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Ephémère et saisonnier

01/12/2013 un commentaire

carte Halle12-07 1

Amis parisiens : pour la troisième et ultime fois, les livres du Fond du tiroir seront trouvibles, lisables, feuilletibles, collectables, et même achetibles lors de la Librairie éphémère qui se tiendra Halle Saint Pierre du 10 décembre au 5 janvier, grâce à Isabelle Gautray des éditions Passage piétons. Vous en profiterez pour admirer nombre d’autres merveilles discrètes et exclusives, dont des peintures de Valérie Dumas qui, loin de n’être que madame-Jean-Pierre-Blanpain, est une artiste à forte et singulière personnalité.

Amis non-parisiens : chassez vos complexes, s’il vous plaît, ainsi que la paille de vos sabots ! Car pour vos cadeaux de Noël, demeure le secours du bon de commande.

Strictement aucun rapport (n’en cherchez pas, vous ne feriez que l’inventer) : je vous prie de lire toutes affaires cessantes ce texte de Gilles Deleuze, qui décrit en 1990 la société de 2013, soit « la société de contrôle », s’inscrivant historiquement à la suite de la « société de souveraineté » et de la « société disciplinaire ». Deleuze ne pouvait deviner quels seraient les moyens exacts de ce contrôle (le World Wide Web restait à inventer, les réseaux dits sociaux étaient des calepins en papier et les cookies des biscuits au chocolat, la NSA n’était pas outillée, la géolocalisation par téléphone cellulaire relevait de la science fiction, etc.) mais il parle de tout le reste, les principes d’organisation, l’infrastructure, comme s’il le voyait en détails dans sa boule de cristal. J’en suis comme deux ronds de flan. Pouvoir surnaturel ? Non, athlète de la pensée.

Rien de nouveau sous le soleil de novembre

24/11/2013 2 commentaires

salon_livre

J’aurais volontiers parlé des impôts. Ras-le-bol du ras-le-bol fiscal ! On dirait que tous les Français, pas seulement les jockeys et cavalières, mais bientôt les golfeurs, yachtmen voire les joueurs de polo et de cricket, ne veulent pas payer moins d’impôts, mais plus d’impôt du tout parce qu’ils ont petit à petit perdu le sens du pot commun, à cause de la crise partout-partout qui replie sur le moi-d’abord, à cause du néolibéralisme dilué dans l’air du temps, à cause de Depardieu, de Cahuzac, des unes de magazines, ou de l’équipe de onze demeurés en shorts qui gagnent deux cents fois le salaire d’une assistante sociale. Or me prend l’envie de crier vive l’impôt ! Un mois de mon salaire par an tombe dans le pot, et imaginez un peu, je suis heureux ravi comblé de payer des impôts, parce que ça signifie non seulement que je gagne de l’argent, bonne nouvelle, mais qu’en plus je le redistribue aux pauvres ! La pédagogie manque : expliquons aux Français que chaque contribuable, en fait, est un peu Robin des Bois – et puis tant qu’on y est, faisons réciter à l’école l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789… mais non, pas les impôts, pas de politique, cela vous ennuierait autant que moi, ras-le-bol du ras-le-bol du ras-le-bol fiscal, je parlerai plutôt d’un autre marronnier : Montreuil.

Quoi de nouveau sous le soleil de novembre ? Novembre, c’est la neige plutôt que le soleil, et les néons du salon du livre de jeunesse de Montreuil plutôt que la lumière naturelle.

« Montreuil » (métonymie) aura lieu ce week-end et rendra visible la littérature jeunesse, trois jours par an, comme tous les ans. Et toujours, toujours, refleuriront les mêmes polémiques sur la légitimité de cette « littérature » de second rang, le même déficit de reconnaissance, la même crise d’identité, les mêmes moulins à vent, les mêmes clichés immémoriaux à combattre si on en a l’énergie. J’ai tenté de le faire quelquefois, en 2010, ou en 2011, quand j’avais l’énergie. Cette année, je ne m’en mêle pas, mais en lieu et place j’invite quiconque parcourt le présent blog, soit par habitude, soit par accident, à lire attentivement l’excellente lettre ouverte d’Eric Senabre sur le sujet. Tout y est mieux dit que je ne saurais.

Mais je crains que cela ne suffise, comme d’habitude, qu’à prêcher les convertis. Il n’y aura rien de nouveau sous le soleil de Montreuil en 2014 non plus, ni en 2015, ni en 2030, tant « l’infernale échelle des valeurs à la française » dont parle Eric Senabre est une irrémissible structure de la doxa culturelle, et pour longtemps encore la littérature de jeunesse, la première littérature, souffrira condescendance, indignité et voyage en strapontin. C’est, en conséquence, du point de vue de la sociologie qu’il faut analyser le phénomène.

J’avance l’argument que le mépris de la littérature de jeunesse recouvre simplement le mépris plus global de la jeunesse. Pour se faire une idée actuelle de ce dernier, il n’y a qu’à lire certains commentaires haineux des manifs lycéennes de soutien à Leonarda : petits merdeux manipulés, derniers petits bâtards du gauchisme fainéant, idéalistes irresponsables en temps de guerre, enfants gâtés de bobos en cocon, vous ne comprenez rien à la situation économique de la France, quand vous cesserez de fumer des joints la raison vous reviendra et vous refuserez vous aussi de payer pour les envahisseurs, allez plutôt préparer votre bac, allez étudier, allez travailler, allez consommer, allez vous coucher… alors que ces ados activistes ont fait preuve d’une détermination et d’une conscience politique propres à redonner espoir à pas mal de barbons.

Entre temps, la lecture d’un livre de Pierre-Michel Menger vieux de 12 ans déjà m’a soufflé une autre explication. Menger prétend que l’artiste, en tant que sujet social, loin des clichés bohèmes fantasmant un créateur farouchement indépendant, indifférent aux contraintes socio-économiques, est en réalité le lieu d’expérimentation des conditions de vie ultra-libérales. L’artiste est un prototype conçu pour affronter la loi de la jungle, l’avant-garde du travailleur d’aujourd’hui et surtout de demain, et les compétences qu’il doit valoriser sont à peu près les mêmes qu’un DRH apprécierait chez son employé. Précarité, intermittence, et cependant séduction, dynamisme, adaptabilité de mercenaire, créativité, individualisme, flexibilité absolue, couverture sociale aléatoire, résignation aux abyssales inégalités de ressources (succès pharaonique de quelques uns miroité dans les pupilles d’une foule de galériens), et, par conséquent nous y voici, compétition de tous contre tous. Le champ littéraire, en tant que champ artistique, est un champ de courses. Ce contexte économique de compétitivité exacerbée permet peut-être, lui aussi, de comprendre pourquoi la littérature de jeunesse soit systématiquement daubée, notamment par les tenants d’une littérature « sérieuse » qui tient le siège de la maison. Le secret, c’est « nous sommes les vrais, les uniques », il n’y a pas de place pour tout le monde. La divine main invisible du marché triera. Les plus faibles, les plus discrets, les plus gentils, les niches commerciales, les jeunesses ? Qu’ils crèvent, ou, du moins, qu’ils aient la décence de la fermer.

