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La libido de la bibliothécaire

08/07/2018 un commentaire

Oh moi je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris mais ça comme c’est plus long c’est plus rare. Puis de temps en temps il m’arrive même d’en prêter, lorsque je travaille en bibliothèque. Là je viens de travailler quatre mois en bibliothèque alors j’ai prêté des tas et des tas de livres mais pour le moment c’est fini alors tiens ces jours-ci j’écris un livre, assez gros.

Mais comme j’ai dit, surtout j’en lis. Et je m’étonne d’un détail, coup sur coup trois de mes dernières lectures mettent en scène une bibliothécaire. C’est le destin ou quoi ? Le hasard ? Ou bien j’ai juste l’oeil aimanté, et je fais plus attention à certains types de personnages ? Si dans un univers parallèle j’étais disons charpentier, relèverais-je mieux que d’autres lecteurs chaque occurrence de charpentier dans les fictions, par exemple en lisant les Évangiles calculerais-je tout de suite Saint Joseph et ferais-je de lui le personnage principal de l’intrigue ? Je ne le saurai jamais, je sais seulement qu’ayant beaucoup exercé un autre métier que charpentier, je suis tel que tu me vois davantage sensible aux apparitions de Saint Jérôme, saint patron des archéologues, archivistes, traducteurs, étudiants et bibliothécaires.

1) New York Trilogie, de Will Eisner

Inépuisable fresque urbaine sise dans la Ville des Villes, dessinée par le romancier graphique Will Eisner (rappelons que l’expression débile « roman graphique » labélisant désormais au pistolet à étiquette toute BD snob et chère n’a eu de pertinence que pour l’endroit et pour l’époque où Eisner l’a inventée, New York, 1978), cette somme de 420 pages est le meilleur livre jamais publié sur New York, révérence rendue à Salinger, Paul Auster, Dos Passos, Bret Easton Ellis, ou même Céline. Je relis Will Eisner in extenso ou en morceaux choisis tous les cinq ans environ, il faut croire que le moment était venu. L’effet est intact. Eisner est à la fois un humaniste et un formaliste, mélange parfait pour raconter l’être humain dans la jungle urbaine, le cabossé au fond du géométrique : vois comme ça bouge dans le cadre. Son expressionnisme fait toujours merveille pour raconter les tragi-comédies des petites gens des grandes villes. Dans la dernière section, intitulée Invisible People (car, expérience commune, les gens que l’on croise dans les rues sont invisibles), nous faisons la connaissance d’Hilda Gornish, quadragénaire, vierge, bibliothécaire. Elle a consacré sa vie à son vieux papa malade et déclare à sa collègue de boulot : « Si j’ai quelqu’un dans ma vie ? Et qui veux-tu que je rencontre dans ce travail ? Un livre ?« 

2) Drôle d’endroit pour de la neige, de Fred Paronuzzi

Délicieux petit roman, épopée modeste et fleur-de-peau d’une échappée belle. On ne connaitra pas le prénom de l’héroïne, mais on apprendra, tardivement, au détour d’une conversation, au moment où il faut bien se faire violence et se présenter à l’autre, qu’elle est bibliothécaire. « Je donne à lire et à rêver à des gosses qui n’ont pas grand chose à lire et pas beaucoup de sujets sur lesquels rêver... » OK, on voit le genre. Mais quid de sa vie sentimentale et sexuelle, alors ? Mariée depuis trop longtemps à un homme qui ne la regarde plus, qui du reste fait carrière dans la phynance, elle avoue se sentir pure spectatrice de la chose et regarder le plafond pendant le devoir conjugal, « comme un accessoire dans le one-man-show » du goujat conjugal, son corps est en jachère tout comme sa vie. Elle prend la tangente pour quelques jours d’automne au bord de la mer, le temps de se redécouvrir, c’est-à-dire réapprendre à découvrir les autres, et le désir entre elle et eux. On lui envoie tous nos voeux de bonheur, tout comme d’ailleurs à Hilda Gornish.

3) Sex Criminals, de Matt Fraction et ChipZsarsky

Avec l’impétueuse Suzie, nous changeons sensiblement de registre. Bibliothécaire passionnée, Suzie a aussi un secret : elle s’est découvert à l’adolescence un super-pouvoir. À chaque fois qu’un orgasme la saisit, le temps s’arrête. Ce n’est pas une figure de style : le temps se fige littéralement. Qu’elle soit seule ou en couple, dès que Suzie jouit l’univers s’immobilise. Le corps exalté, exulté et épuisé, elle peut alors déambuler flottante, à sa guise parmi un environnement de statues humaines, dans un décor silencieux… jusqu’à ce que s’estompe cette phase paisible que les sexologues nomment de manière un peu métaphysique résolution, et qu’enfin les aiguilles des horloges redémarrent. Sex Criminals a le défaut de bien des séries américaines : le récit tire à la ligne d’épisode en épisode jusqu’à épuisement des personnages et des lecteurs, mais son point de départ est une idée merveilleuse, poétique, comme à chaque fois que dans une fiction fantastique un sentiment existentiel abstrait s’incarne en péripétie concrète (cf. Neil Gaiman et ses filles extraterrestres). Chacun a ressenti un jour (du moins je le lui souhaite bien sincèrement) cette sensation, l’orgasme qui fait basculer de l’autre côté du temps, qui liquide l’ordinaire dans le corps, le trivial dans la tête, la fatalité, l’écoulement, la mortalité, le Flux. C’est en retravaillant une bonne sensation qu’on fait une bonne histoire.

Donc. L’idéal-type de la bibliothécaire (la bibliothécaire, oui, car le bibliothécaire est une femme, son genre est partie prenante du cliché) est une célibataire revêche portant la plupart du temps un chignon, des lunettes, et une jupe serrée de couleur terne. D’âge mûr, assez sévère, elle ne rigole pas tous les jours, d’autant que son job consiste à vous rappeler les pénalités de retard et à vous faire chut l’index sur la bouche, en vous rappelant la règle de silence qui règne en son domaine. Au cinéma souvenez-vous c’est la même chose, l’image en plus. Un exemple entre mille, mais un chef d’oeuvre : dans La vie est belle (Franck Capra, 1946), un homme est sauvé du suicide par un ange qui lui montre à quel point la vie des autres serait triste ans lui – il découvre notamment que son épouse Mary, belle, aimante, épanouie, sans lunettes, aurait connu un destin tragique s’il ne l’avait pas épousée, elle serait restée vieille fille et, de dépit, serait devenue bibliothécaire à lunettes. VDM.

Les trois personnages livresques énumérés ci-dessus rappellent que la bibliothécaire imaginaire ne peut qu’avoir une libido problématique, au minimum inexistante, sans aucun doute contrariée, retardée, empêchée, voire bizarre. Elle ne baise pas, elle lit. Pourquoi, nom d’une bite ?

Au-delà du folklore, qui est toujours source d’amusement (et de fantasmes, avec leurs lots de tabous prêts-à-profaner : la bibliothécaire est un personnage de films porno au même titre que l’infirmière, la policière, la femme d’affairesl’institutrice, la bonne soeur etc., et ce film-ci au fait, le connaissez-vous ?), le Fond du Tiroir en profite pour réfléchir sur le registre mythique de ce métier, son aura, son histoire, voire sa préhistoire. Un bibliothécaire, autrefois, était un moine. C’est-à-dire un homme qui s’est abstrait de la vie charnelle, qui aspirait à la seule vie spirituelle du livre, et dont les seules peaux qu’il pouvait espérer toucher étaient celles des reliures en vélin. Car lire ce n’est pas vivre, c’est renoncer à vivre pour ne se consacrer (momentanément ? définitivement ?) qu’à la représentation de la vie. Un livre n’est qu’un simulacre, ceci n’est pas une pomme, ne l’oublions jamais hors du temps contractuel de la fiction. Les bibliothécaires du XXIe siècle, toutes modernes et hyperconnectées qu’elle soient, sont les héritières symboliques de l’abnégation des moines, tant pis pour elles.

Et moi ? Oh, moi, je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris, parfois j’en prête. Et sinon, je fais l’amour. Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel, dit l’Ecclesiaste.

