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Où l’on fait diversion en discutant musique, I (Troyes, épisode 13)

Pour commencer : joyeux anniversaire au webmestre anonyme quoique dévoué. Quand on rédige un blog quotidien, les évènements du même nom s’y glissent naturellement, comme un devoir de civilité. Profite, webmestre ! Je ne te souhaiterai pas bonne fête devant tout le monde chaque année.

Ensuite : causons d’autre chose. De musique. La musique, j’aime ça par ailleurs. En arrivant à Troyes, j’avais mon trombone dans les bagages, question d’hygiène personnelle.

Il se trouve que, à l’heure où je vous parle, j’ai temporairement quitté ma thébaïde troyenne pour reprendre les affaires courantes de mon turbin salarié. Eh, ben, ça fait drôle. Pendant une semaine complète, adieu la Maison du Boulanger, puisqu’au contraire (?) je vais me reconcentrer sur mon gagne-pain. D’un côté ou bien de l’autre, où se trouvent au juste les « vacances » (étymologiquement, les choses vides) ? Oh, je ne suis pas à plaindre, allez, j’ai la chance de ne pas détester mon métier. Dans le civil, j’ai en charge le rayon musique d’une médiathèque.

Je me retrouve face à une difficulté : comment conserver à ce blog son rythme journalier quand je serai happé par mes fonctions musicalo-municipales ? J’ai décidé, précisément, de les y intégrer. Pendant une semaine, je n’écrirai rien de neuf sur le blog, mais je recyclerai des Fonds de tiroir professionnels, à savoir les chroniques de CD (et à l’occasion, de DVD) rédigées ces dernières années dans le cadre de mon boulot. Un ami musicien et mélomane m’avait aimablement encouragé à diffuser ces chroniques ailleurs que dans un cadre pro, c’est l’occasion, les voici à raison de dix par jour. Je les relis juste avant de vous les copiercoller, je résiste à la tentation de les rater mieux… Je décèle de ci de là, autant vous prévenir, des facilités de style, des tics un peu agaçants, des régurgitations éhontées de bouts de phrases lues dans quelque dossier de presse, bref je ne vaux guère pas mieux au fond que Lisabuzz ou que le premier commentateur Amazon venu, qui ne font tous deux quer singer les clichés rhétoriques des critiques officiels et/ou appointés par les majors… Coup de cœur ! À ne pas manquer ! (À ma décharge, je crois n’avoir jamais employé de ma vie l’adjectif incontournable.)

Mais tant pis, à la relecture je remarque surtout l’honnêteté (y compris lorsqu’un pote très proche joue sur l’une des galettes…) de ces notules. Voire l’éthique. C’est beaucoup mieux que rien, l’éthique, comme vertu : ces musiques sont recommandables, j’ai bien fait de les recommander, j’ai fait mon boulot. D’ailleurs pour la plupart je les écoute encore (à part Florence Foster Jenkins, qu’on n’écoute qu’une fois dans sa vie, il ne faut pas déconner avec ça). Je suis constant dans mes goûts (des mélanges, des cowboys solitaires, des architectes déments, d’indécrottables punks, du blues partout). Rendez-vous la semaine prochaine après les redifs.

Coups de cœur musique, 2006-2008

Chair Chant Corps, Nous rirons, Rock Revolution Records, 2006.

La scène musicale grenobloise, en perpétuelle ébullition, ne se limite pas aux chanteurs (Calogero) ou groupes (Sinsemilia) qui ont l’heur d’accéder aux grandes ondes médiatiques.
Parmi les groupes remarquables ayant émergé ces dernières années, le quatuor Chair Chant Corps étonne avec un premier album superbe de maturité, intitulé, de façon plus mélancolique qu’ironique, « Nous Rirons » (label Rock Revolution Records).
Les ambiances sont tour à tour fiévreuses ou éthérées, et les textes se révèlent d’une exigence poétique rare… c’est à dire ambigus, et revenus de loin. Des influences identifiables (Noir Désir sans aucun doute, mais aussi bien Brel que Jeff Buckley) n’écrasent pas cet album avant tout personnel, pénétré d’un romantisme déchiré comme seule l’énergie rock’n’roll sait en produire à coups de guitare. Du style, du sens, et du souffle.

