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L’esprit des lois (lectures pendant la canicule, 6)

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Je suis Charlie, sans doute, mais je suis également Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.

Et puisqu’on est là entre nous à parler lectures d’été, autant l’avouer, je suis aussi un peu Almanach Vermot. Chaque été, quand j’étais petit, je relisais chez mes grands parents des Almanachs Vermot jaunis et cornés, vieux déjà de plusieurs décennies, mais qui eussent tout aussi bien convenu pour l’an courant, porteurs d’un humour dont la rancitude n’avait pas d’âge, à base d’immarcescibles blagues d’amants dans le placard, de belles-mères, de misogynie bon-enfant, de défoulements sur les frustrations ordinaires des hommes de rien, de bons mots d’enfants ou de politiciens, d’astuces pratiques, de calembours, de de paires de seins. Le Vermot fête ses 130 ans et recycle depuis sa naissance ces ingrédients de l’esprit français.

Or puisque je suis un soir d’été, je feuillette l’édition 2015 du Vermot, je l’ouvre à la page 99, je m’attends à une blague vaseuse mettant en jeu une paire de seins… Mais je tombe à brûle-pourpoint sur une citation de Montesquieu. « Si, dans l’intérieur d’un État, vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas. »

Voilà qui m’éclaire davantage sur ce qu’est au juste l’équation de l’esprit français : la gaudriole éculée PLUS la citation à brûle-pourpoint de Montesquieu.

Comme le Fond du tiroir se sent, au fond, très français, il se replonge cet été dans L’Esprit des lois de Montesquieu. Et, en tant qu’envoyé spécial en 1748, vous offre sur un plateau cette solide matière à penser :

Livre XXIV : des lois dans le rapport qu’elles ont avec la religion établie dans chaque pays, considérée dans ses pratiques et en elle-même

Chapitre I : Des religions en général

Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses, et parmi les abîmes ceux qui sont les moins profonds, ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société; celles qui, quoiqu’elles n’aient pas l’effet de mener les hommes aux félicités de l’autre vie, peuvent le plus contribuer à leur bonheur dans celle-ci.

Je n’examinerai donc les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil; soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur la terre.

Comme dans cet ouvrage je ne suis point théologien, mais écrivain politique, il pourrait y avoir des choses qui ne seraient entièrement vraies que dans une façon de penser humaine, n’ayant point été considérées dans le rapport avec des vérités plus sublimes.

À l’égard de la vraie religion, il ne faudra que très peu d’équité pour voir que je n’ai jamais prétendu faire céder ses intérêts aux intérêts politiques, mais les unir: or, pour les unir, il faut les connaître.

La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles, parce qu’elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.

Chapitre II : Paradoxe de Bayle

Bayle a prétendu prouver qu’il valait mieux être athée qu’idolâtre; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’il est moins dangereux de n’avoir point du tout de religion, que d’en avoir une mauvaise. « J’aimerais mieux, dit-il, que l’on dît de moi que je n’existe pas, que si l’on disait que je suis un méchant homme. » Ce n’est qu’un sophis­me, fondé sur ce qu’il n’est d’aucune utilité au genre humain que l’on croie qu’un certain homme existe, au lieu qu’il est très utile que l’on croie que Dieu est. De l’idée qu’il n’est pas, suit l’idée de notre indépendance; ou, si nous ne pouvons pas avoir cette idée, celle de notre révolte. Dire que la religion n’est pas un motif réprimant, parce qu’elle ne réprime pas toujours, c’est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant non plus. C’est mal raisonner contre la religion, de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables. Quand il serait inutile que les sujets eussent une religion, il ne le serait pas que les princes en eussent, et qu’ils blanchissent d’écume le seul frein que ceux qui ne craignent point les lois humaines puissent avoir.

Un prince qui aime la religion, et qui la craint, est un lion qui cède à la main qui le flatte, ou à la voix qui l’apaise: celui qui craint la religion, et qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent: celui qui n’a point du tout de religion, est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu’il déchire et qu’il dévore.