Bonus

Helena Bonham Carter, bibliothécaire dans un clip de Rufus Wainwright, bien complète de ses lunettes, son chignon, sa jupe grise, et sa frustration sexuelle qui explose :

To the Toppermost of the Poppermost, Johnny !

29/06/2018 Aucun commentaire

Troisième et dernière apparition du FdT/HlM (Fond du Tiroir / Hors les Murs), ultime article écrit avec plaisir et même joie pour le compte du blog musical des bibliothèques de Grenoble, Bmol. Ce soir, si vous le voulez bien, la causerie au coin de la wifi portera sur les Beatles, via un livre tordu et stimulant de Pacôme Thiellement, PoppermostÀ lire ici tant que le site de Bmol est en ligne ou bien ci-dessous.

Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney
Pacôme Thiellement
Éditions MF. Réédité tous les 11 ans ! Première édition 2002, deuxième édition revue et augmentée 2013, édition de poche 2024.

Le titre de l’ouvrage, Poppermost, est un mot-valise inventé par John Lennon pour désigner la destination ultime des Beatles : le sommet de la pop.
Quant à son sous-titre, plus explicite, il interloque : Considérations sur la mort de Paul McCartney. Qu’est-ce à dire ? Aux dernières nouvelles, Sir Paul se produit régulièrement sur scène, par conséquent il est toujours vivant (car lorsqu’on est live on est alive), et l’hypothèse selon laquelle il est en vie n’est a priori pas seulement une rumeur complotiste, comme dans le cas d’Elvis…

Justement ! Il se trouve que la rumeur complotiste entourant McCartney ne prétend pas qu’il est toujours vivant à Las Vegas depuis qu’il est mort, mais au contraire qu’il a trépassé il y a plus d’un demi-siècle, le 17 septembre 1966, vers cinq heures du matin, dans un accident de voiture. Il aurait alors été remplacé dans le groupe par un sosie approximatif, ex-agent de police, nommé William Campbell. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Living is easy with eyes closed, misunderstanding all you see

Cette légende urbaine fameuse quoiqu’extravagante, qui a conduit certains fans parmi les plus maniaques à décortiquer tous les indices visuels et sonores disséminés sur les disques (on se demande bien pourquoi) par les trois Beatles survivants pour avouer en secret la mort du quatrième, est le point de départ de l’essai de Pacôme Thiellement. Pourquoi a-t-on cru une chose pareille ? Pourquoi veut-on y croire ? Pourquoi y a-t-il de la paranoïa plutôt que rien ? La mort de McCa est-elle la mère de toutes les fake news d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que la pop culture ?

Thiellement, intellectuel déviant et prolixe, contributeur régulier de Mauvais genres sur France Culture, mais aussi de Rock & Folk ou des Cahiers du Cinéma, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Zappa ou Led Zeppelin, Hara Kiri ou Mattt Konture, Gérard de Nerval ou René Daumal, les gnostiques chrétiens ou les séries Lost, Buffy contre les vampires ou Twin Peaks… Il s’arrime ici, avec la même générosité, la même gourmandise, à la mythologie des Beatles : leurs riches heures, ce qu’ils ont fait, à eux et à nous. Le plan du livre suit le fil de sa pensée, itinéraire mental foisonnant et tortueux, menant de la « mort » de McCartney, le 17 septembre 1966, à la mort de John Lennon, le 8 décembre 1980. Avec au passage quelques sentences culottées et bien perchées :

Les chansons des Beatles sont une sorte de Yi King. Désormais elles n’appartiennent plus à l’histoire de la pop music mais à l’histoire des religions […], il n’est pas une chanson des Beatles qui ne soit capable d’expliciter et de justifier un moment de notre vie.

Car nous faisons tous partie de l’orchestre des Coeurs Solitaires du Sergent Poivre.

Centrifugeuse de culture pop (attendu que Baudelaire ou Nietzsche aussi deviennent pop dès lors qu’ils sont lus par le peuple), la pensée de Thiellement brasse ici comme partout d’innombrables références, les reliant entre elles selon une logique occulte, elle-même vaguement complotiste (dont l’auteur n’est pas dupe), c’est-à-dire toujours grisée de décrypter les signes pour dévoiler la vérité. Exemple : le tube absurde des Beatles I am the Walrus étant compris comme une allusion à Lewis Carroll, s’ensuit un développement sur Alice au pays des merveilles, sur la guerre des fées, sur la dialectique du maître et du disciple, donc de l’idole et du fan, et enfin, logiquement (?), sur le meurtre symbolique de l’usurpateur. Thiellement est un marabout, tendance de-ficelle-de-cheval.

Si le lecteur s’accroche, il sera récompensé en se fondant dans une armée mexicaine rappelant la foule bigarrée qui orne la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band : Hölderlin, Roman Polanski, Rimbaud, Salinger, Aleister Crowley, Philip K. Dick, The Résidents, Todd Rundgren, Saint Paul, Charles Manson et bien sûr Jésus puisque John Lennon, un beau jour de LSD, avoua en confidence qu’il était le Christ ressuscité, ce qui lui faisait au moins un point commun avec Antonin Artaud. Ah, oui, il est beaucoup question d’Antonin Artaud aussi. Puis le livre se terminera sur une ultime fusée, un touchant plaidoyer pour l’amitié – car l’amitié est l’autre cime Poppermost, l’autre don que les Beatles auront fait au monde :

On n’est jamais amis qu’à deux. A partir de trois commence une autre complicité : celle des potes. […] Les Beatles sont potes. Lennon et McCartney sont amis.

Est-il tout de même, dans cet ouvrage étrange, question des Beatles, je veux dire, de musique ? Oh oui, et avec quel brio, comme dans cet extrait (p. 131) intelligent, érudit et affectueux (car la pop culture est intelligente, érudite et affectueuse, croyez sur parole le blog musical qui vous l’affirme), que les fans des Fab Four apprécieront :

Entre Lennon, McCartney, Harrison et Starr, le vrai Beatle, l’Être des Beatles, est sans doute le monstre à leur intersection, le Walrus indécidable, celui qui peut aussi bien être John, Paul, George, Ringo, que vous ou moi. Le Je suis toi quand tu es lui et lui est moi. Car Je est un Autre, bien sûr, mais cet Autre se lit toujours dans sa relation à un Plus-Autre qui puisse le faire, à son tour, tourner. George Martin [producteur historique des Beatles] : « Quand les quatre sont ensemble, il y a une présence magique, aussi palpable qu’inexplicable, qui les accompagne. »
La preuve, c’est qu’en additionnant les meilleures chansons des Beatles en solo (Instant Karma de John Lennon, Live & Let Die de McCartney, When we was Fab de George Harrison, I’m the Greatest de Ringo Starr…), on n’obtient toujours pas un album des Beatles. Les chansons de Lennon sont trop prétentieusement simples, celles de McCartney trop mièvrement sophistiquées, celles d’Harrison – de loin les plus respectables – trop religieusement discrètes, celles de Starr trop conditionnellement sympathiques. Sur les albums de Lennon, [la ligne de basse] se contente d’appuyer les propos du piano ou de la guitare, alors que [la basse de McCartney sur les albums des Beatles] rebondissait sur la tierce ou la quinte, porteur d’un sens plus secret, rieur, délicat, un rien dandy… Les paroles et les voix, sur les albums des Wings ou de Paul & Linda, également, vont dans le sens du poil des mélodies, invraisemblablement monochromes, prêtes-à-porter, ordinaires, alors que Lennon ou Harrison ajoutaient le zeste de cruauté qui équilibrait la balance, l’épice métaphysique qui permettait à une belle chanson du type d’Uncle Albert de devenir une géniale Lovely Rita

NB : Poppermost, premier livre de son prolifique auteur, a d’abord paru en 2002. La présente réédition est augmentée de textes inédits de Mark Alizart, Claro, Aurélien Lemant, Laure Limongi, Wilfried Paris, Pierre Pigot et Laurent de Sutter, auxquels Pacôme Thiellement a ajouté sa propre contribution comme un énième rebondissement (cette année-là, en 2013, un dentiste ayant acquis à prix d’or une molaire cariée de Lennon prétendait cloner prochainement le martyr). En 2018, Paul McCartney n’est toujours pas mort, et chante toujours sur scène Live & Let Die.


