que l’art du récit (l’art de rêver en restant réveillé) sont bien plus qu’une activité négligeable ou une « folle du logis » (l’expression est de ce pauvre Malebranche qui n’avait rien pigé) : ils sont le moyen de (nous) mettre à distance pour envisager civilisation elle-même, la civilisation qui nous autorise à vivre ensemble sans nous sauter en permanence à la gorge ou à l’entre-jambe, et apprendre les uns des autres. Il faut une sacrée imagination pour rêver un mythe qui nous fait tenir ensemble, disons par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité.

(autre chose sur Neil Gaiman : rediffusion au Fond du Tiroir)

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