Rha, et voilà, ma langue a fourché sept fois dans ma bouche, j’ai parlé politique.

Rien de nouveau sous le soleil de Montreuil ? Baste, foin de fatalisme grincheux. Les livres sont là. Un enfant qui ouvre un livre, c’est toujours nouveau. Il y aura toujours quelque chose de nouveau sous le soleil de Montreuil : des livres, des auteurs, des lecteurs. De la littérature, parfaitement.

Graphique roman

13/11/2013 Aucun commentaire

Jim Curious   jeanine

L’an dernier, j’ai lu un formidable album pour enfants intitulé Jim Curious (2024 éditions). Le protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est un petit garçon réjoui, très à l’aise dans son corps un peu empâté, qui a toute la vie devant lui, et qui ne prononce pas une seule parole, il a mieux à faire que de parler. Il nous entraîne dans un voyage ludique au fond des mers, en scaphandre, dans le monde du silence et de la 3D d’antan, anaglyphe, rouge et bleu… un tour de magie, un émerveillement. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas, enchanté.

Vers la même période, j’ai lu une formidable bande dessinée comme en publie l’Association, intitulée Jeanine. La protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est une personne authentique, une prostituée sur le retour rencontrée par l’auteur, qui a vécu, et qui, encore à l’aise dans son corps un peu diminué, veut bien nous le raconter, et qui parle, qui parle, qui n’arrête pas de parler. (Au passage, il est rudement intéressant d’entendre une pute parler au moment même où la prostitution devient un débat politique et que les principales intéressées ne s’expriment guère…) Une bande dessinée audacieuse, émouvante, ancrée dans le réel et dans sa représentation, qui exige un engagement profond de l’auteur comme du lecteur. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas çui-là non plus, enchanté de même.

Je n’ai absolument pas fait le rapport.

Il a fallu que je rencontre Matthias Picard, chair et os et mal rasé, ce week-end sur le salon de Saint Priest pour réaliser que les auteurs respectifs de ces deux livres étaient un seul gars, qui a plein de talent, certes, mais qui a plein de talents.

Il m’a dit : « Je n’ai pas spécialement cherché à créer des liens entre les deux livres, je n’en avais pas besoin, pour moi les liens existaient déjà. J’ai simplement fait les deux en même temps, et il m’a fallu cinq ans pour en venir à bout. C’est une longue période, durant laquelle je passais de l’un à l’autre… »

Ah ? Okay. Eh ben, enchanté ! C’est bien, les salons. On fait des rencontres.

Celui de Saint Priest revendique, à bon droit, sa spécificité : défricher et honorer la « petite édition et la jeune illustration » , et j’ai été ravi, moi-même petit tout petit éditeur, d’y être à nouveau invité, grâce à l’exposition Double tranchant de JP Blanpain (très belle, vous ne savez pas ce que vous avez perdu, tout n’est pas trop tard, elle est désormais visible à la médiathèque, jusqu’à noël). Mais, récemment, ce salon s’est découvert une thématique supplémentaire, peut-être un chouïa moins originale : le roman graphique. On ne sait pas exactement ce que c’est, le roman graphique, sinon la désignation un peu affectée d’une sorte de bande dessinée, chic et moderne, qui chercherait la respectabilité afin de n’être plus confondue avec les Petits Mickeys qui, eux, sont si vulgaires, façon Rapetou

Expression attrape-tout, aimable, honorable, mais un peu floue. Même Double tranchant, sous prétexte qu’on y trouve du texte et des images, a été qualifié de Roman graphique, ce qui pour moi est un contresens. Double tranchant est moins pompeux que cela : c’est une nouvelle illustrée.

En vérité, si les mots Roman graphique sonnent si bizarrement à nos oreilles, c’est qu’ils sont la traduction littérale et inutile de graphic novel, expression inventée par Will Eisner aux Etats-Unis dans les années 1970 afin d’émanciper la bande dessinée des comic books, c’est-à-dire des publications bon marché et périssables, imprimées comme-je-te-pousse sur papier pulp, vendues aux moutards dans des kiosques, sur des tourniquets à côté des bonbecs… pour viser la librairie, la maturité, la dignité, le roman, le livre. Traduire graphic novel en roman graphique était d’autant plus superflu que nous n’avions pas besoin d’importer la notion elle-même : en Europe, les bandes dessinée jouissaient déjà depuis des décennies, certes non sans ambiguïté, de la légitimité que confère la publication sous forme de livres reliés et cartonnés, en librairie, en bibliothèque, à la maison.

Mais peu importe… Saint-Priest fait à merveille son boulot de salon, et n’est pas responsable des modes langagières ! Si les mots roman graphique permettent de découvrir d’aussi beaux objets que Jeanine ou Jim Curious, qui sont par ailleurs des bandes dessinées, ainsi que des livres, allons-y Chochotte, au diable les étiquettes (à part peut-être le nom de l’auteur sur la couverture, ça rend service, tout de même), vive le roman graphique messieurs dames, bonne continuation à Saint Priest et merci pour tout.

3 francs 6 sous

10/07/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (II).

* Je reçois de mon éditeur le relevé de mes droits d’auteur pour l’année 2012, accompagné du chèque correspondant, d’un montant de 123 euros et 18 centimes. Je connais ainsi, au centime près, ma place économique réelle au sein de la littérature. Il s’agit, depuis le tout premier chèque que je reçus du monde de l’édition, dix ans plus tôt, de mon score annuel le plus bas. L’argent n’est pas tout, il n’est même pratiquement rien ; il n’est qu’un moyen, et en outre un symptôme, une sorte de baromètre. Je conserve le chèque dans mon portefeuille, je ne l’encaisse pas encore. C’est marrant, j’y repense, le tout premier il y a dix ans, j’avais mis beaucoup de temps à l’encaisser aussi.

* Je lis le blog de Corinne Lovera Vitali. Je ris en découvrant son Top 5 des lapsus clavier. La médaille d’or, le number one, le champion du monde du lapsus de la mort qui tue : elle frappe être oubliée pour être publiée. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.

