Où l’on fait diversion en bavassant musique, IV (Troyes, épisode 16)
Coups de cœur musique (plus trois DVD, pour changer un peu)
automne 2009-printemps 2010
Mulatu Astatke, New York-Addis-London The story of ethio-jazz 1965-1975, Strut (Play it again Sam), 2009.
Mulatu Astatke est le parrain de l’ethio-jazz, ce courant né à l’aube des années 60 dans les bars d’Addis-Abeba, d’une fusion entre les rythmes latins, les grooves psychédéliques de la pop de l’époque, et les traditions locales. Ce son si caractéristique a été remis sur le devant de la scène dans les années 2000 grâce à la série de CD à succès « Ethiopiques », et grâce à la bande-son, fort pertinemment décalée (et par conséquent mélancolique), du film de Jim Jarmusch, Broken Flowers (2005). La présente compilation, parue sur le label allemand Strut, raconte le cheminement de cette musique autant que celle d’Astatke, musicien hors du commun. Né à Jimma, Ethiopie, en 1943, il a d’abord étudié à Londres avant de filer à New York, puis au Berklee College of Music de Boston, avant de revenir à Addis-Abeba. Vibraphoniste, pianiste (souvent au Wurlitzer électrique à la Soft Machine), Astatke intègre, en une synthèse très personnelle, toutes les musiques qu’il a absorbées, des plus dansantes au plus avant-gardistes. Cette rétrospective est une excellente introduction à la musique tonique, exotique, hypnotique de Mulatu, mais ne doit pas faire oublier qu’il est toujours actif : ce fringant sexa(quasi-septua)génaire prépare un nouvel album, Mulatu steps ahead.
Collectif, Indian Rezervation blues and more, Dixiefrog, 2009.
3 heures de musique, 30 minutes de vidéo, 33 artistes, un livret 48 pages… Le label français Dixiefrog parachève l’un de ses projets les plus ambitieux : un panorama de la musique des Amérindiens d’aujourd’hui. Entre blues, country, chants traditionnels, folk, americana (et même avec quelques épices Hip-Hop et R&B), cet album fait voler en éclats les clichés et met en lumière l’apport des tribus dans la musique. L’album est présenté par la chanteuse Pura Fe’, marraine et inspiratrice du projet, et illustré par deux artistes amérindiens. Avec, en fil rouge comme la peau cuivrée des seuls véritables Américains natifs, cet apport théorique majeur : « L’influence musicale indigène sur les débuts du blues est rarement évoquée. Les ouvrages sur le blues ignorent les échanges culturels qui se sont produits entre esclaves africains en fuite et les peuples des Premières Nations, et comment cela aurait donné naissance au blues (…) Le jazz et le rock sont issus du blues. Aussi, l’affirmation selon laquelle nous avons contribué aux premiers développements du blues devrait bouleverser l’essence même de la musique américaine. » Elaine Bomberry, productrice d’émissions musicales sur des chaînes de télévision, et membre de la nation Ojibwe/Cayuga.
Rufus Cappadocia, Song for cello, Daqui, 2009.
Né en 1967 à Hamilton (Ontario, Canada) d’une mère américaine et d’un père immigré italien, Rufus Cappadocia découvre le violoncelle à l’âge de trois ans. Après des études classiques, notamment avec le violoncelliste tchèque Zdenick Konicek, il s’inscrit à l’université McGill de Montréal où il passe des heures dans la bibliothèque d’ethnomusicologie. Il profite aussi de ces années universitaires pour écumer la scène jazz progressiste de Montréal et pour jouer en duo avec une batterie, dans les rues et les stations de métro. Durant ces années d’expérimentation, il met au point un violoncelle électrique à cinq cordes. Cet instrument unique lui permet d’étendre les basses du violoncelle et d’explorer de nouvelles tonalités. Avec Songs For Cello, Rufus Cappadocia revient aux sources de sa démarche, comme quand il jouait seul dans la rue ou dans le métro. Tous les morceaux ont été enregistrés en public au Canada, en privilégiant une démarche de jeu intuitive. Magicien du violoncelle électrique, Rufus donne à entendre un jeu inventif, à la fois épuré et sophistiqué.
Vox Clamantis & Weekend Guitar Trio, Stella Matutina, Mirare, 2009.
