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To absent friends

05/04/2012 Aucun commentaire

Chaque mort nous rappelle nos morts, celles de feu nos compagnons de route, la nôtre en suspens, et les poètes nous font pleurer en nous murmurant l’épitaphe d’un que nous ne connaissions pas. Nous ne pleurons pas cet inconnu, mais la tragédie du sort commun.

Je pourrais n’utiliser ce blog que pour en faire un journal de mes larmes : ah, tiens, aujourd’hui, j’ai pleuré, je vous raconte, c’est bien le moins, pour une fois qu’il se passe quelque chose. Je l’ai fait parfois, ici ou .

Je le fais à nouveau : mes dernières larmes, donc, datent d’aujourd’hui même. J’ai écouté le dernier album de Springsteen, Wrecking ball, qui ne m’a pas fait grand effet. En revanche, j’ai lu le livret, et le texte final que le Boss consacre à son ami et saxophoniste Clarence Clemons, disparu l’an dernier, m’a fait couler les yeux. (On peut lire cette élégie, dans une autre version, sur le site de Rolling Stone, ce qui évite d’acheter l’album. On a le droit de pleurer aussi la mort de la musique sous forme de CD, c’est une autre question).

Chérissez les vivants. C’est tout pour aujourd’hui.

J’apprends à trotter (Je ronge mon frein)

30/03/2012 Aucun commentaire

Je ne connais rien aux chevaux (c’est excusable), et je ne m’y intéresse pas du tout (c’est à peine plus coupable). Je sais pourtant à leur sujet un fait remarquable : ils ont trois allures, le pas, le trot, et le galop. J’ai dû lire un jour quelque part, attendu que le principe de la culture est d’avoir lu un jour quelque part des trucs qui peut-être vous serviront un jour ou bien jamais et en attendant vous les rafistolez dans vos souvenirs et vous leur faites dire un peu n’importe quoi en lien avec à peu près n’importe quoi d’autre au grand hasard des synapses, j’ai dû lire un jour quelque part que leur deux allures les plus naturelles sont le pas (employé lorsqu’ils ont besoin de se déplacer lentement) et le galop (employé lorsqu’ils ont besoin de se déplacer rapidement). Le trot est une invention de la civilisation, une allure intermédiaire artificielle, une allure tempérée, contrainte et disciplinée, un moyen terme inculqué aux chevaux par le dressage humain.

Voici mon état d’esprit depuis le début de l’année 2012 : j’ai l’impression d’apprendre à trotter. Je tempère, je discipline, j’artifice, je suis dressé. Je me demande quels coups de cravache je crains, moi qui orgueilleusement me crois mon propre cavalier. Comment vas-tu ? Oh, j’avance… J’avance, mais à une allure qui me laisse fort perplexe lorsque d’aventure je m’arrête une seconde pour observer mon pas. Je ne suis pas le mauvais sauvage, mais je me sens, comment dire, domestiqué.

Et puis là, sans rapport avec ce qui précède, pour quelques jours je me trouve au beau milieu de l’adorable salon du livre jeunesse d’Epinal, Zinc Grenadine (je n’emploie jamais, je crois, le mot adorable, j’adore peu au fond, mais c’est ainsi, les gens du Zinc sont adorables, les bénévoles étymologiquement autant qu’empiriquement nous veulent du bien). J’aime bien, je suis content d’être là. Je n’en avais pas fait depuis longtemps des salondulivs, alors je me rends compte en y étant (dans un bon) que ça me manquait. L’ingrat boulot de VRP se trouve amplement compensé chaque fois qu’un vrai contact humain se produit. J’ai eu droit à quelques très bonnes rencontres scolaires.

Parmi les souvenirs mémorables : une classe de terminale dans un lycée agricole m’a joué des scènes des Giètes. Or, pour moi, depuis longtemps déjà, Les Giètes n’est plus un roman, c’est un spectacle que je tourne avec Christophe. Ce qui fait que j’en ai oublié, littéralement oublié, des pans entiers, qui ne font pas partie du spectacle. J’ai écouté leurs saynètes, j’ai découvert un dialogue entre Max et M. Tchiapallo qui m’était totalement sorti de l’esprit. Et j’ai ri ! J’ai trouvé ça bien ficelé, enlevé, cohérent, j’étais heureux, merci jeunes gens, joli cadeau.

