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Chère Annie Ernaux

regardeleslumieresmonamour

J’ai écrit à Madame Annie Ernaux.

Fabrice Vigne
11 rue du Champa
38450 Le Gua

À l’attention de Mme Annie Ernaux
via MM. Rosanvallon et Peretz
« Raconter la vie », éditions du Seuil
25, boulevard Romain Rolland
75014 Paris
Le Gua, le 19 avril 2014

Madame Ernaux

Je lis de longue date et avec passion votre œuvre. Je me suis précipité sur votre dernier, Regarde les lumières mon amour, pour une seconde raison : l’attrait, lui aussi invétéré, et non exempt d’ambiguïté, que j’éprouve pour les hypermarchés, pour les grandes surfaces qui les hébergent.

Parmi vos observations sociologiques et psychologiques, intimes autant que générales, humaines en somme, je me « suis retrouvé », comme on se retrouve régulièrement, fatalement, dans les travées des hypers, lieu commun aussi bien que non- lieu.

Mes propres usages de supermarché (en tant que client, bien sûr, mais également en tant que salarié, puisque j’ai quelque temps empilé des produits dans les rayons entretien et animalerie d’un Intermarché ; et en tant que voleur à l’étalage pincé par un vigile – deux expériences de jeunesse, remontant à plus de vingt ans) recoupent largement votre récit.

Si je devais y apporter une touche supplémentaire, ce serait pour évoquer le supermarché comme lieu érotique, puisqu’il est lieu de rencontre et de croisement, de frôlements. Je crois cet aspect non négligeable, quoiqu’un peu ridicule (je pense au Dragueur des supermarchés de Jacques Dutronc : Le chéri des libres-services/Qui libère les prix et les cœurs/Celui qui porte les paniers/Et qui s´occupe de vos bébés/Le Don Juan des ménagères/Avec son cœur de camembert…)

Je me souviens, lorsque j’étais jeune et employé de la grande distribution, des rapports de séduction, sinon de flirt, entre les caissières (à cette époque et en cet endroit, uniquement des femmes assises) et les manutentionnaires (presque uniquement des hommes debout) ; encore aujourd’hui, je me rends compte que, en plus des deux critères que vous mentionnez pour arrêter le choix de la caisse vers laquelle on va engager ses provisions (on évalue mentalement à la fois le volume du Caddie devant nous, et l’efficacité de la caissière), s’ajoute presque inconsciemment un troisième : j’opterai le cas échéant pour la caissière la plus jolie, alors même qu’il n’y aura aucun contact véritable, juste pour le plaisir de voir passer mes marchandises entre des mains liées à un joli visage. Aujourd’hui, on rencontre beaucoup de caissiers parmi les caissières, donc j’imagine que ces rapports de séduction superficielle, « valeur ajoutée » de la circulation des marchandises, sont susceptibles de concerner tous les sexes et toutes les préférences sexuelles.

Mais surtout, si je vous écris aujourd’hui, c’est que votre livre m’a frappé par ses similitudes avec un bref texte que j’ai moi-même écrit en 2007, dans un magasin IKEA. L’intention était différente, puisque je ne comptais pas en faire un livre – c’est le graphiste avec qui je travaillais alors, Patrick Villecourt, qui a eu l’idée d’en faire un « livre », en réalité un livre-objet ludique, un livre en kit, pastiche « afin de détourner le langage de l’adversaire » selon ses propres termes. La tonalité de mon J’ai inauguré IKEA est également distincte de votre Regarde les lumières mon amour, puisque j’ai glissé, conformément sans doute à ma nature, vers un traitement grotesque, un traitement en farce absurde, tandis que vous êtes sensiblement plus bienveillante (et en conséquence plus profonde, je crois). Cependant la « méthode » était bien identique : pénétrer dans un grand magasin, noter scrupuleusement  ce qu’on y voit et entend, afin de comprendre ce qui nous relie aux autres, et aux choses.

Je me fais une joie de vous offrir ci-joint un exemplaire de ce « livre » à monter soi-même. J’espère qu’il vous intéressera sur son fond, et qu’il vous distraira par sa forme.

Je joins en outre un second livre, Double tranchant, que j’ai réalisé avec le peintre Jean-Pierre Blanpain. Celui-ci est une fiction, le monologue d’un artisan coutelier, et n’a presque rien à voir… si ce n’est qu’en ce moment je tourne avec des musiciens un spectacle adapté de ces deux livres, et que la version scénique tente de rendre explicites les points communs du diptyque, la fabrication, la circulation, la consommation des objets.

Avec mon admiration, mes bien sincères salutations.

Fabrice Vigne

Post-scriptum : J’ai puisé dans votre livre des références littéraires que je ne manquerai pas d’explorer, Contrecoup de Rachel Cusk cité dans l’épigraphe, et De jeunes corps de Jon Raymond.
Réciproquement peut-être serez-vous intéressée par une liste de « films de supermarchés » que j’avais tenté de dresser il y a quelques années sur mon blog ?

Je vous dirai si elle me répond.

  1. 08/05/2014 à 09:00 | #1

    Cher Fabrice, que voilà une belle missive qui ne laissera pas Annie Ernaux insensible j’en suis sûr, car moi aussi j’aime beaucoup la lire, depuis que j’ai commencé, je n’arrive plus à m’arrêter… D’ailleurs ce Regarde les lumières mon amour est en attente, je l’ai acheté cette semaine même… en supermarché
    Amicalement,
    Yves

  2. 15/06/2014 à 21:22 | #2

    Oui, elle m’a répondu ! Une fort aimable carte, de son écriture précise et penchée.

    « Cher Fabrice Vigne,
    Votre courrier a mis du temps – un mois ! – avant de me parvenir. Il m’a fait très plaisir et j’ai retrouvé exactement dans ‘J’ai inauguré IKEA’ (et son rigolo montage) les sensations éprouvées dans celui qu’il m’arrive de fréquenter à Franconville (moins les problèmes intestinaux). Bien sûr, l’hypermarché, le supermarché, sont des lieux de drague, mais je n’en ai jamais été le témoin direct au cours de mon relevé d’observations, et ma propre expérience commence à dater…
    ‘Double tranchant’ est un objet singulier, qui m’a vraiment plu.
    Je ne suis pas d’accord sur la définition de Marc Augé, l’hyper (et le métro, etc.) comme ‘non-lieu’. Certes on y passe, mais avec généralement un but, et on l’investit, on se l’approprie, d’une façon ou d’une autre.
    J’avais oublié ‘Le grand bazar’, que j’ai pourtant vu, et ‘Les Chinois à Paris’. J’ai noté ‘Zombie’.
    Lisez surtout Jon Raymond, c’est formidable, comme Raymond Carver.
    Bien cordialement,
    Annie Ernaux »

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