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Où l’on fait diversion en bavardant musique, II (Troyes, épisode 14)

Coups de cœur musique, avril-décembre 2008

The Real Book : sixth edition, ed Hal Leonard Europe, 2004

Le CD est à l’agonie, paraît-il ? Il n’aurait plus sa place dans les médiathèques ? Qu’à cela ne tienne, la musique a toute sa légitimité dans les collections publiques, support ou pas. Il est donc naturel qu’on y trouve une autre espèce de documents, légèrement plus difficile (pour combien de temps ?) à télécharger : les partitions. À tout seigneur tout honneur : pour célébrer cette diversification de l’offre culturelle , consacrons cette chronique à un pilier de tout fonds de partoches, un authentique livre culte, légendaire et cependant « vrai ». Le Real Book, recueil de centaines de standards de jazz retranscrits et réarrangés, est né dans les années 70… et dans la plus parfaite illégalité, ne se souciant nullement des droits d’auteurs de tant de tubes. Cela n’empêcha en rien cette incomparable ressource de rencontrer un succès immense quoique souterrain, via les photocopieuses du monde entier. En 2005, le plus grand éditeur de musique imprimée du monde, Hal Leonard, remanie et republie cette Bible des jazzmen débutants ou confirmés, dans une sixième édition revue, corrigée… et enfin légale. Presque autant de charme que l’opus pirate.

Trois coffrets « Intégrales »

En fin d’année les « coffrets intégrales » se multiplient tous azimuts sur les étals et têtes de gondole… La manœuvre commerciale saute aux yeux : il s’agit, alors que le marché de la musique enregistré ne cesse de s’amenuiser, de vendre un grand nombre d’albums d’un seul coup, y compris ceux que le consommateur aura déjà, dépareillés, dans sa discothèque ! Malgré cet agaçant marketing à coups d’œuvres complètes et de paniques consuméristes, on peut trouver des vertus à ces coffrets, qui permettent de restituer, mieux qu’une étique compile de saucissons, un artiste dans une longue durée, celle de sa création, déployée et redéployée parfois sur des décennies : « une vie, une œuvre ». La médiathèque n’achète qu’exceptionnellement de tels coffrets, mais les hasards des acquisitions ont fait que trois d’entre eux ont intégré simultanément nos collections. Ils sont consacrés à trois artistes passionnants, ayant manifestement bâti une œuvre de grande portée, et radicalement différents.

Anne Sylvestre, Intégrale  Studio 1959-2007, 15 CD, Universal (EPM), 2008.

Le cas est peut-être exceptionnel : Anne Sylvestre n’a pas mené une carrière dans la chanson, mais deux. Primo : surnommée à ses débuts « le Brassens en jupons », elle incarne depuis des décennies une chanson française « rive gauche », à texte, poétique et sarcastique, et dans cette veine elle a enchaîné avec une régularité exemplaire les albums et les beaux portraits de femmes. Secundo : elle inaugure en 1964 ce qui deviendra une institution de la chanson pour enfants, Les Fabulettes (20 volumes parus), trésor indémodable d’humour et de tendresse à hauteur de môme. Ce coffret consacré à son versant adulte, le moins connu, est une réelle intégrale puisqu’il contient jusqu’à son dernier opus, Bye mélanco, où son inspiration se révèle intacte, et en prise avec le monde contemporain (prêtez une oreille à Gay marions-nous, délicieuse chanson sur le mariage homosexuel). On y trouve aussi un titre qui, pour la première fois, semble réconcilier ses deux facettes : Les rescapés des Fabulettes, dédiée explicitement à son public enfant qui a grandi. « Aussi faudrait pas qu’on se moque/S’ils viennent me voir un beau jour/Fair’ signer la pochette en loque/D’un bien-aimé 45 tours »… Cet album est paru en 2007, cinquante ans après les débuts sur scène de la chanteuse. Un cinquantenaire se célèbre sous le terme de « jubilée ». Jubilons !

Magma, Studio Zünd, 10 CD dont 2 doubles, Harmonia Mundi (Seventh Records), 2008.

