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Cœur d’artichaut

Charlie Hebdo a 50 ans. Bien sûr, cela se fête. Charlie est important, dans ma culture, dans la culture en général. Mais Charlie n’est pas qu’un patrimoine. Charlie est une actualité (le procès en cours est crucial). Charlie est un enjeu. Charlie est un combat. Charlie est un baromètre de nos libertés.

Et merde, quoi, voilà, j’ai encore craqué, je viens de réécouter Tous les gamins du monde de Saez et j’ai replongé, chialé comme un veau, des années après je suis incurable de ça, allez, je respire par le ventre, je me ressaisis.

Je disais. Bon anniversaire à nous tous.

Mais pour l’heure, puisque Charlie est aussi un laboratoire de littérature, c’est à Cavanna que je pense, François Cavanna, fondateur de ce journal qui a réinventé ce que peut être un journal, Cavanna mort en janvier 2014, soit un an avant que l’époque ne change et que le charivari ne commence, on ne peut s’empêcher de penser que c’est tant mieux pour lui. Il faut lire et relire sa Lettre aux culs-bénits (des extraits ici).

J’aime Cavanna depuis l’âge de onze ans et ma découverte coup sur coup de Le saviez-vous ? et Les Ritals, deux livres d’autant plus fondamentaux qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et me démontraient par leur juxtaposition qu’un écrivain écrit ce qu’il veut, il écrit ce qui n’a rien à voir.

Durant pas loin de vingt ans, la colonne de Cavanna, remplie à ras-bord de trucs qui n’avaient rien à voir, a été ce que je lisais en premier dans Charlie (à la rigueur en deuxième, après celle de Siné), et j’en tirais toujours une revigorante décharge d’énergie, de colère, d’humour, d’intransigeance. Énergie, colère, humour, intransigeance : le vieux fondateur, quoique marginalisé sur la fin, rappelait de façon hebdomadaire les ingrédients inauguraux de Charlie. C’était un ton, un style, une indéniable écriture, une manière comme disait LF Céline d’injecter dans l’écrit la rage de l’oral. Dans le Charlie d’aujourd’hui, il me semble que le plus fidèle héritier de cette veine est Fabrice Nicolino : sa chronique écologique me fait un peu le même effet d’éducation populaire par les tripes, de didactisme à coups de boule. (Peut-être cela provient-il de leurs points communs biographiques, deux descendants de ritals, prolos autodidactes.)

Je reviens régulièrement à Cavanna puisque je n’ai pas tout lu. Cette année nous avons eu l’heureuse surprise d’accéder à un posthume, Crève Ducon ! que j’ai dégusté fragment après fragment, les quatre susdits ingrédients y sont intacts, Cavanna aura écrit à bras-le-corps jusqu’au bout de ses forces. En fin de volume j’ai détaillé les impressionnantes pages Du même auteur, pas loin de la centaine d’ouvrages, j’ai pointé ce que j’avais lu ou manqué. J’ai débusqué un titre dont je n’avais jamais entendu parler, Cœur d’artichaut, roman, 1995. Je me le suis procuré, je viens de le finir.

Un homme, plein de femmes, un polyamoureux comme on ne le disait pas. Une éducation sentimentale et sexuelle. Un marivaudage moins scandaleux que sentimental où le héros avoue candidement son désir juvénile d’aimer toutes les femmes. Un livre mineur dans l’œuvre du sanguin moustachu, sans doute, puisqu’il s’agit d’un vrai roman, avec narrateur fictif (nommé Emmanuel Onéguine, pourquoi pas, de la moitié de l’âge de l’auteur, okay, obsédé sexuel et apprenti écrivain, allons-y), une histoire, des rebondissements, des personnages, tout le tremblement d’imagination… Cavanna, grand écrivain, n’était pas forcément un grand romancier, ce sont des choses qui arrivent, son chef d’œuvre restera son cycle autobiographique, d’ailleurs quel que soit le texte qu’il écrit, son je déborde et tous les personnages parlent un peu comme lui.