Héritier du Hilliard Ensemble, le chœur estonien Vox Clamantis est l’un des plus respectés ensembles de musique grégorienne. Sous l’impulsion de leur jeune chef Jaan-Eike Tulve, ces compatriotes et amis d’Arvo Pärt présentent aujourd’hui un nouveau projet audacieux et très ambitieux : Stella Matutina. « Neuf et ancien, proche et lointain, chaud et froid… ou quand le chant Grégorien rencontre la musique improvisée pour trois guitares (le Weekend Guitar Trio) et électronique. Ces couples de mots, qui nous paraissent à première vue opposés, peuvent, au fil du temps ou à la faveur d’une observation plus attentive, devenir de proches compagnons, voire s’interpénétrer étroitement. Le chant grégorien est une méditation musicale née d’une tradition orale qui remonte à des siècles dans le passé. Qu’est-ce qui pourrait en être plus éloigné que le son de nos guitares électriques ? Ainsi parle, exaspéré, celui qu’aveuglent les préjugés. Cependant, la guitare électrique sait elle aussi méditer, et le chant qui résonne dans les textes sacrés est capable d’expressivité et de sensibilité, au plus haut degré. Les compagnons de route peuvent différer par l’âge et par leur vêtements, mais s’ils empruntent le même chemin, leurs pas les guident vers le même but. » Jaan-Eike Tulve
Weepers Circus, À la récré, EPM (Universal), 2009.
Weepers Circus est un groupe alternatif, rock festif nourri d’influences diverses (dont une pointe de jazz klezmer) né à Strasbourg et écumant les scènes depuis près de vingt ans. Surprise : son nouvel album s’adresse aux enfants. À la récré alterne les grands classiques des cours d’école réorchestrés avec bonheur (Trois p’tits chats, Lundi matin…Du très très neuf avec du très vieux) et les compositions originales. De nombreux invités sont de la partie : Didier Lockwood, Caroline Loeb, Juliette sur une version swing aux petits oignons de L’Hélicon de Bobby Lapointe ou Olivia Ruiz sur une étonnante V.O. de Little Boxes de Greame Allwright… Voisinage strasbourgeois oblige, les illustrations sont dues à un autre vieux gamin de cour de récré, le vénérable quoiqu’espiègle Toni Ungerer.
Hugues Aufray, New Yorker, hommage à Bob Dylan, Mercury (Universal), 2009.
Un duo entre Hugues Aufray et Didier Wampas ? Cette proposition semble surréaliste, mais tout est possible s’il s’agit de fédérer les enfants et petits-enfants français de l’inépuisable folksinger Bob Dylan. Quarante ans après avoir traduit et vulgarisé Dylan en France, Aufray revient encore et toujours à celui qui lui est à la fois une source d’inspiration majeure, et un ami. Le premier titre de l’album est un monologue touchant et humble (Aufray ne se présente qu’en intermédiaire : « Je ne me suis jamais pris pour Orphée »), et les suivants sont tous des duos revisitant les tubes de Dylan – Blowin’ in the wind avec Francis Cabrel, Just like a woman avec Jane Birkin, Knock knock knockin’ on heaven’s door avec Bernard Lavilliers, Man gave name to all the animals avec Alain Souchon… L’hommage est plus ou moins inspiré, plus ou moins nécessaire, mais toujours sincère. Et puis, en redécouvrant ces mélodies de Dylan sur les traductions d’Aufray, on se dit, « Ah, c’était donc ça que ça voulait dire ? » Quant au duo avec Didier Wampas sur Tout l’monde un jour s’est planté (traduction de Rainy day woman) ? Oui, il est très réussi, le morceau le plus joyeux de l’album, un entraînant et consolant hymne aux losers.
Danger Mouse/Sparklehorse/David Lynch, Dark night of the soul, Parlophone (EMI), 2010.
La nuit noire de l’âme. Qu’est-ce à dire ? L’expression, empruntée à Saint Jean de la Croix, désigne une expérience propre à la mystique chrétienne, une phase de solitude et de tourments où Dieu semble s’éloigner… S’il exprime sans aucun doute les affres d’âmes perdues, l’étrange album qui porte ce titre n’est, disons, pas très catholique. Dark Night Of The Soul est un projet commun de Danger Mouse (Gnarls Barkley, Gorillaz…) et de feu Mark Linkous (Sparklehorse), épaulés par le cinéaste David Lynch, qui apporte l’inquiétante étrangeté de son univers visuel, et de sa voix – l’un comme l’autre immédiatement identifiables. Le trio a convié les Flaming Lips, Gruff Rhy, Jason Lytle (Grandaddy), Julian Casablancas (The Strokes), Black Francis (Pixies), Iggy Pop, James Mercer (The Shins), Nina Persson (The Cardigans), Suzanne Vega et Vic Chesnutt. Les rumeurs entourant ce projet mystérieux qui rassemblait comme en un chœur de fantômes la crème de la scène rock indé, ont commencé à circuler début 2009, suscitant moult excitation. Mais si Dark Night Of The Soul a fait parler de lui en tant que livre d’art (en édition limitée, un magnifique ouvrage sans le moindre son, contenant un CD vierge à graver soi-même !) et installation audiovisuelle dans une galerie, sa musique n’avait pas encore été officiellement publiée. C’est chose faite, après un an et demi de chicanes juridiques. La fête qu’aurait dû constituer l’avènement de cet album magnifique, tortueux et envoûtant est ternie par les décès récents de Mark Linkous et de Vic Chesnutt.
