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Privilège

04/08/2020 Aucun commentaire
« Orange is the New Black », saison 4, épisode 12 (2016). Une femme noire meurt sous la main et le genou d’un homme blanc, selon les mêmes modalités que George Floyd quatre ans plus tard en pleine rue à Minneapolis, le 25 mai 2020. Je préfère reproduire sur ce blog une image de fiction qu’une image dite réelle car il y a des limites à la pornographie.

La mort atroce de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter et ses équivalents en France, fouettent les tensions entre Noirs et Blancs.

Ressurgit dans les débats un concept forgé en 1989 par Peggy McIntosh, le privilège blanc. L’idée, en gros : paraître à la naissance enveloppé de blanc plutôt que d’une autre teinte Pantone facilite toutes les étapes de la vie quotidienne (les Blancs détenant plus de capital matériel et culturel que les non-blancs). Jusqu’ici, comment ne pas être d’accord ? C’est un truisme de type mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Le privilège blanc est un fait, et une injustice, puisque personne n’a choisi sa couleur ni ses ancêtres.

Dans la foulée, plein de bonne volonté, je tente de lire ce qui me semble l’étape suivante, l’essai Fragilité blanche de Robin DiAngelo, best-seller racialiste, bible des déboulonneurs. Titre complet : White Fragility, Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism (La Fragilité blanche-Pourquoi il est si difficile pour les personnes blanches de parler de racisme), édition française les Arènes, 2020.

DiAngelo, disciple de McIntosh, passe de la notion de Privilège blanc à celle de Fragilité blanche, cette fragilité étant basée sur un mensonge, le grand déni des Blancs qui réfutent le racisme alors même qu’ils en bénéficient. Elle dénonce une hypocrisie de masse et se pose en seule habilitée à décerner aux Blancs un certificat d’antiracisme à l’issue d’un long processus d’auto-flagellation.

J’en profite pour faire un peu d’archéologie parce que j’aime l’archéologie. La construction du concept me semble l’aboutissement d’un processus en trois époques sur un siècle et demi.
1) Colonialisme, XIXe siècle.
Durant le triomphe des Empires blancs qui ont besoin d’être cautionnés par des théories racistes, la blanchité est un fardeau, c’est-à-dire une responsabilité de droit (divin ?), une mission civilisatrice sur les sauvages de toutes les autres teintes : lire The White Man’s Burden de Kipling (1899).
2) Fin du colonialisme, XXe siècle.
Le Blanc ne va plus conquérir le monde mais reste maître chez lui – et, de fait, maître économique du monde. La blanchité est un privilège – constat relativement neutre de supériorité sociale et d’injustice.
3) Décolonialisme, XXIe siècle.
La blanchité devient un remords, une honte, une tache ineffaçable. Une fragilité.

Alors là pardon, mais je décroche. Il faut croire que mes a priori de blanc privilégié prennent le dessus parce que je récuse ce fardeau-là, cette mauvaise conscience en forme de bâillon, c’est trop pour moi qui n’ai colonisé personne il y a 150 ans. Je ne vois dans le livre de DiAngelo qu’une éreintante tentative de culpabilisation et une rationalisation fondée sur un syllogisme neuneu, « les Blancs profitent du système donc les Blancs sont racistes puisqu’ils sont blancs » , de même calibre que, par exemple, « les obèses sont complices de la faim dans le monde puisqu’ils sont obèses » .

Rien à faire, ce « racialisme » qui se présente comme ennemi et remède du racisme m’apparaît tout bonnement raciste. Je suis tout prêt pourtant à admettre le caractère systématique voire « systémique » du racisme dans nos sociétés, mais je ne vois pas comment racialiser tout le monde, donc ajouter une couche de racisme, permettra d’y voir plus clair (oups pardon, ce voir plus clair révèle sans aucun doute mon racisme inconscient, le clair valorisé comme bon et le sombre stigmatisé comme mauvais, pardon je reprends : permettra d’y voir plus… euh… d’y voir plus, tout court). Démonstration par l’absurde : si chacun doit se positionner selon sa couleur ainsi que les racistes et Robin DiAngelo l’y enjoignent, que faire alors des métis, quarterons, octavons, etc. ? À compter de quelle proportion de « sang noir » ou « sang blanc » dans leurs veines sont-il priés de se revendiquer d’un côté ou de l’autre, victimes ou oppresseurs par héritage et ontologie ? Les « racisés » de tout poil, de gauche ou d’extrême droite, ne raisonnent qu’en termes de races pures – fictions débilitantes.

Je resterai, même si ma position est ringarde, ce vieil universaliste qui considère que le sang est rouge, le mien comme celui de George Floyd.

Je viens de relire une archive du Fond du tiroir sur le racisme anti-blanc et je vous invite humblement à faire de même. Avertissement : ouh la la, attention vieillerie, nous étions en 2012, j’y parlais de Jean-François Copé, c’était qui déjà ce Jean-François Copé ?

Archéologie littéraire de la fake news (2/7) : Jonathan Swift

31/07/2020 Aucun commentaire

« Le secret – ce qu’on appelle diplomatiquement la « discrétion », ou encore
« arcana imperii », les mystères du pouvoir – la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques, font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le passé. La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques,et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. »
Hannah Arendt – Du Mensonge à la violence ; essais de politique contemporaine (1972)

Résumé de l’épisode précédent : nous avions laissé la fake news en 1532 entre les mains de Machiavel qui, dans son manuel, encourageait le Prince à mentir puisque le souverain bien est le pouvoir, non la vérité.

Pile deux siècles plus tard, en 1733, Jonathan Swift pousse le curseur un peu plus loin avec L’Art du mensonge politique, traité fort curieux proposé en souscription, brochure qui se prétend la réclame d’un livre à paraître et qui ne paraîtra jamais. On note au passage que les arguments de souscription ainsi que la notion de contrepartie n’ont pas tellement été révolutionnés, au XXIe siècle, par les plateformes de crowdfunding :

Conditions proposées aux souscripteurs
I. L’auteur promet de délivrer le premier volume aux souscripteurs au terme de la Saint Hilaire prochaine, s’il est encouragé par le nombre de souscriptions.
II. Le prix des deux volumes sera pour les souscripteurs de quatorze chelins, dont sept se paieront d’avance et les sept autres lorsqu’il délivrera le second volume.
III. Ceux qui souscriront pour six exemplaires auront le septième gratuit. Ainsi chaque volume ne reviendra pas à six chelins.
IV. Les noms & demeures des souscripteurs seront imprimés tout au long dans le livre.

Ce livre qui n’existera pas est cependant détaillé, résumé chapitre par chapitre, et présenté comme une sorte de mise à jour et à niveau du Prince de Machiavel. Swift écrit, frisant la parodie :

L’Art du mensonge politique, si utile et si noble qu’il peut à juste titre prétendre avoir place dans l’Encyclopédie, principalement dans celle qui doit servir de modèle pour l’éducation d’un habile prince.
(…)
Le mensonge politique est l’art de convaincre le peuple, l’art de lui faire accroire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin.

Swift souligne le sérieux de son propos en donnant à cet art un nom nouveau, la pseudologie (beau mot qui ne s’est hélas pas imposé en français, mais semble exister en anglais du XXIe siècle avec le sens de pratique amateur ou professionnelle de la désinformation, et qui est depuis 150 ans très courant en allemand avec le sens de mythomanie). Bref, Swift se fout de la gueule du monde. Il expose en pédagogue patelin des atrocités morales. Il énumère de façon placide des idées outrageantes (catalogue des types de mensonges…), exacerbant ou sublimant le cynisme machiavélien, fidèle à la manière ironique et railleuse de son auteur (ceux qui s’intéressent à mes livres savent que la Modeste proposition de Swift est le modèle de ma Fatale Spirale).

Mais arrêtons-nous sur le titre du pamphlet qui associe trois mots de façon particulièrement provocatrice : art, mensonge, politique.

L’art est essentiellement mensonge. Surtout l’art narratif, l’art qui raconte, depuis le mythe tout en haut de la tradition (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, excellente question), puis le conte, le théâtre, le roman, la bande dessinée, le film, les séries.

Certains artistes l’ont avoué franchement. Quelques jalons chronologiques : dès 1644 dans Le Menteur, Corneille examine en abyme le faux en tant que mode de vie intime et social (Un menteur est toujours prodigue de serments) ; à la génération suivante La Fontaine vend la mèche de l’ambiguïté, à propos de La Montagne qui accouche : Quand je songe à cette fable/Dont le récit est menteur/Et le sens est véritable ; Diderot dans son Paradoxe sur le comédien explique que le meilleur comédien n’est pas le plus sensible (car celui-là est une chochotte tout juste au niveau du mensonge vulgaire, pratiqué en salon et en société) mais le comédien qui au contraire ment de sang froid, maître de lui-même ; Aragon théorise le mentir vrai ; Cocteau déclare « Le poète est un mensonge qui dit toujours la vérité » ; enfin Brian de Palma : « Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne suis plus du tout d’accord avec lui lorsqu’il dit que le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde. Je crois justement que c’est plutôt le mensonge 24 fois par seconde. »

Certains artistes de l’image non narrative (des peintres) ont avoué eux aussi qu’ils mentaient. L’histoire du mensonge en peinture est bien aussi palpitante que celle du mensonge en littérature, et tout aussi archaïque : cette histoire débute voici quelques 2500 ans avec le duel entre Zeuxis et Parrhasios, qui par leur surenchère dans le trompe-l’oeil fixent pour le meilleur et pour le pire l’idéal artistique en tant que perfection de l’illusion ; cette histoire culmine avec Magritte évidemment (celui-ci estimait d’ailleurs que la peinture sans lien avec le réel, la peinture non narrative, était une vue de l’esprit semblable à la cuisine non alimentaire), qui dans la série au titre génial La Trahison des images faisait remarquer que ce qu’il peignait n’était ni une pipe ni une pomme. Il ne peignait que des peintures.