* Jean-Pierre Blanpain et moi-même avons eu l’occasion de discuter argent, notamment lorsqu’il nous a fallu boucler ensemble le budget de fabrication de Double Tranchant, opération qui, en gros, revenait à jouer au bilboquet d’une main en terminant un puzzle de l’autre. Essayez, pour voir. J’ai pu, au fil de la conversation, lui exprimer des points de vue tels que celui-ci : il est beaucoup plus facile et, en somme, plus naturel, de se « professionnaliser » et de ne vivre que de son art, pour un illustrateur que pour un écrivain. Pour au moins une raison simple : ceux qui savent dessiner sont rares, leurs talents sont donc recherchés et ils peuvent être « embauchés », presse, illustration etc ; tandis qu’écrire, un peu tout le monde sait faire, en fait. De là, certains complexes d’usurpation et névroses – chacun les siens. On le sait, les rapports entre création et argent sont complexes, et pas toujours sains (cf., à la volette, la dernière chronique de Christophe Sacchettini).

* Jean-Pierre, qui écoute la radio en travaillant, me fait suivre parfois un lien vers une émission qu’il a appréciée. C’est le cas avec celle-ci, à laquelle il supposait que je serais sensible, où un écrivain nommé Denis Bourgeois, que je ne connais pas, évoque notamment ces rapports compliqués entre les écrivains et l’argent. Ma curiosité s’éveille, d’autant que le livre pour lequel ce Bourgeois est invité, Composite, a paru chez Ego Comme X. J’ai un a priori très favorable envers cette maison, chez qui j’ai lu des textes rugueux de Fabienne Swiatly ou de Lionel Tran, et chez qui, surtout, s’est opérée une recherche esthétique et autobiographique de premier plan au sein du médium Bande Dessinée, avec en figure de proue malgré lui ce chef d’oeuvre qu’est le Journal de Fabrice Neaud.

* J’écoute l’émission. Oui, c’est intéressant. Suffisamment intéressant pour que je me procure le livre deux jours plus tard.

* Je lis le livre. Ça va : il me plaît, touffu mais fluide, bizarre et stimulant, radical d’abord par sa forme de bric-à-brac, coq et âne et carpe et lapin mais avant tout Denis Bourgeois, composite idéal pour suivre non une démonstration, mais une écriture – je crois comprendre que c’est le sujet même. Le plus long développement, toutefois, est celui qui me convainc le moins. Il est consacré à L.F. Céline, et résout à bon compte l’impossible équation célinienne, romans ≠ pamphlets, cette fameuse énigme littéraire digne du théorème de Fermat, par des corolaires relevant d’autres logiques, fiction ≠ réel, ou oeuvre ≠ homme. Ces positions, si elles expriment une apologie du réel face à la fiction (Bourgeois raconte dans un autre chapitre comment il s’est désintéressé des romans immédiatement après en avoir publié un), bien en phase avec la politique éditoriale de son éditeur, aboutissent fatalement à des syllogismes, et à cette bravade lancée au lecteur où affleure la mauvaise foi : « Ceux qui admirent Céline voudraient-il avoir eu sa vie ? » (p. 136) Pardon, mais cela n’a guère de sens. Je ne voudrais pas avoir eu la vie, non plus, d’autres auteurs dont j’ai tant aimé la première personne, Montaigne ou Jules Renard, Henry Brulard ou Flaubert, Michel Leiris ou Annie Ernaux, Nelly Arcan ou Fabrice Neaud.

* Mais je m’éloigne du sujet. Qui est tel : l’écrivain, avant tout son travail (l’écriture), mais également ce qui le parasite, son statut, sa carrière, son argent, sa mythologie, son obligation annexe de gagner sa vie. Le livre de Denis Bourgeois est certes très éclairant à cet égard.

« Un auteur ça ne vaut rien. Il suffit de regarder la vie réelle des écrivains. C’est une question économique et pas du tout morale ni juridique. (…) Au final, de tous les acteurs de la chaîne du livre, l’auteur est celui qui aura le moins de chances de vivre de son activité. » (p. 65)
« Dans une société mondialisée, l’individu solitaire peut-il être en position de négocier quoi que ce soit concernant ses conditions de survie ? L’auteur n’est-il pas depuis toujours un auto-entrepreneur ? » (p. 67)
« Pourquoi le métier d’écrivain devrait-il être plus libre, dans notre société moderne, que toute autre forme d’esclavage ? Parce que ce métier a été longtemps l’apanage de ceux qui n’avaient pas besoin de la gagner, leur vie : les hommes de lettres. Et ces gens-là, les Proust, les Gide, les Larbaud, ce qu’ils disaient de l’écriture, ils le disaient en fait de leur mode de vie, leur mode de vie d’héritiers qui n’ont jamais eu à gagner leur vie. Ils vivaient l’écriture comme ils vivaient le reste. Et les pauvres ont pu croire que c’était l’apanage des riches. Les autres triment et souffrent. les riches sont ceux qui sortent du cycle des réincarnations. Leurs ancêtres ont trimé, pour eux. Après, les héritiers dilapident cette richesse accumulée. Tout part en fumée. Ils deviennent écrivains, artistes ou n’importe quoi. Leurs enfants redeviendront pauvres et recommenceront le cycle infernal des réincarnations. » (p. 110)

* Juste un peu plus haut, je témoignais du crédit a priori que j’accordais à un livre au simple bénéfice de son éditeur, Ego comme X. Denis Bourgeois affirme à ce sujet p. 66 : « Les éditeurs sont la seule instance légitimante de la littérature aujourd’hui. Pour qu’un auteur devienne un auteur, il faut qu’il publie à compte d’éditeur, sinon il ne reste qu’un amateur. Ne jamais oublier non plus que Proust, Gide, Moravia et bien d’autres, ont publié leur premier livre à leurs propres frais. Qu’en conclure ? Qu’il faut, sinon, naître riche ? Donc, ce sont les éditeurs qui font les auteurs. Il suffit qu’ils décident de ne plus publier Untel pour qu’Untel retourne à l’oubli. C’est quelque chose qui se produit continuellement. Il suffit d’examiner de plus près la vie des écrivains. Il faudrait réécrire la Lettre sur le commerce des livres de Diderot ».

* Avant de réécrire cette lettre de Diderot, il faudrait déjà la lire. Alors je la lis. Tout a une fin c’est entendu, mais tout a un début et on gagne généralement à remonter à la source. Je découvre dans ce texte une plaidoirie pour une proto-exception culturelle : le livre, objet particulier, réclame un régime particulier. « Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les principes d’une manufacture d’étoffe à l’édition d’un livre ». Diderot est d’autant plus moderne qu’il tempère ce qui pourrait passer pour une anachronique revendication de droits d’auteur, en subordonnant ceux-ci aux droits des éditeurs (qu’il appelle libraires, ce qui pourrait prêter à confusion). L’auteur doit tout à l’éditeur, son suzerain, et c’est avant tout pour ce dernier que Diderot réclame garanties de « privilèges » et protections légales. Nous en sommes là depuis 250 ans. (Ceci sans préjuger des difficultés économiques que les éditeurs rencontrent eux aussi – leurs « privilèges » craquent comme tout craque dans la crise partout-partout.)

