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Archives pour 09/2011

Londonomètre (Troyes, épisode 20)

20/09/2011 Aucun commentaire

Je me souviens d’une conversation avec Mathias Enard, en 2006 je crois, il était alors en résidence à la Villa Medicis et me disait tout le bien qu’il pensait de cette expérience. En réponse, j’avouais ma perplexité : « Je ne suis pas sûr pour ma part d’être tenté par une une résidence d’écriture. J’y vois une obligation de résultat, genre combien de pages as-tu écrites aujourd’hui, ça aurait plutôt tendance à m’inhiber… » En contrexemple, Mathias évoqua devant moi un de ses camarades résidents, un poète qui composait des haïkus. Il pouvait consacrer une semaine à trois lignes, personne ne vérifiait son rendement par-dessus son épaule. Ah, bon. Cette anecdote fut sans aucun doute déterminante pour modifier ma perception des résidences d’écriture, j’ai postulé à Troyes, et voyez où je me retrouve.

Je ne parle guère sur le blog de l’avancement de mes travaux de boulange… C’est exprès, j’ai déjà expliqué pourquoi : je préfère écrire, plutôt qu’écrire « j’écris ». (Contrairement aux rappeurs qui, eux, adorent rapper « je rappe », fin en soi.)

Pourtant cette omission me gêne aux entournures, sans que je sache exactement pourquoi. Peut-être ai-je peur, si je n’écris pas quotidiennement « j’écris », de laisser entendre que je ne glande rien du tout, ce qui serait tout de même embarrassant pour tout le monde… Pour ceux qui m’ont offert cette thébaïde en croyant que j’étais écrivain, pour ma famille que j’ai abandonnée au loin en prétendant « je m’en vais écrire », pour mon amour-propre et mon Jiminy-Cricket, tu parles d’un enfoiré celui-ci j’aurais pu me dégoter mieux comme ami imaginaire, toujours prompt à me traiter de faignasse…

Que faire ? Le seul moyen à ma disposition pour prouver concrètement l’avancement des chantiers serait d’en publier des extraits, mais à cela je ne me résous pas, rien n’est au point, je n’ai pas de quoi faire une bande annonce, peut-être plus tard… Peut-être jamais.

Mais j’ai trouvé la solution alternative, le biais qui me permettra désormais de donner un bulletin de santé de mon écriture sans rien dévoiler du fond de l’affaire, grâce à Jack London. London prétendait, et on n’a aucune raison de ne pas le croire, que durant les quelques décennies qu’aura duré sa vie d’écrivain, il écrivait ses mille mots par jour, quoi qu’il arrive, quoi qu’il ait fait dans la journée, quoi qu’il ait vécu et, même, quoi qu’il ait bu. Wow. Mille par jour, day in day out, ça vous pose un homme, une brique de mille déposée chaque matin contre les précédentes et ainsi de suite jusqu’au mur, maison, rue, ville, pays, et London rappelons-le n’avait même pas de blog, c’était mille mots de vraie encre sur de l’authentique papier.

J’inaugure devant vous mesdames et messieurs le Londonomètre du Fond du tiroir : chaque jour j’annoncerai ici le nombre de mots écrits depuis la veille, sauf erreur ou omission. Je ferai simplement le compte des mots de mon texte, et la différence avec le chiffre de la veille fournira l’indice de mon avancée concrète, certifiée, quantifiée. (Je redoute d’ores et déjà le jour où je tomberai sur un solde négatif… C’est très possible, un jour de grande rature…)

Aujourd’hui mardi 20 septembre 2011 : 432 mots. Loin du gros lot…

Anachorète idiorythmique (Troyes, épisode 19)

19/09/2011 5 commentaires

C’est toujours comme ça un train qui part…
La Gare de Troyes n’aura pas mieux !
Ange

Je fais des allers-retours entre Troyes et Grenoble, six, sept heures de rail. Quand le train entre en gare de Grenoble, je suis content, je pense « j’arrive chez moi ». Mais désormais quand le train entre en gare de Troyes, je constate que je suis pareillement content, je pense « j’arrive chez moi ». J’ai deux chez-moi. Un double domicile fixe est un luxe exorbitant dans un pays qui compte 100 000 SDF, je m’en rends compte, je suis un scandale. Au risque en outre d’un peu de schizophrènie, car Qui a deux maisons perd la raisonproverbe champenois.

Je vous rassure, ma raison aux dernières nouvelles tient bon. Parce que je sais que ce double toit ne durera pas, j’ai pleine conscience aussi de cet éphémère. J’en ai même une conscience exagérée : un huitième environ de ma résidence de quatre mois s’est déjà envolé, or je suis hanté par l’impression que tout est déjà fini, tic-tac, ne restent plus que 100 jours, autant dire rien.

C’est là mon tempérament, je le crains, Je suis morte déjà puisque je dois mourir. L’invincible impression que tout est fini dès le début, joué, déjà trop tard, condamné à trépas dès le bain amniotique, le damné Flux nous a glissé entre les doigts, nos mains sont vides, à jamais. Je me souviens du jour, il y a quelques années, où j’avais retrouvé après une longue séparation un de mes amis, mon meilleur ami peut-être, et où nous avions passé des heures lumineuses attablés dans un café, à discuter, rattraper le temps perdu, rigoler comme des collégiens… C’était un bon moment caractérisé, un de ceux qui font qu’on est heureux d’être vivant, ici et maintenant. Soudain, le cœur gonflé d’avoir tant ri, reprenant mon souffle et essorant mes yeux, j’ai lâché dans un soupir : « C’est étrange, tu vois, je me sens un peu triste, j’ai la nostalgie de cet instant comme s’il était déjà passé » . C’est dans les yeux incrédules de mon ami que j’ai réalisé en silence l’énormité de cette phrase.

Okay, finalement je ne m’aventurerai pas à garantir l’état de ma raison-entre-deux-maisons.

Où l’on fait diversion en pérorant musique, VI et fin (Troyes, épisode 18)

18/09/2011 un commentaire

Coups de cœur musique, décembre 2010-août 2011

Le Condamné à mort – sur des textes de Jean Genet ; Jeanne Moreau, récitant; Etienne Daho, chant ; Hélène Martin, compositeur; préfacé par Albert Dichy. –  Radical Pop Music (dist. Naïve), 2010

Jean Genet, mauvais garçon et grand écrivain, aurait fêté son centenaire en décembre 2010. Ou plutôt, il ne l’aurait pas fêté… Mais d’autres se sont chargés de le célébrer, et sans conteste le plus bel hommage rendu à Genet cette année est la publication de ce superbe livre-CD, aboutissement d’un projet de longue haleine. Selon la légende, Le condamné à mort est le tout premier texte de la main de Genet. Emprisonné à Fresnes en 1942 pour vol de livres, il rédige, paraît-il par défi de faire mieux que les vers de mirliton d’un codétenu, ce poignant poème d’amour dédié à un jeune assassin, Maurice Pilorge, guillotiné en 1939. Ce personnage fascine Genet, qui le fantasme au point de s’imaginer son intime, d’en faire sa muse. Le contraste entre les thèmes sulfureux, de l’oppression carcérale à la crudité du désir (éloignez les oreilles des enfants !) et la splendeur toute classique des alexandrins de Genet font de cette élégie une œuvre unique et fulgurante. Dans les années 60, la chanteuse Hélène Martin avait composé pour elle une musique. Etienne Daho, que l’on n’attendait pas ici et qui pourtant depuis des années chante sur scène un extrait de cet oratorio, a souhaité enregistrer l’intégrale, et en a même fait la toute première référence du label qu’il a créé, « Radical Pop Music ». Il en a confié la narration à Jeanne Moreau, impériale, impeccable. Leur connivence, sur CD comme sur scène, est à la hauteur du jeune Genet : voilà une belle association de malfaiteurs.

Chilly Gonzales, Ivory Tower, Gentle Threat (dist. Warner), 2010.

Chilly Gonzales est imprévisible, et son CV est une boule disco. Tentons d’énumérer faute de résumer. Musicien éléctro-éclectique ; membre du collectif de rappeurs marionnettes berlinois Puppetmastaz ; producteur couru garantissant une modernité sonore et festive (il a signé les récents albums de Philippe Katerine, Abd al Malik, Jane Birkin, Feist, Christophe Willem…) ; pianiste émérite (les mains de Serge Gainsbourg dans le film de Joann Sfar, c’était lui) ; improvisateur élégant, drolatique et mélancolique, tricotant d’infinies mélodies dignes d’Erik Satie (son album Solo piano, en 2004, est un bijou) ; en outre dadaïste raffolant des défis incongrus : il est depuis 2009 recordman du concert le plus long du monde, avec 27 heures, 3 minutes et 44 secondes… Gonzales revient en 2010 avec Ivory Tower : un album et un film. Dans le film, qu’on n’a pas vu et qu’on ne verra peut-être pas en France, Gonzo incarne paraît-il un joueur d’échec confronté à un adversaire, interprété par Tiga, autre DJ canadien… Mais quant à l’album qui le précède et recompose sa bande originale, Gonzales donne à nouveau l’étendue de sa palette électronique avec une succession de douze titres pop palpitants et fiévreux, instrumentaux ou chantés (le très ironique I am Europe ou le rap Never stop). De l’IDM : « intelligent dance music ».

Les Sales Majestés, Sois pauvre et tais-toi !, DKP Production (dist. Musicast), 2010.

Punk’s not dead ! Le rock français non plus ! (Ce n’est pas parce que Noir Dèz vient de disparaître au terme d’une lente agonie…) Les Sales Majestés, emmenées par leur chanteur répondant (poliment ? on ne sait pas) au nom très référencé d’Arno Futur, publient leur quatrième album studio en quinze ans, et sont toujours aussi énervés. Ils hurlent inlassablement ce qu’on n’osera pas appeler des idées, mais à tout le moins des colères, et c’est, par les temps qui courent, presque aussi bienvenu : « Que vient faire ce connard/Dans ma cité dortoir/ Insulter mes enfants/Les traiter de chenapans/Quand on est président/On n’insulte pas les gens ! » Les musiques sont comme toujours simples et saturées : on bouge, on pogotte, on marche. L’album est dense, mais ultra-bref : 28 minutes. Cette concision sera mise au crédit, selon l’indulgence, soit de l’éreintante efficacité de ce genre de beauté (souvenons-nous que les chansons des Ramones dépassaient rarement la minute et demie), soit de « la grande escroquerie du rock ‘n’ roll ». Dans tous les cas, le punk est bien vivant, même s’il passe un peu moins souvent à la radio que Christophe Maé.

Little Axe, Bought for a dolar, sold for a dime, Real World (Harmonia Mundi), 2010.

Les bluesmen, on le sait, vieillissent bien. Skip Mc Donald est en grande forme, la soixantaine bien sonnée. Longtemps guitariste pour d’autres (James Brown, Afrikaa Bambaataa, Sinead O’Connor…), il a attendu les années 90 pour commencer à chanter et à enregistrer sous son propre nom, ou plutôt sous son pseudonyme « Little Axe », et fut la première voix blues signée sur Real World, le label de Peter Gabriel, plutôt spécialisé dans la musique du monde. Voilà pourquoi cet explosif Bought for a dolar, sold for a dime est gravé dans la célèbre Big Room des studios Real World en Angleterre, conviant au bœuf divers musiciens « world » dont l’éclectisme garantit la richesse du son, le jamaïcain Ken Boothe ou la mauritanien Daby Touré. C’est dire si ce blues-là est « du monde » en melting-pot, et de son époque en maudit. Il commence gospel, se poursuit funk… Mais il râpe et braille et blouse du tonnerre comme un bon vieux Robert Johnson. C’est le blues en personne, finalement, qui vieillit bien.

Collectif, Jazz al dente, Bonsai Music (dist. Harmonia Mundi), 2010.

