Archive

Archives pour 11/2011

Écrit de circonstance (Troyes épisode 69)

20/11/2011 Aucun commentaire

Je l’ai déjà dit, il m’arrive ici de me sentir un peu décalé parce que, mille pardons, je ne sais pas dessiner, je ne sais qu’écrire, et encore. Depuis dix-sept ans que cette résidence est proposée aux auteurs-illustrateurs, elle a été, dans les faits, occupée seulement deux fois pas des écrivains et quinze par des illustrateurs, ce qui crée des habitudes, des attentes.

Nouvelle occurrence de ce léger sentiment d’inadéquation entre l’offre et la demande : les hôtes passés furent invités à embellir de leurs traits et de leurs couleurs la plaquette de présentation de la résidence, à destination des candidats de l’année suivante, jolie façon, visuelle, immédiate, de tendre le témoin sans interrompre sa course, brandir les crayons, les pinceaux. Comment pouvais-je, quant à moi, apposer sur ce document une trace de mon passage qui serait aussi une incitation ? Je me suis fendu du compliment suivant, qui apparaîtra en couverture de la prochaine plaquette (actuellement sous presse, distribuée dans quelques jours sur le salon de Montreuil) :

Travailler seul en résidence ?
Rêve offert par la providence !
Oubli du temps, indépendance…
You’re welcome here, c’est l’évidence.
En parenthèse, en confidence,
Sentir sa création qui danse !

Je me suis appliqué à rendre aussi fluide que possible ce qui n’est au fond qu’un exercice scolaire, l’acrostiche étant un grand classique des ateliers d’écriture, jeu de langage sans affect, préciosité. J’ai opté pour des octosyllabes monorimes avec rime riche, s’il vous plaît, le [dãs] de la résidence. Comme je suis un laborieux, j’aurai tout de même passé près de deux heures, pas désagréables du reste, sur cette amabilité composée sans investissement excessif, la boîte de maquillage restant cachée sous la table (je vous conterai quelque jour l’histoire de la boîte-de-maquillage-sous-la-table), qui ne dit pas grand chose au fond de ce que cette résidence recèle de joies ni de plages de solitude ou de désarroi, rien de la visite de l’écureuil ni de cette saloperie de chaudière capricieuse, quatre fois qu’elle s’arrête depuis l’automne, je me suis encore réveillé ce matin dans un frigo, 15 degrés centigrades, j’écris sur mon ordinateur écharpe autour du cou et goutte au nez, et comme on est dimanche, je ne serai sans doute pas dépanné avant demain.

Je me caille les meules, les aminches, voilà les vraies nouvelles.

Pour les besoins du film (Troyes épisode 68)

19/11/2011 Aucun commentaire

L’une des particularités de l’offre cinématographique troyenne, peut-être conséquence directe de la désastreuse situation de monopole du bunker-multiplexe, est la projection avant les films de pittoresques spots publicitaires locaux. J’ignorais que cette pratique existât encore, la supposant remisée dans le grenier du passé folklorique du cinéma, aux côtés du droit de fumer dans les salles, des réclames peintes sur le rideau qui s’ouvre, des ouvreuses, des courts-métrages, des attractions, ou de Monsieur Eddy. Eh bien si, elles existent encore, car la publicité est éternelle comme la guerre, et au besoin se réincarne en numérique si l’ère est numérique. C’est ainsi qu’à Troyes on prend patience en regardant défiler le pizzaiolo du coin, les opticiens qui sont des vrais pros, la boutique de lingerie, la Maison du Boulanger, le lycée professionnel, l’inquiétant spécialiste de vos besoins en marbre, le spa-remise en forme, le pub lounge happy hour branchouille, et l’inénarrable garage Beltramelli. Moi que la publicité heurte comme un objet contondant, je vois celles-ci tellement anachroniques que je les crois inoffensives. Je baisse la garde. J’ai tort. Mine de rien, implacablement, à l’heure du film ces pubs nous restituent notre cerveau disponible dans certaines dispositions.

L’une de ces publicités martelées à chaque séance vante le Laser Game troyen. On y peut voir des jeunes gens en uniforme qui se la jouent, pour le laser, pour la caméra ou pour eux-mêmes, ils marchent à tâtons dans la pénombre, traversent un couloir filmé penché, se collent dos à la cloison, flingue en plastique sur la poitrine, regard de côté pour guetter l’ennemi, ils plissent les yeux, crispent le menton, transpirent : c’est la guerre.

Juste après, j’ai regardé un film de guerre*, film un peu confus pour qui ne connaîtrait pas le contexte (heureusement j’avais révisé) mais relativement efficace sur le plan de l’action, avec plusieurs scènes de simulateur de guerre (caméra subjective, violence exacerbée, chaos sensoriel). Et pendant le grand film malgré moi je pensais au petit, un simulacre se substituait à l’autre en abyme, je réfléchissais à la fonction sociale du Laser Game. Cette violence virtuelle n’est pas un dérivatif, un simple loisir, un souvenir ludique de choses révolues comme si on mimait des tournois de chevaliers ; en réalité, c’est un entraînement pour des choses à venir. Le virtuel, c’est comme le rêve, comme le cinéma, c’est une répétition générale pour faire face à l’adversité.