En somme, l’art tous azimuts est essentiellement un mensonge et il n’y a aucun mal à cela puisque l’art est une mise à distance de la réalité. L’ambiguïté millénaire du statut de la vérité dans l’art fait partie du plaisir, et du contrat tacite entre celui qui raconte et celui qui écoute. Le conteur énonce une histoire fausse en assurant qu’elle est vraie et son talent repose sur cette persuasion qui oblige l’auditeur à faire comme si. Bref, tout va bien.

Les ennuis commencent et les repères se brouillent lorsque le faux se prétend vrai ailleurs que dans un cadre préalablement établi pour le mensonge rituel et artistique (une veillée de contes au coin du feu ou un abonnement Netflix), lorsque le faux contamine sciemment le lieu du réel. Or le lieu du réel, c’est quoi, idéalement ? C’est le discours politique, ce discours qui empoigne le réel (fonction descriptive) puis le transforme (fonction performative). Idéalement, hein. Idem, à nouveau, du mensonge politique en images, des ciseaux staliniens jusqu’à l’IA générative, trouble et dangereux dès qu’il se présente comme miroir fidèle de la réalité et non comme création artistique.

Corollaire : les ennuis commencent lorsque la politique se prend pour un art. Dès lors il y a dangereux mélange des genres et le responsable politique se sent autorisé à mentir artistement. L’application (la perversion ? la prostitution ?) des arts du récits aux contenus politiques porte un nom anglophone et cependant littéral, le storytelling. Pour ajouter à la confusion, artiste est en outre un compliment bizarre que des courtisans adressent à des hommes politiques connus pour leurs menteries, artiste exprimant admiration et indulgence pour l’insincérité du bonhomme – exemple François Mitterrand, portrait d’un artiste d’Alain Duhamel. (Ah la la, sacrés artistes !)

Machiavel, auguste prédécesseur de Swift, n’utilisait pas dans son manuel le mot art pour décrire le travail du Prince (il usait en revanche maintes fois de l’expression, également remarquable, l’art de la guerre, qui est le titre de son autre livre célèbre). Swift, lui, l’emploie presque une fois par phrase. Selon lui, l’auteur du livre imaginaire l’Art du mensonge politique

… appelle [le mensonge] un art, afin de le distinguer de l’action de dire la vérité, pour laquelle il semble qu’il n’est pas besoin d’art ; (…) parce qu’en effet il faut plus d’art pour convaincre le peuple d’une vérité salutaire que pour lui faire accroire et recevoir une fausseté salutaire. (…) Par ce mot de bon, il n’entend pas ce qui est absolument et essentiellement bon mais ce qui paraît tel à l’Artiste, c’est-à-dire à celui qui fait profession de l’art du mensonge politique.

Au fait, après enquête il semble que L’art du mensonge politique, attribué à Swift, ait pour authentique auteur John Arbuthnot (1667-1735).
Quoi ? On nous aurait menti ? Le nom de l’auteur est d’emblée un mensonge, comme Trump dans l’épisode précédent ?

(à suivre)

Peste, papier et memorandum

28/07/2020 Aucun commentaire

Je résiste tant que je peux aux livres numériques. Mais quand faut y aller faut y aller, tout en restant sur place. Pendant le confinement j’ai téléchargé (légalement ? aucune idée, en tout cas gratuitement) La Peste de Camus, best-seller de 1947 et de 2020. J’ai commencé à le relire puis l’écran a fini par me fatiguer et j’ai terminé ma lecture deux mois plus tard sur un bon vieil exemplaire papier.

Malgré quelques lacunes qu’on pourrait regretter mais, ce faisant, on se rendrait coupable d’anachronisme (l’absence des femmes dans le roman, l’absence des autochtones algériens racisés en dépit de la situation du drame à Oran… Oh certes il y aurait de quoi déboulonner toutes les statues de Camus, heureusement qu’il n’en a pas), La Peste est aussi bon qu’on le dit, aussi pertinent qu’on le prétend pour comprendre notre propre confine, aussi visionnaire de ce que nous éprouvons et avons éprouvé. Tiens, par exemple, à propos des masques qui sont devenus nos visages :

Tarrou fit entrer Rambert dans une petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l’un deux, tira d’un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l’invita à s’en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres.

Ou bien sur les pensées irrationnelles (cf. le jour 12 de mon journal de confine), on dirait carrément que Camus est envoyé spécial en 2020 :

La plupart des gens […] avaient remplacé les pratiques ordinaires par des superstitions peu raisonnables. Ils portaient plus volontiers des médailles protectrices ou des amulettes de saint Roch qu’ils n’allaient à la messe. On peut en donner comme exemple l’usage immodéré que nos concitoyens faisaient des prophéties. […] Certaines de ces prophéties paraissaient même en feuilleton dans les journaux et n’étaient pas lues avec moins d’avidité que les histoires sentimentales qu’on pouvait y trouver, au temps de la santé. Quelques-unes de ces prévisions s’appuyaient sur des calculs bizarres où intervenaient le millésime de l’année, le nombre des morts et le compte des mois déjà passés sous le régime de la peste. D’autres établissaient des comparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en dégageaient les similitudes (que les prophéties appelaient constantes) et, au moyen de calculs non moins bizarres, prétendaient en tirer des enseignements relatifs à l’épreuve présente. Mais les plus appréciées du public étaient sans conteste celles qui, dans un langage apocalyptique, annonçaient des séries d’événements dont chacun pouvait être celui qui éprouvait la ville et dont la complexité permettait toutes les interprétations. Nostradamus et sainte Odile furent ainsi consultés quotidiennement, et toujours avec fruit. Ce qui d’ailleurs restait commun à toutes les prophéties est qu’elles étaient finalement rassurantes. Seule, la peste ne l’était pas..

Ou bien sur la liberté, grand sujet de Camus et grande préoccupation de tous les confinés du monde :

Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. (…) Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. (…) Nos concitoyens à cet égard, étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.

Depuis 70 ans, l’exégèse de La Peste fait volontiers de ce roman existentialiste une allégorie sur le nazisme et l’Occupation. Je me méfie un peu de cette interprétation même si elle a été encouragée par Camus lui-même (je présume qu’il n’avait rien contre le fait d’ajouter du sens à son œuvre tant qu’on n’en retranchait point), parce que l’assimilation des nazis aux bacilles de la peste me semble aussi louche que l’assimilation des juifs aux rats propre à l’idéologie nazie (du reste, qui propage la peste ? les rats, alors nous voici bien avancés). Je persiste à voir dans les juifs et dans les nazis des êtres humains – mes frères.

Peste soit de l’allégorie puisque La Peste fonctionne à merveille au niveau littéral : un récit sur l’effet social, l’effet global, d’une maladie. Les éléments du récit sont innombrables à résonner dans notre quotidien, dans notre patience, notre endurance, notre espérance, notre soif de donner du sens. Jusque dans la prospective du monde d’après :

Tarrou estimait qu’il valait mieux cependant envisager le retour à une vie normale.
– Admettons, lui dit Cottard, admettons, mais qu’appelez-vous le retour à la vie normale ?
– De nouveaux films au cinéma, dit Tarrou en souriant.
Mais Cottard ne souriait pas. Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. Tarrou pensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bien entendu, le plus fort désir de nos concitoyens était et serait de faire comme si rien n’était changé et que, partant, rien dans un sens ne serait changé, mais que, dans un autre sens, on ne peut pas tout oublier, même avec la volonté nécessaire, et la peste laisserait des traces au moins dans les coeurs.

Puis la conclusion, quasiment la morale, quelques pages plus loin, pharamineuse parce que minuscule :

Tarrou avait perdu la partie, comme il disait. Mais lui, Rieux, qu’avait-il gagné ? Il avait seulement gagné d’avoir connu la peste et de s’en souvenir (…) Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. (…) Mais si c’était cela, gagner la partie, qu’il devait être dur de vivre seulement avec ce qu’on sait et ce dont on se souvient, et privé de ce qu’on espère.

Enfin on saute directement à la toute dernière page, tant pis si je spoïle quelqu’un :

[C’est alors que] le docteur Rieux décida de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Memorandum nécessaire et suffisant. Phrase à inscrire sur un post-it ou à défaut sur un blog au fond du tiroir pour ne jamais être tenté de l’oublier : il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Chaque fois que je reviens vers Camus je me souviens à quel point il est digne, profond, fondamental, et un tout petit peu méprisé par les gens de lettres sous prétexte qu’il est facile à lire. (Je crois y voir un héritage d’une rivalité des années 60 entre Sartre et lui, aussi artificielle qu’entre les Stones et les Beatles.)

Camus a eu une influence décisive sur moi, notamment La Chute, mon Camus préféré, dont je mets encore à profit la trouvaille narrative géniale, l’adresse à un interlocuteur qui est peut-être le lecteur mais peut-être un autre personnage (coucou Nanabozo).

