Cruauté envers les animaux, un manuel (Lectures pendant le solstice, 2)
Hier j’ai donné dans le bon sentiment. Autant prévenir qu’aujourd’hui, ce sera du mauvais.
Cruauté envers les animaux (titre international : Cruelty to the animals) est un manuel réalisé par Vivien Le Jeune Durhin, publié par les Requins Marteaux en 2014.
Cet élégant volume, sobre, solide et maniable, définit ainsi ses objectifs, en six langues (anglais, allemand, français, chinois, espagnol, russe) et en croquis :
Ce manuel pratique fournit des méthodes indispensables et originales pour tous les amateurs d’actes cruels envers les animaux. Pour obtenir des résultats de cruauté optimale, il convient de suivre soigneusement les procédures illustrées, point par point. Les sujets sélectionnés par l’auteur constituent un panel de base représentatif du règne animal.
En 130 pages qui sont autant de fiches techniques fort bien conçues, au code graphique aisément assimilable, et classées par ordre alphabétique (attention : la langue de référence choisie étant l’anglais, on trouvera le Morse à la lettre W pour Walrus), le lecteur découvrira comment procéder, étape par étape et le plus efficacement possible, pour briser la tête d’un écureuil au casse-noix, crucifier un albatros, enflammer la crinière d’un poney, tresser des scoubidous avec les tentacules d’une pieuvre, faire tourner un hamster non dans sa roue mais dans une essoreuse à salade, ou encore obstruer l’évent d’un dauphin avec un bouchon de liège. L’auteur, dans un louable souci pédagogique, attribue une note à chacune des procédures en fonction de son niveau de difficulté ; ainsi, exploser des fourmis au micro-onde est une procédure de niveau un (débutant), tandis qu’abattre une patte d’éléphant à la hache est de niveau cinq (expert).
Voici le livre le plus drôle et le plus dérangeant que j’ai lu depuis celui du Tampographe Sardon – attendu que jamais on ne rit, sinon plus fort, du moins plus viscéralement, que lorsqu’on est dérangé.
Pourquoi est-ce comique, au juste, alors que c’est manifestement de si mauvais goût ? Parce que la cruauté envers les animaux existe. Elle est en nous, souvenez-vous. Que celui qui, enfant, n’a jamais arraché les ailes d’une mouche pour voir l’effet que ça faisait, à la mouche, et à soi, jette à l’auteur de ce livre (ainsi qu’à celui de ces lignes) la première pierre, et qu’il aille ensuite consulter la page 51 de l’audacieux bréviaire.
Un avertissement explicite, Ce manuel ne peut être utilisé qu’en conformité avec la législation propre au pays où l’on souhaite opérer. L’auteur ne pourra être tenu responsable d’aucune transgression, participe du comique quand on constate que la procédure consacrée au crabe préconise tout simplement de le jeter tout vif dans l’eau bouillante, pratique ordinaire, tout-à-fait recevable socialement, alors même que l’on sait que le crabe ressent la douleur. On apprendra aussi comment presser du citron sur une huitre vivante (niveau facile), ou obliger un tigre à passer à travers un cerceau (difficile), tortures banales mélangées à d’autres extravagantes en sus d’être malfaisantes.
Je postule que ce qui est ici livré en pâture au comique, ce qui est parodié, et par conséquent dénoncé, ce n’est pas notre sadisme intrinsèque, insupportable et tabou, ni notre indifférence à la douleur des autres espèces (voire des autres hommes puisque, rappelons-le pour mémoire, c’est le principe du racisme : si tel être humain est d’une autre race, alors sa douleur est négligeable, elle ne vaut pas la mienne). Non. Ce qui est moqué est la forme du manuel. La mise en scène absurde de l’objectif d’efficacité, la rationalisation, la transmission d’une méthode promettant d’optimiser des gestes ignobles, le côté Barbarie pour les nuls. Vous êtes cruels envers les animaux ? Vous souhaitez l’être mieux ? Apprenez grâce à notre méthode simple, pratique, personnalisée et multimédia, à rentabiliser au maximum votre férocité.
Nous vivons dans une civilisation du rendement, du lean management, de la productivité dépassionnée, en somme de l’horreur économique, celle-là même qui dans toutes les langues lisse et climatise la cruauté, éradique l’humain dans l’homme et la vie sur la planète, dans le plus parfait et scandaleux mépris de la disparition des animaux, ce qui rejoint le sujet du livre.
L’humour du Manuel est la projection de cette mécanique tragique et planétaire sur nos bas instincts d’enfants pervers, conformément à la définition classique de l’humour selon Bergson : « Du mécanique plaqué sur du vivant » . En cela, Vivien Le Jeune Durhin fait merveille : sa charte graphique pince-sans-rire, ses schémas méthodiques, répugnants mais propres, reproduisent mécaniquement d’innombrables guides pratiques standard – exactement la même démarche, je me permets de le signaler pro domo, que celle de Patrick Villecourt lorsqu’il parodiait le langage d’IKEA pour J’ai inauguré IKEA.
L’humour noir est une tradition immémoriale, célébrée en son temps par André Breton. Il faut croire que nous ne vivions plus à l’époque de Breton : le seuil de tolérance s’est abaissé dans bien des domaines, l’humour noir est aujourd’hui inadmissible, et un trait trop noir peut être prétexte à une levée de boucliers de quiconque se sent offensé (ici : un ami des animaux dont on aura semble-t-il insulté le prophète), puis à un lynchage dans les réseaux sociaux, dans ces égouts à ciel ouvert que sont les commentaires d’internautes. Cf. la façon dont ce livre a été traîné dans la boue sur Amazon : la violence y est confondante, et bien moins drôle que le livre lui-même. Ces nombreuses attaques ont obligé l’auteur à se fendre d’un droit de réponse sur le site de son éditeur. Sa justification (plutôt : le fait qu’il ait besoin de se justifier, presque de s’excuser) est triste comme une blague qu’on prend la peine d’expliquer aux mal-comprenants, et a suffi à me motiver pour rédiger cet article.
T’es un peu sadique, quand même. Monsieur fait un article dégoûté sur les poubelles du net, et met quand même le lien pour aller lire les commentaires d’Amazon ! Résultat : ben j’y vais, comme si j’avais que ça à faire…Raté, ça ne me mine même pas le moral : ça me donne juste l’envie pressante de relire la « Modeste proposition… » de Swift. Grâce à toi, une bonne idée pour finir la journée !
http://kropot.free.fr/Swift-proposition.htm