Symptôme révélateur, je suis resté assis jusqu’à la dernière image du générique, sourcils froncés. La dernière phrase défilant à l’écran est : « Certaines images d’archives ou documentaires ont été retouchées numériquement pour les besoins du film » . Et là, allez savoir allez comprendre, j’ai fondu en larmes, seul dans la salle qui s’allumait, je pleurais, je pleurais, impossible de m’arrêter.

Pour me remettre, je suis aussi allé voir un film dans un théâtre : Le Projectionniste de Buster Keaton, cinéconcert accompagné en direct par Marc Perrone. Et j’ai bien ri. J’ai quand même pleuré un tout petit peu, je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui.

* Et si vous voulez mon avis sur L’Ordre et la morale : c’est le meilleur film de Kassovitz depuis 15 ans, ce qui ne l’empêche pas d’avoir pas mal de défauts, notamment des acteurs un peu tartes afin de  faire vrai (vrais gendarmes ? vrais kanaks ? etc) qui jurent avec les très classes seconds rôles (Testud, Torreton), et surtout un rapport un peu lâche avec la vérité historique. Kassovitz verse à bon compte dans le manichéisme good cop/bad cop (gendarmerie = braves soldats humains/armée de terre = salauds de soudards racistes), il endosse le rôle et la version du capitaine Legorjus qu’il fait passer pour un héros, alors que celui-ci est très contesté sur sa responsabilité, son incompétence et sa lâcheté au moment de l’assaut. En réalité, dans cette affaire d’Ouvéa personne n’est blanc-bleu sous couvert d’être bleu blanc rouge. Le film charge sévèrement Bernard Pons, ministre chiraquien, alors que c’est bien Mitterrand qui a signé l’ordre de l’assaut.

« Nous allons terroriser les terroristes » (Charles Pasqua, 1986) (Troyes épisode 67)

18/11/2011 Aucun commentaire


Est-ce un autre effet de la néoténie ? Je lis toujours les auteurs qui me fascinaient quand j’étais adolescent, parce qu’en somme je suis fasciné sur le long terme, et relativement constant dans mes goûts. Frank Miller, par exemple. Frank Miller est l’un des dessinateurs qui ont révolutionné les comic books à l’époque où je lisais des comic books, par conséquent j’ai lu depuis lors tout ce qu’il a publié. Je n’ai même, hélas, rien manqué de ce qu’il a tourné pour le cinéma, y compris sa honteuse dénaturation du Spirit d’EisnerIl se trouve qu’entre temps Miller a mal tourné, idéologiquement. Il grossit désormais les rangs des vieux réacs grincheux et va-t-en-guerre, républicains bien sûr, qui vilipendent grossièrement les manifestants d’Occupy Wall Street ou le manque de virilité d’Obama.

Après ses nanars sur pellicule, Miller avait annoncé la publication d’une nouvelle bande dessinée, sa première de longue haleine en près de dix ans, et je l’avais pré-commandée de longue date, très excité par ce retour à une forme d’expression qui lui avait réussi autrefois. L’objet s’appelle Holy Terror.

Eh, ben. Rarement lu un livre aussi con.

Miller avait averti que ce livre serait sa réaction viscérale au 11 septembre 2001. Bille en tête il s’est lancé dans une histoire de Batman, révélant précocement un titre, Holy Terror, Batman ! qui s’interprétait comme une allusion au terrorisme aussi bien qu’à l’ancien tic de langage du grotesque faire-valoir Robin, « Holy Machinchose, Batman ! » Le synopsis fut également claironné très en avance, je cite : Batman va botter le cul d’Al-Qaida. C’était parti pour être fin, on savait à quoi s’en tenir. Après des années de travail sur un projet qui a sans doute beaucoup changé sur la route (diverses incohérences demeurent, en cicatrices), le personnage principal n’est plus l’homme-chauve-souris-sous-copyright, mais un succédané basique, baptisé The Fixer. Qui botte le cul d’Al-Qaida, la finesse, par contre, étant préservée du début à la fin du processus.

Des islamistes font péter des bombes à clous dans Empire City. Des bons citoyens, des mauvais aussi, meurent en masse. Le super-héros mystérieux d’Empire City, The Fixer, relève le front et les poings, métaphore à lui tout seul de la Grande Nation, prend contact avec un certain nombre de partenaires tout aussi mystérieux (une fausse Catwoman avec qui il entretient des rapports qu’on pourrait qualifier de catch érotique, un faux Gordon commissaire de police moustachu, un fantomatique lobby militaro-financier capable d’envoyer depuis un satellite en orbite un puissant rayon laser pour faire le ménage, et enfin le plus croquignolet, une sorte de superjuif nommé David, dur à cuire arborant sur le visage, peinte ou tatouée, l’étoile du même nom), puis tue tous les méchants et détruit leurs armes de destruction massive. The end.