Trois archives au Fond du Tiroir :

Ici je parle d’un bouquin de Camus que personne ne connaît sauf moi mais c’est bien parce que le personnage s’appelle Monsieur Vigne.
Ici je vais me recueillir sur une tombe à Lourmarin et c’est la moindre des choses.
Et ci-dessous des dessins de Robert Sikoryak qui m’enchantent.

Célébration du philtrum

21/07/2020 Aucun commentaire
Dante Gabriel Rossetti (English, 1828-1882)
Jane Morris, the blue silk dress
1868
Oil on canvas
110.5 x 90.2 cm
Londres, The Society of Antiquaries

Je lis un livre anglais sur mon second écrivain anglais préféré (le premier est Shakespeare car je suis très académique comme garçon), Alan Moore.
J’en suis à un témoignage du dessinateur Bryan Talbot. Je trébuche sur une phrase, je la relis trois fois mais un mot m’échappe :

[Alan] loved my suggestion of basing her [Talbot parle du personnage principal d’une bande dessinée qui finalement n’a jamais existé, Nightjar] on Jane Morris, the pre-raphaelite model and wife of William Morris. The straight nose, strong jaw, and pronounced philtrum. [She] went against the then contemporary received wisdom of never drawing philtrums on attractive female characters, as it made them look masculine. »

Philtrum ? Mais qu’appelez-vous au juste un philtrum ? Je crois comprendre que le mot désigne un détail anatomique, mystérieuse partie d’un visage qu’a priori les canons esthétiques interdisent ou du moins interdisaient de représenter chez un personnage féminin, mais qui était cependant bien visible chez Jane Morris, égérie des préraphaélites (cf. portrait ci-joint, que j’observe à la loupe), diable diable.
S’agirait-il d’un mot existant en anglais mais absent de la langue française ?

Vérification faite, le philtrum existe aussi en français, puisqu’il existe sur tous les visages. Il est cette petite gouttière, plus ou moins prononcée selon les individus, qui relie le nez à la lèvre supérieure et qui, pivot central, est le garant de la symétrie de tout faciès. Le philtrum est aussi visible que le nez au milieu de la figure et j’ignorais jusqu’à ce soir, parvenu minimum à la moitié, peut-être aux trois quarts de mon existence, qu’il s’appelât philtrum ! Je n’ai pas souvenir que le mot philtrum apparaisse dans L’empreinte de l’ange de Nancy Huston pourtant c’est bien de lui qu’il est question… Notons pour le plaisir que philtrum provient du grec φιλέω, par conséquent l’amour.

Il y a une douzaine d’année, alors que j’écrivais un abécédaire gentiment sensuel pour Marilyne Mangione, ABC Mademoiselle, ce recoin que j’aimais pourtant beaucoup n’avait pour moi pas de nom. J’imaginais peut-être que j’étais seul au monde à le contempler. Quand on est amoureux on croit toujours être le premier amoureux du monde. J’avais décidé de le caser à la lettre K, orpheline et exempte d’autres organes plus proéminents, de mon énumération du corps féminin :

« Mon Kiki que je Kiffe… Mon Koin préféré, dont j’ignore le nom, ma rigole en forme de Kayak… Kiss ! »

Je saurais aujourd’hui qu’il convient de le ranger à la lettre P. On n’a jamais fini d’apprendre, en ces domaines.

Archéologie littéraire de la fake news (1/7) : à rebours, de Trump à Machiavel

19/07/2020 Aucun commentaire

« Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. »
Michel de Montaigne, Essais, I, 9

« La notion même de vérité objective est en train de disparaître de ce monde. »
George Orwell, Réflexions sur la guerre d’Espagne, 1942

« Nous avons vu comment l’impossibilité de distinguer le mensonge de la vérité, et non le règne exclusif du mensonge, nous rendait manoeuvrables à souhait, comment, la moindre information probante étant systématiquement démentie dans la journée par une autre non moins improbable, il suffisait d’entretenir un certain brouillard sur toutes les données dont les gouvernants ont le monopole pour nous faire perdre pied. »
Julien Coupat, « Choses vues, mai-août 2020 » in terrestres.org

Donald Trump, président des États-Unis d’Amérique, est un maître incontesté de l’enfumage rhétorique. Son bobard de la semaine, qui sera oublié et remplacé par celui de la semaine prochaine : « Les USA ont l’un des taux de mortalité lié au Covid-19 les plus bas du monde » – c’est faux, au contraire il s’agit de l’un des plus hauts du monde (les USA tiennent le premier rang mondial du nombre de morts, le huitième rang une fois ce nombre rapporté à la population), mais quelle importance ? Quotidiennement, Trump dit (et tweete) n’importe quoi avec un aplomb si phénoménal que ses mensonges politiques resteront comme une sorte de chef d’œuvre dans l’histoire du mensonge politique. Un accomplissement, une apogée. Son règne aura été marqué par une généralisation et, mieux encore, une conceptualisation, de la mise à mort de la vérité en tant que valeur, idéal ou fin en soi – Rien n’est vrai, tout est permis, prophétisait Nietzsche. Qu’on l’appelle storytelling, intox, éléments de langage, fake news ou, plus pervers que tout, faits alternatifs (1), le mensonge vit sous nos yeux son âge d’or. L’Ère post-vérité, en tant qu’époque historique, a même droit à sa page Wikipedia, dans laquelle on compte pas moins de 83 occurrences du mot Trump.

Trump a théorisé le mensonge dès le best-seller de 1987 signé par lui mais écrit par le journaliste Tony Schwartz (le nom de l’auteur en couverture est donc déjà un mensonge universellement cité comme vérité !) : The Art of the Deal. Si je n’avais pas la vague trouille du Point Godwin, je dirais volontiers qu’il suffisait de lire, que nous étions prévenus sur le bonhomme puisque son livre, exactement comme Mein Kampf, publié en 1925 soit huit ans avant la prise de pouvoir d’Hitler, déroulait l’entièreté de son programme à venir. Trump expliquait là ce qu’il faisait dans son business (du baratin offensif), et c’est cette même méthode qu’il a entre temps appliquée à la politique, à la diplomatie, à l’économie, et avant tout, pour commencer, au langage lui-même : au statut de la parole, de la mémoire, de la science, de l’éducation, bref de tout ce qui touche de près ou de loin au concept de vérité.

Mein Kampf n’est pas le seul précédent, le seul modèle de livre décrétant la vérité dans l’Histoire. Pour citer également, par équité, un fascisme d’extrême-gauche, The art of the Deal est tout autant le Petit livre rouge de Trump que son Mein Kampf : un bréviaire de poche sacralisé, dégainé pour tous usages, abondamment cité par lui-même et par ses groupies en tant que boussole censée indiquer le nord à toute une civilisation. Le 16 juin 2015, quand Trump annonce du haut de sa Tour qu’il se lance en politique, il clame, parlant de lui à la troisième personne : « Notre pays a besoin d’un grand leader. Nous avons besoin d’un leader qui a écrit The Art of the Deal ! »

Or dans ce chef-d’œuvre, tissu de bluffs qui s’ouvre sur un bobard originel d’anthologie (« Je ne fais pas ça pour l’argent »), Trump rebaptise le mensonge d’un curieux oxymore : « exagération véridique » (truthful hyperbole). On peut mentir, on le doit même si on veut réussir une vente (ou une élection, car c’est un peu la même chose), on ment et par magie et par auto-conviction, le mensonge devient véridique, c’est-à-dire agissant comme s’il était vrai. Je cite :

L’exagération véridique [est] une forme d’exagération innocente, et une forme extrêmement efficace d’auto-promotion.

Pour autant, l’athlète du bullshit ne doit pas nous leurrer : Trump n’est en rien l’inventeur du mensonge en politique. Pas plus que les dictateurs précités, Hitler et Mao, chacun ayant signé son vade-mecum de mensonge (gageons sans grand risque que le totalitarisme est par définition et par ontologie menteur, puisque par contraste la vérité ne saurait jamais être univoque et totale – comme le rappelle Humpty Dumptyla question n’est pas de savoir ce que les mots veulent dire mais de savoir qui est le chef.), ou que le personnel politique en général.

De toute éternité énoncer des mensonges a fait partie intégrante de la fonction politique, en tant qu’outil, en tant que technique professionnelle, en tant que moyen pour atteindre une fin. Mentir est une règle et non une exception, c’est en somme le métier qui rentre (Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, Charles Pasqua)… Dès lors, à quoi bon tenir rigueur à Jérôme Cahuzac et autres malfaisants de mentir les yeux dans les yeux, puisqu’ils ne font là que leur job, selon une tradition ancestrale ?