Post-scriptum 2023 : la « mort » de McCartney, en tant que prototype des légendes urbaines, ne pouvait qu’être citée dans mon opuscule La Théorie de la Compote – détails à lire ici.

Et pour des heures d’exploration fertile : le site de Pacôme Thiellement.

Un jour, les animaux n’étaient plus là (visions de Neil Gaiman)

17/06/2018 Aucun commentaire

Tiens ? 2001 l’Odyssée de l’espace a 50 ans. Je retournerai le voir. Ce film apparu au printemps 1968 a nettement mieux vieilli que mai 68, finalement. Avec le temps, la prophétie de l’un a gagné ce qu’a perdu l’utopie de l’autre. La science-fiction, celle avec de la vraie science et de la vraie fiction (rien à voir avec Star Wars, par exemple, conte fantastique qu’on ne peut rattacher à la SF que par malentendu) est toujours affaire de vision. Or la vision de l’humanité proposée par 2001 est intemporelle, elle ne date ni de 1968, ni de 2001, ni de 2018, elle nait bien plus tôt et se projette bien plus tard, d’un passé sans date jusqu’à un futur sans échéance, comme un arc-en-ciel qui se donne à admirer en plein ciel mais dont personne ne saurait repérer les deux extrémités fichées sur le sol. Une vision comme un arc, oui c’est ça, un arc tendu et courbé, d’ailleurs le protagoniste du film s’appelle Bowman, l’archer, périphrase désignant Ulysse, le héros de l’autre Odyssée, voyez comme tout se tient en eau de roche. Oulah attention je me mets à surinterpréter les signes façon tout-est-lié, je suis le premier complotiste venu. Autant l’avouer, je fais partie des maniaques qui considèrent que l’histoire du cinéma se scinde sommairement en deux périodes, de part et d’autre de 2001 l’Odyssée de l’espace. De 1894 à 1968, le cinéma n’a évidemment rien fait d’autre que se préparer à 2001. De 1968 à aujourd’hui, le cinéma digère 2001. Je le sens bien, je frôle le fanatisme. Okay, je change de sujet, je repars à zéro.

Tiens ? Un film tiré de How to talk to girls at parties de Neil Gaiman s’apprête à sortir. Je n’irai pas le voir. J’ai peu d’appétence pour les films tirés des livres que j’aime, tous registres confondus, que ce soit Madame Bovary ou Gaston Lagaffe, puisque dans chaque cas le livre était suffisant. Que ne tire-t-on plutôt les films de livres insuffisants ! Quel drôle de verbe d’ailleurs, tirer un film d’un livre. J’ouvre mon dictionnaire des synonymes, pour m’éclairer je compulse les équivalents, j’en essaie une poignée :

déduire un film d’un livre ?
extorquer un film d’un livre ?
pomper un film d’un livre ?
remorquer un film d’un livre ?
soutirer un film d’un livre ?
voire écarteler un film d’un livre ?
et le plus radical de tous : abattre un film d’un livre.

Foin des pompages déductions remorquages extorcations et autres abattages, je ne fais que saisir le prétexte de la sortie de ce film pour dire toute l’admiration que j’éprouve pour un auteur de livres : Neil Gaiman est un grand visionnaire. Il serait évidemment grotesque, outrecuidant, de comparer l’oeuvre de Gaiman avec 2001 l’Odyssée de l’espace, puisqu’il est grotesque de comparer quoi que ce soit à 2001 (pardon me voilà reparti), mais n’empêche, observons le processus par lequel une vision se transmute en imagination…

Exemple typique avec How to talk to girls at parties, nouvelle parue en 2006. Comment Gaiman l’a-t-elle écrite ? D’abord une impression, une idée, puis une vision, puis une image, puis une histoire, une fois parvenus à ce point, plus aucun doute, nous sommes bien dans une écriture de science-fiction, la vraie, la bonne. Point de départ : n’importe quel adolescent se souvient de cette sensation d’étrangeté, de dénuement, de timidité, au moment d’aborder l’autre sexe lors d’une soirée. L’impression de base d’un garçon (hétérosexuel), c’est que les filles sont des extra-terrestres. Gaiman, qui a conservé les mêmes impressions d’adolescence que vous et moi, transforme cette émotion commune en vision dès le moment où il échafaude une intrigue selon laquelle, littéralement, les filles sont des extra-terrestres. Son génie du dialogue se met alors en branle, et voilà une excellente petite histoire de science-fiction, magistralement troussée. (Et à quoi bon, je vous le demande, en tirer un film ? Que pourraient ajouter les effets numériques à la vision ?)

Mais je veux m’attarder sur deux autres exemples.

1) Virus

Dans les années 1980 apparaît en Russie, puis se diffuse dans le monde entier, un jeu vidéo extrêmement addictif, matrice et modèle de tous les jeux de puzzle ultérieurs (Bejeweled, 2048, Candy Crush…), il s’appelle Tetris. (On lira sur le sujet l’excellente bande dessinée de Box Brow, Jouer le jeu.) En 1994 est forgée l’expression effet Tetris, et ce n’est qu’en 2000 que cet effet sera scientifiquement analysé : que se passe-t-il donc neurologiquement pour qu’un jeu simultanément paralyse et stimule un cerveau, pour qu’un sans narration autre qu’abstraite, consistant à emboîter des formes géométrique puisse procurer une satisfaction à l’infini, empêchant de se consacrer à des tâches plus importantes (préparer le repas, soigner son hygiène corporelle, écrire un livre, se promener en forêt, cueillir des cerises, accueillir des migrants en danger de mort sur la Roya ou la Méditerranée…), et enfin envahisse l’esprit au point que le joueur une fois sa partie enfin terminée, pense encore Tetris, rêve Tetris, distingue des formes géométriques s’emboîter en regardant des gens dans la rue, des fruits dans un compotier ou un coucher de soleil sur des montagnes ?

Or, des années avant les scientifiques, justement parce qu’il est un visionnaire de science-fiction, Neil Gaiman avait décrit avec une certaine précision l’effet Tetris. C’était il y a plus de trente ans, dans une micro-nouvelle intitulée « Virus », parue d’abord en 1987 dans le recueil collectif Digital Dreams, puis dans le livre signé du seul Gaiman, Angels & Visitations. Traduction maison par le Fond du Tiroir, de rien, le plaisir est pour moi :

Il y avait ce jeu vidéo. On me l’avait donné. Un de mes amis me l’avait donné. Il jouait avec ce jeu, il disait c’est génial tu devrais essayer. J’ai essayé. C’était génial. J’ai copié la disquette que mon ami m’avait donnée pour pouvoir la donner à mon tour, je voulais que tout le monde y joue, que tout le monde en profite. C’était génial. J’ai téléchargé le jeu sur des serveurs, mais je l’ai surtout donné de la main à la main à mes amis, sur disquette, contact personnel, de la même façon que je l’avais reçu. Mes amis étaient comme moi. Ils l’ont trouvé génial. Certains se méfiaient des virus, on entendait parler de logiciels qu’on chargeait et puis deux jours plus tard ou le vendredi 13 suivant ils vous reformataient le disque dur ou corrompaient la mémoire. Mais rien de tel avec celui-ci. Celui-ci, il était sécurisé à mort. Alors, même mes amis qui n’aimaient pas les jeux vidéo se sont mis à jouer. Plus on s’améliore, plus un jeu vidéo devient difficile. Au bout du compte même quand on ne gagne pas, même quand on sait qu’on ne gagnera pas, on sait qu’on devient meilleur. Moi, je suis plutôt bon. Bien sûr il m’a fallu consacrer au jeu beaucoup de temps. Comme mes amis. Et leurs amis. Et tous les gens qu’on croisait. On les voyait, on les reconnaissait, ils marchaient dans la rue ou ils attendaient dans une queue, ils étaient loin de leur ordinateur ou d’une console mais ils continuaient le jeu dans leur tête, ils combinaient les formes, ils résolvaient des pièges, ils assemblaient des couleurs, ils enchaînaient les signaux, les niveaux et les écrans, ils se chantaient les jingles et les fanfares. Ils tenaient ainsi jusqu’au moment où ils retourneraient au jeu. Moi mon record c’est dix-huit heures d’affilée, 40 012 points et trois fanfares. On continue de jouer à travers les larmes, les douleurs au poignet, et même la faim, au bout d’un moment la faim s’en va. Tout s’en va. Sauf le jeu. Il n’y a plus de place pour autre chose que le jeu.
Le jeu était copié pour tous nos amis, le jeu circulait. Le jeu transcendait nos langues et occupait notre temps. Parfois, ces jours-ci, j’en viens à oublier des choses. Je me demande où est passé la télé. Je me souviens qu’il y avait la télé, avant. Mais je n’y pense plus. Quand je pense, je me demande ce qui se passera quand je serai au bout de mon stock de boîtes de conserves. Puis je n’y pense plus. Je me demande où sont passés les gens. Puis je n’y pense plus. Et je réalise que, si je suis assez rapide, je peux placer le carré noir tout contre la ligne rouge, le retourner et le faire pivoter pour qu’ils disparaissent tous les deux, libérant le bloc de gauche pour qu’une bulle blanche émerge, et pour qu’ils disparaissent tous les deux, et puis après, et puis quand il n’y aura plus de courant je continuerai de jouer dans ma tête, je continuerai jusqu’à ma mort.

