Un jour, les animaux n’étaient plus là (visions de Neil Gaiman)
Tiens ? 2001 l’Odyssée de l’espace a 50 ans. Je retournerai le voir. Ce film apparu au printemps 1968 a nettement mieux vieilli que mai 68, finalement. Avec le temps, la prophétie de l’un a gagné ce qu’a perdu l’utopie de l’autre. La science-fiction, celle avec de la vraie science et de la vraie fiction (rien à voir avec Star Wars, par exemple, conte fantastique qu’on ne peut rattacher à la SF que par malentendu) est toujours affaire de vision. Or la vision de l’humanité proposée par 2001 est intemporelle, elle ne date ni de 1968, ni de 2001, ni de 2018, elle nait bien plus tôt et se projette bien plus tard, d’un passé sans date jusqu’à un futur sans échéance, comme un arc-en-ciel qui se donne à admirer en plein ciel mais dont personne ne saurait repérer les deux extrémités fichées sur le sol. Une vision comme un arc, oui c’est ça, un arc tendu et courbé, d’ailleurs le protagoniste du film s’appelle Bowman, l’archer, périphrase désignant Ulysse, le héros de l’autre Odyssée, voyez comme tout se tient en eau de roche. Oulah attention je me mets à surinterpréter les signes façon tout-est-lié, je suis le premier complotiste venu. Autant l’avouer, je fais partie des maniaques qui considèrent que l’histoire du cinéma se scinde sommairement en deux périodes, de part et d’autre de 2001 l’Odyssée de l’espace. De 1894 à 1968, le cinéma n’a évidemment rien fait d’autre que se préparer à 2001. De 1968 à aujourd’hui, le cinéma digère 2001. Je le sens bien, je frôle le fanatisme. Okay, je change de sujet, je repars à zéro.
Tiens ? Un film tiré de How to talk to girls at parties de Neil Gaiman s’apprête à sortir. Je n’irai pas le voir. J’ai peu d’appétence pour les films tirés des livres que j’aime, tous registres confondus, que ce soit Madame Bovary ou Gaston Lagaffe, puisque dans chaque cas le livre était suffisant. Que ne tire-t-on plutôt les films de livres insuffisants ! Quel drôle de verbe d’ailleurs, tirer un film d’un livre. J’ouvre mon dictionnaire des synonymes, pour m’éclairer je compulse les équivalents, j’en essaie une poignée :
déduire un film d’un livre ?
extorquer un film d’un livre ?
pomper un film d’un livre ?
remorquer un film d’un livre ?
soutirer un film d’un livre ?
voire écarteler un film d’un livre ?
et le plus radical de tous : abattre un film d’un livre.
Foin des pompages déductions remorquages extorcations et autres abattages, je ne fais que saisir le prétexte de la sortie de ce film pour dire toute l’admiration que j’éprouve pour un auteur de livres : Neil Gaiman est un grand visionnaire. Il serait évidemment grotesque, outrecuidant, de comparer l’oeuvre de Gaiman avec 2001 l’Odyssée de l’espace, puisqu’il est grotesque de comparer quoi que ce soit à 2001 (pardon me voilà reparti), mais n’empêche, observons le processus par lequel une vision se transmute en imagination…
Exemple typique avec How to talk to girls at parties, nouvelle parue en 2006. Comment Gaiman l’a-t-elle écrite ? D’abord une impression, une idée, puis une vision, puis une image, puis une histoire, une fois parvenus à ce point, plus aucun doute, nous sommes bien dans une écriture de science-fiction, la vraie, la bonne. Point de départ : n’importe quel adolescent se souvient de cette sensation d’étrangeté, de dénuement, de timidité, au moment d’aborder l’autre sexe lors d’une soirée. L’impression de base d’un garçon (hétérosexuel), c’est que les filles sont des extra-terrestres. Gaiman, qui a conservé les mêmes impressions d’adolescence que vous et moi, transforme cette émotion commune en vision dès le moment où il échafaude une intrigue selon laquelle, littéralement, les filles sont des extra-terrestres. Son génie du dialogue se met alors en branle, et voilà une excellente petite histoire de science-fiction, magistralement troussée. (Et à quoi bon, je vous le demande, en tirer un film ? Que pourraient ajouter les effets numériques à la vision ?)
Mais je veux m’attarder sur deux autres exemples.