Autre chose, dans une autre classe : les élèves ont entrepris de dresser mon portrait chinois à coup de question Si vous étiez... C’était rigolo, mais parfois difficile : « Si vous étiez une des sept merveilles du monde ? » Comme si je connaissais la liste par coeur ! Or, personne dans l’assistance ne les connaissait non plus (la jeune fille qui me posait la question pas davantage que les autres), j’ai donc répondu n’importe quoi, j’ai dit « La bibliothèque d’Alexandrie, une bibliothèque ça ne peut pas faire de mal », alors qu’elle ne fait pas partie des sept, j’ai confondu, je viens de vérifier, c’est le phare d’Alexandrie la merveille, pas la bibliothèque, je suis bibliocentré, c’est un fait. J’ai séché plus longuement encore face à une autre des facettes chinoises : « Si vous étiez un personnage de Walt Disney ? » Alors ça… Aucune idée, voilà bien une question que je ne m’étais jamais posée (pas davantage que « Quel membre du gouvernement Sarkozy êtes-vous » ou « Quelle voiture » ou « Quel présentateur de TF1 ».) Mais j’ai joué le jeu, j’ai réfléchi à toute berzingue-grenadine et tâché de donner au pied-levé une réponse qui à la fois les amuse et ne me renie en rien. « Si j’étais disneyen, je serais Goofy, c’est à dire Dingo. C’est un gentil con. Le rôle du gentil con me va. Je préfère être un gentil con qu’un méchant malin, ça préserve du cynisme. »

Bon, des bons moments, tout ça, je ne suis pas le mauvais cheval, mais je trottine, je trotte. J’espère que je n’ai pas oublié comment on galope. Je me demande si la prochaine étape, ce serait l’impression de marcher comme un canard sans tête.

L’homme au couteau entre les oreilles

13/02/2012 4 commentaires

Oyez ! Je parle pour vos oreilles.

Chères oreilles, après la première livraison, voici l’autre volet de l’interview donnée à Vanessa Curton pour RCF. L’essentiel de cette seconde émission, d’une durée frôlant la demi-heure et écoutable sous ce lien, consiste en une lecture in extenso , disons même une interprétation, de la nouvelle Double tranchant. Il y est ensuite question, comme de juste, des diverses incarnations de ce texte, sans omettre de saluer ses admirables compagnons de route, JP Blanpain ou l’équipe de Tinqueux.

Avant de nous quitter, chères oreilles, et de délaisser ce blog pour un nouveau hiatus sans doute assez long, je lance un petit appel à témoin. Durant mes recherches documentaires pour mon conte qui coupe, j’ai pu lire (remerciements tardifs mais chaleureux à Michèle Andrieux, présidente de la Lecture et des Loisirs) la retranscription du témoignage d’un artisan coutelier retraité, et même trépassé, depuis belle lurette, c’est ça qui est beau avec les témoignages enregistrés, ils sont là après nous, vos oreilles pourront encore écouter l’émission quand je serai mort. L’homme à lame, donc, décrivait ses outils, et notamment une large pièce de bois, qu’il s’attachait sur le ventre au moyen d’une ceinture, et qu’il utilisait lorsque pour une raison ou une autre il devait peser de tout son corps sur une pièce qu’il travaillait. Il désignait cette singulière cuirasse du nom de conscience, et ainsi poussait sa conscience sur une mèche qui devait transpercer une soie de couteau, par exemple. Aucun des dictionnaires que j’ai consultés ne confirmant l’acception de cette étrange conscience professionnelle, je soupçonne le particularisme régional, ou patoisant mal retranscrit, ou idiosyncratique. Quelqu’un saurait éclairer ma lanterne ? Allez hop, un livre à gagner, pour le dédommagement.

Le rêve américain, encore

11/02/2012 Aucun commentaire

Susie Morgenstern m’avait raconté combien elle était fière, et excitée, et intimidée, de traduire, avec l’aide de sa fille Aliyah, le livre pour enfants de Barack Obama. Le titre original de l’ouvrage, Of thee I sing, reprend une tournure désuète extraite d’une vieille chanson patriotique qui faillit devenir l’hymne américain, réincarnée plus tard en comédie musicale de Gershwin, dont l’intrigue tourne incidemment autour d’une élection présidentielle… Comme Susie est naturellement douée pour rendre les histoires de la plus drôle façon, elle m’expliquait qu’elle avait passé des jours à chercher à ces quatre mots un équivalent français pertinent et, lorsqu’enfin elle avait envoyé, contente d’elle, sa version à la Maison Blanche, le service protocolaire lui rétorqua que, en France comme dans tous les pays où ce livre serait traduit, le titre serait Of thee I sing et puis c’est tout.