2) Babycakes

En 1990, soit avec une bonne génération d’avance sur le véganisme quoiqu’avec pas mal de retard sur la Modeste proposition de Swift, Gaiman écrit « Babycakes », micro-nouvelle parue d’abord sous la forme d’une bande dessinée (illustrée par Michael Zulli) puis réincarnée ici (elle sera reprise dans le même recueil que « Virus » : Angels & Visitations) ou là (sur Youtube, on peut entendre une version lue par Gaiman en personne).

L’idée de base est à nouveau fort simple, ancrée dans le réel, et la vision est d’ordre écologique : les animaux disparaissent. S’il s’agit d’anticipation, on n’anticipe pas ici de quelques siècles, seulement de quelques jours. Les abeilles, les papillons, les insectes, les papillons, les mammifères… Les écosystèmes s’effondrent en direct. Quel sens revêt cette disparition ? Quelle conséquence pour l’homme, animal distinct se croyant distingué ? Encore une brillante vision de science-fiction que j’ai l’honneur de traduire sous vos yeux.

Il y a quelques années, les animaux disparurent. Nous nous étions réveillés un matin, et ils n’étaient plus là. Il n’avaient pas laissé de mot, ni prononcé d’adieu. Nous n’avons jamais vraiment compris où ils étaient passé. Nous les regrettions. Certains d’entre nous ont pensé que c’était la fin du monde, mais le monde n’était pas fini, c’est juste qu’il n’y avait plus d’animaux. Ni chat ni lapin, ni chien ni baleine, pas de poisson dans la mer, pas d’oiseau dans le ciel. Nous étions seuls. Nous ne savions pas quoi faire. Nous avons erré un temps, un peu perdus, puis quelqu’un a fait remarquer que animaux pas animaux la belle affaire nous n’avions pas à changer notre mode de vie. Aucune raison de changer nos habitudes, nos régimes, nos tests sur produits dangereux. Car après tout il nous restait les bébés. Nous avions des bébés. Les bébés ne parlent pas. Ils se déplacent à peine. Un bébé n’est pas une créature pensante, il n’est pas notre égal doué de raison. Nous faisions des bébés, autant les utiliser. Nous avons mangé des bébés. La chair de bébé est succulente, très tendre. Nous en avons écorché et dépouillé, et nous nous sommes enveloppés dans leur peau. Le cuir de bébé est très doux et confortable. Nous avons testé leurs réactions, leurs résistances, en sortant leurs yeux de leurs orbites pour y déverser des détergents, des shampoings, goutte à goutte. Nous les avons lacérés, ébouillantés. Nous les avons brûlés. Nous les avons suspendus, et avons planté des des électrodes dans leurs cerveaux. Nous les avons greffés, congelés, irradiés. Les bébés respiraient notre fumée jusqu’à ce qu’ils cessent de respirer, et dans leurs veines s’écoulaient nos drogues et nos médicaments jusqu’à ce que leur sang ne s’écoule plus. Tout cela n’était pas de gaité de coeur, évidemment. Mais c’était nécessaire, personne ne le contestait. Quelle alternative avions-nous, depuis la disparition des animaux ? Il y avait bien quelques protestations de temps à autre. Il y a toujours des grincheux. Mais ensuite tout redevenait normal. Seulement… Hier, les bébés ont disparu. Personne ne sait où ils sont passés, personne ne les a vus partir. Nous nous demandons ce que nous allons faire sans les bébés. Nous inventerons bien quelque chose. Les humains sont intelligents. C’est même cela qui les distingue des animaux et des bébés. Ayons confiance. Nous trouverons.

(Je parle également de Neil Gaiman dans un autre recoin du Fond du Tiroir, où je relaie une autre de ses visions : son manifeste Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination.)

Dans l’atelier noir

14/05/2018 Aucun commentaire

Je lis L’atelier noir d’Annie Ernaux (Edition des Busclats, 2011). Il s’agit d’un journal de travail couvrant 25 ans d’écritures, chantiers, idées et réflexions. Certains passages sont tellement codés, n’ayant d’autre valeur que celle de pense-bête à l’usage exclusif de l’auteur, qu’ils en sont hermétiques, anecdotiques, et pas loin d’être fastidieux. Je dirais bien que nous sommes en présence d’un fond de tiroir mais cette expression oh là là là est tellement galvaudée de nos jours. Fallait-il faire un livre de ces notes privées ? Oui. Ce livre-ci, exactement. Le genre de livre pour complétiste, livre que nul ne saurait lire s’il n’a pas lu tous les autres au préalable, et pour curieux du métier, des affres, des cuisines, et des confidences.

Pour ma part je suis reconnaissant d’être convié, je me passionne aux longues hésitations sur la démarche littéraire (Ernaux utilisera-t-elle je, ou elle, ou nous, ou on ? suspense auquel je vibre davantage que de savoir si quelque commissaire finira par coincer quelque coupable), je m’émerveille de constater que le projet conscient de toute son œuvre passée et à venir est inscrit à la date du 4 novembre 1994 (« Faire des choses courtes, voire disparates, mais qui finissent par s’organiser autour d’un projet profond, venu du désir« ). Ou de découvrir comment Les Années, le chef-d’œuvre d’Ernaux envisagé en 1983 et publié en 2008, fut entre ces deux dates l’objet d’incessantes ruminations, d’essais et d’erreurs, de tentatives et de doutes, d’ambitions et de plans, tout d’abord sous l’abréviation de RT (roman total). Avec, en chemin, cette mention programmatique : « Au fond, avec l’autobiographie vide, je vais faire qq chose comme Les Choses [de Georges Perec] mais historique en plus ».

Je lis dans ce livre intime une citation d’André Gide, qu’Annie Ernaux recopie d’après Les Nourritures terrestres. Je la lis même deux fois, à neuf pages de distance, pp. 48 et 57 (ce journal d’écriture étant tenu par Ernaux de façon irrégulière, les neuf pages couvrent en réalité trois ans et demi – laps suffisant pour oublier qu’on a aimé une phrase au point de la recopier, et de recommencer).

Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu ne sens qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres.