1) Virus
Dans les années 1980 apparaît en Russie, puis se diffuse dans le monde entier, un jeu vidéo extrêmement addictif, matrice et modèle de tous les jeux de puzzle ultérieurs (Bejeweled, 2048, Candy Crush…), il s’appelle Tetris. (On lira sur le sujet l’excellente bande dessinée de Box Brow, Jouer le jeu.) En 1994 est forgée l’expression effet Tetris, et ce n’est qu’en 2000 que cet effet sera scientifiquement analysé : que se passe-t-il donc neurologiquement pour qu’un jeu simultanément paralyse et stimule un cerveau, pour qu’un sans narration autre qu’abstraite, consistant à emboîter des formes géométrique puisse procurer une satisfaction à l’infini, empêchant de se consacrer à des tâches plus importantes (préparer le repas, soigner son hygiène corporelle, écrire un livre, se promener en forêt, cueillir des cerises, accueillir des migrants en danger de mort sur la Roya ou la Méditerranée…), et enfin envahisse l’esprit au point que le joueur une fois sa partie enfin terminée, pense encore Tetris, rêve Tetris, distingue des formes géométriques s’emboîter en regardant des gens dans la rue, des fruits dans un compotier ou un coucher de soleil sur des montagnes ?
Or, des années avant les scientifiques, justement parce qu’il est un visionnaire de science-fiction, Neil Gaiman avait décrit avec une certaine précision l’effet Tetris. C’était il y a plus de trente ans, dans une micro-nouvelle intitulée « Virus », parue d’abord en 1987 dans le recueil collectif Digital Dreams, puis dans le livre signé du seul Gaiman, Angels & Visitations. Traduction maison par le Fond du Tiroir, de rien, le plaisir est pour moi :
Il y avait ce jeu vidéo. On me l’avait donné. Un de mes amis me l’avait donné. Il jouait avec ce jeu, il disait c’est génial tu devrais essayer. J’ai essayé. C’était génial. J’ai copié la disquette que mon ami m’avait donnée pour pouvoir la donner à mon tour, je voulais que tout le monde y joue, que tout le monde en profite. C’était génial. J’ai téléchargé le jeu sur des serveurs, mais je l’ai surtout donné de la main à la main à mes amis, sur disquette, contact personnel, de la même façon que je l’avais reçu. Mes amis étaient comme moi. Ils l’ont trouvé génial. Certains se méfiaient des virus, on entendait parler de logiciels qu’on chargeait et puis deux jours plus tard ou le vendredi 13 suivant ils vous reformataient le disque dur ou corrompaient la mémoire. Mais rien de tel avec celui-ci. Celui-ci, il était sécurisé à mort. Alors, même mes amis qui n’aimaient pas les jeux vidéo se sont mis à jouer. Plus on s’améliore, plus un jeu vidéo devient difficile. Au bout du compte même quand on ne gagne pas, même quand on sait qu’on ne gagnera pas, on sait qu’on devient meilleur. Moi, je suis plutôt bon. Bien sûr il m’a fallu consacrer au jeu beaucoup de temps. Comme mes amis. Et leurs amis. Et tous les gens qu’on croisait. On les voyait, on les reconnaissait, ils marchaient dans la rue ou ils attendaient dans une queue, ils étaient loin de leur ordinateur ou d’une console mais ils continuaient le jeu dans leur tête, ils combinaient les formes, ils résolvaient des pièges, ils assemblaient des couleurs, ils enchaînaient les signaux, les niveaux et les écrans, ils se chantaient les jingles et les fanfares. Ils tenaient ainsi jusqu’au moment où ils retourneraient au jeu. Moi mon record c’est dix-huit heures d’affilée, 40 012 points et trois fanfares. On continue de jouer à travers les larmes, les douleurs au poignet, et même la faim, au bout d’un moment la faim s’en va. Tout s’en va. Sauf le jeu. Il n’y a plus de place pour autre chose que le jeu.