Une fois évacué Batman, le titre n’a plus que deux mots. Et puisqu’il s’agit de « Terreur sainte », de « djihad », bref d’émoi religieux, je n’ai pu que m’écrier plusieurs fois à la lecture : « Mon Dieu que c’est con ! » Ce qui ne m’empêchait pas de tourner les pages, avec avidité. Lire ce livre est salissant tellement il est régressif, mais il faut bien avouer, toute honte bue, que régresser peut être jouissif. J’ai pris grand plaisir à lire les dialogues débilo-hardboiled dont Miller a le secret depuis Sin City (Elles mourraient pour lui. Mais elles sont trop occupées à tuer pour lui.), et surtout à contempler son noir-et-blanc expressionniste, sans relâche magnifique. Graphiquement stimulant, intellectuellement écoeurant, sophistiqué et rance à la fois. Tiens, ça me rappelle le refrain d’une chanson.

Les images, surtout déployées pleine page voire en double page, tendent parfois à l’abstraction, voire à la confusion (attends, ils sont dans quelle position, là, à qui est ce pied ?) mais sont toujours d’une beauté à couper le souffle. Pour les architectures, les intempéries, les grosses godasses (ah, ce fétichisme des semelles crénelées) et les acrobaties contorsionnistes, on connaissait son savoir-faire, mais Miller épate aussi par son art du portrait et de la caricature, composant des dizaines de vignettes qui dépeignent un à un, comme ces montages funèbres déposés au pied des memorials, les victimes qui viennent de rendre leur âme à leur Dieu d’amour, quel qu’il soit. Cette litanie de trognes, où se succèdent des anonymes et des leaders politiques (on reconnaît Obama, Bush, Condoleeza Rice, Kadhafi, Ahmadinejad…) est impressionnante, et remplit son office dramatique : elle ponctue et incarne les violences. Une réserve, toutefois, sur l’objet lui-même : le papier, trop fin, pèche par sa transparence, ce qui gâte la force de certains effets graphiques (voyez comme je suis délicat et esthète).

Toujours est-il que. Mon ! Dieu ! Que ! C’est ! Con ! Miller revendique, aussi bêtement que ses personnages, ce premier degré décomplexé, qualifiant lucidement son « oeuvre » de propagande et précisant subtilement qu’il a créé ce livre parce que (…) I’m too old to serve my country in any other way. Otherwise, I’d gladly be pulling the trigger myself. The Fixer est infiniment plus raciste, simpliste, caricatural, et bas du front que Jack Bauer (cf. la scène où il torture le terroriste en lui disant « Mohammed, tu m’excuseras de t’appeler Mohammed alors que je ne connais pas ton prénom, mais les probabilités sont de mon côté »), et la joie qu’il prend à défourailler est un sommet de morbidité, pas de profondeur psychologique. Ce n’est certes pas cette histoire qui pourrait inciter à prendre au sérieux les comics de super-héros (pauvre Alan Moore…)

Mais je crois Holy Terror, quoique globalement indéfendable, pertinent en tant qu’histoire de super-héros. Je pense même qu’il aurait été très intéressant que Miller s’obstine (c’est sans doute DC, éditeur de Batman depuis 70 ans, qui a refusé ?) à en faire une aventure de Batman et Catwoman plutôt que de changer légèrement les costumes pour « inventer » de transparents ersatz. Il me semble que le genre super-héros permet bien des variations, et qu’un super-héros c’est aussi cela. Autant que la noblesse des sentiments et le sacrifice christique à la Daredevil (Miller écrivit de très belles histoires de Daredevil il y a, oh, il y a 30 ans), c’est cette connerie assumée de « faire le bien » à coups de talons et de Talion, c’est ce sado-masochisme en cuir, c’est cette narration épique, chaotique et spectaculaire. Bête. Ce faux Batman et cette fausse Catwoman sont des Batman et Catwoman possibles.

Une joie (Troyes épisode 66)

17/11/2011 Aucun commentaire

Certaines choses ne se font pas. En revanche, d’autres se font, et m’emplissent de joie – il faut parler aussi des trains qui arrivent à l’heure. J’aime quand on sait que faire de moi, et j’ai passé une excellente journée hier en compagnie d’élèves et d’enseignants réceptifs. Deux séances très denses de deux heures chacune autour des Giètes, avec des classes de 4e du collège d’Arcis sur Aube, au cours desquelles nous avons abordé à peu près tous les sujets qui valent la peine, les livres, les photos, l’écriture, la mort et la curiosité. Je retourne dans cet établissement aujourd’hui pour y assister à l’inauguration de l’expo Photoroman qu’ils accueillent (et que je n’avais pas revue depuis Saint-Raphaël).

Après mon départ, l’une des profs de français à demandé à ses élèves de s’exprimer sur la rencontre. Un garçon a décrété : « Fabrice Vigne, c’est un homme libre » . Merci beaucoup, p’tit gars, je prends le compliment de grand coeur et te souhaite la même. Je suis un homme libre de septembre à décembre 2011 (sur rendez-vous).