Un double album de jazz jumelé à un recueil de recettes de cuisine italienne… Jazz et ripaille pourraient servir de métaphore l’un à l’autre : l’on part toujours d’un modèle connu (la recette/le standard) qu’on réinvente en direct sous vos yeux (vos oreilles/vos papilles) en y adjoignant des ingrédients maison (certaines épices secrètes ou un tournemain particulier/des solos où l’on démontre son savoir-faire), et c’est tout, on se régale, en bonne compagnie. Quatorze artistes de la scène jazz italienne présentent sur le premier CD intitulé « Jazz… » un échantillon de leur virtuosité, puis égrènent sur le second intitulé « … Al dente » les secrets de leur recette favorite. Etrange spoken word gastronomique, où il nous est donné d’écouter, médusé, Paolo Fresu détailler la recette de la Pasta alla Bottarga, ou Gianmaria Testa énumérer les ingrédients de ses Gnocchi e insalata di Cavolo. Le livret reproduisant les 14 recettes est illustré par le peintre Dimitri Lamouret.

Alexis HK, Liz Cherhal, etc, Ronchonchon et Compagnie, Formulette Production, 2010.

Ronchonchon et Cie est né d’une chanson figurant sur le précédent album de son auteur, Alexis HK : la désopilante Maison Ronchonchon, sur l’album Les Affranchis (2009). Rémi Guichard, chanteur et éditeur pour enfants y a vu le point de départ d’un conte musical pour le jeune public et lui a proposé de développer l’histoire de cette soeur et de ses deux frères, Marie-Pierre, Bernard et Jean-Pierre Ronchonchon, trois râleurs invétérés habitant le grisâtre bourg de la Grognardière, et dont l’existence tranquillement sinistre va être perturbée par l’installation sur la commune de la famille Fonky, trop joyeuse pour être honnête. Alexis HK s’y est attelé avec enthousiasme, concevant les titres avec Liz Cherhal et complétant le casting avec Juliette, Loïc Lantoine, Jehan, et Laurent Deschamps. Le résultat est croquignolet : la composition des interprètes est souvent drôle, et la musique fort entraînante, assurément plus « fonky » que « ronchonchon ».

Anna Calvi, Anna Calvi, Domino (Play it again Sam), 2011.

Anna Calvi publie à 28 ans son premier album sur le label Domino (The Kills, Franz Ferdinand, Arctic monkeys…). Sa maturité est tellement confondante, son énergie si renversante, qu’on ne sera pas surpris d’apprendre qu’en réalité sa carrière avait déjà commencé : elle a précédemment occupé le poste de chanteuse-guitariste du groupe éphémère Cheap Hotel, éclipsant déjà par son charisme le reste du personnel. Parce qu’elle écrit et compose elle-même, et parce que les multiples influences qui l’ont nourrie (elle aime citer dans la même phrase Bowie et Debussy) dessinent un univers foisonnant, les critiques l’ont comparée aux grandes songwriteuses rock et cérébrales des décennies passées, Patty Smith ou PJ Harvey. Mais on pourrait tout aussi légitimement l’intégrer à la famille des interprètes rares et vibrantes, à la voix dense et sauvage, ces pasionarias qui, un micro à la main, donnent l’impression que leur vie en dépend : Billie Holiday, Janis Joplin, Amy Winehouse, voire Edith Piaf. Pourquoi pas ? Puisqu’Anna Calvi reprend magistralement une chanson de Piaf traduite en anglais, Jezebel. Si j’avais vingt ans de moins, je serais sans aucun doute fou amoureux. À l’âge que j’ai, je soupire encore de trouble, parce qu’on n’est pas de bois et que le rock ‘n’ roll est éternel quand il crie « Desire« .

Kate Bush, Director’s cut, Fish people (EMI), 2011.

Kate Bush ne fait pas carrière, elle fait de la musique. Elle prend son temps, et surtout délivre ses œuvres comme bon lui semble. Dans ce faux nouvel album (le premier depuis le somptueux « Aerial » en 2005), elle revisite une sélection de chansons de deux précédents albums, The Sensual World (1989) et The Red Shoes (1993). En compagnie d’invités triés sur le volet, parmi lesquels le batteur de jazz Steve Gadd est sans doute le plus déterminant (mais on croise aussi Eric Clapton, Prince, David Gilmore, et même le violoniste excentrique Nigel Kennedy), elle a ré-enregistré divers éléments des versions originales, tout en conservant certaines autres parties. La « collector’s edition » en 3 CD contient les éditions originales de The Sensual World et The Red Shoes, ce qui permet de comparer (Ah, oui, c’était bien ça, le son des années 80, nappes de synthé et grosse caisse sur le deuxième temps… Elle a bien fait de dépoussiérer…), et d’établir le portrait d’une artiste singulière, perfectionniste, qui se remet sans cesse en question. Ce retour sur d’anciennes musiques est-il le signe d’une panne d’inspiration ? Pas du tout, puisqu’elle prétend regorger de projets (« Je sors un autre album, entièrement nouveau, dans quelques mois. J’ai une ménopause très intéressante » a-t-elle déclaré dans une interview). Elle a par exemple signé elle-même le clip de la nouvelle version de Better understanding, cyber-tragédie d’un homme accro à son ordinateur. Ultra-contemporaine, cette chanson a pourtant été écrite il y a 22 ans ! Quand on est visionnaire, c’est pour longtemps.

HK et les Saltimbanks, Citoyen du monde, Rare (Play it again Sam), 2011.

Depuis que Zebda a pris sa retraite (depuis le dernier album en 2003, rien d’autre que de vagues perspectives de reformation), on se demandait quel nouveau groupe serait capable de nous faire transpirer et réfléchir en même temps… Nous faire guincher et rire sur l’air de la conscience sociale… Et puis nous faire voyager en français, en arabe, et autres idiomes au besoin, sur des riffs de reggae du monde et d’ici… L’attente est terminée, la relève des Toulousains vient de Lille, parce qu’on vient tous de quelque part : voici HK (alias Hadadi Kaddour, l’une des deux voix du Ministère des Affaires Populaires) et ses Saltimbanks. Certains titres de leur généreux double album témoignent d’un militantisme pour aujourd’hui (l’explicite « Identité internationale »), tandis que d’autres sont là pour durer, tubes en puissance (« L’homme est loup », « Salam Alaykoum », « On lâche rien »…). Et, comme pour un trait d’union, l’une des chansons introspectives (car il y en a aussi), se penchant sur la jeunesse du chanteur, clame au détour d’un couplet « Moi, des boîtes de nuit j’ai jamais connu qu’la porte, et Zebda chantait ça va pas être possible… » C’est reparti pour un tour. Il faut rester motivés !

Zone libre, Les contes du chaos, Intervalle Triton (L’autre distribution), 2011.

Deux bonnes raisons d’écouter le deuxième album de Zone libre : c’est du rock, et c’est du rap. « Croiser dans le bordel nos deux musiques entre elles, gros bâtards de guitares et de cités dortoirs… » Versant rock : on identifie immédiatement le son de feu Noir Désir, puisque c’est le guitariste Serge Teyssot-Gay qui tient le manche. Le musicien qui a claqué la porte du groupe de Bertrand Cantat cultive, depuis longtemps, d’autres champs créatifs, et Les contes du chaos est le premier album qu’il publie sur le label qu’il a fondé, Intervalle Triton. Comme il le dit lui-même : « C’est la même gratte, le même ampli, et le même bonhomme. Normal que ça sonne pareil ». Versant rap : Casey et B.James, une fille et un garçon, tous deux membres du collectif Anfalsh, nous balancent dans les oreilles leurs rimes corrosives et concernées, et on se dit : ah ! quel soulagement d’entendre un flow qui a encore quelque chose à dire sur l’époque, et qui ne se vautre pas dans les clichés gangsta-bing-bling-testostérone perpétuellement recyclés par des gaillards prétentieux, vocodés, et bodybuildés ! Douze morceaux enregistrés très vite dans les conditions du live, et autant de décharges électriques. Dans le même genre de beauté, en riffs punk et gnaque rappeuse : Par temps de rage par La Canaille, très recommandable également.

Coltrane, a love supreme, écrit et dessiné par Paolo Parisi, traduit de l’italien par Louise Lavabre, ed. Sarbacane, 2010

A love supreme, enregistré en une seule séance le 9 décembre 1964, est non seulement l’un des chefs d’œuvre de John Coltrane, alors à la tête de ce que les historiens du jazz nomment son « classic quartet », mais aussi l’un des plus beaux albums de l’histoire de la musique (opinion péremptoire, strictement subjective, et par conséquent impossible à contredire, ne venez pas m’agacer) – l’une de ces pierres de touche susceptibles de nourrir encore et encore, en lyrisme comme en sérénité, en éblouissement, en intériorité, toute une vie. Il peut être tentant pour un créateur, en l’occurrence l’auteur de bandes dessinées italien Paolo Parisi, de chercher à s’approcher du génie des maîtres anciens en reconstituant, d’abord par la documentation, ensuite par l’imagination, l’histoire qui conduisit à tel jaillissement de beauté : les êtres humains, le contexte, les circonstances, les sentiments, la mort. Parisi s’en acquitte dignement, mais sans éviter les écueils de toute biographie d’artiste : cette belle BD, construite en quatre mouvements comme l’œuvre éponyme, est avant tout une légende dorée qui ravira ceux qui ont le son de Coltrane dans l’oreille. Le dessin d’un saxophoniste suant à grosse gouttes sur son instrument, les yeux fermés, n’émeut pas autant qu’un morceau de musique… Humblement, Parisi conclut sa note de présentation, non par « bonne lecture », mais par « bonne écoute ». (Signalons un autre hommage aussi touchant, voire davantage : la nouvelle elle aussi intitulée « A love supreme » dans le recueil Jazz et vin de palme d’Emmanuel Dongala, éd. du Serpent à plumes.)

Où l’on fait diversion en pontifiant musique, V (Troyes, épisode 17)

17/09/2011 un commentaire

Coups de cœur musique, avril-septembre 2010

La caravane passe, Ahora in da futur, Makasound (Play it again Sam), 2010.

Improbable groupe de rock français et néanmoins balkanique, fort de dix ans de vadrouille et de centaines de concerts, La Caravane passe publie son troisième album, Ahora in da futur, sur fond de rétro-futurisme et d’extravagance cuivrée : la caravane se fait machine à zigzaguer dans le temps et mélange les époques, les langues, les styles, du world rap à l’électro tzigane en passant par la fanfare ska – jetez une oreille à la manière dont ils retournent le One step Beyond de Madness façon danse traditionnelle yougoslave, juste le temps de vous souvenir combien punk et reggae ont autrefois fait bon ménage (Punky-reggae party…) Bref, un joyeux bazar où se glissent quelques passagers clandestins, Rachid Taha, la chanteuse hongroise Erika Serre ou le trompettiste Marko Markovic… Un irrésistible appel à la fête, hystérique comme un film de Kusturica, certes, mais également un authentique éloge du métissage : nous sommes tous des étrangers, et la musique est notre patrie commune. Ecoutons les paroles de Zinzin Moretto, chanté par un autre invité de passage, R.Wan (du groupe Java) : « On t’a traité de youpin, rouquin, bicot, métèque, benoît, espingouin, negro, polak, yougo, guesh niak, citron, melon, gringo… Je comprends ton fardeau/Je portais le même/ Mais j’ai changé de peau/ J’ai pris la caravane ! » Enfin une contribution déterminante et de première main au fameux débat sur l’identité nationale.

Jeanne Cherhal, Charade, Barclay (Universal), 2010.