* Comme chaque année, je passe mon premier week-end de juillet au champêtre salon du livre de Montfroc, en agréable compagnie. Je tente distraitement d’écouler des stocks de livres sur mon stand, je ne vends rien, ce n’est pas grave, il fait beau. Délaissant quelques instants mon étal, je m’éclipse et me promène dans ce charmant village. Je tombe sur l’alléchante proposition d’un particulier qui offre environ un mètre cube de gravats. Document ci-dessous.

* Je vais encaisser mon chèque de 123 euros et 18 centimes, finalement.

 

Réfractaire (Irait-on s’engueuler pour si peu/pour autant ?)

23/06/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (I).

* L’un de mes livres, Double tranchant, est irrigué par un aphorisme de Guy Debord, une de de ces idées générales qui arment pour la vie : « Quand une chose ne change pas dans la société, on l’affuble d’un nom nouveau. En revanche quand une chose a été profondément modifiée dans sa nature, dans sa signification, dans son mode de production et dans son usage, alors elle garde son ancien nom. Exemples : une pomme, un steak, un diplôme. » Un couteau, en ce qui concerne le livre en question. Dans le souci, invétéré chez moi, de reconnaître des dettes, je me décide à consacrer un article à Debord.

* J’ai appris l’existence de Guy Debord en même temps que sa mort, en 1994 – paradoxe premier. Le paradoxe suivant est pire : les mass media m’auront donc révélé ce souverain réfractaire, cet effacé stratégique qui toujours refusa de jouer le jeu, à moins d’en inventer les règles.

* J’ai tenté de le lire immédiatement : La société du spectacle dans ta face. Comme je n’y ai d’emblée rien compris mais que je pressentais des révélations décisives méritant quelque effort, j’ai entrepris d’assimiler Debord avec méthode et système, tous ses livres un par un, collectifs et correspondance et Potlatch compris, dans l’ordre chronologique si possible, histoire d’apprécier la trajectoire, ou pour mieux dire la balistique. Je ne comprenais toujours pas tout, mais ce que j’en retenais était bien plus important que ce que m’apportaient d’autres livres plus limpides ; puis, si je relisais, je comprenais non seulement mieux mais autre chose, ceci grâce à l’écriture, « à fragmentation » comme une grenade. Car Debord écrit rudement. Un phrasé savant, précis, ordonné, cérébral, mais aussi élégant, classique à l’ancienne (je veux dire dix-septièmiste), plus aristocrate qu’humaniste, maître de soi, cinglant au besoin mais redoutablement calme. Qui était Debord ? Selon le témoignage de l’un de ses amis, Debord lui avait rendu, à la question purement sociale Que-faites-vous-dans-la-vie, une réponse purement asociale, se présentant comme révolutionnaire professionnel. Cela n’est pas un métier, débrouille-toi avec ma répartie, pourtant que dire d’autre qui serait plus juste ?  Certes il était également écrivain, sans le moindre doute, vu l’effet que produisent ses livres. Mais écrivain n’est peut-être pas davantage un métier. De toute façon sa première « œuvre », fondatrice, avait été un slogan sur un mur, gravé à 20 ans, l’injonction explicite « Ne travaillez jamais. » Debord a ensuite consacré sa vie à travailler contre le travail.

* Debord m’est utile pour comprendre le monde dans lequel je vis. Exemple puisé réellement au hasard, en ouvrant le journal du jour, un de ces canards gratuits qu’on lit dans les transports en commun puis qu’on jette : j’apprends qu’une jeune diplômée d’une école en management vient de lancer un site de rencontres sur le modèle des agences de recrutement. On postule à l’idylle, on y cherche l’amour en adressant CV et lettre de motivation, on se vend auprès de l’employeur amoureux, parce qu’on a tous quelque chose à vendre ou à acheter, ne serait-ce, pour les plus démunis, que ses sentiments. La langue de bois D.R.H. contamine jusqu’à la vie intime, le management se substitue aux rapports humains, parachevant l’aliénation par le travail. Ce fait social stupéfiant serait incompréhensible, et on se contenterait de le trouver moderneludiquerigolo, voire sympa, et on cliquerait J’aime sur Facebook… si l’on n’avait lu Debord, théorisant pour nous la marchandisation (à la suite de Marx qui, le premier, repéra le fétichisme de la marchandise) comme symptôme de la spectularisation. Ainsi la première thèse de la Société du spectacle n’est-elle plus une nébuleuse abstraction, mais une réalité observable.

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

* Je puise ce que je peux dans Debord. Le répète pour le comprendre (Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation), le rumine longuement, à l’occasion le régurgite. J’ai ceci sous les yeux : une agence de pub new-yorkaise proclame une fois pour toutes que Life is but a screen, sweetheart ! Tout est clair.

* Lors d’un transit de trois heures à Paris en mai dernier, je me suis précipité à la BNF pour traverser l’exposition « Guy Debord, un art de la guerre. » Paradoxe plus énorme encore que les précédents : Debord estampillé « trésor national » par une structure étatique, embaumé dans des bandelettes officielles. Pourquoi pas tant qu’on y est ses cendres au Panthéon ? Hypothèse : puisque la révolution situationniste n’a pas eu lieu, Debord est légitime ici non comme prophète, mais comme exemple de vie confondue dans et avec les livres. Il a échoué à changer la vie, mais il a changé ses lecteurs. Sa vie est une aventure littéraire, et son importance au sein de la langue, et par conséquent, de la pensée française, est établie (et encore ne parlera-t-on pas de cinéma). De fait l’expo permet de découvrir un prodigieux Debord lecteur. Pour écrire si rigoureusement, il fallait avoir lu d’abondance, et dans les profondeurs.

* Reste que la plupart des organes de presse, l’œil de l’un par-dessus l’épaule de l’autre, qui ont rendu compte de l’événement ont choisi comme angle de tir, avec comme une pointe de soulagement, le paradoxe sus-indiqué, l’irrécupérable enfin récupéré, la subversion institutionnalisée et désamorcée. Sauf Le Tigre, précieux journal qui ne ressemble pas à un journal, autre spécimen irrécupérable. Dans l’édito de son n°29, Raphaël Meltz projette en abyme la circulation de l’info entre médias autistes, citant un article sur Debord déjà cité par Debord dans Cette mauvaise répétition. Et ajoute au passage : J’avais lu avec plaisir les deux volumes de la Correspondance de Champ libre, essentiellement des lettres d’insulte. Tiens, de quoi parle-t-il ? Des textes de Debord que je n’aurais pas encore lus ? Je creuse la question.