En outre, certains aspects du roman ont sensiblement vieilli : la description des quartiers de Paris, avec flippers dans les bars, cabines téléphoniques et joyeux bordel… Surtout, cette manière proprement démodée de parler des (et aux) femmes avec amour infini et infinie naïveté, de les glorifier tout en les traitant de salopes, est ce qui semble le plus daté, ne passerait plus aujourd’hui, on te me balancerait son porc à coup de hashtags. Le fantasme très masculin qui consiste coucher avec la fille allumeuse puis avec la mère épanouie (jouir de la fraîcheur puis de l’expérience) est ici exprimé de façon finalement plus ringarde et contrite que chez Pierre Louÿs dans Trois Filles de leur mère, écrit 80 ans plus tôt. En outre, certaines phrases de Cavanna, quoiqu’écrites en pure blague ou simple façon de parler, par trop outrageraient le goût contemporain : Je me sens de plus en plus violeur de petits enfants, moi. (p. 176)

Peu importe, reprocher à Cavanna de ne pas écrire pour notre temps serait, comme il en va de n’importe quel déboulonnage, un anachronisme, puis une amnésie d’imbécile heureux. Un auteur qu’on aime est aimé hors du temps jusque dans les rides, recoins et tavelures.

Je vous en recopie et offre une page (la 85), romanesque certes puisque c’est le jeune narrateur qui vous cause, qui explique ses affres au moment d’écrire une pièce de théâtre, mais aussi terriblement autobiographique, le masque ne tient pas, on reconnait facilement à l’œuvre le vieil auteur en personne, véhément, écorché, écrivant, artichaut. Énergie, colère, humour, intransigeance.

Eh bien, je n’ai plus aucun prétexte pour ne pas m’y coller moi-même, au boulot. Travailler, j’aime bien. C’est la mise en route qui pose problème. Un mal de chien à me concentrer, à me décider à affronter la première page vierge, celle du dessus du bloc, la plus vacharde. Je renâcle comme une bourrique devant l’obstacle, je m’évade, je rêvasse, je risque sans y croire un début de phrase, je biffe, je m’engueule, je suis très malheureux. Paraît que tous ceux qui font métier d’écrire doivent en passer par là. Ça ne m’aide ni ne me console.
Une fois lancé — si j’y arrive ! — j’oublie tout. Le monde n’existe plus, pas même mon corps. Le rond de lumière de la lampe sur le papier, tout l’univers est concentré là. Il n’y a rien autour, ni temps, ni espace, ni faim, ni soif, ni envie de pisser, de me gratter ou de me dégourdir les jambes. Je ne respire même plus, ou à peine. Seul le cerveau vit, mais alors, à toute vapeur, prolongé par la main que prolonge l’agile stylo. Et moi je suis tout entier cerveau, rien d’autre que cerveau, cerveau surexcité, cerveau jubilant, traquant l’idée, fignolant la phrase qui la rendra le mieux, vivant de la vie des personnages qu’il crée et fait agir à sa fantaisie… Quoi de plus exaltant, de plus fascinant au monde ? De plus crevant… Quand enfin j’émerge, parfois après des heures et des heures et parfois des jours, je suis ahuri, vidé, congestionné de la tête, tous les muscles douloureux comme si je venais de courir un marathon. Vanné, chancelant, triomphant. Et affamé. Et la vessie prête à éclater. Même si, par la suite — c’est souvent le cas —, je juge mon travail inepte et si je jette tout au panier, sur le moment j’ai la grande puissante bouffée de la victoire. Je suis le vainqueur, merde ! Je regarde le paquet de papier noirci, j’ai fait ça, moi, je n’en reviens pas, j’ai envie de poser le pied dessus comme, sur les vieilles photos, l’explorateur à moustaches et casque colonial pose sa botte sur la tête du tigre qu’il vient d’abattre, pauvre bête, sale con.

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