On écoute le premier titre, on se dit « Celui-ci est réussi ». Puis le suivant : « Celui-là aussi ». Et ainsi de suite jusqu’à la fin. Presque uniquement des chansons que l’on a envie de retenir, par cœur au besoin. Parmi ces montagnes russes de malice et de mélancolie, un sommet d’émotion : pile au milieu de l’album, la très Yves-Simonienne Cinq ou six années ferait presque pleurer, magnifique texte sur l’adolescence, J’étais l’argile et le feu mélangés, on se dit oui, c’est bien ça, je vois l’image, je comprends ce qu’elle veut dire, c’est beau. Tous les textes ne sont pas de ce niveau : Qui me vengera ou J’ai pas peur, même s’ils sont drôles (car Jeanne Cherhal serait une Yves-Simonienne qui, contrairement à Yves Simon, aurait de l’humour), sont trop systématiques, il leur manque une chute… Mais dans l’ensemble l’album est rendu cohérent et homogène par l’astucieuse Charade, chanson-leitmotiv disséminée sur toute la tracklist, un couplet à la fois dans un arrangement différent, voilà un gimmick qui nous change des sempiternels et éventés « ghost-tracks ». La musique pèche un peu par l’omniprésence des sons synthétiques – au bout d’un moment, on aimerait entendre un vrai musicien plutôt qu’une boîte à rythme… Mais ma foi c’est la contrepartie du côté « expérimental » et solitaire de l’album. Et puis, cette contrainte intime pousse Jeanne Cherhal à tirer des prouesses de l’instrument qu’elle porte en elle : sa voix. Au point de vue vocal, elle est à peine au-dessous en maestria de Claire Diterzi ou de Camille.

Nils Landgren (direction musicale) et Funk Unit, Funk for life : In support of médecins sans frontières, Act Music (dist. Harmonia Mundi), 2010.

Le tromboniste virtuose et chef d’orchestre suédois Nils Landgren réunit une nouvelle fois sa fine équipe, dont les indispensables Magnum Coltrane Price (bassiste et, pour ce projet, producteur) et Magnus Lindgren (sax) pour deux bonnes causes : primo, pour le funk ! Le funk en majesté, qui danse, transpire, et fait du bien. Mais, secundo, pour un petit quelque chose en plus : un engagement auprès de l’association Médecins sans frontières. À l’origine de cette initiative, le filleul de Nils, docteur au Darfour pour MSF, l’avait incité à venir jouer en Afrique. Dans la foulée de nombreux concerts gratuits donnés sur place, la Funk Unit publie ce CD dont une partie des bénéfices sera reversée à des projets éducatifs de Kibera, Kenya. Kibera, proche de Nairobi, est l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, et les conditions de vie y sont particulièrement dures. Ainsi le funk apporte-t-il son soutien, non seulement en groove, mais en espèces sonnantes et trébuchantes. Le funk a du cœur ! Le trombone aussi ! Qu’on se le dise !

Sashird Lao, Open the box, Le Chant du monde, 2010.

Qu’est-ce que c’est que ça, Sahird Lao, « le seul trio instrumental de jazz vocal au monde » ? Composé de trois chanteurs et multi-instrumentistes s’étant rencontrés paraît-il à Nice, Yona Yacoub, David Amar et Fred Luzignant, sa musique est extrêmement difficile à classer. Les plages se succèdent comme autant de paysages colorés, il se passe quelque chose en permanence mais on ne sait pas où au juste, ni en quelle langue, au Brésil, en Afrique du Sud, en Egypte ou dans le Bronx ? On croit y entendre Bobby McFerrin à Bollywood, Morcheeba chez Bernard Lubat, Magic Malik au milieu d’un orchestre arabe, Oum Kalsoum en pleine transe urbaine rock-prog… Ou bien… Ou bien… Bref, on ne sait pas. Tant mieux ! On n’a qu’à dire que c’est du jazz. Comme le prétend le sociologue du jazz (et saxophoniste) Howard S. Becker : « On ne sait plus exactement ce que c’est, le jazz. Donc j’en donne cette définition extensive : toute bonne musique est du jazz ».

Monofocus, Fratelli brutti, Irfan le label, 2009.

L’orchestre familial rock-et-trompette les Ogres de Barback, dans un souci d’indépendance artistique et financière, a créé en 2001 sa structure d’auto-édition, Irfan, le micro label qui n’a pas peur des gros. Depuis dix ans, les Ogres produisent ainsi les disques des Ogres, bien sûr (dont les deux magnifiques opus pour enfants ‘Pitt’Ocha’), mais distribuent également de nombreux autres groupes, compagnons de route ou artistes émergents. Parmi les dernières perles de leur catalogue : le trio Monofocus, ‘Electro-blues forain’ non loin de la ligne électro-jazz de Caravan Palace. Musique entêtante de bastringue électrique, musique envoûtante de cirque trempée dans les arts de la rue, musique excitante et inquiétante comme une baraque de monstres… Monofocus sort son premier album, « Fratelli brutti », sous un élégant digipack au format, lui aussi, hors norme : Craft work, si l’on ose le jeu de mot.

Les cris de Paris, Encores, Alpha (dist. Harmonia Mundi), 2010.

Depuis des années, le chœur de chambre Les Cris de Paris, spécialisé dans le chant polyphonique du XVIe siècle et également connu pour ses créations de musique contemporaine, a pris l’habitude de terminer ses concerts par un ‘encore’ (un bis pour les francophones), spécialement écrit par les arrangeurs du groupe à partir d’une chanson pop, a priori étrangère au monde de la musique classique. Au fil du temps, un répertoire sans équivalent s’est ainsi construit, composé de facettes multiples, à l’image de la boule disco qui orne la boîte métallique renfermant la galette : Brel, Gainsbourg, Dutronc, Fersen, mais aussi Madonna, Zappa, Björk et Britney Spears… Cette démarche originale a trouvé son aboutissement dans un spectacle créé en 2008, ‘La la la, opéra en chansons’. Pour célébrer son dixième anniversaire avec un clin d’oeil, le label de musique baroque Alpha a volontiers joué le jeu de cette aventure qui brouille les frontières entre la musique « classique » et celle qui ne l’est pas.

Sting, If on a winter’s night…, Deutsche Gramophon (dist. Universal), 2009.

Le Sting de la maturité est résolument éclectique : en moins de trois ans il aura enchaîné le magnifique album « Songs from the labyrinth » consacré au répertoire de luth de John Dowland (1563-1626), la résurrection surprise, vitaminée et lucrative du groupe the Police (1977-1986), et enfin, aux antipodes, cet album feutré et délicat dont le titre est emprunté à Calvino : « If on a winter’s night… ». Tout en recueillement et en introspection, Sting revisite le folklore anglais, du moyen-âge aux baroques (Purcell) en passant par les influences celtiques et par les contemporains (une reprise d’une vieille chanson de… Sting). Pour résister à la morsure de l’hiver, Sting arrête le temps et rassemble autour de lui un orchestre de chambre tout aussi hétéroclite : la violoniste Kathryn Tickell, le trompettiste Ibrahim Maalouf, le violoncelliste Vincent Ségal, le percussionniste Bijan Chemirani, les chanteuses des Webb sisters… Le résultat, étonnement homogène, est cet envoûtant recueil de chansons d’hiver, et non de noël (rien à voir avec un quelconque « Christmas album » d’Elvis ou des Beach Boys) : si cela ressemble à une réunion de famille, ce n’est pas un banquet doucereux avec bonne humeur forcée, c’est plutôt le plaisir intime de jouer de la musique ensemble, au coin du feu, comme on se raconterait des histoires d’elfes et de fées, pendant que la neige tombe. Et nos yeux brillent comme flocons.

Abraham Inc., Tweet tweet., Label Bleu (Dist. Sphinx), 2009.

Magnifique mélange ! Et pourtant, ces trois-là, on dirait la carpe, le lapin, et le chou à la crème. D’abord, le clarinettiste klezmer et cependant new-yorkais, David Krakauer, qui a trempé dans le jazz, la musique classique et même le contemporain (avec le Kronos Quartet) ; ensuite, le tromboniste funk Fred Wesley, compagnon de route de James Brown, Maceo Parker ou George Clinton ; enfin, le MC québécois Socalled qui a trouvé sa voix en mixant de la musique yiddish pour dancefloors hip-hop ! Les trois compères se sont assemblés avec une partie de leurs tribus respectives (le groupe « Klezmer madness » de Krakauer, la bande P-Funk de Wesley et… la collec de vinyles de Socalled), ils ont longtemps testé leur mix inespéré sur scène… Et mon tout est « Abraham Inc. », album ahurissant, excentrique, mais entraînant comme pas deux. Hautement énergisant, comme une fête de quartier, même si on ne sait plus où on habite, au juste.

Bobby McFerrin, Vocabularies, Emarcy (Universal), 2010.

Bobby McFerrin, essentiellement connu pour le premier tube a cappella de l’histoire des charts, « Don’t worry, be happy » (1988), n’a jamais capitalisé sur ce succès initial et a préféré faire de la musique plutôt que des succès formatés. Il est resté un infatigable explorateur des possibilités vocales. Son nouvel album VOCAbuLarieS est présenté comme sa « musique du 21e siècle », rien de moins. Son chef d’œuvre ? Ce projet ambitieux, qui lui a réclamé, ainsi qu’à cinquante autres vocalistes, sept années de travail, est une étourdissante suite en sept morceaux qui mêle et réinvente toutes les influences de McFerrin, virtuellement tous les usages du plus mystérieux des instruments : la voix. On entend du jazz, du chant lyrique, du RnB, du gospel, de la musique du monde ; on entend du latin, de l’italien, du sanskrit, du zoulou, de l’espagnol, du russe, de l’hébreu, du portugais, du mandarin, du japonais, du français, de l’arabe, de l’allemand, de l’anglais, du gaélique ainsi qu’une langue inventée par McFerrin ; on entend de la musique, et on est ébloui par tant de joie, de profondeur, et de vie.

Gorillaz, Plastic Beach, EMI, 2010.

Plastic Beach : troisième et, paraît-il, dernier album de Gorillaz, groupe qui n’existe pas mais qui est cependant animé (comme un dessin) par Damon Albarn et Jamie Hewlett. En 2010, cinq ans après Daemon days, la petite bande virtuelle poursuit ses aventures sur une île flottante secrète du Pacifique, bâtie sur un monceau de détritus et de reliquats misérables de l’activité humaine… C’est la fameuse « plage de plastique », peut-être un plaidoyer écolo et métaphorique en faveur du recyclage ? Musicalement, on recycle de fait tous azimuts et on en fait même un genre à part entière : l’énergie est rock, la fibre est électro, les envolées sont funk, et la liste des invités, prompts à taper le bœuf avec ces cartoons un peu dépressifs mais débordants d’imagination, est impressionnante : Mos Def, Lou Reed, Paul Simonon et Mick Jones (deux ex-Clash), De la Soul, Snoop Dogg, Bobby Womack… En voilà du beau monde sur cette île prétendument déserte, pour composer ce qui ressemble à la bande originale désespérément joyeuse de notre monde en crise…

Bill Deraime, Brailleur de fond, Dixiefrog (Harmonia Mundi), 2010.

Une voix exceptionnelle, reconnaissable en une demi-seconde, remonte depuis quarante ans et plus des profondeurs de l’émotion humaine pour nous beugler, en français, toute la musique qu’il aime, qui vient de là, qui vient du blues… Non, non, je ne parle pas de la vedette belgo-suisso-américaine, nous ne sommes pas du tout dans la même catégorie socio-professionnelle : dans la préface de ce double album-rétrospective, sorte de best-of revisité, Bill Deraime, qui lui n’est pas un ami du Président de la République, écrit « Merci d’avoir acheté ce coffret. Les temps sont durs, et je ne pourrai plus faire la manche. » La plupart des titres, dont quelques tubes comme « Babylone tu déconnes » ou « Assis sur le bord de la route », ont été écrits il y a deux ans, dix ans, ou trente ans, mais Deraime les réorchestre en studio ou en public, soulignant que le blues est une musique vivante et pas un musée. Côté textes, Bill le maniaco-dépressif chante le blues comme personne (« Je marchais dans la rue sans savoir où j’allais… », inoubliable), puis retrouve espoir et compose un reggae généreux et pacifiste… On pardonne volontiers la désarmante candeur de ce bon vieux Bill quand il prêche la Pensée Positive (avec majuscules), parce que sa voix, intacte, et même plus âpre que jamais et gorgée de nuances, nous renverse comme hier, nous touche directo l’âme, nous titille l’empathie pour l’humanité égarée. Qu’il braille ou murmure, le blues est un chant de fraternité.