On sait que « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose mais pour obtenir un effet » (attribué à Goebbels) ; on sait que « La propagande nous a permis de conserver le pouvoir, la propagande nous donnera la possibilité de conquérir le monde » (attribué à Hitler) ; on sait que « Un mensonge répété dix fois reste un mensonge, répété dix mille fois il devient une vérité » (attribué à Goebbels ET à Hitler selon les sources, normal qu’on se la dispute, c’est la meilleure de toutes les citations) ; on sait que l’organe officiel de propagande de la Russie soviétique, incomparable tissu de billevesées, s’intitulait La Pravda (1912-1991), c’est-à-dire la Vérité, et à ce niveau de renversement du sens des mots, Orwell n’avait aucun besoin d’imagination pour composer son roman 1984, il n’avait qu’à se baisser pour « inventer » un ministère de la propagande nommé Ministère de la Vérité (Miniver en novlangue) (2) ; on sait enfin qu’ « il ne faut pas désespérer Billancourt » (attribué à Jean-Paul Sartre – même si l’aphorisme s’avère impossible à sourcer, il est facile à traduire : il faut mentir aux ouvriers de Renault-Billancourt sur la réalité de l’URSS afin de ne pas leur faire perdre leur foi dans le communisme). On sait, donc, que l’histoire des totalitarismes est, grosso-modo, une histoire du mensonge. Lorsque les démocraties font le même usage sans scrupules du mensonge d’état que les totalitarismes, on peut affirmer que le mensonge a gagné la partie et recouvre la surface de la terre. Ici une archive du Fond du Tiroir : En 2014, tout le monde ment.

Outre le logos politique, le mensonge est le propre et la norme de nombreux autres corps de métiers, tels l’armée (La première victime de la guerre est la vérité, Rudyard Kipling), la justice (le but d’un procès n’est jamais l’établissement de la vérité, réputée inconnaissable, mais, faute de mieux, d’une décision consensuelle qui remplace la vérité – dès lors tous les acteurs d’un procès, avocat, procureur, témoins qui ont beau jeu de jurer de dire toute la vérité, accusé lui-même, jouent leur rôle non en fonction de la vérité mais en fonction du but à atteindre, qui est de peser sur la décision finale) (3), la religion (garante d’une prétendue vérité révélée, la religion est jalouse de ses secrets et ment comme personne, cf. les scandales sexuels, que ce soit Tariq Ramadan ou le père Preynat, étouffés ou niés jusqu’en enfer et au-delà), l’industrie (exemple récent et mémorable : le trucage des résultats des moteurs diésel), la finance ou les avocats d’affaire, les spin doctors et lobbyistes en tous genres et, bien entendu, tout au fond de la hiérarchie de l’ignoble, la lie de l’humanité, la publicité ou la communication d’entreprise.

Tous ces métiers qui consistent à mentir, et l’on notera avec intérêt qu’ils comptent parmi les plus prestigieux de nos sociétés, les mieux rémunérés et par conséquent les plus désirables aux yeux de jeunes gens entrant sur le marché de l’emploi. Logiquement, ils comptent aussi parmi les plus fréquemment représentés des séries télé, parce que l’ambiguïté sur la vérité et le mensonge est une inépuisable ressource romanesque : politiciens dans House of cards, avocats dans Better Call Saul, espions dans The Americans ou Le Bureau des légendes, pubards dans Mad Men, adeptes de la double vie en tous genres, qu’ils soient super-héros, serial killers, adultères, comédiens ou gangsters… Tous nos héros sont menteurs ! Ces métiers du mensonge forment une grande famille, un bel arbre généalogique où les rameaux s’entrecroisent et s’embrassent.

C’est ici que nous pouvons enfin commencer notre entreprise d’archéologie de la fake news selon les écrivains, et remonter à la Grèce.

Tous ces métiers ont en commun d’être les héritiers de ce que Socrate appelait les sophistes, c’est-à-dire ceux dont la maîtrise du langage est mise au service d’un client. Or souvenons-nous un instant que le rêve du néolibéralisme, qui est devenu notre air conditionné, est de privatiser l’ensemble de la société afin que l’unique rapport humain qui subsiste soit celui du client, la place de chacun dans la société déterminée par deux questions, de qui est-il client/qui sont ses clients. La généralisation du rapport de force clientéliste (uberisation) est logiquement la généralisation du mensonge, le sophiste a gagné, et le mensonge est devenu normal (au sens de norme). Selon Socrate (- 2420 avant Donald Trump), le sophiste était le contraire, voire l’ennemi, du philosophe. Le philosophe, quant à lui, recherche avec une obstination ringarde et désintéressée le vrai le beau le bien et vit généralement dans un tonneau.

Même si les sophistes ont fait leurs preuves à Athènes il y a 25 siècles, l’escale déterminante d’une archéologie de la fake news serait pourtant Florence au XVIe siècle. L’événement en la matière est la publication du Prince de Nicolas Machiavel en 1532. Nous faisons de Machiavel notre patient zéro.

La postérité de l’adjectif machiavélique en dit long sur le cynisme, ou à tout le moins le pragmatisme, prôné par ce manuel classique à l’usage des dirigeants politiques de Florence, Paris, Moscou, Istanbul, Perpignan ou Washington DC. Machiavel signale de façon très claire que le mensonge n’est absolument pas un défaut pour un prince, peut au contraire se révéler une qualité décisive puisque, dans l’exercice du pouvoir, une qualité est ce qui permet de conquérir ou de conserver le pouvoir, un défaut est ce qui entraîne l’échec et la chute. Morceau choisi, au chapitre 18 du bréviaire, Comment les princes doivent tenir leur parole :

Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. (…)
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? (…)
Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même dire que s’il les avait effectivement, et s’il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui est toujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l’est même d’être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. (…)
[Quoiqu’il soit] souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même (…), il doit prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence.

Sur ce dernier point, capital, la tartufferie des Princes faux dévots, observons Erdogan ménager ses amis islamistes ou Trump, encore lui, prendre la pose devant les photographes une Bible à la main ou chouchouter sa conseillère spirituelle, la pasteure télévévangéliste Paula White, adepte de l’évangile de la prospérité qui martelle que Trump est forcément l’élu de Dieu puisqu’il est riche.

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(1) – Sur cette notion d’alternative, on est en droit de considérer qu’il s’agit d’un progrès démocratique : « Il faut distinguer le mensonge totalitaire des mensonges démocratiques. Le mensonge démocratique est pluraliste. Il ne prétend pas à l’exclusivité mais coexiste, tolérant, avec ceux de la concurrence » (« Le mentir-vrai », préface de Jean-Jacques Courtine à L’art du mensonge politique de Swift).

(2) – Insurpassable ironie, tellement proche de ses modèles, que ce Ministère de la Vérité qui inverse, et détruit, toute possibilité de sens : la vérité c’est le mensonge, la guerre c’est la paix, l’esclavage c’est la liberté, etc. Mais d’Orwell, lisons aussi attentivement l’essai fondateur : Politique et langue anglaise, écrit en 1946 parallèlement à son chef d’œuvre de fiction (1984, on le sait grâce à une commode astuce mnémotechnique, date de 1948). On y voit comment la novlangue n’est pas un génial concept de science-fiction mais un outil politique pragmatique.
Essai traduit également en français sous le titre Politique et langage.

(3) – Je relève ceci parmi les extraordinaires compte-rendus d’audience rédigés quotidiennement par Yannick Haenel durant le procès des attentats de janvier 2015 :

Plus les jours d’audiences s’accumulent, plus la vérité semble une chimère, un monstre composé de tous les mensonges qu’on a entendus ici. Et peut-être au fond n’est-elle jamais que cela, une fiction qu’on bricole avec des versions qui tiennent vaguement ensemble. Le président a eu cette formule désespérée : «  On n’a que la vérité judiciaire. La vraie, elle est autre. » Il voulait dire que la vérité réside dans ce qu’on ne sait pas. Mais il y a des jours où il semble précisément que « ce qu’on ne sait pas » constitue 90 % de la réalité, et que la réalité elle-même, c’est-à-dire ce qui s’est vraiment passé, ne sera jamais amenée à la lumière. Autrement dit, la « manifestation de la vérité », comme l’énonce la formule si belle du tribunal, n’aura pas lieu ; et peut-être n’est-ce qu’à partir de la conscience de cette impossibilité qu’on peut s’engager à penser ce qu’on entend, à en apprécier les inflexions, les nuances, les points de vertige et les impasses.

(à suivre)

Seconde vie

27/06/2020 3 commentaires

J’ai longtemps eu sous les yeux, façon liste de courses aimantée à la porte du frigo, une citation de Gérard de Nerval : « Le rêve est une seconde vie » . À force de relire la même phrase au petit matin, on finit par la comprendre. Puis la recomposer de diverses manières et l’extrapoler, la varier comme on ferait d’un standard de jazz, en ajoutant une note à l’accord. J’ajoutai dans ma tête un troisième terme, la fiction, pour démultiplier les sens. La fiction est une seconde vie. La fiction est un second rêve. Le rêve est une seconde fiction… Toutes ces jongleries étaient vraies et réversibles sans besoin de préciser qui était le double de quoi. Puis un quatrième terme : le cinéma. Que le cinéma soit une seconde vie m’apparaissait une telle évidence, un tel truisme, que Nerval l’avait sans le moindre doute pressenti. J’imaginais Nerval prophétisant les films, je le rêvais rêvant et peu importe qu’il se soit pendu à une grille d’égout 40 ans avant l’avènement de l’invention des frères Lumière.

Durant le confinement, le 22 mai dernier, tombait l’anniversaire de Gérard de Nerval. Certes, ce n’était pas un chiffre rond, Nerval fêtant ses 212 ans. Tout de même, je n’allais pas souffler les bougies tout seul, aussi à tout hasard j’ai feuilleté (.fr) mon journal (.fr) quotidien (.fr) de référence (.fr)… Hélas, à la une ce jour-là, aucune mention de Nerval. Cependant un autre anniversaire était célébré : les 40 ans du jeu Pac-Man. Moins classe, mais… Un jeu vidéo est une fiction. Donc une seconde vie. Donc ça marche. Un jeu vidéo est un second rêve, etc. J’ai pensé à tous les no-life, mes frères gamers, qu’on appelle sans-vie parce qu’en réalité ils délaissent la première pour jouer dans la nuit la seconde. J’ai pensé aussi à Chris Marker, pionnier de la réalité virtuelle, qui vantait la plateforme Second Life, l’habitait sous la forme de son avatar, donnait là ses rendez-vous, ses entretiens, ses expositions.