Je viens de lire ce livre. Je suis épaté par ce concentré de culture américaine (non, ce n’est pas un oxymore). Obama parle à ses deux filles. Vous ai-je dit récemment que vous êtes formidables ? Il les édifie, en leur montrant l’exemple de glorieux américains. Les héros défilent, qui sont autant de symboles : un grand sportif, un grand président, un grand sage indien, une grande architecte, un grand explorateur (Neil Armstrong), une grande chanteuse (Billie Holiday, oh mon Dieu, son évocation en quatre lignes me fait autant frissonner que si j’entendais God bless the child pour de vrai), une grande artiste peintre, un grand syndicaliste, un grand scientifique (Einstein, il était américain ? Eh, oui, naturalisé, parce que l’une des forces de ce pays-ci est l’accueil qu’il réserve traditionnellement aux étrangers)…

C’est bien sûr de la propagande pur jus, bien sûr simpliste, bien sûr patriotique (et le patriotisme est le père ou le grand-père de la guerre), bien sûr politiquement correct (les quotas sont respectés, un native american, deux noirs-américains, une asiato-américaine, un latino, etc.), bien sûr bourré de bons sentiments (la dernière phrase est Je vous aime), bien sûr cachant sous le tapis le côté obscur de la force (ce pays est aussi le plus impérialiste de la planète, le plus violent, le plus guerrier, le plus inégalitaire, le plus glouton, le plus irresponsable, le plus impitoyables envers ses minorités)… Bien sûr je tique sur la phrase Vous ai-je dit que vous devez être fières d’être américaines ? (je campe sur cette position éthique : on ne peut être fier que de ce qu’on a fait, de ce qu’on a choisi, de ce qu’on a décidé – pas de ce qu’on est par hasard)… N’empêche.

N’empêche, je lis ça, et ça fonctionne. Je suis réellement ému. Convaincu que les iouhessé sont une belle et forte nation. Je regarde la bannière étoilée, la main sur le coeur, merde, c’est vrai, nous sommes tous des Américains, leur bourrage de mou a marché, ils m’ont encore eu cette fois. Comme ils m’ont eu tant de fois avec leur cinéma, leur musique, leurs romans, leurs comics, leurs séries télé, parce qu’ils savent raconter des histoires, ils savent produire de l’imaginaire, des mythes, des émotions pour les masses mondiales qu’ils ont inventées. Ils sont forts, ces Américains. On les déteste parfois un peu, parce qu’il faut bien détester Goliath quand il y a tant de David, mais tout de même on les aime. Le message est parvenu jusqu’aux filles d’Obama, et jusqu’à moi, pareil.

Le message : « Vous ai-je dit que l’Amérique est faite de toutes sortes de personnes ? Quelles que soient leurs races, leurs religions ou leurs croyances, qu’elles viennent de régions côtières ou de la montagne, elles ont fait jaillir la lumière en partageant leurs dons uniques, en nous apportant le courage de nous soutenir les uns les autres, de continuer à nous battre, de travailler et de construire notre Nation sur toutes ces fondations. »

C’est tellement, tellement plus beau, en guise de message adressé à son propre peuple et à l’export, que Toutes les civilisations ne se valent pas, il y a des civilisations que nous préférons. Pas étonnant que les Ricains soient fiers (à bon droit ou pas) d’exhiber à tout bout de champ leur drapeau, à leurs fenêtres et autour de leurs mugs, à la devanture de leurs magasins ou de leur stations-services aussi bien que de leurs administrations (comme si au fond il n’existait qu’une enseigne, qu’un logo, qu’un seul trust), plein leurs fringues et leurs voitures, comme élément de déco intérieure ou sur le temps qui passe, sur leurs beaux-arts comme sur leurs héros… Tandis qu’en France, le geste de brandir le drapeau bleu-blanc rouge gardera toujours quelque chose de beauf, de fasciste, ou de juste nouille.

Il devrait en être de même pour la honte que pour la fierté : on n’a pas à avoir honte de ce dont on n’est pas responsable. Pourtant j’ai du mal à lutter contre la honte d’avoir Claude Guéant dans le paysage. Mais au fait… Je m’adresse à mes filles. Je m’adresse à tout le monde. Vous ai-je dit qu’il y a des Français formidables ? Françoise Héritier, par exemple. Elle donne un entretien stimulant et réconfortant au journal le Monde, où elle parvient à la même conclusion que moi : il serait temps d’enseigner l’anthropologie à l’école, pour éviter que des crétins s’approprient n’importe comment des mots comme « civilisation ».