Pendant ce temps au chapitre Tout va bien dans le vrai monde, la dernière idée manadgériale et lumineuse de Luc Chatel, qui s’y connaît en éducation puisqu’il est Ministre, c’est l’avancement de carrière des enseignants indexé sur un entretien d’évaluation systématique. Je recommande à chacun, et même au Ministre, pour se préparer consciencieusement à l’entretien, la lecture de ce livre.

Un regret (Troyes épisode 65)

16/11/2011 Aucun commentaire

Certaines choses se font. D’autres ne se font pas. Ci-dessous un échange de mails à propos d’une chose qui, finalement, ne se fera pas, et ne me laisse qu’un regret. Il me reste à peine plus d’un mois de présence effective à Troyes. Je commence à pouvoir compter les choses qui se feront.

Bonjour Monsieur. Je suis enseignante de français en classe de 5ème dans un collège de Troyes et j’ai reçu vos coordonnées d’une maman d’élève qui vous a rencontré au Salon du Livre. Il se trouve en effet qu’une partie de mes élèves intègre dans le cadre du Conservatoire un projet théâtral autour de la pièce « l’Augmentation » de Georges Perec. Elle m’a dit que vous seriez heureux de partager votre passion de Perec avec la classe. Cela pourrait en effet être très enrichissant mais avant d’en parler concrètement à l’administration du collège, j’aurais voulu échanger un peu avec vous et voir sous quelle forme nous pourrions envisager cette intervention et quelle préparation vous souhaiteriez que je fasse en amont auprès des élèves. Je vous remercie en tous cas de cette proposition et reste à votre disposition. Bien cordialement.

Bonjour. Oui, c’est volontiers que je viendrai dans votre classe pour parler de Georges Perec. Reste à préciser… 1) la date. Je suis à Troyes jusqu’en décembre. 2) le contenu exact de mon intervention. Je pourrai causer à vos élèves, au choix, de : Georges Perec en général (je peux leur présenter la plaquette de Perec que j’ai rééditée et pour laquelle j’ai assemblé une préface et des notes, « Ce qui stimule ma racontouze » ) ; L’influence de Georges Perec sur mes propres livres (soit comme clin d’oeil, soit carrément comme inspiration majeure sur la structure et la composition des livres) ; le travail théâtral à partir d’un texte littéraire (il se trouve que je tourne depuis trois ans un spectacle adapté de l’un de mes romans). Bien à vous, et à bientôt, Fabrice Vigne

Merci de votre réponse.
1) Pour ce qui est des dates, nous pourrions envisager cela plutôt la semaine précédant les vacances de Noël, soit le lundi 12 décembre, soit le vendredi 16 décembre. 2) En ce qui concerne le contenu, je souhaiterais que vous leur présentiez Perec en général et sa vision de l’écriture. 3) Autre point prosaïque mais qui a néanmoins son importance : faut-il prévoir un financement et, si oui, sous quelle forme ? En fonction de tout cela, je soumets notre projet à l’administration du collège et vous tiens au courant. Merci, bien cordialement.

Bonsoir. La date du 12 décembre me convient. Vous me préciserez en temps utile l’horaire et l’adresse du collège. Concernant les finances, vous n’avez qu’à me considérer gratuit : j’estime que, pour les établissements troyens, je suis payé par l’association Lecture et Loisirs qui m’héberge à Troyes. Vous voyez que je ne suis pas exigeant. En revanche, je me permets de regretter un peu que vous ne profitiez pas de l’occasion pour vous intéresser, et surtout pour intéresser vos élèves, à mes propres livres. Non que je sois fou de narcissisme et d’auto-promotion, mais, s’il s’agit de présenter uniquement Perec, sa vie et son oeuvre, il me semble que vous êtes tout aussi qualifiée que moi ; ce que je peux apporter de spécifique, et de plus vivant, c’est témoigner comment Perec m’a fait écrire, m’a donné envie d’écrire, comment Perec entraîne à la littérature, comment il a ouvert de très nombreuses voies que nous pouvons explorer à sa suite. Mais naturellement, je m’en tiendrai au programme que vous me spécifiez. Bien cordialement, Fabrice Vigne

Bonsoir, je vous remercie de votre franchise et agirai donc de même à votre égard. Il n’y a en effet de ma part jamais eu d’autre intention, en vous invitant dans ma classe, que d’apporter un éclairage averti sur l’oeuvre de Perec et sa vision de l’écriture. Constatant qu’il y a eu malentendu, je préfère que nous nous en tenions là et, suivant votre conseil, présenterai moi-même Perec à la classe. Comme je n’avais prévu d’aborder le théâtre qu’au troisième trimestre, je serai ainsi plus libre d’introduire le sujet en temps et heure, me consacrant pour l’heure au Moyen-Age, période clef du programme de cinquième qui nous occupera aisément pour la fin de ce premier trimestre. Je vous remercie néanmoins d’avoir donné suite à cette prise de contact. Bien cordialement.