Christian Vander, batteur, compositeur, et prophète, a fondé Magma en 1969, à la suite de ce qu’il faut bien appeler une vision. Il a depuis porté à bout de bras cette vision, avec un entêtement qui force le respect, contre vents et marées, contre déconvenues et malentendus, de morts annoncées en résurrections miraculeuses, entre grands succès (davantage à l’étranger qu’en France) et déroutes chroniques… C’est quoi, Magma ? du jazz ? du rock ? de la fusion « comme son nom l’indique » ? du bruit extraterrestre ? de la musique contemporaine ? de la musique classique revisitée ? du grand guignol, aussi, pourquoi pas ? Magma, c’est surtout Magma : une exigence sui generis, une fulgurance inouïe au sens propre, « non encore ouïe » – malgré l’influence de la seule paternité musicale que Vander se reconnaît, celle de l’œuvre de John Coltrane. Magma demande beaucoup à qui l’écoute : une immersion totale, une capacité de voyage, une candeur. Ce coffret, somme des albums studio (loin par conséquent d’être « intégral », si l’on songe que Magma est un exceptionnel groupe de scène) est un ticket pour Kobaïa. Aller sans retour ?

Chet Baker, The young man with the horn, Rhe complete studio master takes, 1952-1953, Harmonia Mundi (Chant du Monde), 2008.

Chet Baker peut s’enorgueillir de l’une des discographies les plus pléthoriques du jazz : à certaines périodes, chacun de ses concerts était enregistré et faisait l’objet d’un album. Le Chant du monde ne nous propose donc certes pas une pharaonique « intégrale Baker », mais seulement et chronologiquement les enregistrements officiels studio gravés par Chet et ses amis de la côtes Ouest entre le 9 juillet 1952 (date de sa première séance au sein du quartet de Gerry Mulligan) et le 7 mars 1955 (sa dernière séance en studio avant son départ pour l’Europe). Il regroupe ainsi les « Master takes » réalisés par Chet Baker au sein des diverses formations dont il fut membre ou leader. La trompette et la voix de l’ange maudit sont sur cette période plus désinvoltes qu’elles ne le deviendront, mais tout aussi brillantes, émouvantes, et par endroits mélancoliques. D’insubmersibles standards comme My funny Valentine, I fall in love too easily ou But not for me cohabitent avec d’autres mélodies moins connues mais tout aussi vibrantes, parfois dans plusieurs prises enregistrées à quelques jours d’écart – comparer ces versions est plaisir de gourmet.

Voyage au bout de la nuit, par Louis-Ferdinand Céline, lu par Denis Podalydes, Frémeaux et associés, 2003

Frémeaux & Associés sous la direction de Claude Colombini et Olivier Cohen, en coédition avec l’Historial de la Grande Guerre, et en accord avec Gallimard et la Succession Céline, présente en seize compact-disques une lecture intégrale du Voyage. L’un des livres les plus important de la littérature française (1932) devient le plus grand livre sonore en langue française édité à ce jour (1000 minutes !). Denis Podalydes a trouvé la respiration parfaite de l’écriture de Céline pour nous en restituer toute la force brute. “ Pas d’excès, pas d’ostentation dans cette lecture presque familière, qui cueille un morceau après l’autre, varie sur les tons, entre dans une voix, rebondit sur l’autre, travaille les rythmes. Et même si l’on a toujours l’impression de courir après les mots, « il suffit de fermer les yeux ».“ (MAGAZINE LITTERAIRE)

Constitution de la République du Sauvage, Les Hurlements d’Léo et l’Enfance rouge, Irfan le Label, 2007

Voilà un disque parfaitement atypique, jaillissement poétique et politique. D’où sort cette République du Sauvage ? L’article 3 de sa Constitution stipule : « La République du Sauvage est une république anarchiste, divisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle ne respecte aucune croyance. Son organisation est décentralisée. » Beaux principes, mais nous voilà bien avancés ! À l’origine de cette utopie en transe, la réunion (démocratique ? anarchiste ? en tout cas un peu contre-nature) de deux groupes au rock presque contradictoires : Les Hurlements d’Léo et leur son rauque de bastringue, et l’Enfance rouge, trio franco-italien aux envolées électriques beaucoup plus noisy et expérimentales. Leur cocktail est aussi explosif que celui de Molotov : une scène comme une émeute.