Où l’on fait diversion en bavassant musique, IV (Troyes, épisode 16)

16/09/2011 Aucun commentaire

Coups de cœur musique (plus trois DVD, pour changer un peu)
automne 2009-printemps 2010

Mulatu Astatke, New York-Addis-London The story of ethio-jazz 1965-1975, Strut (Play it again Sam), 2009.

Mulatu Astatke est le parrain de l’ethio-jazz, ce courant né à l’aube des années 60 dans les bars d’Addis-Abeba, d’une fusion entre les rythmes latins, les grooves psychédéliques de la pop de l’époque, et les traditions locales. Ce son si caractéristique a été remis sur le devant de la scène dans les années 2000 grâce à la série de CD à succès « Ethiopiques », et grâce à la bande-son, fort pertinemment décalée (et par conséquent mélancolique), du film de Jim Jarmusch, Broken Flowers (2005). La présente compilation, parue sur le label allemand Strut, raconte le cheminement de cette musique autant que celle d’Astatke, musicien hors du commun. Né à Jimma, Ethiopie, en 1943, il a d’abord étudié à Londres avant de filer à New York, puis au Berklee College of Music de Boston, avant de revenir à Addis-Abeba. Vibraphoniste, pianiste (souvent au Wurlitzer électrique à la Soft Machine), Astatke intègre, en une synthèse très personnelle, toutes les musiques qu’il a absorbées, des plus dansantes au plus avant-gardistes. Cette rétrospective est une excellente introduction à la musique tonique, exotique, hypnotique de Mulatu, mais ne doit pas faire oublier qu’il est toujours actif : ce fringant sexa(quasi-septua)génaire prépare un nouvel album, Mulatu steps ahead.

Collectif, Indian Rezervation blues and more, Dixiefrog, 2009.

3 heures de musique, 30 minutes de vidéo, 33 artistes, un livret 48 pages… Le label français Dixiefrog parachève l’un de ses projets les plus ambitieux : un panorama de la musique des Amérindiens d’aujourd’hui. Entre blues, country, chants traditionnels, folk, americana (et même avec quelques épices Hip-Hop et R&B), cet album fait voler en éclats les clichés et met en lumière l’apport des tribus dans la musique. L’album est présenté par la chanteuse Pura Fe’, marraine et inspiratrice du projet, et illustré par deux artistes amérindiens. Avec, en fil rouge comme la peau cuivrée des seuls véritables Américains natifs, cet apport théorique majeur : « L’influence musicale indigène sur les débuts du blues est rarement évoquée. Les ouvrages sur le blues ignorent les échanges culturels qui se sont produits entre esclaves africains en fuite et les peuples des Premières Nations, et comment cela aurait donné naissance au blues (…) Le jazz et le rock sont issus du blues. Aussi, l’affirmation selon laquelle nous avons contribué aux premiers développements du blues devrait bouleverser l’essence même de la musique américaine. » Elaine Bomberry, productrice d’émissions musicales sur des chaînes de télévision, et membre de la nation Ojibwe/Cayuga.

Rufus Cappadocia, Song for cello, Daqui, 2009.

Né en 1967 à Hamilton (Ontario, Canada) d’une mère américaine et d’un père immigré italien, Rufus Cappadocia découvre le violoncelle à l’âge de trois ans. Après des études classiques, notamment avec le violoncelliste tchèque Zdenick Konicek, il s’inscrit à l’université McGill de Montréal où il passe des heures dans la bibliothèque d’ethnomusicologie. Il profite aussi de ces années universitaires pour écumer la scène jazz progressiste de Montréal et pour jouer en duo avec une batterie, dans les rues et les stations de métro. Durant ces années d’expérimentation, il met au point un violoncelle électrique à cinq cordes. Cet instrument unique lui permet d’étendre les basses du violoncelle et d’explorer de nouvelles tonalités. Avec Songs For Cello, Rufus Cappadocia revient aux sources de sa démarche, comme quand il jouait seul dans la rue ou dans le métro. Tous les morceaux ont été enregistrés en public au Canada, en privilégiant une démarche de jeu intuitive. Magicien du violoncelle électrique, Rufus donne à entendre un jeu inventif, à la fois épuré et sophistiqué.

Vox Clamantis & Weekend Guitar Trio, Stella Matutina, Mirare, 2009.

Héritier du Hilliard Ensemble, le chœur estonien Vox Clamantis est l’un des plus respectés ensembles de musique grégorienne. Sous l’impulsion de leur jeune chef Jaan-Eike Tulve, ces compatriotes et amis d’Arvo Pärt présentent aujourd’hui un nouveau projet audacieux et très ambitieux : Stella Matutina. « Neuf et ancien, proche et lointain, chaud et froid… ou quand le chant Grégorien rencontre la musique improvisée pour trois guitares (le Weekend Guitar Trio) et électronique. Ces couples de mots, qui nous paraissent à première vue opposés, peuvent, au fil du temps ou à la faveur d’une observation plus attentive, devenir de proches compagnons, voire s’interpénétrer étroitement. Le chant grégorien est une méditation musicale née d’une tradition orale qui remonte à des siècles dans le passé. Qu’est-ce qui pourrait en être plus éloigné que le son de nos guitares électriques ? Ainsi parle, exaspéré, celui qu’aveuglent les préjugés. Cependant, la guitare électrique sait elle aussi méditer, et le chant qui résonne dans les textes sacrés est capable d’expressivité et de sensibilité, au plus haut degré. Les compagnons de route peuvent différer par l’âge et par leur vêtements, mais s’ils empruntent le même chemin, leurs pas les guident vers le même but. » Jaan-Eike Tulve

Weepers Circus, À la récré, EPM (Universal), 2009.

Weepers Circus est un groupe alternatif, rock festif nourri d’influences diverses (dont une pointe de jazz klezmer) né à Strasbourg et écumant les scènes depuis près de vingt ans. Surprise : son nouvel album s’adresse aux enfants. À la récré alterne les grands classiques des cours d’école réorchestrés avec bonheur (Trois p’tits chats, Lundi matin…Du très très neuf avec du très vieux) et les compositions originales. De nombreux invités sont de la partie : Didier Lockwood, Caroline Loeb, Juliette sur une version swing aux petits oignons de L’Hélicon de Bobby Lapointe ou Olivia Ruiz sur une étonnante V.O. de Little Boxes de Greame Allwright… Voisinage strasbourgeois oblige, les illustrations sont dues à un autre vieux gamin de cour de récré, le vénérable quoiqu’espiègle Toni Ungerer.

Hugues Aufray, New Yorker, hommage à Bob Dylan, Mercury (Universal), 2009.

Un duo entre Hugues Aufray et Didier Wampas ? Cette proposition semble surréaliste, mais tout est possible s’il s’agit de fédérer les enfants et petits-enfants français de l’inépuisable folksinger Bob Dylan. Quarante ans après avoir traduit et vulgarisé Dylan en France, Aufray revient encore et toujours à celui qui lui est à la fois une source d’inspiration majeure, et un ami. Le premier titre de l’album est un monologue touchant et humble (Aufray ne se présente qu’en intermédiaire : « Je ne me suis jamais pris pour Orphée »), et les suivants sont tous des duos revisitant les tubes de Dylan – Blowin’ in the wind avec Francis Cabrel, Just like a woman avec Jane Birkin, Knock knock knockin’ on heaven’s door avec Bernard Lavilliers, Man gave name to all the animals avec Alain Souchon… L’hommage est plus ou moins inspiré, plus ou moins nécessaire, mais toujours sincère. Et puis, en redécouvrant ces mélodies de Dylan sur les traductions d’Aufray, on se dit, « Ah, c’était donc ça que ça voulait dire ? » Quant au duo avec Didier Wampas sur Tout l’monde un jour s’est planté (traduction de Rainy day woman) ? Oui, il est très réussi, le morceau le plus joyeux de l’album, un entraînant et consolant hymne aux losers.

Danger Mouse/Sparklehorse/David Lynch, Dark night of the soul, Parlophone (EMI), 2010.

La nuit noire de l’âme. Qu’est-ce à dire ? L’expression, empruntée à Saint Jean de la Croix, désigne une expérience propre à la mystique chrétienne, une phase de solitude et de tourments où Dieu semble s’éloigner… S’il exprime sans aucun doute les affres d’âmes perdues, l’étrange album qui porte ce titre n’est, disons, pas très catholique. Dark Night Of The Soul est un projet commun de Danger Mouse (Gnarls Barkley, Gorillaz…) et de feu Mark Linkous (Sparklehorse), épaulés par le cinéaste David Lynch, qui apporte l’inquiétante étrangeté de son univers visuel, et de sa voix – l’un comme l’autre immédiatement identifiables. Le trio a convié les Flaming Lips, Gruff Rhy, Jason Lytle (Grandaddy), Julian Casablancas (The Strokes), Black Francis (Pixies), Iggy Pop, James Mercer (The Shins), Nina Persson (The Cardigans), Suzanne Vega et Vic Chesnutt. Les rumeurs entourant ce projet mystérieux qui rassemblait comme en un chœur de fantômes la crème de la scène rock indé, ont commencé à circuler début 2009, suscitant moult excitation. Mais si Dark Night Of The Soul a fait parler de lui en tant que livre d’art (en édition limitée, un magnifique ouvrage sans le moindre son, contenant un CD vierge à graver soi-même !) et installation audiovisuelle dans une galerie, sa musique n’avait pas encore été officiellement publiée. C’est chose faite, après un an et demi de chicanes juridiques. La fête qu’aurait dû constituer l’avènement de cet album magnifique, tortueux et envoûtant est ternie par les décès récents de Mark Linkous et de Vic Chesnutt.

Pierrick Sorin, Nantes, projets d’artistes [DVD], Centre national de documentation pédagogique, 2009

Le vidéaste Pierrick Sorin est une gueule de l’art contemporain, et depuis vingt ans ses auto-portraits dérisoires marquent les esprits et les galeries, et suggèrent un art de rire, y compris de soi, parfaitement subversif. En l’an 2000, Nantes, sa ville natale, lui passe une commande dans le cadre des célébrations du nouveau millénaire. Sa réponse est, comme on pouvait l’espérer, à la fois pertinente et impertinente, subtile et désopilante : Sorin réalise un film où il se réinvente sept fois. Il interprète sept artistes européens (plus un présentateur) dont lui-même,  déambulant dans la cité, chacun présentant son projet délirant de recomposition du paysage urbain, à coups d’hologrammes, de sculptures, d’architectures, de films amateurs et de yaourts aux fruits. Ce film est une parodie des documentaires à vocation culturelle que l’on peut voir sur des chaînes de télévision versées dans la vulgarisation, tel Arte. La forme emprunte aux codes de ce type d’émission, et le fond est une savoureuse satire (une auto-critique ?) des discours et postures d’artistes. Pourtant, la grande ambition de l’art contemporain est atteinte en douce : le regard que nous posons sur le quotidien en est réellement changé. Cette œuvre authentique, qui consiste en une accumulation d’œuvres factices, a acquis inopinément une légitimité nouvelle en se voyant inscrite au programme du baccalauréat, ce qui nous vaut cette paradoxale édition didactique du DVD, aux bons soins du Centre national de documentation pédagogique.