Je m’arrête. Je réfléchis. Je comprends très bien, trop bien, ce que veut me dire cette phrase de Gide. Je ne l’aurais pas recopiée dans mon journal, ni une fois ni deux. Je ne l’aime pas tellement, mais je comprends aisément son pouvoir de séduction. Quiconque a eu, un jour, l’ambition d’écrire, ne peut que rêver d’entendre murmurer cette phrase à son oreille, de se faire appeler le plus irremplaçable des êtres, et de se laisser caresser l’ego dans le sens de la plume. Cette phrase grisante, bréviaire de la toute-puissance de l’auteur, cristallise et concentre en peu de mots plusieurs siècles d’imaginaire autour de la condition d’écrivain (vocation, don, inspiration… vocabulaire plutôt attaché jusque là aux prophètes), depuis 1750 (époque qui marque les prémices du sacre de l’écrivain selon Paul Bénichou) jusqu’au romantisme et à toutes ses variantes ultérieures, l’orgueil de Flaubert, l’égotisme de Stendhal…

Ce narcissisme créateur est aussi une doxa qui trouve sa vulgarisation dans moult expédients et confins de l’individualisme, et sans aller jusqu’à lui attribuer la perche à selfie, l’exhibitionnisme faceboukoïde, le culte de la nouveauté, et autres symptômes ultracontemporains d’hypertrophie du moi, on peut nettement observer ses effets par exemple dans l’égotrip permanent des rappeurs, ou bien dans tout ce qui s’écrit à la première personne dans la blogosphère. Combien de blogueurs tapotent en ce moment même sur leur claviers, animés par l’énergie que leur délivre la conviction d’être seuls à pouvoir écrire ce qu’ils sont en train d’écrire ?

Oh, je me compte dans le lot ! J’ai éprouvé les bons côtés de cette autolâtrie de l’auteur (libre-arbitre, épanouissement par le travail, recherche de sa propre voix et de sa propre originalité, opiniâtreté… intransigeance) et ses mauvais côtés (nombrilisme, prétention, stérilisation, susceptibilité, tics, entêtement… intransigeance). Pourtant j’ai la chance de disposer, pour ma part, d’un efficace contrepoison. Si j’ai écrit des livres que j’ai la faiblesse de croire singuliers et que personne d’autre n’aurait écrits, je fais aussi autre chose.

D’une part, je suis un peu musicien. En musique, je n’ai pas les mêmes ambitions qu’en écriture. En musique je ne compose pas, je n’arrange pas, je ne dirige pas (en écriture, si : je suis présent à toutes les étapes), je me contente de jouer la bonne note au bon moment et c’est déjà difficile. C’est autant de boulot qu’écrire, mais plus humble, d’ailleurs c’est toujours un travail d’équipe, alors ton individu t’es gentil mais tu le connectes aux copains.

D’autre part, je suis un peu comédien, et je m’applique à dire le plus justement possible le texte écrit par un autre ; je suis un peu conteur, j’ai appris cet art-là auprès d’un maître comme un bon artisan, et j’ai progressé en m’appliquant d’abord à reproduire, à raconter, certes à ma manière, mais en restituant l’histoire que j’avais reçue d’un autre. Et puis ma passion invétérée pour les contes, mythes et légendes m’a souvent rappelé qu’on trouve dans ces trésors de littérature anonyme les mêmes effrois, les mêmes tourments, les mêmes émerveillements, les mêmes rires et les mêmes larmes, en somme la même humanité, que l’on espère dans la littérature d’auteur, celle avec ego intégré de tous les êtres irremplaçables.

En musique comme en conte, la notion même de répertoire pré-existant tempère l’inclination à la mégalomanie démiurgique. Quand je joue, quand je conte, je me plie (sans casser) à une tradition, je m’efforce de donner la bonne mélodie, la bonne histoire, les bons mots, les bons accents qui feront leurs effets magiques sur le public et sur moi, mais je suis tout sauf irremplaçable. À part pour mon ego, je n’y vois aucun mal.

Ceci étant dit, je retourne à l’écriture de mon roman, celui que personne ne finira à ma place.

Annexe : vous avez sur vous votre exemplaire des Reconnaissances de dettes ? C’est le moment de consulter la citation-mantra d’Albert Einstein dans le paragraphe III,89.

Pas d’amalgame !

11/05/2018 Aucun commentaire

« Cette prétention de défendre l’lslamisme (qui est en soi une monstruosité) m’exaspère. Je demande, au nom de l’Humanité, à ce qu’on broie la Pierre-Noire, pour en jeter les cendres au vent, à ce qu’on détruise la Mecque, et que l’on souille la tombe de Mahomet. Ce serait le moyen de démoraliser le Fanatisme. »

Gustave Flaubert, Lettre à Madame Roger des Genettes, 19 janvier 1878

Juste ciel ! Gustave Flaubert était-il donc un odieux islamophobe ? Pas d’amalgame, je vous prie ! Car on trouve aussi dans sa correspondance quelques considérations qui prouvent assez que sa -phobie dépassait largement la seule religion mahométane :

« J’en ai bientôt fini avec mes lectures sur le magnétisme, la philosophie et la religion [lectures préparatoires à Bouvard et Pécuchet]. Quel tas de bêtises ! Ouf ! Et quel aplomb ! Quel toupet ! Ce qui m’indigne ce sont ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche et qui vous expliquent l’incompréhensible par l’absurde. Quel orgueil que celui d’un dogme quelconque ! »

Le même, lettre à la même interlocutrice, 14 mars 1879

Ou bien…

« La manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le traitent avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres surtout, qui ont toujours ce nom-là à la bouche, m’agacent. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel : la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser Dieu, voilà leurs mots. C’est le considérer comme un homme et, qui pis est, comme un bourgeois. »

Le même, lettre à la même interlocutrice, 18 décembre 1879

Un stylo dans la terre

21/04/2018 un commentaire

Pour la seconde fois, la première remontant à 2007, le hasard de mes voyages me fait traverser le village de Lourmarin (Vaucluse) à l’heure du crépuscule et des longues ombres. Pour la seconde fois, je décide un crochet par le bas du village et  me gare devant le cimetière. Ce coup-ci je reconnais mon chemin, je pousse le portail, je tourne à gauche, puis deuxième à droite, je fais comme chez moi déjà : me voici arrivé, devant la tombe d’Albert Camus. Elle est très belle parce que très simple, rien que du granit et du vert. Au premier plan, la pierre tombale massive à la gravure désormais presqu’illisible, est mangée et cernée par les plantes grasses et les herbes. Sous l’effet des grosses pluies des dernières semaines, la végétation y est très touffue. Je m’accroupis, je me recueille, je caresse les feuilles. Camus est mort à 46 ans. Lors de ma précédente visite, j’étais plus jeune que lui.

On lit Camus au lycée, et à cause de cela il trimbale une réputation idiote d’écrivain pour lycéens. Camus est un grand écrivain pour tous les âges parce qu’on est le bienvenu dans ses livres, on y puise à la fois l’intelligence et la limpidité, les affres y sont à notre échelle, ce sont les nôtres, c’est nous en personne mais nous avec des mots que l’on comprend, ce qui fait que ses livres rendent meilleur sans intimider – si Camus était prof de lycée il serait du genre dont on se souvient, dont on se dit quelques décennies plus tard ah oui grâce à lui. Bien sûr il est parfois cité dans ce blog (ici par exemple), ainsi qu’indexé dans les Reconnaissances de dettes, c’est la moindre des choses, il aurait pu l’être davantage.

Je me penche pour regarder ce qui pousse dans la terre, entre la plaque et l’arbuste.

Il pousse là, six pieds au-dessus de la dépouille de l’homme, quelques fleurs mais surtout des stylos. Stylos à bille pour la plupart, quelques-uns à encres, toutes les formes, toutes les couleurs. Ils pointent, verticaux, ou bien chacun avec sa propre inclination, comme s’ils émergeaient de ce terreau fertile. Je souris. Je trouve l’hommage émouvant, et juste. D’innombrables lycéens et ex-lycéens anonymes  se sont donc succédés devant la sépulture et, en guise de révérence, ont planté un stylo dans la terre, peu soucieux d’abandonner un outil facultatif – ce qu’ils conservent en eux d’irremplaçable, c’est l’écriture elle-même. Camus a fait lire, et aussi écrire, tous ceux qui auront laissé ici leur accessoire, et combien d’autres qui n’auront pas fait le voyage.