* Je me procure et dévore ces deux volumes de Correspondance, effectivement revigorants, puis pour faire bonne mesure Tout sur le personnage, sorte de troisième tome posthume (moins intéressant, collage ironique de coupures de presse – ici la technique situ du détournement se pratique curieusement par la littéralité). Debord y est en fin de compte assez peu présent, sinon en filigrane. L’anti-héros de ces trois livres, du moins le porte-plume sous influence debordienne, est Gérard Lebovici en personne, figure encore plus fascinante, parce que non clandestine comme Debord, au contraire étalée au grand jour et cependant infiniment énigmatique, opaque sous la couche de paillettes. Le titre Tout sur le personnage signifie en réalité Rien sur la personne. Lebovici était le roi d’un système, et en même temps le mentor de collectifs qui ne visaient que le renversement de ce système. Il gagnait des fortunes en produisant le cinéma commercial de l’époque, Belmondo etc., argent qu’il injectait dans des activités subversives à perte : la maison d’édition d’ultra-gauche Champ Libre, transformée en bastion contre tout, et la diffusion de la pensée de Debord par divers moyens (l’achat d’une salle de cinéma pour projeter exclusivement, et souvent face à des fauteuils vides, les films de Debord).

* Ces lettres d’un éditeur, donc, presque exclusivement rédigées pour signifier Je ne vous aime pas, sont d’une violence confondante. Vieux con, ordure, pauvre merde… Humiliations publiques, outrages et excommunications, affronts péremptoires mais toujours brillants, à la Debord, intransigeance jusqu’à la paranoïa quasi-suicidaire : Lebovici mourra seul, facile à dire après coup mais on est tenté de le lire là. Lebovici se brouille avec tous et insulte chacun, ex-collaborateurs, solliciteurs, traducteurs, éditeurs, journalistes (surtout journalistes), staliniens et fachistes et gauchistes dans le même sac. Quelques cibles célèbres sont dézinguées parce qu’elles traversaient imprudemment la ligne de mire, ex-auteurs de Champ Libre pour la plupart, comme Jean-Patrick Manchette ou Renaud Séchan. Leurs réponses sont également publiées, elles ont autant de caractère, et on se dit que malgré tout il est bon, il est sain, de lire de telles anthologies d’injures. Notamment parce qu’elles ne sont pas anonymes, comme les minables et fastidieux forums infestés de trolls. Elles sont tout le contraire : des argumentaires d’individus identifiés qui font, en urgence, le tri autour d’eux parce qu’ils croient en certaines idées incompatibles avec certaines fréquentations. D’un autre côté, la radicalité, parfois, ça finit mal, et la tuerie cesse d’être uniquement verbale. Oui, « facile à dire après coup ».

* Je me souviens au passage que j’ai lu le déplaisant et instructif récit L’instinct de mort de Jacques Mesrine, dernier livre publié par Champ Libre du vivant de Lebovici, qui s’était fendu d’une préface énamourée où il faisait de Mesrine « le parfait symbole de la liberté pour les Français de notre époque ». Cette élégie exagérée m’était suspecte. Pour ma part, même après lecture, Mesrine m’apparaît au moins autant grosse brute tout-pour-ma-gueule qu’anarchiste révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, peu après l’édition de ce livre, le 4 mars 1984 Lebovici était assassiné de 4 balles dans la nuque dans un parking souterrain près des Champs Elysées. Ce meurtre très professionnel n’a pas forcément de rapport avec L’instinct de mort. On n’en sait rien. Les raisons du contrat n’ont jamais été élucidées. Lebovici n’avait que des ennemis, embarras du choix, et on peut lire le plaisir qu’il prenait à s’en faire de nouveaux.

* Ce soir, ma fille me raconte. « Y a une fille dans ma classe, elle est folle de joie, elle n’arrête pas de se la péter parce qu’elle a participé à un concours, et qu’elle a gagné le droit d’aller à Paris pour assister à l’enregistrement de l’émission Bienvenue chez Cauet… Mais c’est qui, en fait, Cauet ? » Je lève les yeux des archives Lebovici, je réfléchis, j’aspire une goulée et je réponds à sa question, posément quoique fermement : « Cauet est un présentateur d’émissions people pour adolescents sur des chaînes de télé poubelle. Cauet, à la manière d’un dealer de drogues mais sur une bien plus grande échelle, vend cyniquement, pour le compte de gros bonnets invisibles, du « rêve » récréatif en surface, et flingueur de neurones en profondeur, à des ilotes destructurés et à des misérables soigneusement ciblés mais non encore totalement dépourvus de pouvoir d’achat : leur psyché, leur temps libre, leur habitus, sont monnayables. Cauet est un dangereux crétin qui gagne sa vie en servant la soupe à des demeurés V.I.P. et en provoquant les rires de bimbos pétassoïdes, de préférence prêtes à montrer leurs seins, devant un public d’abrutis décérébrés, conformément aux codes stéréotypés et au process industriel de la télévision monoformée et chloroformante. Cauet est une merde. Cauet est une référence culturelle. »

* Je rumine après coup ma tirade, faute de l’avoir préparée. En substance, je condamne brutalement une manifestation parmi les plus racoleuses du show-business français (le côté cinéma commercial, hérité de Lebovici) en usant de l’insulte à sang froid (le côté Deborderline du même Lebovici). Soudain j’écrirais bien une lettre d’insulte à Cauet. Mais comme je n’existe pas en face de lui, je serais simple troll pour le coup, à quoi bon. Je parle seulement à ma fille.

* « Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier. » (Debord, Préface de 1992 à La société du spectacle.) Moi qui suis si mesuré d’habitude, si conciliant si « tolérant » . Je me suis laissé aller ce soir à l’intolérance raisonnée, à l’intention de nuire, non outrancière, à la volatilisation verbale de la marionnette, à la joie des quatre vérités, au rejet péremptoire de la vulgarité marchande, à l’intransigeance face au Spectacle qui n’est ni une activité spécifique ni un champ de production séparé de nous, mais notre mode de vie lui-même, notre vie. Je suis, comme tout le monde, influencé par mes lectures. Bien sûr, que Debord a droit à la BNF, et tant pis pour lui. Tant mieux pour nous. Rien que cela : ne pas se laisser faire.

C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

07/06/2013 Aucun commentaire

J’ai passé hier douze heures pleines, 8h30/20h30, entre les murs d’une bibliothèque. Récapitulant ce laps, les mains sur le volant pendant le trajet du retour, je me suis rendu compte que le meilleur moment de la journée, celui où il est passé quelque chose dans mes nerf, sur ma peau et dans ma cervelle, aura été celui où j’ai lu un poème de Victor Hugo intitulé À qui la faute ?, à propos de bibliothèques qui brûlent. Comme si la beauté et la fragilité de l’endroit devaient à point nommé m’être rappelées, prévenant le funeste danger qui, au terme de douze heures, me guettait : la lassitude de vivre parmi ce tas de culture silencieuse et bien rangée, où les documents qui sortent sont, statistiquement, les mêmes, toujours les mêmes, que ceux écoulés par les Espaces culture des supermarchés.