La Commune (Paris 1871), un film de Peter Watkins, Doriane films, 2001

Connaissez-vous la « Monoforme » ? En tout cas, elle vous est familière, trop familière, à votre insu… Selon l’inventeur de ce concept, le cinéaste anglais Peter Watkins, la Monoforme serait le schéma narratif dominant les productions audio-visuelles du XXIe siècle. Nous regardons un film, un téléfilm, voire un documentaire ou le journal télévisé, et nous sentons bien que l’on nous raconte toujours, sinon la même histoire, du moins le même squelette d’histoire, quels que soient sa chair et ses vêtements, téléguidant nos émotions et nos réactions. Afin de briser, par un contre-exemple radical, ces conventions qui standardisent, non seulement l’audiovisuel, mais l’imaginaire des spectateurs, Watkins a tenté une expérience hors norme : son film La Commune est un OVNI cinématographique. Œuvre exigeante de 6 heures, tournée à Montreuil dans les anciens studios de Georges Méliès, cette reconstitution d’une page sanglante de l’Histoire de France est à la fois une critique de la mémoire historique, et du traitement de l’actualité par les mass medias. La fidélité aux faits (Qu’en savons-nous ? Y avait-il des caméras ?) est le prétexte à une mise en abyme anachronique : on voit des reporters de télévision interroger des protagonistes de la Commune, et des acteurs en costume décrocher de leurs rôles pour évoquer l’héritage de cette insurrection, les comparant aux grèves de 1995. La médiathèque, lieu ressource qui tente à sa manière de résister à la Monoforme, propose à son public quelques films invisibles, et pour cause, à la télévision. La Commune (Paris 1871) en fait partie.

Le petit fugitif, film de Morris Engel, Carlotta/SCEREN-CNDP (collection l’Eden cinéma), 2009.

L’édition en DVD de ce film réalisé en 1953 par le photographe Morris Engel est comme la découverte du chaînon manquant de l’histoire du cinéma : François Truffaut prétendait que la Nouvelle vague n’aurait pas existé sans le déclic offert par cette œuvre charnière et pourtant méconnue. De fait, Joey le petit fugitif ressemble à un cousin américain d’Antoine Doinel, héros d’un autre conte de l’enfance cruelle. Persuadé à la suite d’une mauvaise blague d’avoir tué accidentellement son grand frère, Joey, 7 ans, fugue une journée et une nuit dans le parc d’attraction de Coney Island. Livré à lui-même dans un monde voué au divertissement alors qu’il porte la culpabilité d’un faux crime de sang, il est filmé caméra au poing, à la manière d’un documentaire… Les bonus décrivent l’importance historique de ce film, l’influence de la photographie, le jeu de l’enfant, et l’histoire de la photographie aux Etats-Unis.

Où l’on fait diversion en ergotant musique, III (Troyes, épisode 15)

15/09/2011 Aucun commentaire

Coups de cœur musique, janvier-septembre 2009

Jeffrey Lewis, 12 Crass songs, Naïve (Rough Trade), 2007.

Même s’il s’inscrit dans un courant musical, baptisé par quelque plumitif anti-folk (alliance de la tradition folk et de l’énergie brute de punk), Geoffrey Lewis est un artiste profondément original et solitaire. Musicien bricoleur et auteur de bandes dessinées, il joint ces deux talents dans son attachant et saugrenu 4e album, 12 Crass songs : étrange objet (pochette à fenêtre permettant de faire défiler diverses personnalités), étrange musique (tellement décalée qu’elle est impossible à dater : anarcho-punk des années 70 ou revendications du XXIe siècle ?), étrange livret constitué d’un comic book autobiographique narrant la genèse du projet. Lewis reprend, ou plutôt « traduit » 12 chansons de CRASS, groupe anglais culte (c’est-à-dire inconnu du grand nombre et adulé des autres), modifiant légèrement certains textes (les allusions à la guerre en Irlande s’appliquent désormais à l’Irak) et certains arrangements – les rendant, tout simplement, agréables à écouter. Un punk doux ? Il fallait y penser ! Petite anecdote qui en dit long sur la façon dont notre homme recycle et prend au sérieux ses influences d’adolescence : Jeffrey Lewis a soutenu une thèse de doctorat en littérature, consacrée à la bande dessinée d’Alan Moore et Dave Gibbons Watchmen.

[P.S. à l’attention des lecteurs du Fond du Tiroir : le groupe CRASS est à peu près ignoré en France, sauf de Melle Elsa Stokazstik dans Jean II le Bon.]

E.S.T., Leucocyte, Harmonia Mundi (Act Music), 2008.

Il n’est pas possible d’écouter Leucocyte, le treizième album d’E.S.T. (Esbjörn Svensson Trio), sans éprouver une émotion particulière, un peu déplacée : l’on sait qu’il sera, littéralement, le dernier album. Pianiste et leader du combo de jazz suédois, Esbjörn Svensson est mort l’été 2008, à l’âge de 44 ans, d’un accident de plongée sous-marine – même motif de disparition qu’un autre fameux explorateur des fonds sonores, qui lui aussi mêlait le populaire et l’expérimental : François de Roubaix. E.S.T. aura donc vécu 18 ans, la renommée internationale survenant tardivement en 2002 avec l’album Strange place for snow. Le trio aura incarné un jazz à la fois accessible, facile à aimer, et de recherche, difficile à étiqueter. Cet album posthume n’est en aucun cas un testament, seulement un virage supplémentaire et étonnant dans la trajectoire du trio, les prémices d’une musique réinventée que nous ne pourrons désormais qu’imaginer. Pas forcément le plus limpide opus de leur discographie, il s’ancre pourtant en nous au fil des écoutes, alternant des bruits déconcertants, des plages de silence, des boucles électroniques et des improvisations planantes d’un trio en parfaite fusion.

De la Mancha, Moulins de Panurge, Autoproduit (Grenoble), 2008.

Premier CD autoproduit de ce groupe grenoblois, Moulins de Panurge épate instantanément par sa maturité, ses histoires égrenées comme des contes doux-amers, son évident sens de la mélodie, sa palette très fine d’arrangements, brassant les influences, de la chanson française à l’ancienne à la guitare flamenca, relevés de quelques pointes classiques (violon, violoncelle, clarinette). De la Mancha, ce sont quatre musiciens errants emmenés par l’auteur-compositeur-interprète François Magnol, plus quelques invités… On souhaite une très longue route et chevaleresques aventures à ces hidalgos (à découvrir sur scène, et sur le net), parce qu’on ne doute pas que la musique a besoin comme toujours, comme jamais, de nouveaux Quichotte, intrépides naïfs dédaignant le cynisme, mais courant après leurs rêves.

Patrick Verbeke, Bluesographie, Dixiefrog, 2007

« Blues oh Monsieur Blues/ Me laisseras-tu jamais en paix/Blues oh Monsieur Blues/ Tu me chagrines et tu me plais/MisterBlues tu me rends triste/Mais t’as fais d’moi un guitariste ». Patrick Verbeke a décidé de nous chanter l’histoire de sa vie. D’une enfance heureuse dans sa Normandie natale il nous entraîne, à l’adolescence, dans sa découverte du blues avec Memphis Slim et Mickey Baker et nous raconte ses premières amours et ses premiers groupes. Puis l’on voit défiler, comme dans un kaléidoscope, ses tournées avec Johnny, son premier enregistrement, ses musiciens, sa mythique émission sur Europe 1 (« De quoi j’vais m’plaindre aujourd’hui ») et ses voyages en Amérique du Nord. Le blues jusqu’à l’os : de la nostalgie mal rasée mais bien balancée.

Herbie Hancock, River : The Joni letters, Universal (Verve) 2007

Cela n’était plus arrivé depuis 1965 et la réunion Stan Getz/João Gilberto (et ce n’était d’ailleurs jamais arrivé auparavant) : voilà qu’un album de jazz a remporté le Grammy Award (équivalent de nos Victoires) 2008 du meilleur album de l’année. Hancock, presque 50 ans de carrière et autant d’album, est une brique, et même un mur tout entier, dans l’histoire de la musique noire-américaine, et il était naturel qu’il soit invité à jouer lors du concert célébrant l’investiture de Barack Obama… L’homme de Cantaloupe Island, qui électrifia la musique de Miles Davis, qui incarna le groove funky des années 70 avec ses Headhunters, que l’on vit déchaîné sur scène tenant son synthétiseur comme une guitare, revient ici avec un piano délicat, apaisé, mélodieux et virevoltant, s’appropriant les balades de Joni Mitchell, avec qui il inventa autrefois une certaine fusion jazz-rock. On trouve sur ce magnifique album d’anciens camarades de jeu d’Herbie, Joni Mitchell en personne bien sûr, mais aussi Wayne Shorter, Dave Holland, plus quelques invités de luxe : Tina Turner, Norah Jones, Corinne Bailey Rae… Et même, excusez du peu, Leonard Cohen, qui vient poser sa majestueuse voix de basse sur les dernières notes de l’album.

Michèle Bernard, Monsieur je m’en fous : 13 chansons pour la planète, 2008, Enfance et Musique

Michèle Bernard adresse depuis longtemps aux adultes ses cartes postales poétiques sur un air d’accordéon, en solo, en duo, ou en choeur avec le groupe vocal Evasion. Cette fois-ci, elle a choisi de parler aux enfants. De l’écologie pour les petites oreilles… L’eau est précieuse, elle se fera rare au XXIe siècle, ne la gaspillons pas. Tel est le message, non asséné, mais entonné en treize ritournelles dédiées à la Terre, créées par Michèle Bernard avec les enfants de Givors. À noter : le livret est signé Antonin Louchard. Parmi les musiciens qui accompagnent Michèle Bernard figure le quartet Novo que les spectateurs isérois connaissent bien. Ouvrons les oreilles ! Et fermons les robinets…

Angá, Echu Mingua, World circuit, dist. Harmonia Mundi, 2006

Le plein d’énergie pour la rentrée ? Passez-vous un bon disque de… De quoi, au fait ? Jazz latin, funk malien, hip-hop argentin, électro-salsa, folk expérimental ? Tout cela ensemble avec l’explosif et inclassable Echu Mingua d’Angá. Miguel « Angá » Díaz, percussionniste cubain mais surtout musicien « tout court », curieux, généreux, aventureux, se fichait bien des étiquettes et ne pouvait que transgresser les frontières. Virtuose des congas, sideman de musiciens d’horizons divers, du Buena Vista Social Club à Steve Coleman, il enregistre un unique album sous son nom avant de décéder brutalement, en 2006, à 46 ans. Demeure cet opus extraordinairement inventif, qui sublime standards et compositions, avec des invités tels DJ Dee Nasty ou le flûtiste « Magic » Malik Mezzadri. Inclassable ? Ma foi, à la médiathèque nous rangeons cette galette dans le bac « Musique du monde, Amérique latine », mais c’est bien parce qu’il faut trancher…

Moby, Wait for me, Because Music (Dist. Warner), 2009.

Moby est imprévisible. Un an après l’exubérant Last night aux sonorités disco vintage taillées pour les pistes de danse, il sort sur son propre label au nom explicite, « Little idiot » (distribué en France par Because Music), cet étrange Wait for me. Introspectif, minimaliste, tout en lenteur, voire en morosité, cet opus-ci est frappé au coin du do-it-yourself : s’il y chante peu (il a convié diverses voix féminines), Moby en a assuré lui-même la réalisation à domicile, et en a dessiné la pochette au feutre noir…L’on y voit un extra-terrestre tristounet, égaré sur une planète étrangère : Moby est, entre autre, un mélancolique, et un inadapté. Les notes s’égrènent, résonnent, dans un calme suspect… Comme si elles nous cachaient quelque chose… On se croirait en pleine nuit, après une soirée au club, rendu à la solitude et au désarroi, fourvoyé dans une rue déserte de Twin Peaks, ou dans n’importe quel autre film de David Lynch, à l’illustration sonore signée Angelo Badalamenti. Ce n’est pas un hasard : Moby raconte que le déclic de l’album fut un discours de David Lynch sur la créativité libérée des contraintes commerciales… « J’ai voulu me concentrer sur ce que j’aimais faire, sans vraiment me demander comment il allait être reçu dans l’industrie musicale. Ce qui donne un album avec plus de retenue, plus mélodieux, plus profond et plus personnel qu’à l’accoutumée. » Par un juste retour des flux d’inspiration, Lynch a signé le clip du morceau instrumental intitulé « Shot In The Back Of The Head ». Wait for me ne connaîtra pas un grand succès commercial, car il est d’ambiance et non de tube. Tant mieux : écoutons-le en petit comité, il est superbe.