Je ne sais pas s’il faut voir [dans les propos de Guéant] une marque d’opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de l’expression de l’ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu’il convient de dire en premier, c’est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce « bon sens » partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et, dans la foulée, nous sont inférieurs, proviennent d’un réflexe psycho-social partagé par toute l’humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d’une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d’à-côté comme de ces « sauvages qui ne mangent pas comme nous ». Et le démographe Jean Sutter a montré en son temps que, dans les campagnes françaises, on répugnait même à se marier dans un voisinage proche, quitte parfois à préférer des étrangers vraiment très éloignés. Ceux qui sont considérés comme autres selon divers critères (ici, la nourriture, ailleurs, les intonations, le vêtement…) sont déjà des barbares dont les usages ne valent pas les nôtres.

À bas le travail

09/02/2012 Aucun commentaire

Des titres.
Des billets.
De l’or.
Et les grandes richesses, alors,
Et tout ce que les grandes richesses sont dans la vie,
Femmes, tableaux, chevaux, châteaux, tables servies,
Tout, j’ai tout, tout ce que je veux.
J’ai tout, tout ce qu’ils n’ont pas,
Alors comment est-ce qu’il se fait que ces autres choses ne soient pas à moi ?
Quand tout l’air sent bon comme ça.
Seulement l’odeur n’entre pas.
Les seules choses qui font besoin
Et tout mon argent ne me sert à rien, parce qu’elles ne coûtent rien.
Elles ne peuvent pas s’acheter.
C’est pas la nourriture qui compte, c’est l’appétit.
Charles-Ferdinand Ramuz, L’Histoire du soldat, 1917

(Cet article est dédié au taquin Fred P.)

Ouf. Le léger doute qui m’assaillait lors du précédent post est dissipé : j’ai finalement peu en commun avec Nicolas Sarkozy. Le 24 janvier dernier, l’excité en chef souhaitait en ces termes la bonne année aux acteurs de la culture : « Est-ce que l’on respecte ce qui est gratuit ? Non ! » Ben voyons. Respect = thune. C’est vrai, comment respecter un quelconque minable qui n’affiche pas sa réussite commerciale à même son poignet, surtout passé 50 ans ? Le pénible histrion de la bling aura donc incarné jusqu’au bout (courage, on le voit, le bout) l’immonde mépris pour ce qui est gratuit (le bénévolat ? pouah ! Les relations sociales désintéressées, s’il en reste ? Laissez-moi ricaner ! Et le dévouement, l’altruisme, le rêve ? L’amour ? Toutes ces valeurs ringardes ne finiront pas au caca-rente, alors du balai), et par extension pour toute activité à but non lucratif. Les services publics en général, tout s’explique, l’éducation en particulier. Ainsi que, donc, la culture. Le cynique a cru flatter le monde de la culture en le galvanisant, pour tout voeu, sur l’air « Vous êtes bankable ! » , sur l’air « … pour gagner plus ! » en somme, car il n’en connait guère d’autre.

Gloire au gratuit ! C’est beau, un coucher de soleil. C’est gratuit. Respect. J’ai la furieuse envie de ne plus célébrer, n’aimer, ne préconiser, que ce qui est gratuit. Le don, le contre-don, le potlatch, le sacrifice, le partage, le prêt, le téléchargement sub-légal, c’est ta tournée ? la prochaine est pour moi, n’importe quoi plutôt que la vente. J’en ai nourri fugitivement la tentation de distribuer gratos tous mes stocks de livres, allez pfuit, tout doit disparaître, marre de ces cartons dans mon garage, mais je me suis retenu à temps, me suis calmé, il me pousserait à la faute l’affreux jogger, mes livres restent en vente, achetez-les. J’ai trouvé un autre dérivatif : cette semaine, je viens de me payer le luxe de refuser une offre d’emploi. J’ai reçu ça :

Bonjour,
Dans le cadre du Forum des métiers (voir pièce jointe), on nous a contacté pour savoir si un écrivain pouvait témoigner de son métier : nous avons pensé à vous, seriez-vous disponible ?
Ces rencontres sont prévues les 8 et 9 mars, Salle Emile Allais, Savoie Technolac.
Nous sommes persuadés que votre contribution lors de ce forum pourra apporter aux jeunes un éclairage sur le métier d’écrivain, ainsi qu’une ouverture possible aux côtés d’activités professionnelles plus, oserais-je dire, « lisibles » ?
Pouvez-vous me tenir au courant quant à votre disponibilité ?
Merci beaucoup !
Cordialement,
XXXX
Chargée des relations internationales
Chargée des relations avec les établissements scolaires et universitaires