J’étais tombé sur ce texte incidemment, à la fin d’un petit bouquin gratuit qui traînait là, j’ai vibré, puis dès que j’ai pu je me suis isolé pour le relire à haute voix. Les bibliothèques brûlent rarement, ou alors c’est une métaphore. Si on va par là, moi aussi je brûle.

Je cite de mémoire Flaubert, interpellant un journaliste qui s’était permis de dauber le dernier livre d’Hugo : « Ah, non ! N’insultez pas son génie ! Sa sottise me fait suffisamment de peine. » Le paradoxe me semble très exact. On aura beau juger un peu sottes la boursoufflure d’Hugo, ou sa candeur idéaliste « de gauche » (que visait spécialement Flaubert), sa grandiloquence, ses océanes rodomontades… de fait elles n’entament jamais son génie. Elles en feraient plutôt partie. Ses bons sentiments sont de grands sentiments.

(Sur le presque même sujet, on peut lire également ceci.)

À qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
                                                – Oui.
J’ai mis le feu là.
.                                                 – Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
.                                                  – Je ne sais pas lire.

L’Année terrible, 1872

bete-immonde 2.0

06/04/2013 4 commentaires

Je vois déjà tout ça et on a le brave culot d’oser me demander de ne plus boire que de l’eau, de ne plus trousser les filles, mettre de l’argent de côté, d’aimer le filet de maquereau et de crier vive le roi ? Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Jacques Brel, ‘Le tango funèbre’

Déjà, je lis Le Monde d’hier de Zweig, alors pour l’optimisme merci bien, la civilisation repassera, salut les barbares.

Et puis ensuite, je repense au 1er mai 1993, vingt ans révolus, tout ronds. J’étais barman ce jour-là, car les bars sont ouverts le 1er mai, il faut bien que quelqu’un turbine et serve des coups à ceux qui fêtent le jour sans turbin. J’étais derrière mon comptoir, j’ai allumé la radio, et j’ai appris qu’un Premier Ministre socialiste s’était donné la mort. Un homme de gauche, et du peuple, fils d’un tenancier de café-épicerie (ah, tiens, point commun avec Annie Ernaux), devenu chef du gouvernement à force de travail, d’intégrité, d’éthique, de rigueur, parangon presque trop beau pour être vrai de méritocratie républicaine. Trop beau, ouais, parce que soudain elle tourne mal l’histoire édifiante, elle se transforme en conte d’avertissement. L’ex-premier ministre se fait péter le caisson le jour-symbole, laminé par un milieu où la corruption règne, où le conflit d’intérêt entre le bas-de-laine perso et le bien public rend cynique ou schizophrène, où il est normal de se goinfrer avant le déluge, c’est-à-dire avant le changement de gouvernement, avant la crise partout-partout et la dette souveraine remplaçant le peuple souverain – la corruption, qu’elle l’ait seulement sali ou réellement pourri, la corruption aura détruit cet homme-ci.

Je sais bien pourquoi je me remémore ce 1er mai aujourd’hui. Où en est la gauche et son éthique ? On ne se suicide plus trop, mais on ment pour vivre, et ensuite quand c’est trop gros on avoue et on regrette. L’affaire Cahuzac est une verrue qui, une fois arrachée, laisse la gangrène en souvenir. La ploutocratie est avérée, fin de la démocratie.

Là-dessus, je referme Le Monde d’hier, je le repose avec le marque-page qui dépasse comme une vague menace, et je feuillette la presse, le monde d’aujourd’hui, comme si ça allait me changer les idées. Je lis cette interview de Bernard Stiegler dans les Inrocks. « Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaît comme une méthode de gouvernement ». Et, une idée entraînant une autre, « Si la gauche n’ouvre pas très vite une perspective nouvelle, l’extrême droite sera au pouvoir dans quatre ans ». Tous pourris, répète-t-on affaire après affaire ? Vite, jetons-nous dans les bras de l’homme providentiel fasciste ! Des précédents existent.

Je referme la presse, aussi plombante que Zweig finalement. Je vais m’oublier un peu dans le consumérisme, je m’en vais acheter un livre ou deux, que je lirai peut-être. Je me cale sur la page d’accueil d’un site de ventes de livres d’occase. Je fais défiler, le moteur du bazar classe les livres sans état d’âme politique, c’est-à-dire les titres les plus demandés par les clients en tête. Le doigt sur la souris, je descends distraitement, le dernier roman de Marc Lévy a le maillot jaune, suivi par le dernier Musso, okay tout est normal, puis tous les tomes de Cinquante nuances de traces de pneu, puis le dernier Stephen King, le dernier Jean Teulé, puis vient… Hein ? Mon sang s’arrête et repart à l’envers,  les veines à rebrousse-chemin. Puis, vient un fameux long-seller, seul essai parmi toutes ces fictions : Mein Kampf d’Adolf Hitler. Hitler d’occase, presque aussi haut dans le top ten du désir que Lévy et Musso ? Quelle sale journée, décidément ! [J’ai vérifié ce matin, ce livre n’est plus affiché sur la page d’accueil, il ne figure plus dans le palmarès… Je ne l’ai pourtant pas rêvé hier, je l’ai parfaitement reconnu, j’ai la même vieille édition, celle avec les rayures rouges et noires… Il s’en écoule, c’est le climat paraît-il…]

Là, je ne sais plus, je ne vois plus, il faut vite que je parle d’autre chose. Vite, vite, une association d’idée.

Ah, voilà. Oui : je l’avoue au passage, je suis le premier à regretter l’agonie des petits libraires, mais cela ne m’empêche pas d’acheter des livres d’occasion sur Internet. Alors je repense à une chronique écrite par un « petit » libraire lyonnais, et que j’ai reçue par mail il y a quelques mois. Je la retrouve dans ma messagerie, je la relis, je demande a son auteur l’autorisation de la reproduire, et je la copicollillico, parce que ce texte est très instructif, sans être ni dépressif, ni culpabilisant, donc il donne seulement à réfléchir. Lisez-le. Peut-être qu’il vous changera les idées, à vous.