[P.S. : il semble bien qu’en 2011 Chair Chant Corps n’existe plus…]

Loco Locass, Amour oral, Select distribution (Québec), import.

Le rap est une formidable manière de lancer des mots… à condition d’avoir des choses à dire. Et si le salut du rap francophone, qui s’enlise depuis longtemps dans les clichés vantards et creux gangsta à la remorque de Skyrock, nous venait d’outre Atlantique ? L’album Amour oral (c’est bien d’amour de la langue française qu’il s’agit) du trio montréalais Loco Locass est un collier de perles hip-hop à l’écriture savante, magnifiquement ciselée, qui cite Eminem et Baudelaire dans le même flot (le même flow), doublée d’un acte d’engagement politique fort : le groupe s’affirme anti-libéral, anti-Bush (W roi), anti-raciste (L’ascenseur pour les fachos) et résolument pour l’indépendance du Québec. Le tout avec l’accent de la nouvelle France, mais heureusement le CD est pourvu d’un livret pour ne rien perdre des textes : « Ostie d’câlisse de Saint-ciboire de tabarnak ! Y’a quequ’chose de pourri au royaume du trademark ! » A noter : l’imparable tube Libérez-nous des libéraux, scandé dans bien des manifestations au Québec, a fait l’objet d’un article dans Courrier International n°749, 10 mars 2005.

Raphaël Imbert Project, Bach Coltrane, Zig Zag Territories, Distribution Harmonia Mundi

Projet tellement étrange et pourtant tellement logique ! Jean-Sébastien Bach le fertile baroque, et John Coltrane le météore du free jazz, n’ont rien en commun, si ce n’est une profonde spiritualité – un dialogue avec le ciel distillé dans des volutes d’orgue ou de saxophone, sophistication d’écriture ou improvisation au service de la même quête. Aboutissement d’une recherche musicale menée par le saxophoniste Raphaël Imbert sur le jazz et le sacré, soutenue par la Villa Médicis hors les murs à New York, cet étonnant programme, tant sur scène que sur CD, mêle dans une même ferveur thèmes de Bach et de Coltrane, liturgie luthérienne et esprit du gospel. Imbert a fondu (plutôt que rassemblé) quelques jazzmen et quelques baroqueux (dont l’organiste André Rossi, le quatuor à cordes Manfred, et, sur un titre, l’immense contre-ténor Gérard Lesne) et le résultat de l’opération alchimique peut à bon droit être qualifié de miracle : le mélange n’est jamais forcé, il est profondément émouvant, lumineux, fort. Comme disait Daniel Toscan du Plantier, « Je ne crois pas que Dieu existe, mais nous avons au moins une preuve de son existence : Bach composait pour Lui ». On pourrait dire la même chose de Coltrane. Et peut-être de Raphael Imbert. La musique est une grâce.

Musiques Racines, Enfance & Découvertes, 2007.

Label associatif fondé en 1994 par Jean-Pierre Devant de Martin, Enfance & découvertes a exploré le monde en quête de contes et chansons traditionnelles. Le résultat : quelques dizaines de CD, formant une somme estimable de sons et d’histoires bigarrées qui éveillent à « l’autre » l’oreille des enfants et des adultes bien disposés. Mais la plus belle réussite du label à ce jour, leur projet le plus juste et cohérent, est le triple CD intitulé Musiques Racines, du Brésil à la Louisiane. En 3h30 de pédagogie qui danse et de musicologie qui groove, nous refaisons le déchirant voyage des esclaves qui, d’Afrique en Amérique via les Antilles, ont légué au monde les rythmes devenus la musique populaire d’aujourd’hui : le jazz, le reggae, la salsa…Enfance & Découvertes est distribué discrètement : peu de chance de trouver leurs créations en tête de gondole des supermarchés, et l’on gagne à se renseigner directement sur le site http://www.cantinlevoyageur.com.