D’accord, nous en restons là. Le moyen-âge, c’est bien aussi. Je vous souhaite bonne continuation, et bonne Augmentation à vos élèves. Fabrice Vigne

Mais Bien sûr il y a plus grave que ces tristes rendez-vous manqués. C’est officiel : l’atmosphère européenne est ces jours-ci polluée par des particules radioactives dont on ignore tout. Cela signifie qu’une nouvelle catastrophe nucléaire s’est produite récemment sur un réacteur quelque part en Europe, et que, quel que soit le pays où elle est advenue, les autorités se sont bien gardées de l’annoncer. Tout va bien !

El árbol y el palo (Troyes épisode 64)

15/11/2011 Aucun commentaire

Oui, pourquoi au juste ai-je la néoténie en tête ?

Eh bien, parce que mon mode de vie actuel me renvoie à un stade antérieur de mon existence. Superficiellement, je vis un peu comme lorsque j’étais étudiant (euh… quelques excès en moins, sans doute, j’ai l’âge de mes artères, pas celui de mon agenda). C’est-à-dire que j’éprouve la rude expérience de la liberté mais ne perds jamais de vue la tâche à accomplir. Livré à moi-même, j’effectue comme un yoyo des allers-retours à vélo entre ma garçonnière et la bibliothèque. Mais surtout, plus profondément, je redécouvre que l’on peut consacrer son temps à lire, à écrire, à apprendre, et cela ne me renvoie pas seulement à mes années de campus (la solitude de l’étudiant en sociologie : Un homme qui dort, un extrait à lire et relire ici), mais bien plus tôt encore. C’est étonnant, je suis élève.

J’apprends. Entre autre, puisque je m’échine à enquêter sur une histoire hispanophone ayant laissé assez peu de traces en langue française, j’ai décidé d’apprendre l’espagnol, langue dont j’ignore à peu près tout. J’ai emprunté une méthode à la médiathèque, et je m’astreins à une heure quotidienne d’espagnol (l’ironie du sort étant que, jusque là, le vocabulaire de base vise explicitement à se débrouiller dans les magasins). L’espagnol, comme toute langue je suppose, est fort intéressant à découvrir pour un novice, qui commencera par débusquer des faux-amis révélateurs comme des lapsus :  ¡que ilusión! signifie Qu’est-ce que je suis content ! Eh, fais voir ton planning, t’as quoi ce matin ? 9h-10h, espagnol. Ah bon ? Comme hier, alors. Et t’as qui comme prof en espagnol ? M. Berlitz. Ah. Paraît qu’il est sympa…

Une autre question récurrente pendant les rencontres scolaires est « Quand vous étiez petit, vous aimiez l’école ? » Et je sens bien que je déçois toujours un peu les enfants, ils espèrent vaguement m’entendre déplorer « Ah, non, j’avais horreur de ça », une charge de ce genre leur ferait plaisir, les défoulerait un peu, me placerait de leur bord  face à la maîtresse, un micro-tabou serait brisé et sinon à quoi bon inviter un écrivain. Hélas je suis bien obligé d’avouer que j’aimais l’école, j’aimais apprendre, j’aime toujours. Je regrette que l’apprentissage intellectuel soit dans nos vies cantonné à une certaine période, première, éphémère, période de souplesse de nos cellules grises… Je prétends que la souplesse s’entretient, et j’espère bien que j’apprendrai toute ma vie, peut-être même apprendrai-je à jouer de la lyre le jour de ma mort, ce serait classe, comme néoténie. ¿Comprende, compañeros?

ELSA – Oui mon vieux, c’est là un des grands principes de l’existence : plus on vieillit, moins on apprend. Au début, tout bébé, on apprend le plus difficile, et qui nous servira le plus longtemps : voir, entendre, goûter, toucher, pleurer, parler… Sentir sa maman… Sa grande sœur… Reconnaître ce qui bouge, et les couleurs… Ensuite, à l’école, on apprend le reste de ce qui est encore un peu utile, lire, écrire, compter… Énumérer les rois de France avec leurs dates de naissance et de mort… Mais une fois qu’on est adulte, c’est terminé, on n’apprend plus grand-chose. À ton avis, pourquoi les adultes regardent le journal de vingt heures ? Pour se donner l’impression d’apprendre quelque chose dans leur journée, tiens. Mais c’est peine perdue : ce qu’ils apprennent à vingt heures, c’est largement moins essentiel que lire, écrire, compter… Ou même pleurer, appris en premier.

Jean Ier le Posthume roman historique, p. 89. Roman un peu périmé, d’ailleurs, « historique » pour le coup, parce qu’aux dernières nouvelles plus grand monde ne regarde le journal de vingt heures.

La néoténie, c’est intéressant (Troyes épisode 63)

14/11/2011 un commentaire

Le temps de mon apprentissage est révolu, c’était un autre siècle. Mais la néoténie est un concept curieux, un de de ceux justement appris dans mes études, et que j’ai trouvé si intéressant que je ne l’ai jamais oublié, le rencontrant depuis, ici et là, dans la nature, ou dans le miroir. La néoténie est ce phénomène biologique par lequel les individus d’une espèce donnée conservent durablement, y compris lors de l’avènement de leur maturité sexuelle, certaines caractéristiques de leur physiologie juvénile, voire de leur état larvaire ou foetal, allongeant ainsi la durée de leur âge tendre, et retardant d’autant leur stabilisation sur le palier dit âge adulte, accomplissement ou encroutement, c’est selon.