Pierrick Sorin, Nantes, projets d’artistes [DVD], Centre national de documentation pédagogique, 2009
Le vidéaste Pierrick Sorin est une gueule de l’art contemporain, et depuis vingt ans ses auto-portraits dérisoires marquent les esprits et les galeries, et suggèrent un art de rire, y compris de soi, parfaitement subversif. En l’an 2000, Nantes, sa ville natale, lui passe une commande dans le cadre des célébrations du nouveau millénaire. Sa réponse est, comme on pouvait l’espérer, à la fois pertinente et impertinente, subtile et désopilante : Sorin réalise un film où il se réinvente sept fois. Il interprète sept artistes européens (plus un présentateur) dont lui-même, déambulant dans la cité, chacun présentant son projet délirant de recomposition du paysage urbain, à coups d’hologrammes, de sculptures, d’architectures, de films amateurs et de yaourts aux fruits. Ce film est une parodie des documentaires à vocation culturelle que l’on peut voir sur des chaînes de télévision versées dans la vulgarisation, tel Arte. La forme emprunte aux codes de ce type d’émission, et le fond est une savoureuse satire (une auto-critique ?) des discours et postures d’artistes. Pourtant, la grande ambition de l’art contemporain est atteinte en douce : le regard que nous posons sur le quotidien en est réellement changé. Cette œuvre authentique, qui consiste en une accumulation d’œuvres factices, a acquis inopinément une légitimité nouvelle en se voyant inscrite au programme du baccalauréat, ce qui nous vaut cette paradoxale édition didactique du DVD, aux bons soins du Centre national de documentation pédagogique.
La Commune (Paris 1871), un film de Peter Watkins, Doriane films, 2001
Connaissez-vous la « Monoforme » ? En tout cas, elle vous est familière, trop familière, à votre insu… Selon l’inventeur de ce concept, le cinéaste anglais Peter Watkins, la Monoforme serait le schéma narratif dominant les productions audio-visuelles du XXIe siècle. Nous regardons un film, un téléfilm, voire un documentaire ou le journal télévisé, et nous sentons bien que l’on nous raconte toujours, sinon la même histoire, du moins le même squelette d’histoire, quels que soient sa chair et ses vêtements, téléguidant nos émotions et nos réactions. Afin de briser, par un contre-exemple radical, ces conventions qui standardisent, non seulement l’audiovisuel, mais l’imaginaire des spectateurs, Watkins a tenté une expérience hors norme : son film La Commune est un OVNI cinématographique. Œuvre exigeante de 6 heures, tournée à Montreuil dans les anciens studios de Georges Méliès, cette reconstitution d’une page sanglante de l’Histoire de France est à la fois une critique de la mémoire historique, et du traitement de l’actualité par les mass medias. La fidélité aux faits (Qu’en savons-nous ? Y avait-il des caméras ?) est le prétexte à une mise en abyme anachronique : on voit des reporters de télévision interroger des protagonistes de la Commune, et des acteurs en costume décrocher de leurs rôles pour évoquer l’héritage de cette insurrection, les comparant aux grèves de 1995. La médiathèque, lieu ressource qui tente à sa manière de résister à la Monoforme, propose à son public quelques films invisibles, et pour cause, à la télévision. La Commune (Paris 1871) en fait partie.
Le petit fugitif, film de Morris Engel, Carlotta/SCEREN-CNDP (collection l’Eden cinéma), 2009.
L’édition en DVD de ce film réalisé en 1953 par le photographe Morris Engel est comme la découverte du chaînon manquant de l’histoire du cinéma : François Truffaut prétendait que la Nouvelle vague n’aurait pas existé sans le déclic offert par cette œuvre charnière et pourtant méconnue. De fait, Joey le petit fugitif ressemble à un cousin américain d’Antoine Doinel, héros d’un autre conte de l’enfance cruelle. Persuadé à la suite d’une mauvaise blague d’avoir tué accidentellement son grand frère, Joey, 7 ans, fugue une journée et une nuit dans le parc d’attraction de Coney Island. Livré à lui-même dans un monde voué au divertissement alors qu’il porte la culpabilité d’un faux crime de sang, il est filmé caméra au poing, à la manière d’un documentaire… Les bonus décrivent l’importance historique de ce film, l’influence de la photographie, le jeu de l’enfant, et l’histoire de la photographie aux Etats-Unis.
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