La question n’est pas de savoir s’il vaudrait mieux qu’un certain homme ou qu’un certain peuple n’eût point de religion, que d’abuser de celle qu’il a; mais de savoir quel est le moindre mal, que l’on abuse quelquefois de la religion, ou qu’il n’y en ait point du tout parmi les hommes.

Pour diminuer l’horreur de l’athéisme, on charge trop l’idolâtrie. Il n’est pas vrai que, quand les anciens élevaient des autels à quelque vice, cela signifiât qu’ils aimas­sent ce vice: cela signifiait au contraire qu’ils le haïssaient. Quand les Lacédémoniens érigèrent une chapelle à la Peur, cela ne signifiait pas que cette nation belliqueuse lui demandât de s’emparer dans les combats des cœurs des Lacé­démoniens. Il y avait des divinités à qui on demandait de ne pas inspirer le crime, et d’autres à qui on demandait de le détourner.

Chapitre III : Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane

La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme: c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice, et exercerait ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfer­més, moins séparés de leurs sujets, et par conséquent plus hommes; ils sont plus disposés à se faire des lois, et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admi­rable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du cli­mat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afri­que les mœurs de l’Europe et ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, et donne aux autres sujets l’exemple de l’amour et de l’obéissance. Tout près de là, on voit le mahométisme faire renfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le Conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez recon­naître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vain­cus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la reli­gion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étaient dans l’empire romain, devenu despotique et militaire, les peuples et les armées, ou que ne l’étaient les armées entre elles: d’un côté, les armées se faisaient la guerre; et, de l’autre, on leur donnait le pillage des villes et le partage ou la confis­cation des terres.

Chapitre IV : Conséquences du caractère de la religion chrétienne et de celui de la religion mahométane 

Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, on doit, sans autre examen, embrasser l’une et rejeter l’autre: car il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.

C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée.

L’histoire de Sabbacon, un des rois pasteurs, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres d’Égypte. Il jugea que les dieux n’avaient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnaient des choses si contraires à leur volonté ordinaire; et il se retira en Éthiopie.

Chapitre V : Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, et que la protestante s’accommode mieux d’une république

Lorsqu’une religion naît et se forme dans un État, elle suit ordinairement le plan du gouvernement où elle est établie: car les hommes qui la reçoivent, et ceux qui la font recevoir, n’ont guère d’autres idées de police que celles de l’État dans lequel ils sont nés.

Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C’est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du midi; et qu’une religion qui n’a point de chef visible, convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s’établit, les révolutions se firent sur le plan de l’État politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités.

Chacune de ces deux religions pouvait se croire la plus parfaite; la calviniste se jugeant plus conforme à ce que Jésus-Christ avait dit, et la luthérienne à ce que les apôtres avaient fait.

Et ça continue ainsi, fluide et lumineux, grand style classique… Je note encore ceci, qui manifestement traite de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui n’adviendrait que 150 ans plus tard :

Chapitre VII : Des lois de perfection dans la religion 

Les lois humaines, faites pour parler à l’esprit, doivent donner des préceptes, et point de conseils: la religion, faite pour parler au cœur, doit donner beaucoup de conseils, et peu de préceptes.

Quand, par exemple, elle donne des règles, non pas pour le bien, mais pour le meilleur; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait, il est convenable que ce soient des conseils et non pas des lois; car la perfection ne regarde pas l’uni­versalité des hommes ni des choses. De plus, si ce sont des lois, il en faudra une infinité d’autres pour faire observer les premières. Le célibat fut un conseil du chris­ti­a­nisme: lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua, il fatigua la société, pour faire exécuter aux hommes par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil.

Tout le Livre XXIV vaut le coup. Puis, dans le livre XXV, qui poursuit le même sujet, on trouve notamment :

Chapitre IX : De la tolérance en fait de religion

Nous sommes ici politiques, & non pas théologiens : & pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion & l’approuver.

Lorsque les lois d’un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entr’elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée, devient elle-même réprimante : car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie.

Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent pas l’état, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entr’elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l’état ; il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

Sans doute l’intégralité de L’esprit des lois mérite d’être lu aujourd’hui comme hier, mais c’est plus difficile que le Vermot, eh, oh, nous sommes en été, tout de même.

(source : Wikisource)

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