L’être humain est le champion du monde de la néoténie, puisque c’est l’animal qui, compensant sans doute son dénuement en termes d’instinct et de défenses naturelles, a démesurément étiré la durée de son stade d’apprentissage pré-adulte, jusqu’à inventer une période spécifique, inconnue ailleurs, entre l’enfance et l’âge adulte : l’adolescence. (Cuistre sur les bords, mais surtout un peu embarrassé qu’on me questionne sur l’écriture pour ados, je rappelais jadis dans une interview qu’un proche cousin de l’homo sapiens-sapiens, le lémurien, connaissait une adolescence de quinze jour maxi, tandis qu’elle peut chez nous durer quinze ans.)

Le concept de néoténie a des applications, plus ou moins sauvages, en sociologie (cf. le retard d’émancipation des jeunes gens, à la Tanguy) mais également en esthétique : les artistes qui dépeignent des personnages aux yeux gigantesques, des lotos dévorant la moitié du visage, plaquent sur des visages adultes des morphologies de bébé – l’oeil étant l’organe qui grandit le moins, il semble, relativement, immense chez le bébé, et petit chez l’adulte. Peu importe que l’intention de ces artistes soit inconsciente et au premier degré (l’effet kawaii des yeux manga, ou bien les peintures kitsch de Margaret Keane), ou consciente et au second (effet inquiétant sur la fameuse pochette des Eels, effet subversif dans les bandes dessinées d’Ivan Brun), voire manipulatrice tendance bons sentiments (photo ci-dessus), dans tous les cas ces représentations néoténisent le visage.

Pourquoi est-ce que je parle de ça, déjà ? Ah, oui, ça me revient. Mais il est tard, monsieur, comme disaient Jacques Brel et Shéhérazade. Le temps que je retrouve le fil de ce que je voulais dire, la nuit est tombée. Je poursuivrai demain. (suite ici)

Crépuscule sur l’Aube (Troyes épisode 62)

13/11/2011 Aucun commentaire

Séquence Les Troyens célèbres : Edouard Herriot (1872-1957), député, sénateur, président de la Chambre des députés à deux reprises et du Conseil des ministres français à trois reprises durant la IIIe République, membre du Parti radical et de l’Académie Française, et inventeur de l’expression Le Français moyen. Fin connaisseur de la gastronomie de sa ville natale, sa citation la plus fameuse reste pour la postérité : « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde mais pas trop » .

L’obscurité tombe, chaque jour un peu plus tôt, sur le ginkgo. La lune est pleine. Une seule fenêtre allumée : la mienne. Bonne nuit.

Ressac / Ressace (Troyes épisode 61)

12/11/2011 un commentaire

(À lire en écoutant Lost in the supermarket des Clash.)

Me voici de retour dans les supermarchés, jusqu’aux tripes, jusqu’au cou, jusqu’au coup du sort, je les hante puis ils me hantent. Et les fêtes approchent, en plus.

La grande surface est un fascinant non-lieu (selon l’acception de Marc Augé), c’est-à-dire un endroit où l’on ne fait que passer, un endroit sans début ni fin, qui appartient à tous et à personne, et qui se reproduit à l’identique dans le monde entier, créant une vie sociale à la fois minimale et universelle. Par conséquent, un idéal décor de cinéma, qui peut angoisser (le fantasme de s’y perdre), pousser à la méditation métaphysique (« Je ne suis qu’un jouet », Toy Story 2) ou donner envie de redescendre sur terre parmi ses prochains et faire l’amour (l’extraordinaire dernière réplique de la dernière scène du dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut). Je me demande quel est le meilleur film de grande surface que j’ai vu ?

* Hors-jeu : écartons d’emblée un faux ami, une enseigne trompeuse, le film intitulé Supermarché, ou Supermarkt en VO, du cinéaste underground allemand Roland Klick (1974). Cette chronique cracra des errances d’un zonard à Hambourg, petite frappe qui deviendra grand criminel, ne montre jamais ledit supermarché mais uniquement, et encore très brièvement, sa porte de sortie dans un parking souterrain durant une scène de braquage. Que le mot soit néanmoins choisi pour titre révèle peut-être que le supermarché est une idée avant d’être un lieu, un horizon conceptuel, une métaphore de l’époque, des aspirations, ou de la société tout entière ? Passons, et remontons aux sources.

* Incunables : il semble que le pionnier soit Zigoto gardien de grand magasin de Jean Durand (1912), avec Lucien Bataille dans le rôle-titre, suivi de près par Au ravissement des dames d’Alfred Machin (1913) qui paraît-il dénonce l’exploitation des petites mains d’un grand magasin où sévit la tuberculose. J’avoue que je n’ai vu ni l’un ni l’autre… C’est Chaplin qui, parce qu’il avait tout compris en incluant un grand magasin dans sa vision des Temps modernes (1936), reste dans nos mémoires grâce à la scène en patins à roulettes – trop féérique pour mon goût.