Sur ces lieux de vie que sont les petites librairies

Entre libraires, nous nous disons parfois que nous ne parlons pas assez de notre vécu à nos partenaires, nos amis, qui sont aussi – situation complexe – nos clients, et qui ont l’immense mérite de nous faire vivre.
Ce qui nous retient ? Sans doute la menace d’être taxé de poujadistes, de corporatistes Et de briser le mythe du libraire, passeur désintéressé, pour rappeler la face, moins glorieuse, du commerçant, du chef d’entreprise.
Si libraire est nécessairement une passion, un choix de vie, un engagement, une œuvre de conviction et de dévouement, qui implique une croyance presque naïve en la magie du papier, la force des mots et la transmission humaine, la gestion d’une entreprise implique aussi des calculs, des contraintes, des choix ; et des inquiétudes ; des heures de travail nombreuses ; une certaine précarité, ou fragilité ; matérielle, pour certaines libraires ; davantage psychologique, en ce qui me concerne.
Parfois des comportements viennent en effet attenter à mon bon moral. Atteintes qui, je dois le constater, se multiplient. Le plus souvent, en toute bonne foi. Par inadvertance, si l’on peut dire.
Que l’on me pardonne ces quelques exemples :
Un universitaire insiste pour que l’on ait ses ouvrages en rayon – mais lâche incidemment qu’il n’achète plus que sur Amazon.
Un militant crie haro sur les conglomérats, et ne voit pas de contradiction à les enrichir…
Un poète que nous accueillons… à qui nous rendons tel service personnel… avec lequel nous imaginons peut-être avoir noué une relation de complicité, de soutien mutuel… acquiert à la Fnac la dernière œuvre de cet auteur que tous deux plaçons très haut.
Tel jeune auteur du quartier qui passe nous présenter son livre mais n’a pas la curiosité de tourner un œil sur nos tables
: génération Internet…
Un proche – eh oui, un proche ! – qui nous demande quelques pochettes-cadeaux supplémentaires, pour des livres achetés en ligne.
Un partenaire se présentant à une rencontre, un sac de livres provenant d’une grande enseigne en main …
Et j’en passe… et des meilleurs !
J’admets : de tels comportements ne devraient pas m’affecter. Force m’est néanmoins de constater qu’ils ne me laissent pas insensibles. « Votre libraire aussi a un cœur », dirais-je bien naïvement.
Et je m’interroge : irait-on demander à son pâtissier des emballages pour des millefeuilles achetés chez Auchan ? A la Fnac, de l’aide pour remplir un formulaire administratif ? A Amazon, de prêter une salle pour tenir une AG ?
Il n’est pas léger, pour moi, d’entendre de vibrants : « Bravo ! C’est super ce que vous faites ! Continuez ! Mille mercis de nous ouvrir l’espace de votre librairie ! », et de constater dans le même temps, et notamment vis-à-vis des rencontres que j’accueille, un comportement de plus en plus consommateur. Au point où il semblerait – simple hypothèse – qu’une frange de lecteurs a tellement perdu l’habitude des librairies qu’elle n’ose plus en user comme de lieux où flâner, rêvasser, parcourir un livre, éprouver la qualité d’un papier, lire une quatrième de couverture – ce qui est pourtant leur destination première, et demeure leur atout fondamental face aux livres dématérialisés et aux achats en ligne. (1)
Que la plupart des rencontres à Terre des livres en huit années aient été « anti-rentables », j’en suis fier ! Je me suis fait plaisir, et je continue ! La rentabilité à tout crin fabrique un monde où l’on s’ennuie.
Et que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo. Quand on a la chance de bénéficier, à Lyon, d’un réseau incroyable de petites librairies aux personnalités aussi fortes que variées, au personnel très souvent souriant et qualifié, et accueillant envers les associations, les petits éditeurs, les revues faites main, les flyers, les initiatives individuelles – des structures qui font l’impossible pour faire exister une vie culturelle riche et variée –, je ne comprends tout simplement pas que l’on se tourne, pour le facile, le rentable vers les grosses structures impersonnelles. Celles-là même que l’on sait moins menées par l’amour du livre que par le souci de la marge de rentabilité.
Alors ? Peut-être que nous, libraires, ne discutons-nous pas assez avec notre clientèle, nos amis, nos partenaires ? Peut-être ces derniers ignorent-ils que dans un monde qui change à toute vitesse, une mutation du monde du livre est en cours ?
Ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est que le mouvement de fond que l’on observe aujourd’hui dans le commerce équitable, le circuit court, le bio, les AMAP, qui traduit une vraie attention aux circuits de distribution, et aux conséquences de nos comportements de consommation, ne s’observe nullement dans le domaine de la culture. Mythifiée, la culture ? En dehors du monde social, le livre ?
Dit autrement, commander en ligne ou se rendre dans une grande surface plutôt qu’auprès d’un commerce de proximité, change la forme de nos villes, et de nos vies. On sent bien que la fermeture progressive de ces lieux de convivialité entraîne une perte sèche pour notre qualité de vie.
Pour finir je voudrais m’excuser de la brutalité de ce propos. Mon intention n’est pas de stigmatiser ou de moraliser. Puisse ce texte, qui m’a beaucoup coûté, favoriser quelque prise de conscience, quelques échanges, des court-circuits et des circuits courts…
[Et afin de contrer une aigreur et un ton alarmiste et sermonneur que je n’ai su éviter (désolé !), et qui semble malheureusement relever d’un usage dans la profession, je me permets de préciser que Terre des livres, petite librairie de quartier de huit ans d’âge, artisanale et conviviale, n’est pas particulièrement affectée par « la crise ». La « belle équipe » – deux temps partiels et moi-même –, se démène et se fait plaisir. Puisse cela continuer ainsi !]
Amicalement vôtre

Fabien, de la librairie TERRE DES LIVRES

(1) – Ou peut-être ignorent-ils qu’en France le prix des livres est le même partout, grâce à la loi sur le Prix unique du livre de 1981 ? Et que, si de petites librairies telles que Terre des livres existent, c’est bien du fait de cette exception qui contrecarre l’idée selon laquelle « plus c’est grand, moins c’est cher. »

Contribution au débat sur la réforme des rythmes scolaires

01/04/2013 un commentaire

 « Je rêvais. Et alors, dans ma chambre, s’étiraient ces interminables et délicieuses plages d’ennui, ces heures de vide que mes parents ne comblaient pas d’activités extrascolaires, ni de télévision. Avec le recul, je me rends compte du privilège de ces moments où l’on sent presque pousser ses os. On mesure, dans la lenteur du rêve et l’épaisseur du silence, la densité du temps qui s’écoule. Les heures d’ennui de l’enfance sont les jardins du temps, bêchés d’exaspérations, labourés d’éternités ralenties, hantés de futurs lointains… J’y vagabondais, le corps prisonnier de ma chambre et des mercredis d’hiver. J’y élaborais mes désirs et des images. Je me précisais, je m’apprenais par coeur et surtout, j’établissais d’inépuisables plans d’évasion. »

Hélène Grimaud, Variations Sauvages, Pocket, 2004, p. 28

Un imbécile

24/02/2013 Aucun commentaire

Vers la fin des années 80, alors que j’étais étudiant, l’un de mes meilleurs amis, hasard de campus, d’affinités, et de couloir de résidence universitaire, était syrien. Il s’appelait Ammar. Pendant quelques années, Ammar et moi avons ri ensemble, et parlé et mangé et joué et dragué et chanté du Joe Dassin. Ammar est le premier à m’avoir expliqué calmement ce qu’était l’Islam (il me semble que le climat global autorisait sur ce sujet des conversations moins tendues qu’aujourd’hui), j’ai même presque fait un ramadan avec lui, juste pour voir l’effet que ça faisait, chaque soir j’étais le bienvenu à rompre le jeûne avec lui, c’était joyeux et chaleureux, instructif sans le moindre prosélytisme. Ensuite, il est rentré chez lui son diplôme d’ingénieur en poche, et moi aussi j’ai fait comme j’ai pu, j’ai vécu, et nous nous sommes téléphoné ou écrit de très loin en très loin.