Puis j’ai lu le dernier Pennac, La loi du rêveur. Selon la couverture il s’agit d’un roman mais Pennac y parle à la première personne de ses rêves, de ses souvenirs, surtout de ses souvenirs de rêves. Car le rêve est un second souvenir, le souvenir est un second roman, réciproquement et ainsi de suite, le vrai le faux le rêve tout fait histoire.

Peu de temps auparavant, j’avais lu son gigantesque Journal d’un corps (cf. ci-dessous, au jour 45 de ma confine), qui peut-être restera comme le chef-d’œuvre de son auteur, même s’il faudra attendre sa mort pour en être sûr, et à comparaison cette Loi du rêveur m’est apparue au premier abord plaisante et mineure, négligeable. Composer un livre à partir de ses rêves me semblait une facilité, une pirouette, un trop simple ego-trip, presque une complaisance (quoi, c’est moi qui juge ainsi ? Je ne manque pas de culot ! J’en ai fait un autrefois, de livre de mes rêves) et je jugeais l’inspiration de ce prétendu roman bien courte. Quoique pas désagréable lorsque l’on goûte le style et les archétypes pennaquiens (chez lui le scribe, de fiction ou de mémoire, se fait systématiquement chroniqueur d’une tribu bigarrée et parfaite où chaque individu à la personnalité très marquée occupe sa juste place, le monde de Pennac est une utopie politique où chacun est différent et complémentaire, et l’unité est donnée par celui qui écrit – comme le lui dit l’un des personnages du livre : Toi et tes instincts de chien de berger…)

Sauf que non, ce n’était pas ça, pas ça du tout, la loi du rêveur, j’avais été induit en erreur, j’avais dû rêver. Attention, ce livre est piégé comme un rêve. Oui, bien sûr, il raconte les rapports entre notre première, notre seconde, notre troisième, notre ixième vie… mais pas comme on le croit en premier lieu, les articulations entre les strates sont plus subtiles et plus passionnantes. Il faut aller au bout. J’ai commencé en appréciant distraitement le livre, j’ai terminé en l’adorant. Et la nuit suivante, il m’a valu un rêve. Un livre qui fait rêver est un bon livre (axiome).

Federico Fellini tient une place majeure dans ce livre comme dans les rêves de Pennac. Fellini, grand rêveur, filmait ses rêves, ce qui peut expliquer que l’on rêve à la Fellini. Pour ma part, même si j’aime Fellini (cf. une autre entrée de mon journal de confine, jour 23), mon cinéaste de rêve est David Lynch. Ainsi, cette fameuse nuit sous influence du livre de Pennac, j’ai fait un rêve réalisé par Lynch. Le décor réagençait des éléments de mon enfance dans une maison déserte et un cadavre était caché dans une horloge comtoise aussi haute que le mur, horloge que je connais fort bien mais qui n’a rien à faire là (qui, dans la première vie, repose pour l’heure, démontée, désossée, neutralisée dans mon garage). Tandis que les va-et-vient du pendule étaient ceux de mon coeur dont les battements allaient crescendo, un zoom avant final révélait par transparence, sur le disque de cuivre qui oscillait lentement, un visage, le visage d’un homme, mort, moustachu, et hurlant.

Je me suis réveillé haletant et tremblant du cou aux orteils. Les frissons montaient et descendaient par vagues, alors même que depuis quelques jours la canicule s’est bien installée, même la nuit. Ces convulsions n’étaient pas de froid mais d’effroi. J’étais saisi par une fulgurante sensation de révélation, et même de vérité, une vérité essentielle qu’on m’avait cachée et que le rêve me rendait enfin avec les frissons, une clef qui expliquait tout. J’avais reconnu le moustachu mort et hurlant sur le battant de l’horloge. C’était Gérard de Nerval.

En maison

22/02/2020 Aucun commentaire

Suite aux représentations de notre spectacle Trois filles de leur mère d’après Pierre Louÿs, Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même avons essuyé un certain nombre de critiques qui du reste visaient plus souvent le texte lui-même, dont la puissance scandaleuse n’est pas émoussée, que notre travail. Heureusement, nous y étions préparés – nous ne le serons certes jamais assez. Parmi ces critiques est revenu le reproche bien contemporain (cf. les pénibles débats sur l’appropriation culturelle dont on peut lire quelques échos ici) de n’entendre par la voix de Louÿs et la mienne que la seule version d’un homme à propos d’une condition féminine – celle des prostituées.

C’est pourquoi je me suis précipité avec avidité sur La maison d’Emma Becker (Flammarion, 2019), espérant lire enfin la version occultée de la première intéressée, la vision d’une femme sur le travail du sexe, sur ce qu’il advient du corps, de l’esprit, du rapport à soi, aux autres, du désir lui-même, de la vie quotidienne, de la sociabilité, lorsque l’on fait profession de louer son sexe à l’heure. Emma Becker a travaillé deux ans dans un bordel de Berlin. Elle raconte. Le livre est un poil trop long et répétitif, bâti bizarrement et sans logique manifeste (pas chronologique le moins du monde), et pourtant parvenu à la fin j’en aurais voulu encore, tant ses heureuses vertus de chronique au fil des passes semblent inépuisables. La comédie du sexe et de l’argent est éternelle, renouvelée sans début ni fin, et, sauf si l’on est triste et blasé et si l’on a lu tous les livres, fort variée.

Avant d’en dire le bien que j’en pense, une menue réserve : plongé dans La Maison je me suis soudain rappelé avoir découvert il y a près de 20 ans une autre version de femme qui m’avait paru plus forte, plus crue, plus vitale, dans les livres de Nelly Arcan. On s’en souvient peut-être, Nelly Arcan est une figure tragique qui, après avoir écrit Putain, puis Folle, puis une poignée d’autres livres moins intimes mais tout aussi fulgurants, s’est donné la mort. Cette fin terrible influence sans doute la lecture rétrospective que l’on peut faire de ses livres, comme si la mort seule prouvait qu’on n’avait pas triché, ni avec le sexe, ni avec la littérature, ni avec rien. Illusion romantique. N’empêche que si je compare les deux autrices, je vois Nelly Arcan comme une pute qui était aussi un écrivain, tandis qu’Emma Becker est un écrivain qui a fait la pute.

Emma Becker, que j’espère en pleine forme et exempte d’idées suicidaires, m’évoque un autre registre littéraire, plus aventurier, elle me fait l’effet d’Hemingway qui en 17 en Italie puis rebelote en 36 en Espagne voit éclater une bonne guerre et se frotte les mains : chic, l’occasion en or, j’y cours, j’en ramènerai un livre et je reviendrai écrivain. La guerre de Becker est un bordel de Berlin, c’est de la Maison qu’elle tire de la littérature. Contrairement à la brutalité sans filtre des écrits de Nelly Arcan, le style de Becker est spirituel, flatteur, appliqué comme celui d’une normalienne qui se regarde trouver les bons adjectifs, placer des points-virgules et ne rechigne pas aux références lettrées propres à assoir son statut d’écrivain (son nom d’artiste, son pseudo au bordel est Justine). Ce rappel qu’au fond son identité n’est pas pute mais écrivain undercover est comme une mise à distance, ou plutôt comme un gilet pare-balles enfilé par-dessus le bustier et la culotte de soie. Ce qui ne m’a pas empêché de repérer une lacune dans ses lectures. Elle cite plusieurs fois Maupassant, Calaferte, Sade, Bataille (tiens ? rien que des hommes). Puis se plaint : selon elle personne n’en a jamais parlé, des filles. Comment ça? Et Pierre Louÿs, alors ? Nos Trois filles chéries ?

J’avoue éprouver un peu de défiance et quelque agacement envers les écrivains qui abusent des débuts de phrases de type Moi, en tant qu’écrivain. J’y entrevois un peu de complaisance, de pose. Car moi, en tant que lecteur, je préfère voir un écrivain faire son boulot sans se revendiquer écrivain, sans rappeler à tout bout de champ ses prérogatives et responsabilités d’écriture qui feraient mieux, par élégance encore plus que par humilité, de demeurer implicites.

Pourtant (réserve émise, j’attaque enfin l’éloge) elle le fait, le job, oh oui elle le fait très bien et très simplement. La dernière phrase du livre, « Il faut bien que quelqu’un en parle » , est un programme, magistralement accompli en fin de compte, voire une définition même dudit job, de ses responsabilités et prérogatives. La phrase rappelle ce qu’écrivait Alphonse Boudard en incipit de Mourir d’enfance à propos des siens. Si je ne parle pas d’eux, personne ne le fera. Et ce sera comme s’ils n’avaient jamais existé. Le job de l’écrivain au fond est là, empêcher les gens qu’on a connus de disparaître tout-à-fait.