* Cinq ans plus tard, les Marx au grand magasin (Charles Reisner, 1941) dénote le même émerveillement face au grouillement joyeux et nouveau du général store, mais je cherche quelque chose de plus terre-à-terre.

* Le terre à terre arrive peu après, pour le meilleur et pour le pire : le supermarché devient le rendez-vous du couple de tueurs comploteurs d’Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), mais ce n’est qu’un décor faussement neutre, une façade, une couverture, le signe que le supermarché est entré dans la banalité du mode de vie. Voyons dans les films plus récents…

* Scènes de ménage dans un centre commercial (Paul Mazursky, 1991) ? Bof, sitcom peu intéressant, avec un Woody Allen qui pour une fois n’écrit pas ses dialogues.

* Mi-temps, le court de Mathias Gokalp (2001) ? Trop court, justement, dommage (mais on y peut voir un plan fixe sensationnel sur une nuque, un personnage n’a peut-être jamais été filmé de dos avec autant de justesse).

* Cashback (Sean Ellis, version court métrage 2004 / version long métrage 2006) ? Ah, oui, très joli film, mais peut-être trop joli pour être honnête, amourette à la poésie un chouïa simplette.

* Odete (João Pedro Rodrigues, 2005) ? Autre histoire d’amour, mais autrement plus âpre et originale, puisqu’elle naît entre un barman gay endeuillé et une patineuse de supermarché. Trop originale, peut-être, pour qui chercherait à s’identifier.

* Riens du tout (Cédric Klapisch, 1992) ? Trop gentil.

* Le Grand bazar (Claude Zidi, 1972) ? Trop ringard.

* Les Chinois à Paris (Jean Yanne, 1974) ? Trop… heu… Trop.

* Bad Santa (Terry Zwigoff, 2003) ? Trop ricaneur.

* Une valse dans les allées (In den Gängen, Thomas Stuber, 2018) ? Trop allemand.

* Certains films de Luc Moullet, Toujours plus (1994) ou Génèse d’un repas (1978) ? Oui, pour leur indéniable valeur documentaire, mais dans ce registre L’île aux fleurs (Jorge Furtado, 1992) est encore meilleur, indépassable, quand bien même le supermarché n’y est qu’un des éléments du puzzle. Le documentaire pourtant n’est pas ce qui m’intéresse, je cherche une mise en scène de ce que je ressens, je cherche du cauchemar.

* Le joli mai (Chris Marker, 1962) ? Encore un documentaire. Cette fabuleuse somme sur ce qu’était la modernité au printemps contenait évidemment une scène de supermarché. On y voit, ironie markerienne, un consommateur pousser son caddie qui contient Propos sur le bonheur d’Alain en livre de poche. Mais cette scène, parmi de nombreuses autres, fut retranchée du montage final. Heureusement, on la trouve recyclée dans le court métrage Jouer à Paris de Catherine Varlin (montage Marker), assortie du commentaire suivant, au plus-que-parfait de science-fiction (La Jetée date de la même année) : « Les spécialistes des études de marché avaient établi de manière sûre qu’aucun vendeur ne pouvait faire acheter autant de choses inutiles à un client que le client lui-même. Pour aboutir à ce résultat, il suffit d’amener ledit client au contact de l’abondance, de le hisser jusqu’au palier de l’envie » .

* Inside job (Nicolas Winding Refn, 2003) ? Pas mal pour un cauchemar, on s’approche, on chauffe, anxiogène et obsessionnel, mais le centre commercial n’est en jeu que dans les premières minutes du film, un simple paysage utilisé pour ses propres caractéristiques.

* Avant que de tout perdre (Xavier Legrand, 2012) ? Idem, court-métrage exceptionnel de maestria, avec un travelling final le long des caisses d’un supermarché, débordant de tension, de suspense, de violence latente, mais où le centre commercial n’est que le décor de l’angoisse, pas son objet.

* Le grand soir (Delépine/Kervern, 2012) ? Bordel punk à chien, sympathique et étonnamment tendre, mais un peu court politiquement, en dépit de son titre. Juste avant sa sortie, j’ai entendu dans une interview Delepine expliquer qu’il avait débuté l’écriture et le tournage persuadé qu’il ferait un film contre les supermarchés et le consumérisme qui l’accompagne… mais que finalement, une fois le tournage installé, l’équipe s’y trouvait bien dans ce supermarché, c’était climatisé, confortable, paisible, sûr, il comprenait que des gens s’y ruent, pour rien, pour y être, et il avait modifié les dialogues dans ce sens. Je tends à trouver cette ambiguïté (syndrome de Stockholm ?) plus bizarre et plus intéressante que le film lui-même.