Si je me méfie des religions comme un allergique traque les traces d’arachide, en revanche j’aime les rituels. Je fouille mes poches, mon sac, j’ai forcément un stylo qui traîne. J’en trouve un, machinalement je vérifie qu’il fonctionne, du pouce je presse son sommet pour en faire sortir la pointe, je trace deux traits sur ma paume, je presse à nouveau, la pointe se rétracte. Puis, solennellement, je sacrifie mon stylo, au sens propre, je le rends sacré et l’enterre au tiers de sa hauteur parmi ses semblables. Je ne prie pas, il ne faut pas exagérer, mais ça y ressemble vaguement. Le soir tombe, je regagne ma voiture.

Françoise Malaval, imagière

04/04/2018 Aucun commentaire

Le dernier projet de Françoise Malaval, disparue en octobre 2016, était de longue haleine : elle voulait peindre mille bouddhas. Mille, chiffre rond pour se projeter plus loin que ne vont les yeux, elle voulait juste dire beaucoup, comme elle aurait dit cent ou ou un milliard. Elle qui avait tant voyagé, tant admiré les bouddhas croisés sur son chemin, et se doutant que ses pérégrinations touchaient à leur terme, avait décidé de poursuivre le voyage depuis son atelier, en recréant mille bouddhas à partir de ses archives photographiques, de sa mémoire, et même de ses désirs intacts de nouvelles découvertes. Elle a réalisé cette série d’aquarelles jusqu’au bout de ses forces, publiant chaque nouveau bouddha au fur et à mesure sur son blog. Et puis la maladie a interrompu son travail alors qu’elle n’en était qu’au 41e…

J’ai souvent croisé Françoise sur quelques lieux dédiés aux livres. Je ne la connaissais pas assez pour me dire son ami mais j’aimais sa joie, son énergie concentrée dans un corps menu, son rayonnement et bien sûr sa générosité puisque les bonnes ondes qui émanaient de sa personne étaient contagieuses. Naturellement j’ai adhéré à l’association Françoise Malaval Imagière créée pour maintenir vivante son œuvre par celui qui fut son compère et son complice toute une vie durant, Patrice Favaro.

J’ai souscrit à son livre posthume, qui recueille méticuleusement son ultime et inachevable travail : Le 42e et dernier bouddha. Je m‘attendais à un hommage posthume, j’attendais une sorte de livre de deuil, nécessaire et suffisant, et c’eût été déjà bien… Mais le résultat est bien mieux. Même si la longue préface de Patrice est très éclairante et émouvante, ce livre est magnifique tout court et sans contexte, il se tient en pleine évidence, il aurait été beau du vivant de Françoise, eût-elle fait un 42e ou un 1000e Bouddha, quelques-uns de plus ou de moins peu importe, et il demeurera ainsi entier, sans date de péremption. Maintenant que j’ai l’objet en mains je regrette presque son sort confidentiel et son absence de commercialisation, mais tant pis, 300 exemplaires réservés à ceux qui auront souscrit auprès de l’association, finalement c’est gigantesque si 300 lecteurs l’aiment autant que moi.

Techniquement, le soin apporté à la reproduction est extraordinaire : je suis épaté par ce dont est capable l’impression numérique aujourd’hui, les couleurs et jusqu’au grain du papier rendent honneur aux matériaux utilisés par l’artiste. Mais surtout le contenu du livre, ou pour mieux dire son esprit, est renversant de lumière, de charme, de douceur, de bienveillance. Car il y a un verso à chaque bouddha. Le fac-simile reproduit le revers de toutes les aquarelles, nous laissant découvrir que Françoise avait pris l’habitude de dédier chacun de ses bouddhas. Et l’on est bouleversé à la lecture de cette litanie de dédicaces manuscrites, qui commencent toutes par la même formulette-mantra, « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement à… », manière de distribuer la compassion d’abord de façon universelle, ensuite de façon spécifique, aux vivants, aux souffrants, aux animaux, aux oppressés, aux oppresseurs. Ainsi, en mars 2016, elle peint son Bouddha numéro 16 (qu’elle vit jadis à Dambulla, Sri Lanka) lorsque lui parvient la nouvelle que des bombes ont explosé à Bruxelles faisant au moins 31 morts. Elle rédige au dos de son oeuvre : « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement : aux victimes des attentats de Bruxelles, à ceux qui les ont perpétrés. » Cette façon de penser aux assassinés aussi bien qu’aux assassins, puisque tous sont morts de la même folie, est déchirante. Et au recto le Bouddha sourit. Il sourit quarante et une fois.

Après avoir lu l’ouvrage du début à la fin je l’ai laissé reposer, puis je l’ai souvent ouvert au hasard comme s’il me fallait le Bouddha du jour. Lentement, sûrement, régulièrement, ce livre me fait grand bien, et moi qui suis athée comme une tasse (expression de Francis Blanche – Patrice m’apprend à l’instant que Françoise aimait beaucoup Francis Blanche), en le lisant je me croirais presque disposer d’une âme puisque je sens qu’elle s’élève.

Mais voilà : ce livre, je ne l’ai plus. Puisque je l’aime, je l’ai offert. Et comme il est vraisemblable que je l’offre à nouveau, je viens d’en commander quelques uns d’avance. On ne saurait avoir trop de Bouddha.

C’est en lisant qu’on devient liseron (Raymond Queneau)

12/02/2018 Aucun commentaire

Sérendipité en ligne : je glane un amusant article au sujet d’un prof de français qui, dépité d’échouer à faire lire ses élèves, se paie leur tête en leur collant un devoir surveillé consacré à Oui-Oui.

Pour de vrai, en 2018, le collégien en milieu naturel lit-il ? Ma modeste expérience m’autorise à répondre avec la plus grande fermeté : oui et non. J’ai donné en janvier mes deux rencontres scolaires planifiées pour la saison. Toutes deux en collèges, et contrastées sur cette question.

* Côté pile : une journée dans un grand collège-lycée de la Drôme. Je me suis trouvé à nouveau confronté à un phénomène qui me méduse encore et qui semble se répandre : un auteur dans une classe de 3e dont aucun élève ne lit. La prof s’y est résignée de bonne grâce et faute de mieux a courageusement lu à haute voix durant une douzaine d’heures de cours dispersées sur un trimestre l’intégralité de mon livre (j’étais invité pour mon tout premier roman, paru en 2003, et au passage je me sens sacrément chanceux que ce livre existe encore en CDI). Loin de moi l’idée de débiner les vertus de la lecture à haute voix (*), mais je me demande si les élèves, se laissant sans effort bercer par un timbre de douze heures, peuvent en tirer les mêmes profits que d’une lecture intime et silencieuse de même durée, avec pages à tourner. Quel investissement mental et même affectif, quel développement intellectuel, quel enseignement restent possibles lorsqu’a disparu cette invention géniale née au moyen-âge, lire pour soi ?

[Avertissement : mesdames et messieurs, les personnes les plus sensibles sont priées de détourner le regard, le paragraphe qui suit fait de moi un réac.] Ce renoncement historique engendre sous nos yeux une génération de candidats au décervelage, de proies pour tout ce qui ne nécessite ni doute ni réflexion ni introspection ni « culture générale » : les opinions, la télé-réalité, la religion, les théories du complot, Hanouna, Jul, l’hyper-consommation, les selfies sur Facebook, les fake news, la guerre… Le jour de la rencontre, ces élèves, sympathiques au demeurant, pas du tout turbulents, n’avaient pas vraiment de questions à me poser, à part celles, symptomatiquement, qui étaient chiffrées : combien vous gagnez avec vos livres ? combien vous en avez écrits ? quels sont les tirages ? les chiffres de ventes ? Combien de temps vous mettez pour écrire un livre ? C’est lequel le numéro un dans votre palmarès perso ? etc. Dans les esprits et dans notre société « numérisée » les chiffres remplacent les lettres, relire à ce sujet la vision prophétique de Gébé, ou bien cet extrait fameux du Petit Prince de Saint Exupéry, critique des grandes personnes qui semble suggérer que les élèves de 3e que j’ai en face de moi sont des grandes personnes au sens où ils sont adaptés à la société dans laquelle ils vivent :

Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent: « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes: « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! »

Ma perplexité a redoublé lorsque la prof m’a annoncé gaiement avoir inscrit ses élèves à un concours de nouvelles. Ils vont devoir écrire alors qu’ils ne lisent pas ? Comble de l’aberration. Écrire sans lire serait comme essayer de jouer de la musique sans en avoir entendu une note. Elle me presse de leur donner un conseil pour l’écriture de leur nouvelle. « Ben… Lisez… » Soudain c’est moi qui me suis senti con. Mais nous nous sommes quittés bons amis.