Mark Johnson (direction musicale), Playing for change : songs around the world, Concord (dist. Universal), 2009.

On écoute ces chansons, on les regarde aussi (sur le DVD joint, ou sur le site du projet), on les connaît (Stand by me de Ben E. King, Biko de Peter Gabriel, One love de Bob Marley, Love rescue me de U2, Talkin’bout a revolution de Tracey Chapman) et cependant on les redécouvre, dans un état de bonheur tout à fait inédit… Car ce disque est, littéralement, une utopie : il n’a « pas de lieu ». Ou plutôt il en en tellement qu’il est le monde à lui tout seul. En mars 2005, Mark Johnson, ingénieur du son et réalisateur, filme le guitariste et chanteur Roger Ridley dans les rues de Los Angeles, interprétant Stand by me. Il décide alors d’ajouter, au fil de ses voyages à travers le monde, d’autres musiciens interprétant cette même chanson, en superposant leurs voix, leurs interprétations, leurs flammes, à celle de Ridley… Au total, il va enregistrer une centaine de musiciens, en Afrique, en Europe, en Inde, en Amérique, chacun apportant sa voix à ce concert virtuel. Certains sont des vedettes (Bono, Keb’Mo, Manu Chao), la plupart sont des inconnus enregistrés au hasard des rencontres… Mais ils jouent ensemble la même musique, sans s’être rencontrés, et l’on en sort ragaillardi : une autre mondialisation est possible ! Elle est pacifique, elle est musicale, et elle est belle ! Les fonds récoltés par la fondation « Playing for change » servent à la construction d’écoles de musique dans des quartiers pauvres : la première a déjà ouvert ses portes, en Afrique du Sud. Une utopie, vous dis-je.

Collectif, À Boris Vian : On n’est pas là pour se faire engueuler, AZ (dist. Universal), 2009.

Quel est donc cet étrange projet qui réunit notamment Carla Bruni et Didier Wampas, ainsi que quelques autres carpes et lapins ? C’est un hommage aussi opportuniste qu’opportun, rendu à un grand écrivain, grand critique musical, et grand chanteur… qui n’a publié qu’un seul et unique disque sous son nom, les fameuses Chansons possibles et impossibles. Réalisé à l’occasion des 50 ans de la disparition de Boris Vian (1920-1959), ce double album se partage entre « Chansons probables » (CD 1), où des chansons de Vian sont reprises par des interprètes d’aujourd’hui, et « Chansons improbables » (CD 2), qui sont des créations à partir de textes de Vian restés inédits. On trouve parmi les « probables » quelques variations très réussies sur des chansons increvables (Mademoiselle K., Emily Loizeau), d’autres plus convenues. Mais là où le projet atteint et déborde les frontières de sa pertinence, c’est sur le volet « improbable », où des artistes qui parfois sont bien davantage des « people » que des chanteurs sont invités à s’approprier des textes de Vian qui ne leur avaient rien fait. Lorsque d’authentiques musiciens (Claire Diterzi, Zebda, Daniel Darc) ou des comédiens habités (Jean-Louis Trintignant) sont aux manettes, le résultat est passionnant, mais comme par accident. Pour le reste, le comble de l’inutilité et de l’outrecuidance est atteint par les plates interprétations de Cantate des boîtes par Antoine de Caunes, et Je voudrais pas crever par Edouard Baer. Et dire qu’il existe une extraordinaire version de ce texte-là sur l’album Fragile des Têtes raides !

Gianmaria Testa, Solo dal vivo, Le Chant du monde (Harmonia Mundi), 2009.

Solo dal vivo est l’enregistrement intégral d’un concert « solo » capté à l’Auditorium de Rome (Teatro Studio) le 3 mai 2008. Après tant de concerts, tant de voyages, tant d’aventures musicales et humaines, un album live s’imposait comme une sorte de nécessité à laisser une trace concrète. Dépouillement et guitare sèche au service de l’intimité du lien avec le public. On redécouvrira des chansons déjà connues dans une tout autre configuration instrumentale. En ouverture du programme, nous aurons la surprise d’une reprise de La Nave de Angelo Ruggiero, et pour clore ce programme d’exception, Gianmaria Testa nous fait le cadeau d’une chanson inédite, enregistrée en studio, à Bologne, en compagnie de deux de ses plus fidèles musiciens, Piero Ponzo (sax et harmonium indien) et Nicola Negrini (contrebasse) : Come al cielo gli aeroplani est une chanson d’amour intense, poignante, de celles qui semblent avoir toujours existé.

Où l’on fait diversion en bavardant musique, II (Troyes, épisode 14)

14/09/2011 Aucun commentaire

Coups de cœur musique, avril-décembre 2008

The Real Book : sixth edition, ed Hal Leonard Europe, 2004

Le CD est à l’agonie, paraît-il ? Il n’aurait plus sa place dans les médiathèques ? Qu’à cela ne tienne, la musique a toute sa légitimité dans les collections publiques, support ou pas. Il est donc naturel qu’on y trouve une autre espèce de documents, légèrement plus difficile (pour combien de temps ?) à télécharger : les partitions. À tout seigneur tout honneur : pour célébrer cette diversification de l’offre culturelle , consacrons cette chronique à un pilier de tout fonds de partoches, un authentique livre culte, légendaire et cependant « vrai ». Le Real Book, recueil de centaines de standards de jazz retranscrits et réarrangés, est né dans les années 70… et dans la plus parfaite illégalité, ne se souciant nullement des droits d’auteurs de tant de tubes. Cela n’empêcha en rien cette incomparable ressource de rencontrer un succès immense quoique souterrain, via les photocopieuses du monde entier. En 2005, le plus grand éditeur de musique imprimée du monde, Hal Leonard, remanie et republie cette Bible des jazzmen débutants ou confirmés, dans une sixième édition revue, corrigée… et enfin légale. Presque autant de charme que l’opus pirate.

Trois coffrets « Intégrales »

En fin d’année les « coffrets intégrales » se multiplient tous azimuts sur les étals et têtes de gondole… La manœuvre commerciale saute aux yeux : il s’agit, alors que le marché de la musique enregistré ne cesse de s’amenuiser, de vendre un grand nombre d’albums d’un seul coup, y compris ceux que le consommateur aura déjà, dépareillés, dans sa discothèque ! Malgré cet agaçant marketing à coups d’œuvres complètes et de paniques consuméristes, on peut trouver des vertus à ces coffrets, qui permettent de restituer, mieux qu’une étique compile de saucissons, un artiste dans une longue durée, celle de sa création, déployée et redéployée parfois sur des décennies : « une vie, une œuvre ». La médiathèque n’achète qu’exceptionnellement de tels coffrets, mais les hasards des acquisitions ont fait que trois d’entre eux ont intégré simultanément nos collections. Ils sont consacrés à trois artistes passionnants, ayant manifestement bâti une œuvre de grande portée, et radicalement différents.

Anne Sylvestre, Intégrale  Studio 1959-2007, 15 CD, Universal (EPM), 2008.

Le cas est peut-être exceptionnel : Anne Sylvestre n’a pas mené une carrière dans la chanson, mais deux. Primo : surnommée à ses débuts « le Brassens en jupons », elle incarne depuis des décennies une chanson française « rive gauche », à texte, poétique et sarcastique, et dans cette veine elle a enchaîné avec une régularité exemplaire les albums et les beaux portraits de femmes. Secundo : elle inaugure en 1964 ce qui deviendra une institution de la chanson pour enfants, Les Fabulettes (20 volumes parus), trésor indémodable d’humour et de tendresse à hauteur de môme. Ce coffret consacré à son versant adulte, le moins connu, est une réelle intégrale puisqu’il contient jusqu’à son dernier opus, Bye mélanco, où son inspiration se révèle intacte, et en prise avec le monde contemporain (prêtez une oreille à Gay marions-nous, délicieuse chanson sur le mariage homosexuel). On y trouve aussi un titre qui, pour la première fois, semble réconcilier ses deux facettes : Les rescapés des Fabulettes, dédiée explicitement à son public enfant qui a grandi. « Aussi faudrait pas qu’on se moque/S’ils viennent me voir un beau jour/Fair’ signer la pochette en loque/D’un bien-aimé 45 tours »… Cet album est paru en 2007, cinquante ans après les débuts sur scène de la chanteuse. Un cinquantenaire se célèbre sous le terme de « jubilée ». Jubilons !

Magma, Studio Zünd, 10 CD dont 2 doubles, Harmonia Mundi (Seventh Records), 2008.

Christian Vander, batteur, compositeur, et prophète, a fondé Magma en 1969, à la suite de ce qu’il faut bien appeler une vision. Il a depuis porté à bout de bras cette vision, avec un entêtement qui force le respect, contre vents et marées, contre déconvenues et malentendus, de morts annoncées en résurrections miraculeuses, entre grands succès (davantage à l’étranger qu’en France) et déroutes chroniques… C’est quoi, Magma ? du jazz ? du rock ? de la fusion « comme son nom l’indique » ? du bruit extraterrestre ? de la musique contemporaine ? de la musique classique revisitée ? du grand guignol, aussi, pourquoi pas ? Magma, c’est surtout Magma : une exigence sui generis, une fulgurance inouïe au sens propre, « non encore ouïe » – malgré l’influence de la seule paternité musicale que Vander se reconnaît, celle de l’œuvre de John Coltrane. Magma demande beaucoup à qui l’écoute : une immersion totale, une capacité de voyage, une candeur. Ce coffret, somme des albums studio (loin par conséquent d’être « intégral », si l’on songe que Magma est un exceptionnel groupe de scène) est un ticket pour Kobaïa. Aller sans retour ?

Chet Baker, The young man with the horn, Rhe complete studio master takes, 1952-1953, Harmonia Mundi (Chant du Monde), 2008.

Chet Baker peut s’enorgueillir de l’une des discographies les plus pléthoriques du jazz : à certaines périodes, chacun de ses concerts était enregistré et faisait l’objet d’un album. Le Chant du monde ne nous propose donc certes pas une pharaonique « intégrale Baker », mais seulement et chronologiquement les enregistrements officiels studio gravés par Chet et ses amis de la côtes Ouest entre le 9 juillet 1952 (date de sa première séance au sein du quartet de Gerry Mulligan) et le 7 mars 1955 (sa dernière séance en studio avant son départ pour l’Europe). Il regroupe ainsi les « Master takes » réalisés par Chet Baker au sein des diverses formations dont il fut membre ou leader. La trompette et la voix de l’ange maudit sont sur cette période plus désinvoltes qu’elles ne le deviendront, mais tout aussi brillantes, émouvantes, et par endroits mélancoliques. D’insubmersibles standards comme My funny Valentine, I fall in love too easily ou But not for me cohabitent avec d’autres mélodies moins connues mais tout aussi vibrantes, parfois dans plusieurs prises enregistrées à quelques jours d’écart – comparer ces versions est plaisir de gourmet.