Gerard Pierron, Djal, Kordevan, Plein Chant, Harmonia Mundi/Le Chant du Monde, 2006.

Vous avez dit « populaire » ? Le double CD « Plein Chant », comme le spectacle du même nom, rend hommage à Edmond Thomas, éditeur de poètes dits « populaires », c’est-à-dire non pas célèbres, mais au contraire humbles, voire anonymes – même si on trouve des plumes assurées telles celles de Pierre Louki, Allain Leprest ou Valéry Larbaud. Au total, 28 poèmes deviennent ici des chansons poignantes ou douces, réalistes ou drôlatiques, chroniques prolétaires ou élégies du quotidien. Derrière la voix de l’initiateur du projet, Gérard Pierron, ou plutôt tout autour d’elle, la douzaine de musiciens, membres des groupes grenoblois Djal et Kordevan rivalise d’imagination, de virtuosité, de chaleur et de malice… en somme une fête « populaire », ici aussi au meilleur sens du terme. Dernier ingrédient de ce magnifique album  : les mains dessinées, diverses comme autant d’hommes au travail, offertes par Ernest Pignon-Ernest.

Nosfell, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, Warner (V2), 2006.

Un OVNI dans le rock français. On n’avait pas vu ça depuis Christian Vander et son Magma : pour exprimer toutes les nuances de son univers intérieur, un musicien sans concession répugne à se contenter des mots et notes du commun des mortels, mais ressent le besoin de créer un langage de toutes pièces. Cet ancien étudiant en langues orientales (il sait comment fonctionne la structure d’une langue…) a ainsi rêvé un monde, la Klokochazia, et son idiome, le Klokobetz. Une fois prévenus de cet exotisme fantastique, ne nous arrêtons pas aux titres des morceaux, à coucher dehors comme il se doit, et laissons-nous envoûter par la poésie unique de Nosfell : ses ambiances sophistiquées, ses harmonies habitées, sa voix incroyablement riche, sa mythologie échevelée. Le titre de son deuxième album, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, signifie paraît-il «Le chien mord, mais pas le renard» en Klokobetz. Ah, bon !

Rabih Abou-Khalil, Songs for sad women, Harmonia Mundi (Enja Records), 2007.

Après vingt ans de carrière et une quinzaine d’albums (dont six dans les bacs de la médiathèque) à géométrie variable, oscillants selon les humeurs entre jazz et musique traditionnelle, le compositeur et joueur de oud Rabih Abou-Khalil délivre avec ces Chansons pour femmes tristes l’un de ses opus les plus recueillis, intimes, et doux. Installé en Allemagne, ce Libanais a réagi à la guerre qui a ensanglanté son pays l’été 2006 en dédiant son album aux femmes libanaises – mères, filles, épouses, premières victimes des conflits, premières oubliées des actualités. Comme souvent en compagnie d’Abou-Khalil, la grâce musicale naît des rencontres entre les horizons – ici, le français Michel Godard est au serpent, l’arménien Gevorg Dabaghyan au doudouk, l’américain Jarrod Cagwin aux percussions. Et comme toujours, la pochette du CD, conçue par le musicien lui-même, est sublime.

La pompe moderne (The Brassens), Plus dur, meilleur, plus rapide, plus fort, Les Disques bien, 2007.