Emma Becker parle des putes qu’elle a côtoyées, et cette galerie de portraits d’être humains, cette description d’un métier, honteux, méprisés, honnis des braves gens y compris dans les pays où la loi les couvre, est la meilleure part de son livre. Les collègues de Justine sont petites ou grandes, enthousiastes ou lasses, débutantes ou aguerries, négligentes ou professionnelles, spécialisées ou généralistes, bienveillantes ou méprisantes, rigolotes ou déprimées, douées ou pas tellement, qui pensent à l’horaire des trains ou bien qui jouissent (puisqu’en ce monde tout est possible, cela l’est aussi), elles sont plusieurs parfois dans la même personne et la même journée, elles sont complexes et contradictoires, elles sont vivantes.

Les putes sont là. Par conséquent il faut en parler, c’est tout simple et c’est important. Elles existent, tout autant que les employés précaires des start-ups (le livre s’ouvre sur quelques belles pages de mélancolie en flash-forward, le bordel ayant fermé pour céder ses murs à un quelconque open-space et donc à d’autres esclaves, écrit-elle). Elles existent tout autant que leurs clients, les hommes qui font toutes sortes de métiers (le livre se referme sur une dernière fusée, une rêverie où Becker s’imagine en homme, et en client, en meilleur client que tellement de médiocres consommateurs qu’elle aura vu défiler).

Confession personnelle dont vous ferez ce que vous voudrez : en 1991 j’étais bidasse à Berlin. Il m’est arrivé de fréquenter les bordels, émerveillé qu’ils soient ici légaux et débordant de gratitude envers ces femmes qui, miracle, acceptaient de vider mes jeunes couilles et de feindre d’y prendre plaisir. Vingt ans plus tard, sous la pression d’un ami, j’ai signé la pétition Zéromacho qui réclamait l’abolition pure et simple de la prostitution, solution finale. J’ai ensuite regretté ma signature, surtout pour le côté utopiste et naïf de la démarche, qui plaquait d’une manière si française un idéal sur la réalité puis détestait la réalité de ne pas assez ressembler à l’idéal. Les putes, c’est mal, éradiquons-les d’une signature, on aura fait le bien. Réclamer la disparition de la prostitution est à peu près aussi raisonnable que réclamer celle de ses deux composantes, le sexe et l’argent. En attendant ce jour, je suis, si jamais on me demande mon avis, plutôt en faveur de la réouverture et l’encadrement légal des maisons dites closes. Ce serait quasiment une délégation de service public, toujours mieux que la jungle des « indépendantes » ubérisées aux mains d’une mafia ou d’une autre. Mais on ne me demande pas mon avis. Faut que je pense à arrêter de signer des pétitions.

Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même redonnerons, si tout va bien, deux fois l’été prochain le spectacle Trois filles de leur mère. Restez en ligne, les détails viendront.

Hubert Mingarelli (1956-2020)

27/01/2020 Aucun commentaire

Hubert Mingarelli était né en Lorraine mais avait choisi de s’installer pour écrire dans un hameau de montagne, dans le village natal de ma grand-mère.

J’ai croisé Hubert Mingarelli en tout six ou sept fois, lors de salons du livres ou autres sauteries de même farine qu’il goûtait modérément, ou bien lorsqu’il accompagnait en catimini l’adaptation scénique de l’un de ses textes, Gagarine, par une troupe de chez lui, et donc de chez moi, en Matheysine.

Dans toutes ces circonstances il se tenait en retrait, clope roulée au bec, tellement discret qu’il n’était pratiquement pas là. Alors je l’abordais et soudain il se mettait à être là plus qu’aucun autre. J’étais étonné qu’il se rappelle qui j’étais, il se rappelait très bien, il m’adressait quelques mots simples, chaleureux, dont aucun n’était gratuit, tous étaient intègres.

Ses livres, c’est un peu pareil. J’ai dû en lire six ou sept en tout, et chaque fois que je suis entré dans l’un d’eux, c’est à peine s’il s’est passé quelque chose. Et puis, chaque fois que j’en suis sorti, j’étais retourné comme un champ tellement ce qui y était dit et ce qui n’y était pas dit se conjuguait pour me percer la couenne. Tout intègre. Tout profond. Rien gratuit.

On m’a offert son dernier livre pour Noël. Je ne l’ai pas encore lu. Je crois que je vais attendre un peu, dans l’espoir dérisoire de faire durer un peu Hubert Mingarelli et retarder notre dernière rencontre.

Il s’en fallut de peu mon cher que cette putain ne fût ta mère

30/09/2019 un commentaire

Mesdames, messieurs, et surtout mesdemoiselles car « les jeunes filles me comprendront mieux et cela me console, tant il est évident que mon histoire sera entendue par les jeunes filles plus souvent que par les maris » ,

Amis de la littérature et/ou du spectacle vivant et/ou du sexe et/ou de moi-même, vous avez rendez-vous avec les quatre à la fois pour deux représentations à Grenoble, le vendredi 18 octobre et le samedi 14 décembre 2019.

Trois filles de leur mère, notre spectacle théâtral et musical, sera ce jour-là donné pour la première fois (et cet autre jour, pour la seconde, voire pour la deuxième fois). Nous en nourrissons trac et excitation. Je prends le risque délicieux de porter à la scène le chef d’œuvre de Pierre Louÿs, roman pornographique, choquant, gigantesque, cru, outrancier, scandaleux, obscène, blasphématoire, lyrique, sentimental, libre, désopilant, tétanisant, joyeux, tragique et magnifique, et je mène l’aventure avec deux complices aussi intrépides que moi : Stéphanie Bois qui incarne faut voir comment les cinq personnages féminins, et Christophe Sacchettini qui nous accompagne de musique, nous commente sans un mot, nous observe, nous câline, nous exalte ou nous console. Quatrième acolyte : Adeline Rognon qui a bien voulu réaliser pour nous le superbe visuel rouge et noir ci-dessus.

Hein ? Je sens que je t’ai perdu, lecteur chéri, il y a une dizaine de lignes, tu as trébuché, beugué, cessé d’être attentif dès le premier épithète, juste après le mot roman… Quoi quoi, pornographique, ai-je dit ? Suis-je sûr de mon fait ? Même pas érotique ? Bah, la nuance est spécieuse, comme l’avait souligné en son temps Jean-Louis Bory(¹) et tout ceci en somme c’est de l’amour, d’ailleurs si ce n’était pas le cas je perdrais mon temps à t’en parler et toi le tien à m’écouter. Cette œuvre à nulle autre pareille, publiée pour la première fois à titre posthume en 1926, palpite désormais dans le domaine public, aussi pour t’en rendre compte tu peux la lire (si tu n’as pas froid au cerveau, au coeur et au bas-ventre) en deux clics sur Wikisource.

Toutefois, à ma connaissance, après avoir farfouillé la mémoire en ligne, rien de tel qu’une adaptation scénique n’a jamais été tenté – à part quelques lectures d’extraits. Nous avons donc entrepris avec une fraîche inconscience un travail casse-gueule mais surtout parfaitement inédit, et pour cause, puisqu’a priori impossible. Une personne interloquée, qui avait lu l’œuvre originale, m’a posé la question de bon sens : comment peut-on ?

Je lui ai répondu que l’on peut seulement sous réserve de réunir quatre conditions :

1) Être « complètement maboul » comme dit l’un des personnages à la fin du roman et à la fin de notre spectacle ;

2) Ne pas vouloir laisser la pornographie à Youporn, de même que Clémenceau considérait que « la guerre est une chose trop grave pour être confiée aux militaires » , et être conscient que le mouvement est double : rendre le porno à la langue poétique c’est également rendre la poésie à ce qu’elle devrait être, mais là-dessus je ne m’étends pas, je te laisse réfléchir ;

3) Disposer de l’interprète idéale – Stéphanie, je le dis tout de go, est géniale. Elle s’empare avec grâce et empathie de chacune de ces trois aimables filles de pute et de leur mère, et elle fait bien mieux qu’assumer leurs paroles de femmes, elle les revendique. Je n’aurais jamais mené ce projet à bien si Stéphanie ne m’avait déclaré que selon elle ce texte est féministe, dans la mesure où les personnages féminins sont des sujets, maîtres de leurs désirs, tandis que le pauvre narrateur masculin a beau jouer le mariole sans discontinuer pour ne pas perdre la face, il ne décide de rien, c’est lui l’objet. Je n’ignore pas que cette façon de lire et de dire le texte, au siècle de #metoo et #balancetonporc sera archi-polémique (car c’est tout de même un homme qui écrit ce récit, un homme qui raconte : la femme « libre » est un fantasme d’homme au même titre que la femme « soumise » ), d’accord, venez polémiquer, on vous attend ;

4) Se fixer des règles strictes de mise en scène : tout le monde reste habillé, personne ne se touche, chaque mouvement est soigneusement chorégraphié.

Et c’est ainsi, après un nombre d’années de travail discontinu que je ne révèlerai pas (on a beau mimer en public une série de coïts aux positions variées, on a sa petite pudeur) que vous êtes conviés à la création, le 18 octobre chez Christophe Sacchettini, au 170 galerie de l’Arlequin à Grenoble, 5e étage, app 8506. Réservation indispensable puisque la jauge est limitée à 25 spectateurs : tofsac@mustradem.com ou 06 31 36 54 05. N’oubliez pas de vous munir de quelques euros à glisser dans le chapeau ou à jeter à la gueule des artistes, et d’un petit mange-mange à partager pour qu’on puisse s’engueuler la bouche pleine.