Voyage au bout de la nuit, par Louis-Ferdinand Céline, lu par Denis Podalydes, Frémeaux et associés, 2003

Frémeaux & Associés sous la direction de Claude Colombini et Olivier Cohen, en coédition avec l’Historial de la Grande Guerre, et en accord avec Gallimard et la Succession Céline, présente en seize compact-disques une lecture intégrale du Voyage. L’un des livres les plus important de la littérature française (1932) devient le plus grand livre sonore en langue française édité à ce jour (1000 minutes !). Denis Podalydes a trouvé la respiration parfaite de l’écriture de Céline pour nous en restituer toute la force brute. “ Pas d’excès, pas d’ostentation dans cette lecture presque familière, qui cueille un morceau après l’autre, varie sur les tons, entre dans une voix, rebondit sur l’autre, travaille les rythmes. Et même si l’on a toujours l’impression de courir après les mots, « il suffit de fermer les yeux ».“ (MAGAZINE LITTERAIRE)

Constitution de la République du Sauvage, Les Hurlements d’Léo et l’Enfance rouge, Irfan le Label, 2007

Voilà un disque parfaitement atypique, jaillissement poétique et politique. D’où sort cette République du Sauvage ? L’article 3 de sa Constitution stipule : « La République du Sauvage est une république anarchiste, divisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle ne respecte aucune croyance. Son organisation est décentralisée. » Beaux principes, mais nous voilà bien avancés ! À l’origine de cette utopie en transe, la réunion (démocratique ? anarchiste ? en tout cas un peu contre-nature) de deux groupes au rock presque contradictoires : Les Hurlements d’Léo et leur son rauque de bastringue, et l’Enfance rouge, trio franco-italien aux envolées électriques beaucoup plus noisy et expérimentales. Leur cocktail est aussi explosif que celui de Molotov : une scène comme une émeute.

Pas vu à la télé, volume 1 (2006) et 2 (2007), Exclaim

120 groupes en sept CD, soit une excellente échographie de la scène française contemporaine, qui s’épanouit loin des médias et des prime times. « Parce que ces groupes existent, par le disque et par la scène… Parce que chaque soir aux quatre coins de France leurs concerts offrent des moments de bonheur, d’évasion, d’émotion à un public nombreux… Parce que cette culture vivante et créative est une richesse à défendre… Mais les grands medias n’ont visiblement ni le temps ni la place pour la présenter à tous… Parce qu’il nous semble dangereux de vouloir faire croire aux gens que les artistes se découvrent lors de casting en prime time… Parce que le talent ne se mesure pas au nombre de disques vendus, ni même a l’exposition médiatique… Pour toutes ces raisons la démarche initiée par les équipes d’Echo Productions et d’Exclaim lors du volume 1 de « PAS VU A LA TV » se poursuit aujourd’hui dans ce volume 2 : permettre au plus grand nombre de découvrir ceux qui contribuent à l’existence du spectacle vivant, Permettre au plus grand nombre de se faire sa propre opinion ! » Mike d’Inca – auteur et chanteur de SINSEMILIA et instigateur de ce projet.

Peter Gabriel, Big Blue ball, Harmonia Mundi (Real world), 2008.

« La musique est définitivement un langage universel, ce projet le prouve. Vue de l’espace, la terre n’est qu’une grosse boule bleue, sans la moindre frontière » (Peter Gabriel). Toute dernière sortie Real World, le label de Peter Gabriel, l’album Big Blue ball est un concept original pop-world réunissant plus de 70 artistes issus des cinq continents. Ce projet de Peter Gabriel & friends est basé sur trois sessions d’enregistrement aux studios Real World, en 1991, 1992 et 1995, réunissant 70 artistes dont Karl Wallinger, Natacha Atlas, Sinnead O’Connor, Joseph Arthur, Papa Wemba, Deep Forest, The Holmes Brothers, Manu Katché… On pourrait certes reprocher à cet album de manquer de cohérence (contrairement au précédent opus de Peter Gabriel, Ovo en 2000, et au suivant, Scratch my back en 2010), et de nous balader sans queue ni tête autour de la grosse boule bleue et pop… N’importe, on peut se permettre un peu de complaisance envers les Fonds de tiroir. C’est de la bonne musique.

Bjorn Berge, Live in Europe, Harmonia Mundi (Dixiefrog), 2008.

Enregistrement public à l’Ancienne Belgique (Bruxelles), le 22 février 2007 et au Nouveau Casino (Paris) en mars 2005. Le bluesman Bjorn Berge possède au moins une autre remarquable singularité, en plus d’être suédois : il joue tout seul – comme son idole, le grand-père du blues Robert Johnson. Berge débute la guitare à 13 ans, publie son premier album à 26, et s’obstine à écumer les clubs et petites salles en solitaire… Ces années de galère n’ont jamais ébranlé sa foi fiévreuse dans le blues. Cet album live rend justice à la phénoménale énergie qu’il déploie face au public, armé de sa seule guitare, de sa voix rauque comme de juste, et de son pied qui ensorcelle le rythme comme un grand orchestre.

Buena Vista Social Club, Live at Carnegie Hall, Harmonia Mundi (World Circuit), 2008.

En 1997, le musicien et producteur Ry Cooder faisait redécouvrir au monde entier les joyaux de la musique cubaine, grâce à l’album de « world music » le plus vendu à ce jour (8 millions d’exemplaires : Buena Vista Social Club. Dix ans après le concert qui eut lieu à New York au Carnegie Hall, voici enfin le CD de ce moment unique, comme un ultime hommage à Compay Segundo, Ruben Gonzales, Ibrahim Ferrer et Omara Portuondo. « Cela faisait dix ans que je n’avais pas réécouté les bandes. C’est comme si tous les génies étaient sortis de la bouteille. » (Ry Cooder).

Où l’on fait diversion en discutant musique, I (Troyes, épisode 13)

13/09/2011 Aucun commentaire

Pour commencer : joyeux anniversaire au webmestre anonyme quoique dévoué. Quand on rédige un blog quotidien, les évènements du même nom s’y glissent naturellement, comme un devoir de civilité. Profite, webmestre ! Je ne te souhaiterai pas bonne fête devant tout le monde chaque année.

Ensuite : causons d’autre chose. De musique. La musique, j’aime ça par ailleurs. En arrivant à Troyes, j’avais mon trombone dans les bagages, question d’hygiène personnelle.

Il se trouve que, à l’heure où je vous parle, j’ai temporairement quitté ma thébaïde troyenne pour reprendre les affaires courantes de mon turbin salarié. Eh, ben, ça fait drôle. Pendant une semaine complète, adieu la Maison du Boulanger, puisqu’au contraire (?) je vais me reconcentrer sur mon gagne-pain. D’un côté ou bien de l’autre, où se trouvent au juste les « vacances » (étymologiquement, les choses vides) ? Oh, je ne suis pas à plaindre, allez, j’ai la chance de ne pas détester mon métier. Dans le civil, j’ai en charge le rayon musique d’une médiathèque.

Je me retrouve face à une difficulté : comment conserver à ce blog son rythme journalier quand je serai happé par mes fonctions musicalo-municipales ? J’ai décidé, précisément, de les y intégrer. Pendant une semaine, je n’écrirai rien de neuf sur le blog, mais je recyclerai des Fonds de tiroir professionnels, à savoir les chroniques de CD (et à l’occasion, de DVD) rédigées ces dernières années dans le cadre de mon boulot. Un ami musicien et mélomane m’avait aimablement encouragé à diffuser ces chroniques ailleurs que dans un cadre pro, c’est l’occasion, les voici à raison de dix par jour. Je les relis juste avant de vous les copiercoller, je résiste à la tentation de les rater mieux… Je décèle de ci de là, autant vous prévenir, des facilités de style, des tics un peu agaçants, des régurgitations éhontées de bouts de phrases lues dans quelque dossier de presse, bref je ne vaux guère pas mieux au fond que Lisabuzz ou que le premier commentateur Amazon venu, qui ne font tous deux quer singer les clichés rhétoriques des critiques officiels et/ou appointés par les majors… Coup de cœur ! À ne pas manquer ! (À ma décharge, je crois n’avoir jamais employé de ma vie l’adjectif incontournable.)

Mais tant pis, à la relecture je remarque surtout l’honnêteté (y compris lorsqu’un pote très proche joue sur l’une des galettes…) de ces notules. Voire l’éthique. C’est beaucoup mieux que rien, l’éthique, comme vertu : ces musiques sont recommandables, j’ai bien fait de les recommander, j’ai fait mon boulot. D’ailleurs pour la plupart je les écoute encore (à part Florence Foster Jenkins, qu’on n’écoute qu’une fois dans sa vie, il ne faut pas déconner avec ça). Je suis constant dans mes goûts (des mélanges, des cowboys solitaires, des architectes déments, d’indécrottables punks, du blues partout). Rendez-vous la semaine prochaine après les redifs.

Coups de cœur musique, 2006-2008

Chair Chant Corps, Nous rirons, Rock Revolution Records, 2006.

La scène musicale grenobloise, en perpétuelle ébullition, ne se limite pas aux chanteurs (Calogero) ou groupes (Sinsemilia) qui ont l’heur d’accéder aux grandes ondes médiatiques.
Parmi les groupes remarquables ayant émergé ces dernières années, le quatuor Chair Chant Corps étonne avec un premier album superbe de maturité, intitulé, de façon plus mélancolique qu’ironique, « Nous Rirons » (label Rock Revolution Records).
Les ambiances sont tour à tour fiévreuses ou éthérées, et les textes se révèlent d’une exigence poétique rare… c’est à dire ambigus, et revenus de loin. Des influences identifiables (Noir Désir sans aucun doute, mais aussi bien Brel que Jeff Buckley) n’écrasent pas cet album avant tout personnel, pénétré d’un romantisme déchiré comme seule l’énergie rock’n’roll sait en produire à coups de guitare. Du style, du sens, et du souffle.

[P.S. : il semble bien qu’en 2011 Chair Chant Corps n’existe plus…]

Loco Locass, Amour oral, Select distribution (Québec), import.

Le rap est une formidable manière de lancer des mots… à condition d’avoir des choses à dire. Et si le salut du rap francophone, qui s’enlise depuis longtemps dans les clichés vantards et creux gangsta à la remorque de Skyrock, nous venait d’outre Atlantique ? L’album Amour oral (c’est bien d’amour de la langue française qu’il s’agit) du trio montréalais Loco Locass est un collier de perles hip-hop à l’écriture savante, magnifiquement ciselée, qui cite Eminem et Baudelaire dans le même flot (le même flow), doublée d’un acte d’engagement politique fort : le groupe s’affirme anti-libéral, anti-Bush (W roi), anti-raciste (L’ascenseur pour les fachos) et résolument pour l’indépendance du Québec. Le tout avec l’accent de la nouvelle France, mais heureusement le CD est pourvu d’un livret pour ne rien perdre des textes : « Ostie d’câlisse de Saint-ciboire de tabarnak ! Y’a quequ’chose de pourri au royaume du trademark ! » A noter : l’imparable tube Libérez-nous des libéraux, scandé dans bien des manifestations au Québec, a fait l’objet d’un article dans Courrier International n°749, 10 mars 2005.

Raphaël Imbert Project, Bach Coltrane, Zig Zag Territories, Distribution Harmonia Mundi

Projet tellement étrange et pourtant tellement logique ! Jean-Sébastien Bach le fertile baroque, et John Coltrane le météore du free jazz, n’ont rien en commun, si ce n’est une profonde spiritualité – un dialogue avec le ciel distillé dans des volutes d’orgue ou de saxophone, sophistication d’écriture ou improvisation au service de la même quête. Aboutissement d’une recherche musicale menée par le saxophoniste Raphaël Imbert sur le jazz et le sacré, soutenue par la Villa Médicis hors les murs à New York, cet étonnant programme, tant sur scène que sur CD, mêle dans une même ferveur thèmes de Bach et de Coltrane, liturgie luthérienne et esprit du gospel. Imbert a fondu (plutôt que rassemblé) quelques jazzmen et quelques baroqueux (dont l’organiste André Rossi, le quatuor à cordes Manfred, et, sur un titre, l’immense contre-ténor Gérard Lesne) et le résultat de l’opération alchimique peut à bon droit être qualifié de miracle : le mélange n’est jamais forcé, il est profondément émouvant, lumineux, fort. Comme disait Daniel Toscan du Plantier, « Je ne crois pas que Dieu existe, mais nous avons au moins une preuve de son existence : Bach composait pour Lui ». On pourrait dire la même chose de Coltrane. Et peut-être de Raphael Imbert. La musique est une grâce.

Musiques Racines, Enfance & Découvertes, 2007.