* Côté face : par quatre fois je suis intervenu auprès d’une classe de 4e dans un collège non loin de chez moi, pas du tout à propos de mes oeuvres, en simple accompagnateur d’un atelier d’écriture lié à Dis-moi dix mots. Mon heure d’intervention étant la première de l’après-midi, je me pointe un peu en avance, je rentre dans la classe, je salue adultes et enfants… Soudain, à 13h25, une sonnerie retentit et tout s’interrompt dans l’établissement. Tout le monde, mais vraiment tout le monde, élèves, enseignants, pions, personnel de ménage ou de cantine, dans les bureaux, les couloirs, le gymnase… Tout le monde arrête son activité du moment, s’assoit, sort un livre de son sac, et se met à lire. Son roman, sa bande dessinée, son documentaire, au choix. Seule la presse est interdite. Et le téléphone.

J’ai l’impression merveilleuse d’assister à un tour de magie. La documentaliste me glisse à l’oreille : « Ah, on a oublié de te prévenir, c’est Silence on lit, ça dure 10 minutes… Faut que tu lises toi aussi… Tu as un livre ? Sinon je peux t’en passer un. » Oh oui j’ai toujours un livre ou deux sur moi, en ce moment surtout des contes amérindiens, alors j’ai fait comme tout le monde, je me suis assis et j’ai lu. Mais j’avoue que j’ai levé le nez plusieurs fois de mon volume pour admirer le silence et toutes ces têtes penchées sur des mots, chacune concentrée, recueillie, sachant des phrases, coupée du monde connecté et bruyant… 13h35 : nouvelle sonnerie. Fin de la parenthèse. Chacun replace son marque-page, ferme son livre, les affaires reprennent, où en étions-nous ?

Le miracle s’est renouvelé quatre fois, de 13h25 à 13h35. Je suis ébloui par cette initiative qui fonctionne comme sur des roulettes (du moins à l’endroit où je la regarde). Moi qui suis de tempérament si large, tolérant, libertaire, hostile au réglementaire, à l’autoritaire, à l’obligatoire… j’en viens à penser que la contrainte a du bon [réac ! mais j’avais averti] : pendant dix minutes dans ta journée, tu arrêtes tout, et tu lis, c’est tout, tu n’as pas le choix, tu me remercieras plus tard, dans 40 ans s’il le faut, quand tu récapituleras les mots que tu as gagnés, les idées, les images, les émotions, les histoires, les plaisirs. 

Ces collégiens-là lisent, voilà tout ce dont je peux témoigner. Sous contrainte pendant dix minutes, et librement, espérons-le, dans la foulée. Et de fait, ils ont du vocabulaire. Mille mercis et hommage à la jeune fille de 13 ans qui ce jour-là m’a appris le mot zemblanité, très beau et très pratique, sorte de contraire de la sérendipité.

(*) : Vertus que Daniel Pennac énumérait haut et fort il y a 25 ans dans Comme un roman, il avait raison, et qu’il clame encore aujourd’hui, il a raison.

L’éternité dans le logo

04/01/2018 Aucun commentaire

Gaiement hanté par la mort, Pierre Desproges rappelait, imparable, que « Sur cent personnes à qui l’on souhaite bonne année bonne santé le premier janvier, deux meurent dans d’atroces souffrances avant le pont de la Pentecôte. »

Albert Camus, mort dès le début de janvier dans un accident de la route avec son éditeur Michel Gallimard, n’aura pas trop eu le temps de subir de vœux de bonne année bonne santé, et c’est une piètre consolation.

Idem Paul Otchakovsky-Laurens : 2 janvier, accident de la route, circulez.

Il y a près de vingt ans, j’avais adressé à Otchakovsky-Laurens mon premier manuscrit. Je ne connaissais pas si bien que ça son catalogue, j’avais lu un ou deux Duras, un Winckler, peut-être déjà quelques Emmanuel Carrère, mais surtout je savais qu’il avait été éditeur de Perec, cela me suffisait. Il n’avait pas retenu mon manuscrit (devenu un peu plus tard Voulez-vous effacer/archiver ces messages aux éditions Castells, qui elles aussi portaient, unique point commun, le nom de leur fondateur) pourtant si c’était à refaire, je le referai, peu importe d’être retenu chez P.O.L, au moins y était-on lu par un honnête homme.

Le mois dernier, je l’ai vu en chair et os, je peux affirmer qu’un mois avant sa mort il était vivant comme La Palice, toujours timide mais en pleine forme. Il présentait au Méliès son second film, Éditeur. Magnifique autobiographie filmée par un homme qui n’osait pas écrire. Film émouvant et profondément original, mis en scène avec poésie (quelques scènes muettes expressionnistes, quelques dialogues avec une marionnette fétiche) et douce chaleur qui rayonnait avec gratitude pour ses auteurs, pour son métier, pour son passé, pour la littérature.

On le voyait, gourmand, bienveillant, mesurer du regard la pile d’enveloppes en kraft déposée quotidiennement par le facteur, on l’imaginait s’isoler pour ouvrir chacune sans jamais perdre la conviction que la littérature était dedans, et c’était exactement cela son métier dont il avait fait le titre du film, métier noble et finalement humble, métier manuel et intellectuel, ouvrir des enveloppes et lire ce que d’autres avaient écrit. Le film est émaillé d’un florilège de bouteilles à la mer : les notes d’intention que les aspirants écrivains rédigent pour accompagner leurs oeuvres, dites par une auteure de la maison, Jocelyne Desverchere, qui est également comédienne. Et cette litanie est à la fois drôle, poignante, sincère, désespérée et cependant pétrie d’espoir, fiévreusement vouée à cette aspiration au graal des Lettres que je connais un peu, la publication.

J’ai appris aussi dans le film que POL devait le logo de sa maison à Georges Perec : ces sept mystérieuses pierres blanches et noires figuraient, ainsi que mentionné dans La Vie mode d’emploi, la position du Ko, soit l’Eternité.

Dans la salle de cinéma, j’étais assis non loin d’un jeune homme qui, durant la projection, prenait des notes sur un calepin, agité parfois de petits tics nerveux. Durant le dialogue avec le public qui a suivi, il a demandé à POL, bégayant un tout petit peu : « Vous n’éditez pas de science-fiction, ça ne vous intéresse pas ou quoi ? » L’aimable éditeur, ferme mais doux, lui a répondu : « Détrompez-vous, je publie ce qui m’intéresse, et je publie de la science fiction quand je reçois de la science-fiction qui m’intéresse… J’ai publié Tel, et Tel, et Tel, et le dernier Marie Darrieussecq… » Le jeune homme fébrile lui aura envoyé son manuscrit de science-fiction, sans doute. Monsieur Otchakovsky-Laurens a-t-il eu le temps de le lire, en un mois ?

Un dernier jour, un premier jour

07/07/2017 Aucun commentaire

Vendredi 7 juillet 2017. Je me réveille et je me souviens qu’aujourd’hui est mon premier jour de désœuvrement. Pas la peine que je me lève et que je grimpe dans ma bagnole pour rejoindre ma place dans les bouchons puis dans l’endroit de mon enfermement professionnel. J’en ai fini avec cet endroit, et je suis dans un tel état d’esprit que par un accès d’optimisme je me dis que j’en ai peut-être fini pour toujours avec le travail salarié. Moment où jamais de regarder le monde du travail d’un regard neuf et extérieur, de le regarder comme un système vaguement frauduleux, comme une idéologie, comme une norme, par conséquent comme une violence (j’adore ce Message à caractère informatif). Et pour nous envoyer tous au turbin le gouvernement en remet couche sur couche, président après président, de l’impayable Travailler plus pour gagner plus jusqu’à l’actuel ruissellement qui est une réincarnation globalisée de l’arnaque à la pyramide de Ponzi, fantasme de réussite.