Le jeu était copié pour tous nos amis, le jeu circulait. Le jeu transcendait nos langues et occupait notre temps. Parfois, ces jours-ci, j’en viens à oublier des choses. Je me demande où est passé la télé. Je me souviens qu’il y avait la télé, avant. Mais je n’y pense plus. Quand je pense, je me demande ce qui se passera quand je serai au bout de mon stock de boîtes de conserves. Puis je n’y pense plus. Je me demande où sont passés les gens. Puis je n’y pense plus. Et je réalise que, si je suis assez rapide, je peux placer le carré noir tout contre la ligne rouge, le retourner et le faire pivoter pour qu’ils disparaissent tous les deux, libérant le bloc de gauche pour qu’une bulle blanche émerge, et pour qu’ils disparaissent tous les deux, et puis après, et puis quand il n’y aura plus de courant je continuerai de jouer dans ma tête, je continuerai jusqu’à ma mort.
2) Babycakes
En 1990, soit avec une bonne génération d’avance sur le véganisme quoiqu’avec pas mal de retard sur la Modeste proposition de Swift, Gaiman écrit « Babycakes », micro-nouvelle parue d’abord sous la forme d’une bande dessinée (illustrée par Michael Zulli) puis réincarnée ici (elle sera reprise dans le même recueil que « Virus » : Angels & Visitations) ou là (sur Youtube, on peut entendre une version lue par Gaiman en personne).
L’idée de base est à nouveau fort simple, ancrée dans le réel, et la vision est d’ordre écologique : les animaux disparaissent. S’il s’agit d’anticipation, on n’anticipe pas ici de quelques siècles, seulement de quelques jours. Les abeilles, les papillons, les insectes, les papillons, les mammifères… Les écosystèmes s’effondrent en direct. Quel sens revêt cette disparition ? Quelle conséquence pour l’homme, animal distinct se croyant distingué ? Encore une brillante vision de science-fiction que j’ai l’honneur de traduire sous vos yeux.
Il y a quelques années, les animaux disparurent. Nous nous étions réveillés un matin, et ils n’étaient plus là. Il n’avaient pas laissé de mot, ni prononcé d’adieu. Nous n’avons jamais vraiment compris où ils étaient passé. Nous les regrettions. Certains d’entre nous ont pensé que c’était la fin du monde, mais le monde n’était pas fini, c’est juste qu’il n’y avait plus d’animaux. Ni chat ni lapin, ni chien ni baleine, pas de poisson dans la mer, pas d’oiseau dans le ciel. Nous étions seuls. Nous ne savions pas quoi faire. Nous avons erré un temps, un peu perdus, puis quelqu’un a fait remarquer que animaux pas animaux la belle affaire nous n’avions pas à changer notre mode de vie. Aucune raison de changer nos habitudes, nos régimes, nos tests sur produits dangereux. Car après tout il nous restait les bébés. Nous avions des bébés. Les bébés ne parlent pas. Ils se déplacent à peine. Un bébé n’est pas une créature pensante, il n’est pas notre égal doué de raison. Nous faisions des bébés, autant les utiliser. Nous avons mangé des bébés. La chair de bébé est succulente, très tendre. Nous en avons écorché et dépouillé, et nous nous sommes enveloppés dans leur peau. Le cuir de bébé est très doux et confortable. Nous avons testé leurs réactions, leurs résistances, en sortant leurs yeux de leurs orbites pour y déverser des détergents, des shampoings, goutte à goutte. Nous les avons lacérés, ébouillantés. Nous les avons brûlés. Nous les avons suspendus, et avons planté des des électrodes dans leurs cerveaux. Nous les avons greffés, congelés, irradiés. Les bébés respiraient notre fumée jusqu’à ce qu’ils cessent de respirer, et dans leurs veines s’écoulaient nos drogues et nos médicaments jusqu’à ce que leur sang ne s’écoule plus. Tout cela n’était pas de gaité de coeur, évidemment. Mais c’était nécessaire, personne ne le contestait. Quelle alternative avions-nous, depuis la disparition des animaux ? Il y avait bien quelques protestations de temps à autre. Il y a toujours des grincheux. Mais ensuite tout redevenait normal. Seulement… Hier, les bébés ont disparu. Personne ne sait où ils sont passés, personne ne les a vus partir. Nous nous demandons ce que nous allons faire sans les bébés. Nous inventerons bien quelque chose. Les humains sont intelligents. C’est même cela qui les distingue des animaux et des bébés. Ayons confiance. Nous trouverons.
(Je parle également de Neil Gaiman dans un autre recoin du Fond du Tiroir, où je relaie une autre de ses visions : son manifeste Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination.)
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