Label associatif fondé en 1994 par Jean-Pierre Devant de Martin, Enfance & découvertes a exploré le monde en quête de contes et chansons traditionnelles. Le résultat : quelques dizaines de CD, formant une somme estimable de sons et d’histoires bigarrées qui éveillent à « l’autre » l’oreille des enfants et des adultes bien disposés. Mais la plus belle réussite du label à ce jour, leur projet le plus juste et cohérent, est le triple CD intitulé Musiques Racines, du Brésil à la Louisiane. En 3h30 de pédagogie qui danse et de musicologie qui groove, nous refaisons le déchirant voyage des esclaves qui, d’Afrique en Amérique via les Antilles, ont légué au monde les rythmes devenus la musique populaire d’aujourd’hui : le jazz, le reggae, la salsa…Enfance & Découvertes est distribué discrètement : peu de chance de trouver leurs créations en tête de gondole des supermarchés, et l’on gagne à se renseigner directement sur le site http://www.cantinlevoyageur.com.

Gerard Pierron, Djal, Kordevan, Plein Chant, Harmonia Mundi/Le Chant du Monde, 2006.

Vous avez dit « populaire » ? Le double CD « Plein Chant », comme le spectacle du même nom, rend hommage à Edmond Thomas, éditeur de poètes dits « populaires », c’est-à-dire non pas célèbres, mais au contraire humbles, voire anonymes – même si on trouve des plumes assurées telles celles de Pierre Louki, Allain Leprest ou Valéry Larbaud. Au total, 28 poèmes deviennent ici des chansons poignantes ou douces, réalistes ou drôlatiques, chroniques prolétaires ou élégies du quotidien. Derrière la voix de l’initiateur du projet, Gérard Pierron, ou plutôt tout autour d’elle, la douzaine de musiciens, membres des groupes grenoblois Djal et Kordevan rivalise d’imagination, de virtuosité, de chaleur et de malice… en somme une fête « populaire », ici aussi au meilleur sens du terme. Dernier ingrédient de ce magnifique album  : les mains dessinées, diverses comme autant d’hommes au travail, offertes par Ernest Pignon-Ernest.

Nosfell, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, Warner (V2), 2006.

Un OVNI dans le rock français. On n’avait pas vu ça depuis Christian Vander et son Magma : pour exprimer toutes les nuances de son univers intérieur, un musicien sans concession répugne à se contenter des mots et notes du commun des mortels, mais ressent le besoin de créer un langage de toutes pièces. Cet ancien étudiant en langues orientales (il sait comment fonctionne la structure d’une langue…) a ainsi rêvé un monde, la Klokochazia, et son idiome, le Klokobetz. Une fois prévenus de cet exotisme fantastique, ne nous arrêtons pas aux titres des morceaux, à coucher dehors comme il se doit, et laissons-nous envoûter par la poésie unique de Nosfell : ses ambiances sophistiquées, ses harmonies habitées, sa voix incroyablement riche, sa mythologie échevelée. Le titre de son deuxième album, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, signifie paraît-il «Le chien mord, mais pas le renard» en Klokobetz. Ah, bon !

Rabih Abou-Khalil, Songs for sad women, Harmonia Mundi (Enja Records), 2007.

Après vingt ans de carrière et une quinzaine d’albums (dont six dans les bacs de la médiathèque) à géométrie variable, oscillants selon les humeurs entre jazz et musique traditionnelle, le compositeur et joueur de oud Rabih Abou-Khalil délivre avec ces Chansons pour femmes tristes l’un de ses opus les plus recueillis, intimes, et doux. Installé en Allemagne, ce Libanais a réagi à la guerre qui a ensanglanté son pays l’été 2006 en dédiant son album aux femmes libanaises – mères, filles, épouses, premières victimes des conflits, premières oubliées des actualités. Comme souvent en compagnie d’Abou-Khalil, la grâce musicale naît des rencontres entre les horizons – ici, le français Michel Godard est au serpent, l’arménien Gevorg Dabaghyan au doudouk, l’américain Jarrod Cagwin aux percussions. Et comme toujours, la pochette du CD, conçue par le musicien lui-même, est sublime.

La pompe moderne (The Brassens), Plus dur, meilleur, plus rapide, plus fort, Les Disques bien, 2007.

Ouvrons une porte sur un univers parallèle… Pénétrons une quatrième dimension sonore, un endroit aux frontières de notre imagination où les spéculations musicologiques les plus saugrenues, les expériences vocales les plus dada, auraient soudain une existence légitime… Et si Georges Brassens chantait des chansons de IAM ? de Diam’s ? de la Compagnie créole ? de Daft Punk ? Pourquoi faire, direz-vous ? Certes, mais pourquoi pas ?
Le groupe sétois (forcément) nommé « The Brassens » a suffisamment écouté tonton Georges pour imiter à la perfection les accents, la bonhomie moustachue, les harmonies faussement simples, les arrangements tranquillement manouches (guitare-contrebasse-percus), bref tout l’art de Brassens. Et pour en faire quoi, sacrebleu ? Pour entonner placidement « Le bal masqué », « Je danse le Mia » et « Laisse-moi kiffer la vibe avec mon mec ». La plaisanterie, qui serait sans doute un peu longuette sur tout un album (quatre titres seulement ici), n’a pas été appréciée par les ayant droits de Brassens, qui ont exigé un changement de nom (le CD a été réédité en 2008 sous l’appellation « La Pompe moderne »). Pourtant, il n’y avait pas de quoi se fâcher : ce n’est pas une parodie, pas une moquerie, juste un mélange un brin absurde des codes musicaux, pour démontrer en fin de compte que « Brassens » n’est pas seulement le nom d’un chanteur, mais peut-être celui d’un genre musical. Quel plus bel hommage ?

Florence Foster Jenkins, The complete legacy, Naxos, 2007.

Attention : ce CD de musique classique est peut-être à réserver à ceux qui détestent la musique classique. Voilà une curiosité, aussi comique que pathétique, et pour cela même rééditée depuis 60 ans : les enregistrements stupéfiants de la pire diva du monde, dépourvue d’oreille, du sens du rythme, du sens de l’harmonie, du sens de la mesure, et manifestement du sens du ridicule. Florence Foster Jenkins, authentique Castafiore, massacre allégrement l’air de la Reine de la nuit (la Flûte enchantée de Mozart), ainsi que des lieder et airs populaires. La dame, sourde également aux critiques, eut un certain succès et réussit même à remplir le Carnegie hall en 1944 – c’était la guerre, les occasions de rire étaient précieuses. Le fait est qu’il faut l’entendre pour admettre qu’une chose pareille est possible… Certes, on peut se moquer. Mais le personnage est fascinant, et admirable sinon pour son « œuvre », au moins pour sa force de caractère : elle aimait la musique (amour à sens unique, hélas… comme le sont les amours les plus tragiques et les plus belles), elle s’était enfuie de sa maison natale pour se consacrer entièrement à sa passion, et elle est restée jusqu’à sa mort persuadée de son immense talent. « Les gens pourront toujours dire que je ne sais pas chanter, mais personne ne pourra jamais dire que je n’ai pas chanté. » À noter : F. Foster Jenkins a fait l’objet, outre trois (!) pièces de théâtre, d’une chanson « Casseroles et faussets », dans le dernier album de Juliette, Bijoux & babioles, également dans nos bacs.

Mat et Iano, Mountain men, autoproduit, 2005

Le blues est la musique des Noirs américains, mais il est à tout le monde depuis longtemps, y compris à cette paire de blancs-becs, le Français et l’Australien, qui un beau jour se sont rencontrés et ont jamé sur le Vercors. D’où leur nom : Mountain Men. J’ai nommé Mr Mat (alias Mathieu Guillou), compositeur et brailleur, et Barefoot Iano (alias Ian Giddey), harmoniciste aux pieds nus. Ensemble, et à deux guitares, ils réussissent l’accord entre le blues des origines, celui qui sent encore la sueur et le sang des colored people du sud des Etats-Unis, et un blues d’aujourd’hui, qui nous parle (parfois en français) de notre vie au début du 21e siècle. Revisitant Robert Johnson, Skip James ou Sonny Boy Williamson autant que Metallica, ils déploient (surtout sur scène) des mélodies entêtantes , de l’énergie, de l’humour… De la chaleur presque noire, vue d’en bas.

Comme un poisson dans l’Aube (Troyes, épisode 12)

12/09/2011 Aucun commentaire

Comme c’est curieux : l’Aube ressemble à un petit poisson (l’oeil de la bête étant obligeamment figuré par les grands lacs) qui nagerait dans l’aquarium France, fuyant Paris en direction des Vosges. Cette hallucination a-t-elle le moindre sens ? Faut voir. C’est après coup, seulement, que le sens se découvre.

Ainsi, il m’arrive parfois de comprendre ce que je dis. Je viens de réaliser pourquoi depuis une semaine je file la métaphore boulangère à propos de mes travaux d’écriture : je mélange, j’arrose, je sale, je pétris, je laisse reposer la pâte, je cuis, je prélève un peu de levain pour la fois suivante… Ce n’est pas parce que je suis dans le pétrin, mais bien parce que je suis ici l’hôte de l’association Lecture et loisirs, or quel est donc le camp de base de ladite association ? La Maison du boulanger, QG de la culture troyenne. Et je profite de l’occasion pour remercier mes hôtes une nouvelle fois, tiens, ça ne sera pas de trop, pour son empressement à mon endroit. Il a suffi que je publie sur ce blog la phrase « Tiens, j’aimerais bien un vélo » pour que quelques jours plus tard Amélie m’en prête un, abracadabra, et hier dimanche entre les orages je me suis promené deux bonnes heures à vélo autour du bouchon. C’était bien. Amélie, si tu m’écoutes, attention un message subliminal pour toi : Tiens, j’aimerais bien disposer d’une Triumph Herald cabriolet 39 chevaux modèle 1964. Rouge de préférence. Je dis ça, je dis rien.

(C’est une blague, hein ! Je n’y connais rien en bagnoles, je m’en fous même complètement, mais je viens de lire Mes prix littéraires de Thomas Bernhard, où il lui arrive certaine mésaventure avec la voiture de ses rêves, une Triumph Herald.)

Moi aussi je peux faire des cadeaux : mesdames et messieurs les Tricasses, je vous rappelle (façon de dire que je vous informe) que le Fond du Tiroir se fera un plaisir d’offrir le mini-livre Le Flux à quiconque se présentera à lui en mesure de justifier que son année de naissance est 1969. Dans la limite des stocks disponibles.

Je n’ai rien vu à Ground Zero (Troyes épisode 11)

11/09/2011 Aucun commentaire

« Aujourd’hui, le 11 septembre a 10 ans ». Phrase absurde, comme s’il n’y avait eu qu’un seul 11 septembre dans l’histoire. Il y en eut forcément d’autres. C’est inquiétant, ce hold-up des terroristes sur le calendrier, c’est aussi là qu’ils ont réussi leur coup, ils nous confisquent le temps et la façon de le décompter. À moins que ce ne soit pas eux qui nous obnubilent l’agenda, mais plutôt ceux qui ont besoin des terroristes comme épouvantails justifiant les guerres. Le mot « terroriste » s’applique aussi à ceux-là, stricto sensu.

Comme tout le monde, je me souviens parfaitement de mes faits et gestes du 11 septembre 2001, et je suis à même de relater spontanément comment j’ai appris, qui me l’a rapporté, à qui je l’ai répété, où et quand, tous les détails sur simple demande, comme poussé par le besoin d’un alibi. Je venais d’entreprendre l’écriture de mon roman TS à l’époque, et je me suis interrompu plusieurs jours, désemparé, persuadé que mon roman n’avait aucun intérêt, et que plus généralement les livres ne servaient à rien.

Puis je me suis remis au travail. Il faut bien. On n’est pas obligé de croire que les livres servent encore mais il faut faire comme si, sinon ce sera de notre faute s’ils ne servent plus à rien.

Je retourne à mon fournil.