Ouvrons une porte sur un univers parallèle… Pénétrons une quatrième dimension sonore, un endroit aux frontières de notre imagination où les spéculations musicologiques les plus saugrenues, les expériences vocales les plus dada, auraient soudain une existence légitime… Et si Georges Brassens chantait des chansons de IAM ? de Diam’s ? de la Compagnie créole ? de Daft Punk ? Pourquoi faire, direz-vous ? Certes, mais pourquoi pas ?
Le groupe sétois (forcément) nommé « The Brassens » a suffisamment écouté tonton Georges pour imiter à la perfection les accents, la bonhomie moustachue, les harmonies faussement simples, les arrangements tranquillement manouches (guitare-contrebasse-percus), bref tout l’art de Brassens. Et pour en faire quoi, sacrebleu ? Pour entonner placidement « Le bal masqué », « Je danse le Mia » et « Laisse-moi kiffer la vibe avec mon mec ». La plaisanterie, qui serait sans doute un peu longuette sur tout un album (quatre titres seulement ici), n’a pas été appréciée par les ayant droits de Brassens, qui ont exigé un changement de nom (le CD a été réédité en 2008 sous l’appellation « La Pompe moderne »). Pourtant, il n’y avait pas de quoi se fâcher : ce n’est pas une parodie, pas une moquerie, juste un mélange un brin absurde des codes musicaux, pour démontrer en fin de compte que « Brassens » n’est pas seulement le nom d’un chanteur, mais peut-être celui d’un genre musical. Quel plus bel hommage ?

Florence Foster Jenkins, The complete legacy, Naxos, 2007.

Attention : ce CD de musique classique est peut-être à réserver à ceux qui détestent la musique classique. Voilà une curiosité, aussi comique que pathétique, et pour cela même rééditée depuis 60 ans : les enregistrements stupéfiants de la pire diva du monde, dépourvue d’oreille, du sens du rythme, du sens de l’harmonie, du sens de la mesure, et manifestement du sens du ridicule. Florence Foster Jenkins, authentique Castafiore, massacre allégrement l’air de la Reine de la nuit (la Flûte enchantée de Mozart), ainsi que des lieder et airs populaires. La dame, sourde également aux critiques, eut un certain succès et réussit même à remplir le Carnegie hall en 1944 – c’était la guerre, les occasions de rire étaient précieuses. Le fait est qu’il faut l’entendre pour admettre qu’une chose pareille est possible… Certes, on peut se moquer. Mais le personnage est fascinant, et admirable sinon pour son « œuvre », au moins pour sa force de caractère : elle aimait la musique (amour à sens unique, hélas… comme le sont les amours les plus tragiques et les plus belles), elle s’était enfuie de sa maison natale pour se consacrer entièrement à sa passion, et elle est restée jusqu’à sa mort persuadée de son immense talent. « Les gens pourront toujours dire que je ne sais pas chanter, mais personne ne pourra jamais dire que je n’ai pas chanté. » À noter : F. Foster Jenkins a fait l’objet, outre trois (!) pièces de théâtre, d’une chanson « Casseroles et faussets », dans le dernier album de Juliette, Bijoux & babioles, également dans nos bacs.

Mat et Iano, Mountain men, autoproduit, 2005

Le blues est la musique des Noirs américains, mais il est à tout le monde depuis longtemps, y compris à cette paire de blancs-becs, le Français et l’Australien, qui un beau jour se sont rencontrés et ont jamé sur le Vercors. D’où leur nom : Mountain Men. J’ai nommé Mr Mat (alias Mathieu Guillou), compositeur et brailleur, et Barefoot Iano (alias Ian Giddey), harmoniciste aux pieds nus. Ensemble, et à deux guitares, ils réussissent l’accord entre le blues des origines, celui qui sent encore la sueur et le sang des colored people du sud des Etats-Unis, et un blues d’aujourd’hui, qui nous parle (parfois en français) de notre vie au début du 21e siècle. Revisitant Robert Johnson, Skip James ou Sonny Boy Williamson autant que Metallica, ils déploient (surtout sur scène) des mélodies entêtantes , de l’énergie, de l’humour… De la chaleur presque noire, vue d’en bas.

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