Me reste à inventer un autre emploi du temps et un autre temps de l’emploi, une façon de travailler qui ne tiendrait pas de la servitude volontaire, où je pourrais célébrer ma liberté plutôt que la subir. Tiens, et si je me programmais, pour ce premier jour, un re-visionnage de l’excellent brûlot de Pierre Carles, Attention Danger Travail, sous-titré Un autre discours sur le travail ?

Avant cela, un bilan de mon dernier jour, hier. De nombreux profs sont passés me dire au revoir, me souhaiter bonne chance, et surtout me dire merci, ce qui était inattendu et précieux, on remercie si rarement les gens avec qui on a travaillé. Oh, merci pour les mercis.

Cette année scolaire, ces dix mois à temps plein au coeur d’une vénérable institution culturelle municipale m’auront rappelé violemment ce dont j’avais pourtant l’intuition : la filière culturelle de l’administration, ce n’est pas la culture, c’est l’administration. Les rouages du pouvoir sont entre les mains des hommes en gris (ou des femmes), bureaucrates mesquins et sans poésie. Cette crapule invulnérable comme une machine de fer jamais ni l’été ni l’hiver n’a connu l’amour véritable (Baudelaire).

Pour conserver (ah ah, cas de le dire) une trace de mon année pour rien, de mon second rendez-vous manqué au sein de cet établissement (le premier, 25 ans plus tôt, est raconté dans les Reconnaissances de dettes, paragraphe I,91), j’avais l’intention de me munir hier d’un appareil photo pour saisir quelques images de cet environnement éphémère et gâché, que j’aurais aimé malgré tout. Mais les travaux, depuis une semaine, qui ont mis à sac ce qui était mon bureau au premier étage, m’en ont découragé : les traces disparaissent comme si elles n’avaient pas existé, il est déjà trop tard et ça n’a au fond aucune importance. Je me suis contenté de regarder de tous mes yeux, les rétines comme seules chambres noires. Il y a une si belle lumière, ici. Surtout en début d’après-midi.

De même, j’ai eu la vague intention de coucher par écrit, histoire de purger ma colère, tout le mal que je pense de cette organisation du travail en général, et en particulier de ma supérieure hiérarchique immédiate, sclérosante, discriminante, décerébrante, démotivante, infantilisante, souriante. Archétype du petit gestionnaire qui verrouille son petit pouvoir de petit chef.

Où et quand les choses ont-elles commencé à dérailler ? Dire que j’avais débuté, en octobre, dans un gigantesque enthousiasme, persuadé que « ce boulot est pour moi », funeste illusion. Je me disais gaiement : « Je suis en train de brader pour le SMIC mes compétences, ma culture, mes vingt ans d’expérience en bibliothèque, eh bien quoi, peu importe, puisque je vais me régaler ». Passant au fil des mois de déconvenue en désillusion et, ne me régalant point, j’ai réalisé que la situation était plus simple et pourtant pire : mes compétences, ma culture, mon expérience, nul n’en avait rien à secouer, et le SMIC est trop cher payé pour un simple outil à qui on ne demande que de faire acte de présence (cette institution culturelle est dotée d’une pointeuse). Je n’attendais pas qu’on me déroule le tapis rouge, seulement qu’on m’utilise… C’était déjà trop demander, au sein de cet auguste équipement dont le fondement, le sens même, devrait être de révéler et élever les talents de chacun.

Comment raconter précisément le mépris dans lequel j’ai baigné ? Comment décrire le sentiment de ratage, de gâchis, de gaspillage de mon expérience, de mes savoirs, de mon temps, par cette gestion du personnel débilitante à force de cloisonnement ? Observons cette reproduction en modèle réduit des classes sociales : d’un côté les cadres, élite qui donne les consignes (en entreprise on dit managers et je n’ai trouvé personne pour m’expliquer la différence), de l’autre les subalternes qui les exécutent sans la moindre autonomie ni capacité d’initiative. Remarquons un marquage symbolique de l’étanchéité des classes sociales, tacitement accepté par tous : les cadres entre eux se tutoient, ainsi que les subalternes entre eux ; mais cadres et subalternes se vouvoient.

J’aurais voulu avoir le talent et la patience d’écrire cela correctement. Mais je viens de lire l’excellent bouquin que Tardi a composé d’après les souvenirs de la seconde guerre mondiale de son père : Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B. Or voilà que je tombe sur cet éclat de voix, pendant la débâcle de 1940 :

« Honte à nos chefs ! Ces lamentables imbéciles, totalement dépassés par les événements, et dont la médiocrité illumine encore le monde aujourd’hui, nous avaient abandonnés. Honte à eux ! J’ai vu des officiers prisonniers continuer à crâner à l’écart de leurs hommes, arborant des cannes d’éclopés, façon héros de la Grande Guerre. Peut-être ces connards pensaient-ils qu’ils venaient de remporter une victoire décisive ? C’est pas impossible. (…)
Quand tous les prisonniers de guerre français sont arrivés dans le camp de passage à Trèves (joli nom de ville, en temps de guerre), les officiers ont été séparés de la troupe et ont embarqué pour les Oflags. Nous n’en revîmes plus, excepté les médecins et les dentistes qui étaient une extrême minorité à l’intérieur des camps. Je me demande encore comment cette armée française de merde a pu fonctionner, avec la ségrégation qui existait entre officiers et troupe. Une armée essentiellement aristocratique. Les chefs n’ont pas fait de gros efforts pour se mêler aux soldats. Strictes paroles avec les subalternes.
– Mais, papa, elle n’a pas fonctionné, cette armée ! Vous avez perdu la guerre. »

Je lis ce dialogue et soudain tout s’éclaire, un récit de vie vieux de 75 ans illustre si bien ma situation actuelle que je n’ai plus besoin de l’écrire moi-même. Qu’est-ce qui cloche au juste dans le tréfonds de l’administration française ? Certes, elle est au XXIe siècle entièrement contaminée par cette merde de manadjemente, idéologie de l’efficacité prétendument rationnelle qui élime petit à petit les différences entre public et privé, mais si nous remontons aux racines, on se souvient qu’à sa conception au XIXe, l’administration fut calquée très exactement sur un autre modèle d’oppression pyramidale, celui de l’armée. Le prototype du fonctionnaire, c’est le soldat. Voilà le bilan que je cherchais : j’ai été trouffion dix mois, cette année a été mon second service militaire.

De quoi gerber un bon coup, devenir anarchiste pour le compte, déserter, gueuler Mort aux vaches, crosse en l’air et rompons les rangs, et qu’on n’en parle plus.

La page est tournée. Je vais lire, écrire, réfléchir, sur d’autres sujets.

Qu’est-ce qui est en haut de ma pile ? En présence de Schopenhauer. Allons-y, lisons Schopenhauer. Extrait de Aphorismes sur la sagesse dans la vie, chap. 3, traduit par Michel Houellebecq :

Posséder suffisamment pour pouvoir, ne serait-ce que seul et sans famille, vivre commodément dans une véritable indépendance, c’est-à-dire sans travailler, est un avantage inappréciable: c’est là l’exemption et l’immunité des misères et des tourments attachés à la vie humaine, c’est aussi l’émancipation de la corvée générale qui est le sort naturel des enfants de la terre. Ce n’est que par cette faveur du destin qu’on est véritablement un homme né libre, qu’on est vraiment sui juris (son propre maître), maître de son temps et de ses forces, et qu’on peut dire chaque matin: « la journée m’appartient ». Aussi, entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu’entre le premier et celui qui n’a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu’elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s’accordent difficilement avec un travail alimentaire: il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie. Il payera au centuple sa dette envers l’humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait produire, et en lui apportant ce qui sera son bien commun, en même temps que son honneur. Un autre, placé dans une situation aussi favorisée, se rendra digne de l’humanité par ses œuvres philanthropiques. Celui qui au contraire ne fait rien de ce genre, qui n’essaie même pas, ne serait-ce qu’une fois, à titre d’essai, de faire progresser une science par des études sérieuses, ou de s’en donner si peu que ce soit la possibilité, n’est qu’un fainéant méprisable.