* Holy motors de Leos Carax ? Hors concours. Je ne cite ce film unique, cette hallucinante splendeur, cette poésie cinématographique pure, que pour boucler la boucle : la scène de la Samaritaine désaffectée, avec son couple d’amoureux qui n’achètera rien mais qui déambule dans de grands escaliers et sur des mezzanines art déco jonchées de mannequins brisées… j’ignore si quiconque à part moi l’a remarqué, cette scène est le fantôme de celle des Temps modernes de Chaplin sus-citée. Mais… hors concours.

* The mist (Frank Daramont, 2007) ? Grand-guignolade pas très inspirée, tout comme l’Armée des morts (Zack Snyder, 2004), ces deux-là inférieurs à leur modèle.

* Leur modèle… J’y arrive enfin. Oui, décidément, le sale chef d’œuvre en la matière, la palme d’or incontestable du « film de supermarché » est Zombie (George A. Romero, 1978), qui par métonymie fait du Monroeville Mall une société de consommation en résumé, modèle détruit. L’hélicoptère des héros se pose sur le toit du centre commercial (on va être bien, ici, il y a tout ce dont on a besoin)… Hélas, par un puits de lumière ils aperçoivent devant les vitrines le dandinement absurde et menaçant des zombies. Dialogue :

– What are they doing, why did they come here ?
– Some kind of instinct. Memory of what they used to do. This was an important place in their lives.
– They’re after the place. They don’t know why, they… just remember. They remember they just wanted to be in here.
– But what the hell are they ?
– They are us, that’s all.

La grande surface, derrière l’apparence pacifiée de son rapport marchand équitable, sous sa musique d’ambiance, son air climatisé, ses vigiles, sa fluidité des hommes comme des marchandises, ses simulacres festifs perpétuels, est un lieu de suprême violence sociale. Chaque mort-vivant pour lui-même et son Caddie ! Il s’agit de bouffer, il s’agit de survie, un retour à l’archaïque au cœur de la modernité, c’est tout cela que Romero révèle dans Zombie.

* Pourtant les images réelles sont pires que du Romero, bien pires. Les photos de centres commerciaux abandonnés ont des airs de fin du monde… Et les images de l’incendie du supermarché d’Ycua Bolanos que l’on trouve sur Internet sont l’horreur elle-même, l’horreur absolue. Pas un film d’horreur, mais une horreur filmée. L’homme n’est pas un loup pour l’homme, le loup étant un animal trop noble, l’homme est un zombie pour l’homme.

* Bonus pop 2014 : La caissière du super.

* Bonus 2015 : pour quelque raison, le rôle de vigile de supermarché est devenu furieusement tendance dans le cinéma français, Reda Kateb dans Qui vive, Vincent Lindon dans La loi du marché, Olivier Gourmet dans Jamais de la vie

* Bonus 2016 : le Blow up spécial supermarchés.

* Bonus 2017 : re-la Samaritaine dans Nocturama de Bonello – oh quel film ! Et quelle utilisation de la grande surface ! Peut-être LE film de supermarché que j’attendais depuis que j’ai commencé à compiler cet article, alors je cesse ici ces mises à jour annuelles.

Pas une minute à perdre (Troyes épisode 60)

11/11/2011 Aucun commentaire

Le temps file à la vitesse grand 8, et la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. J’ai déjà des souvenirs de choses qui n’existent plus à Troyes.

Je continue jour après jour de sillonner mes alentours à bicyclette. Il y a quelques semaines, j’avais repéré à quelques pâtés de maisons, du côté de Sainte-Savine, une gigantesque publicité peinte délicieusement sinistre, chargée de rabattre la clientèle sur l’agence de pompes funèbres au coin de la rue : deux vieux pépères dessinés façon cartoon, avec casquettes, gros nez et phylactères, discutent sur un banc. Le plus jovial dit à l’autre : « Ah oui mon vieux, moi pour mes obsèques j’ai fait confiance à Crocmor’ Eclair, et depuis je ne me fais plus aucun souci ! » S’ensuit un slogan magnifique qui barre tout le mur, genre Crocmor’Eclair, une tranquillité de marbre ou Crocmor’Eclair, enfin une certitude dans l’au-delà, ou peut-être même Crocmor’Eclair, pour ne pas se tromper de mort.

Je ne suis pas certain des détails, j’invente la marque Crocmor’Eclair, car je vous décris tout cela de mémoire. Je m’étais promis de retourner sur place avec mon appareil photo, ce que j’ai finalement fait aujourd’hui… Las ! Entre temps l’agence et son extraordinaire réclame avaient disparu, plus moyen d’immortaliser cette stupéfiante accroche, et vous n’avez d’autre choix que de me croire sur parole. Même les croque-morts meurent.

En lieu et place de la défunte petite entreprise fossoyeuse, une boulangerie-pâtisserie flambant neuve, succursale d’une boutique troyenne, attire le chaland avec des promos spécial ouverture. Son enseigne, et là je vous jure que je n’invente rien, je l’ai sous les yeux : La Gerbe d’or. Bonjour madame la boulangère, une couronne s’il vous plaît.