Pas vu à la télé, volume 1 (2006) et 2 (2007), Exclaim

120 groupes en sept CD, soit une excellente échographie de la scène française contemporaine, qui s’épanouit loin des médias et des prime times. « Parce que ces groupes existent, par le disque et par la scène… Parce que chaque soir aux quatre coins de France leurs concerts offrent des moments de bonheur, d’évasion, d’émotion à un public nombreux… Parce que cette culture vivante et créative est une richesse à défendre… Mais les grands medias n’ont visiblement ni le temps ni la place pour la présenter à tous… Parce qu’il nous semble dangereux de vouloir faire croire aux gens que les artistes se découvrent lors de casting en prime time… Parce que le talent ne se mesure pas au nombre de disques vendus, ni même a l’exposition médiatique… Pour toutes ces raisons la démarche initiée par les équipes d’Echo Productions et d’Exclaim lors du volume 1 de « PAS VU A LA TV » se poursuit aujourd’hui dans ce volume 2 : permettre au plus grand nombre de découvrir ceux qui contribuent à l’existence du spectacle vivant, Permettre au plus grand nombre de se faire sa propre opinion ! » Mike d’Inca – auteur et chanteur de SINSEMILIA et instigateur de ce projet.

Peter Gabriel, Big Blue ball, Harmonia Mundi (Real world), 2008.

« La musique est définitivement un langage universel, ce projet le prouve. Vue de l’espace, la terre n’est qu’une grosse boule bleue, sans la moindre frontière » (Peter Gabriel). Toute dernière sortie Real World, le label de Peter Gabriel, l’album Big Blue ball est un concept original pop-world réunissant plus de 70 artistes issus des cinq continents. Ce projet de Peter Gabriel & friends est basé sur trois sessions d’enregistrement aux studios Real World, en 1991, 1992 et 1995, réunissant 70 artistes dont Karl Wallinger, Natacha Atlas, Sinnead O’Connor, Joseph Arthur, Papa Wemba, Deep Forest, The Holmes Brothers, Manu Katché… On pourrait certes reprocher à cet album de manquer de cohérence (contrairement au précédent opus de Peter Gabriel, Ovo en 2000, et au suivant, Scratch my back en 2010), et de nous balader sans queue ni tête autour de la grosse boule bleue et pop… N’importe, on peut se permettre un peu de complaisance envers les Fonds de tiroir. C’est de la bonne musique.

Bjorn Berge, Live in Europe, Harmonia Mundi (Dixiefrog), 2008.

Enregistrement public à l’Ancienne Belgique (Bruxelles), le 22 février 2007 et au Nouveau Casino (Paris) en mars 2005. Le bluesman Bjorn Berge possède au moins une autre remarquable singularité, en plus d’être suédois : il joue tout seul – comme son idole, le grand-père du blues Robert Johnson. Berge débute la guitare à 13 ans, publie son premier album à 26, et s’obstine à écumer les clubs et petites salles en solitaire… Ces années de galère n’ont jamais ébranlé sa foi fiévreuse dans le blues. Cet album live rend justice à la phénoménale énergie qu’il déploie face au public, armé de sa seule guitare, de sa voix rauque comme de juste, et de son pied qui ensorcelle le rythme comme un grand orchestre.

Buena Vista Social Club, Live at Carnegie Hall, Harmonia Mundi (World Circuit), 2008.

En 1997, le musicien et producteur Ry Cooder faisait redécouvrir au monde entier les joyaux de la musique cubaine, grâce à l’album de « world music » le plus vendu à ce jour (8 millions d’exemplaires : Buena Vista Social Club. Dix ans après le concert qui eut lieu à New York au Carnegie Hall, voici enfin le CD de ce moment unique, comme un ultime hommage à Compay Segundo, Ruben Gonzales, Ibrahim Ferrer et Omara Portuondo. « Cela faisait dix ans que je n’avais pas réécouté les bandes. C’est comme si tous les génies étaient sortis de la bouteille. » (Ry Cooder).

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