Puis re-création chez Mademoiselle Marilyne Mangione le samedi 14 décembre, dans le studio Artère, coordonnées ici.

Strictement interdit aux moins de 18 ans, il va de soi. Ne venez pas avec vos enfants ni votre neveu ado même s’il est très éveillé pour son âge.

Bien. À présent que nous avons réglé les questions pratiques et que nous avons rappelé que ce spectacle ne ressemble à rien et que si vous le loupez vous vivrez tout le reste de votre vie avec la mélancolie d’une chose qui vous manque sans être capable de la formuler, en post-scriptum le Fond du Tiroir va pouvoir faire ce qu’il fait d’habitude, c’est-à-dire se complaire en soliloque, réfléchir en direct tic-tac-tac sur son clavier, pondre un développement que tu liras seulement si tu as encore faim, ami lecteur.

Voici un extrait de l’une des adresses au public émises par le pauvre narrateur de Trois filles de leur mère, représentatif de l’humour et de la provocation presque candide qui traversent ce texte :

Comme je suis également éloigné de l’esprit sadique et du moralisme presbytérien qui se partagent la société, ce que je vais dire maintenant n’est que l’expression d’un sentiment personnel et risque de déplaire à tout le monde…

Cette phrase écrite il y a plus de cent ans, ce constat du partage de l’opinion entre les sadiens et les moralistes, me semble plus d’actualité que jamais.

Contextualisons : j’ai découvert Trois filles de leur mère à l’âge de 20 ans. J’en ai été foudroyé. Louÿs est 100% écrivain et 100% érotomane, j’avais là un livre à 200% qui m’explosait entre les doigts et dans les yeux, me révélant le sexe et la littérature.

J’ai eu longtemps l’envie d’écrire un beau livre érotique. L’ambition me semblait naturelle tant le sexe, moteur capital, occupe une part majeure de notre activité émotionnelle – mais cette ambition littéraire naïve s’est émoussée au fil du temps et de mes lectures de Louÿs : essayer de faire mieux ou ne serait-ce qu’aussi bien que lui est peine perdue, c’est un peu comme rêvasser de la saga de science-fiction qu’on aimerait écrire et puis lire Dune, ok merci bonsoir, je vais me coucher avec un bon bouquin ça vaudra mieux pour tout le monde. Mieux valait se contenter de lire les livres 200% de Louÿs, voire à la limite, tiens, lançons l’idée pour déconner ah ah, de les monter sur scène (il m’est toutefois resté de mes ambitions érotiques un charmant ouvrage publié il y a dix ans avec Marilyne Mangione, ABC Mademoiselle).

À l’époque de ma découverte, et sans nul doute encore aujourd’hui, l’auteur qui représentait le nec plus ultra de la littérature érotique, c’était Sade. Après Apollinaire et les surréalistes, puis avec Blanchot, Bataille, Pauvert, Foucault, Sollers, etc., les intellectuels encanaillés faisaient tomber comme à Gravelotte les éloges sur le Marquis. Lire Sade, c’était s’affranchir. Je me souviens d’un ami de lycée (j’étais lycéen dans les années 80) qui m’avait montré son exemplaire chiffonné de La Philosophie dans le boudoir les yeux brillants, m’affirmant qu’il préférait ça à Playboy.

Donc j’ai lu Sade presque comme on se plie à un rite d’apprentissage, et bien sûr j’ai senti l’onde de choc, le vent du boulet. Sade est là, nous fait de l’effet, on ne peut passer son chemin en sifflotant comme s’il n’avait pas existé. Pourtant je n’y trouvais pas mon compte. Il m’a fallu, pour comprendre et formuler pourquoi je n’aimais pas Sade, goûter à Louÿs, plusieurs années plus tard. La vision du sexe donnée par le premier est une source d’horreur, violente, cruelle, inhumaine ; par le second, une source de joie. À quoi tient la différence ? À cette raison suffisante énoncée par Stéphanie, chez Louÿs les femmes sont des sujets. Chez Sade, elles sont des objets (de même d’ailleurs que les hommes violés, ce n’est pas une question de genre).

Attention : je suis loin de nier que Sade demeure un auteur politique essentiel. Français, encore un effort si vous voulez être républicains ou le Dialogue entre un prêtre et un moribond sont des brûlots indispensables à l’histoire et l’identité politiques françaises (tandis que de ce point de vue, Louÿs n’a strictement aucun intérêt – il était même anti-dreyfusard, c’est dire si on se branle de ce qu’il pensait). N’empêche que l’irréductible partage des eaux est là : chez Sade on fait l’amour avec des objets, chez Louÿs avec des sujets. Chacun son truc mais moi je préfère avec un sujet, et c’est pourquoi, traitez-moi de sentimental, je considère que les romans si indécents de Louÿs sont des romans d’amour – l’amour dans le meilleur des cas se fait entre sujets (2).

Je me suis presque engueulé avec Christophe (sauf qu’avec Christophe on ne s’engueule pas, on discute) le jour où, débattant des enjeux de notre spectacle, j’ai proféré que Louÿs était un poète, un écrivain plus important que Sade qui à côté de lui faisait figure de laborieux graphomane malade monomaniaque. Christophe m’a dit laconiquement « Ne raconte pas n’importe quoi » . Christophe est de ces intellectuels sadiens.

Et c’est là que je reviens à la citation ci-dessus : Comme je suis également éloigné de l’esprit sadique et du moralisme presbytérien qui se partagent la société… Sade était le grand ennemi dudit « moralisme presbytérien » , il en faisait une affaire personnelle, le blasphème est pour lui une fin en soi, on a l’impression que Sade n’écrit que contre la religion, contre la morale chrétienne, contre Dieu, et sans cet adversaire à sa démesure son œuvre s’effondrerait comme un château de carte. En tant qu’ennemi du christianisme, il est encore chrétien (exactement comme Bataille). Voici mon hypothèse : un siècle plus tard, Louÿs est un écrivain post-sade et post-chrétien qui n’a pas à mener le combat sadien contre la religion, car le christianisme a été remisé à sa place, l’Église et l’État sont séparés, la République est laïque… Louÿs peut donc se présenter comme un individu éloigné des deux forces faisant désormais jeu égal dans la société du débat démocratique, l’esprit sadique et le moralisme presbytérien. Louÿs habite une utopie, celle où j’ai grandi, je crois : la religion n’étant plus le cadre rigide de pensée, le sadisme et le moralisme sont des idées, des sujets, des débats contradictoires, puisque rien n’est sacré.

2019 – la religion, et par conséquent le moralisme presbytérien ont fait un retour en force que nous ne pouvions prévoir il y a 30 ans. L’utopie était une parenthèse à présent refermée et l’époque est hérissée, violente, cruelle, inhumaine. Sadique ? Sade est-il à nouveau d’actualité ? Louÿs est-il ringard ?

Venez en discuter avec moi. Vendredi 18 octobre / samedi 14 décembre, 20h30.

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(1) – Bory à la tribune du Masque et la Plume en 1976, à propos de l’Empire des sens d’Oshima : « Je refuse la distinction entre sexuel, érotique et porno et j’aimerais qu’on y revienne un jour sérieusement. Pour moi, il y a du porno, un point et c’est tout. C’est seulement une question de clientèle ! Lorsque c’est pour les travailleurs immigrés, pour les miséreux sexuels de la rue Saint-Denis, c’est laid, c’est bas, c’est con, [c’est porno] et c’est bien assez bon pour ces gens-là. Mais quand il s’agit des cadres moyens et supérieurs qui descendent les Champs-Elysées le samedi soir, alors on baise sur du Mozart avec des lumières à la Georges de La Tour, ou quand on fait des fellations sur une cantate de Bach, c’est érotique. Mais la paire de fesses est la même ! »

(2) – Lu entre temps La passion de la méchanceté, sur un prétendu divin marquis, le pamphlet de Michel Onfray contre Sade (éd. Autrement, 2014). Comme d’hab, Onfray me réjouit par son brio de vulgarisateur et d’archéologue qui prend la peine de remonter aux sources (il met en évidence comment le culte de Sade, complet de toutes ses indulgences et fascinations, est né de la préface à ses œuvres, lyrique et gorgée de contre-vérités historiques rédigée par Apollinaire en 1909) et m’exaspère par son acharnement de bull-terrier contre ses têtes de Turc habituelles, Freud, les surréalistes, Sartre, Mai 68, les structuralistes…

Apollinaire en 1909 : « Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé (…) Il aimait par-dessus tout sa liberté. Tout, ses actions, son système philosophique, témoigne de son goût passionné pour la liberté dont il fut privé si longtemps. » Onfray en 2014 : « Sade n’aimait pas par-dessus tout la liberté, mais sa liberté, dût-elle se payer du prix de l’asservissement total de la planète (…) La théorie philosophique à laquelle Sade associe son nom est l’isolisme, pas l’altruisme… Sade est libertaire pour lui mais dictatorial pour tout ce qui n’est pas lui (…) L’isolisme coupe le monde en deux : forts et faibles, maîtres et esclaves, libertins et sentimentaux, prédateurs et victimes, loups et chiens, aristocrates et populace, criminels et sacrifiés, violeurs et violés, assassins et assassinés, riches et pauvres, Juliette et Justine – autrement dit Sade et le reste du monde (…) Dès lors cet homme triomphe moins en libérateur du genre humain qu’en dernier féodal royaliste, misogyne, phallocrate, violent. » Onfray conclut son livre par ces mots qui paraphrasent à merveille l’idée que je me fais ci-dessus de la dissemblance radicale entre Sade et Louÿs, même si c’est Charles Fourier qu’Onfray choisit ici d’opposer à Sade : « Restait alors, sur ce champ de bataille encore fumant, la formidable perspective de construire à nouveau. Pour en finir vraiment avec le judéo-christianisme, y compris avec sa formule gnostique sadienne, l’heure n’est plus à une érotique nocturne, mortifère, thanatophilique, mais à une érotique solaire. La guérison de la maladie judéo-chrétienne ne consiste pas dans l’inoculation du mal sadien, un dommage plus grand encore, mais dans la construction d’un éros libertaire et léger, réellement post-chrétien.« 

Curiosa

11/07/2019 Aucun commentaire

Chronique inactuelle ! Je vous parle d’un film, mais d’un film que vous ne pouvez voir, du moins pas ces jours-ci. Sitôt apparu en salles en avril dernier, sitôt disparu, snobé par la critique, passé inaperçu du public, que j’ai vu à l’arrache dans une salle déserte, et qui n’est pas encore édité en DVD : Curiosa de Lou Jeunet, film sur Pierre Louÿs et Marie de Régnier.