Depuis deux ans la guerre civile fait rage en Syrie. Nous l’entendons, nous la voyons. Voyant, entendant, je dépose un prénom, un visage, sur cette actualité, qui soudain devient proche. Et j’étais très anxieux en pensant à mon ami et à sa famille, son adresse mail ne répondait plus. Enfin, il y a quelques jours, j’ai pu renouer avec Ammar grâce à ce blog. Il a retrouvé mes coordonnées au Fond du tiroir, et m’a envoyé un message blagueur : Eh oui mon pote, j’aurais droit à un livre gratuit à notre prochaine rencontre puisque je suis né en 1969 ! Ensuite nous avons causé par Skype, c’est drôlement bien Skype, on peut voir les gens, ils bougent, ils sont vivants, j’étais rassuré, mais pas entièrement. Il vit à Damas, relativement à l’abri, mais la guerre est à sa porte, ses enfants ne sortent plus de son appartement, et il cherche à quitter le pays, il entreprend des démarches, il attend.

Mais depuis, plus rien. Il ne répond à nouveau plus. Cela fera bientôt un mois. S’il lit ceci, qu’il m’envoie un petit mot ! J’attends.

Que faire contre la guerre, sinon attendre ? Et en attendant, se réciter un peu de poésie ? La poésie d’un imbécile, tiens.

Foi, incroyance, rumeurs colportées,
Coran, Torah, Évangile
Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges
Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour,
En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre :
Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,
Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine,
Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres,
Un imbécile ?

Ces vers sont du poète syrien sceptique Abu-l-Ala al-Maari (973-1057). L’Institut du Monde arabe vient de consacrer une journée de solidarité avec le peuple syrien, dédiée à ce poète sceptique. J’en viendrai à penser que le scepticisme pousse à la paix, la foi à la guerre. Enfin, je dis des généralités, et pendant ce temps la guerre continue. Abu-l-Ala al-Maari était sceptique quoique savant, aveugle mais éclairé. Parce que la lumière, pas plus que le fanatisme, ou la poésie, n’a d’époque, ni de patrie, ni de religion.

De « Lonesome Georges », de la narration à la première personne, de l’épluchage des légumes, et de l’opiniâtreté

21/12/2012 3 commentaires

Le nouveau livre du Fond du tiroir est peut-être disponible, finalement. Il s’appelle Lonesome George. Il revient de loin. Prévu pour exister ailleurs et rapidement, en fin de compte rapatrié à la maison et réalisé vaille que vaille, déclaré mort puis ressuscité, entre-temps offert gracieusement aux lecteurs du blog comme un bouquet final en désespoir de cause, il est enfin en vente, juste à temps pour l’apocalypse qui, comme chacun sait désormais, signifie révélation.

S’il est, comment dites-vous, « beau » ? Naturellement qu’il est beau. Nous ne savons pas faire autrement. Le communiqué de presse, rédigé selon les rigoureuses normes suicidaires en vigueur dans le département Marketing-Et-Communication du Fond du Tiroir, est lisible ici.

C’est, chronologiquement, le premier des trois livres que j’aurai écrits durant ma résidence troyenne en 2011. Le plus petit des trois. Disons : une nouvelle. Il s’agit, si vraiment vous tenez à le savoir, une fois que je vous l’aurai dit je ne vous aurai rien dit du tout, de l’histoire d’un garçon qui n’affiche pas ses émotions. Il les affiche si peu qu’on se demande s’il en a.

« Je ne me jette pas sur les émotions des personnages pour les livrer en pâture au public. Faire pleurer ou rire un personnage pour provoquer la compassion ou la joie du spectateur est une méthode, mais je trouve ça à peu près aussi intéressant que d’éplucher des légumes. » (Jessica Hausner, cinéaste)

Je vous décoche cette citation uniquement parce qu’elle me fait marrer, en réalité elle a peu à voir avec ce que j’essaye de faire, au juste. Pour savoir ce que j’essaye de faire, au juste, vous n’avez qu’à acheter le bouquin. Mais au moins serez-vous d’ores et déjà prévenu : mon « héros » n’attirera pas d’emblée votre compassion.

Dans le même sujet et avec le même à-propos, je voulais évoquer Les larmes de l’assassin, livre d’Anne-Laure Bondoux, que j’ai « lu » trois fois en un an. D’abord sous sa forme originale romanesque, ensuite dans l’adaptation en bande dessinée signée Thierry Murat, enfin sous sa forme performance, BD-concert conçu par le groupe Splendor in the grass. L’histoire est suffisamment saisissante et originale pour souffrir d’être entendue trois fois. Mais je précise que la version qui m’est apparue la plus forte, la plus convaincante, est la toute première, celle de la romancière. Les talents, indéniables, de l’illustrateur puis des musiciens ne sont pas en cause. Mais il se trouve que ces suiveurs ont fait le choix de raconter l’histoire à la première personne du singulier, quand le roman était écrit à la troisième personne, par un narrateur neutre. C’est-à-dire que dans chacune des adaptations, le personnage principal (l’est-il vraiment, du reste), ce petit garçon mutique, si énigmatique, si singulier, si fragile et si brut, nous narre. Et soudain je n’y crois plus qu’à moitié, parce que je ne vois pas pourquoi ce petit gars m’adresserait la parole, lui qui parle si peu aux autres personnages du livre. La narration à la première personne ne me semble pas justifiée au-delà du fait qu’il s’agit d’une convention, voire d’une ficelle, d’un hameçon à lecteur.

Les professeurs de littérature devraient profiter de ce cas d’école : lisez deux fois Les larmes de l’assassin, observez ce qui change quand une même histoire est d’abord racontée par il, puis par je, comparez les effets respectifs du pronom (affaire de morale, comme un traveling au cinéma), et commentez. Je commente : mon manuscrit Lonesome George fut accepté par une grande maison d’édition jeunesse, sous réserve que je réécrive tout à la première personne, afin que le lecteur se sente plus proche du personnage. J’ai refusé. Le livre paraît au Fond du tiroir, écrit à la troisième personne, comme il devait l’être.

L’opiniâtreté ? Suivez la flèche.