Si je vous en parle, ce n’est pas en raison de son actualité, qui est nulle, mais de la mienne.

Il se trouve que je prépare depuis près de trois ans le spectacle le plus osé, le plus bizarre, le plus excentrique, le plus casse-gueule de toute ma vie sur scène : une adaptation du roman pornographique Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, l’un de mes livres préférés toutes catégories confondues. Ce projet démentiel, monté grâce à la participation de deux autres cinglés (Stéphanie Bois, qui incarne génialement les cinq personnages féminins de l’histoire, et Christophe Sacchettini qui enveloppe nos ébats de musique autant que de silence, à bonne distance), parvient enfin à maturité et dispose désormais d’une date de création : il sera présenté aux premiers spectateurs cobayes et, espérons-le, un minimum bienveillants le vendredi 18 octobre 2019, à Grenoble. L’entrée sera strictement interdite aux moins de 18 ans. Si vous avez plus de 18 ans et si vous êtes d’ores et déjà titillé, contactez-moi, je vous préciserai l’endroit, pertinemment confidentiel et à jauge intime. J’ai un trac fou mais, heureusement, le temps d’en reparler.

Plein de curiosité pour Curiosa je me suis précipité en avril, à peu près seul, pour voir sur écran les amours reconstituées de l’auteur de Trois filles de leur mère et de Marie de Régnier, qui fut la grande passion sentimentale et sexuelle de sa vie, l’inspiratrice et dédicataire d’une bonne partie de son œuvre. Qui fut en outre le modèle de l’une des Trois filles de leur mère. Comme on le sait, comme on peut s’en étonner pourtant, la frénésie sexuelle de ce roman trouve bel et bien son origine dans la vie réelle de Louÿs et les personnages ont des modèles : Louÿs fréquentait les trois sœurs Heredia, Marie, Louise, et Hélène. Métamorphosées par sa plume, fantasmées, rajeunies, romancées, ces trois filles d’écrivain sont devenues trois filles de pute, Charlotte, Ricette et Lili.

Pour vous la faire courte : le film n’est pas mal du tout. Mais, comme je le pressentais, notre spectacle à nous sera vachement mieux.

Pour vous la faire longue : le film n’est pas dénué des conventions et défauts intrinsèques du genre biopic (que j’ai tenté d’énoncer ici à propos de Bohemian Rhapsody), il lui manque un peu d’aspérités, un vrai point de vue, et surtout une vraie crudité et voilà qui constitue tout de même un comble étant donné le matériau d’origine… mais c’était joué d’avance. Comment la réalisatrice eût-elle pu faire mieux sans tomber dans la pornographie ? La description anatomique et attendrie d’un conduit vaginal, ses dimensions, ses couleurs et ses parfums, peut faire l’objet d’une belle page littéraire, peut même faire l’objet de poésie, d’encre sur papier. Louÿs l’a démontré (enfin, démontrer n’est pas le mot juste puisqu’il n’écrivait ses textes pornographiques que pour lui-même, compulsion privée sans la moindre intention de publication). Mais comment inventer un équivalent au cinéma, cet art qui montre ? Je tâche depuis trois ans de trouver un équivalent scénique, en dosant au millimètre ce que je montre.

L’avantage de cette limite du cinéma, c’est que faute de pornographie le film devient une histoire d’amour, or cet aspect là est on-ne-peut-plus pertinent. J’insiste sur un point qui fera peut-être ricaner les imbéciles : si j’ai voulu jouer ce roman sur scène c’est que selon moi Trois Filles de leur Mère est avant tout une histoire d’amour, forte, libre, originale, affranchie, blasphématoire, fulgurante et tragique. Une dévorante passion sexuelle est forcément, au moins un peu, une histoire d’amour (et réciproquement). Essayez, vous verrez.

Le personnage de Pierre Louÿs joue à un moment donné le dandy cynique dans le seul but de provoquer un ami tout aussi moustachu et élégant que lui. Il lui déclare avec un fin sourire quelque chose comme « L’amour ? Mais ça n’existe pas, ça n’est qu’un assouvissement des besoins » . Moi qui ai lu ses livres, je ne suis pas dupe, c’est de sa part pure posture, et au fond pure trouille de parler d’amour, donc de choses profondes, au premier venu. Pierre est empêtré dans les mêmes contradictions et ambivalences que le narrateur anonyme des Trois filles, à qui il faut tout un roman pour avouer in extremis « avec la gaucherie sentimentale de mes vingt ans je n’eus d’amour pour ces quatre putains qu’une heure après leur départ » .

Reste que la réalisatrice s’en sort avec les honneurs, surtout si l’on compare avec les désastreuses rencontres passées entre Louÿs et le cinéma – reste-t-il un seul cinéphile déviant prêt à avouer en 2019 son envie de voir Bilitis de David Hamilton, Aphrodite de Robert Fuest (avec Valérie Kaprisky) ou même La Femme et le Pantin de Duvivier (avec Bardot) ? Cet obscur objet du désir de Bunuel, à la limite, pour son indépassable bizarrerie d’avoir confié le rôle principal à deux actrices alternées…

Les images de Curiosa sont belles, ses couleurs chaudes, ses cadres soignés, ses acteurs excellents. Surtout les actrices. Exactement comme dans les Trois filles, les personnages féminins sont plus intéressants, plus nuancés, plus contrastés et plus changeants que les hommes, monolithes phalliques. Du reste la plupart des postes clefs du film (la réalisatrice, la première assistante, la scénariste, la monteuse…) sont aux mains de femmes. L’incarnation de Marie (sublime et intense Noémie Merlant, qui vole la vedette à tout le monde, à commencer par Niels Schneider/Pierre Louÿs, forcément pâle figure) m’a même donné envie de lire sa propre version des faits, son roman L’inconstante qu’elle avait publié dès 1903 (Trois filles de leur mère paraîtra à titre posthume en 1926) sous le pseudonyme masculin Gérard d’Houville alors que j’avoue humblement que je n’en avais pas eu l’envie jusque là, la version de l’homme Louÿs me suffisait, vas-y, fais-toi plaisir, tu peux me huer, balance ton porc je dirai rien.

Seule faute de goût que j’ai repérée face au film : m’ont totalement échappé le sens et la nécessité de sa tonitruante bande originale techno (même compositeur que 120 battements par minutes, Arnaud Rebotini), je n’avais nullement besoin de cet anachronisme pour trouver les personnages « modernes » . Cette musique est aussi incongrue que si l’un des protagonistes en costume consultait soudain son smartphone.

Les allusions aux Trois filles sont extrêmement nombreuses, depuis la toute première scène (derrière un miroir sans tain, Pierre, voyeur et photographe, regarde minauder les trois sœurs Heredia et c’est comme si on le voyait écrire dans sa tête le premier jet – drôle de métaphore), jusqu’aux pures et simples citations (« Les jeunes filles ont bien des excuses », phrase merveilleuse qui conclut le livre) et pour quiconque connaît le roman les rouages de la transposition de la biographie en fiction deviennent limpides. Pour autant je ne peux pas dire que ce film ne m’aura rien appris. Il m’a permis de saisir une dimension qui m’avait un peu échappé jusqu’à présent. Pourquoi Louÿs a-t-il fait de quatre bourgeoises de son milieu quatre prostituées de papier ? Parce qu’il existe des passerelles entre ces deux conditions féminines, la bourgeoise et la pute, autres que celles du fantasme. Le film débute par un mariage. Un mariage sans amour, convenu, pour un motif économique : la plus jeune sœur Heredia sacrifie son hymen pour une dot qui sauvera papa. La sexualité des jeunes filles est donc ici comme là une affaire de commerce, d’arrangement, le pucelage est un petit capital, dans la bourgeoisie tout autant qu’au bordel. D’où les analogies, transpositions et allusions de type « Non seulement tu suces, mais tu parles comme une jeune fille à marier ».

Ce roman serait, en plus du reste, politique ? Quel livre, mes amis, quel livre ! À côté le film est juste pas mal et c’est déjà bien.

Bonus : ne manquons pas cette belle image du Tampographe Sardon, L’orgasme à travers les âges : 1925, qui est peut-être un hommage puisque 1925 est l’année de disparition de Louÿs.