J’ai rédigé d’abord une réponse bien sentie :

Bonjour
Je vous remercie d’avoir pensé à moi.
Mais je ne suis pas certain d’être la personne la mieux indiquée pour présenter à des collégiens mon travail d’écrivain ou d’éditeur en termes de débouchés professionnels. Je suis très loin de vivre (« vivre » au sens financier) grâce aux livres que j’écris. Quant à ceux que j’édite, non seulement ne me rapportent-ils rien, mais ils me coûtent. J’ai récemment été rattrapé par le réalisme économique, et j’occupe désormais un emploi salarié à plein temps – très heureux d’avoir cette chance, alors que le chômage progresse encore. C’est cet emploi, et non mes livres, que je considère comme « mon métier », et d’ailleurs c’est lui qui occupera mon temps les 8 et 9 mars prochains. Mes travaux littéraires sont donc distincts de mon « métier », et cependant pas moins importants (euphémisme), parce qu’il n’y a pas que le métier, dans la vie. Voilà, je le crains, le genre de discours que je serais susceptible de tenir à ces collégiens, et que les organisateurs du Forum des métiers seraient fondés à juger contre-productifs !
Du reste, pour ne pas m’en tenir à mon cas personnel, je lis dans votre prospectus qu’il s’agit d’exposer aux jeunes « les métiers dans lesquels les différents secteurs recrutent », or je ne sache pas que le secteur du livre soit particulièrement porteur ces temps-ci, et je crois que je serais envahi par un sentiment de supercherie si je devais vanter à des élèves de 3e les perspectives alléchantes du marché de l’édition (-3% de livres vendus en 2011 en France par rapport à 2010)…
Voilà pourquoi je regrette de devoir décliner votre pourtant sympathique proposition. En revanche, j’entrevois une autre façon de contribuer : j’aurais envie, en toute compassion, de conseiller aux adolescents perplexes, incités toujours plus tôt à réfléchir à leur avenir professionnel, pressés par l’école, par les parents, par les conseillers d’orientation, par toute une société anxiogène, de se détendre un moment, de réfléchir et de prendre du recul, de rire un peu, en lisant mon roman Jean II le Bon, séquelle, qui parle précisément de cela.
Bien cordialement,
Fabrice Vigne

… Et puis finalement, j’ai changé d’avis, je me suis contenté de répondre : « Navré, je ne suis pas disponible ». Reçu aucune réaction. Suivant.

Le porte-parole de la civilisation française pue de la gueule

07/02/2012 2 commentaires

Je viens de lire le bouquin posthume de Claude Levi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne. Ration d’intelligence et de sagesse. Je me trouve de bonne humeur, remonté à bloc, illuminé, réchauffé, je suis une personne meilleure qu’avant lecture. Et ma conviction la plus profonde en matière d’éducation en sort confortée, à savoir que le plus important savoir, la discipline intellectuelle essentielle, celle qui permet l’exercice sain de toutes les autres, celle qui devrait s’enseigner dès la maternelle, celle qui fait prendre conscience pour toujours que chacun des sept milliards de terriens est une possibilité de l’humanité, et chaque culture une culture possible, c’est bien l’anthropologie.

La première section de ce recueil de conférences données au Japon en 1986, intitulée La fin de la suprématie culturelle de l’Occident, s’ouvre sur un précepte : Apprendre des autres. Je lis, j’apprends, je médite, ces leçons d’humilité et d’ouverture. « Depuis environ deux siècles, la civilisation occidentale s’est définie à elle-même comme la civilisation du progrès, [convaincue] que les institutions politiques, les formes d’organisation sociale apparue à la fin du XVIIIe siècle en France et aux Etats-Unis, la philosophie qui les inspiraient (…) gagneraient l’ensemble de la terre habitée. Les événements dont le monde a été le théâtre au cours du présent siècle ont démenti ces prévisions optimistes. » Dès lors, il nous faut, tous, sous peine d’auto-destruction de l’humanité, « tempérer notre gloriole, respecter d’autres façons de vivre, nous remettre en question par d’autres usages » et apprendre, aujourd’hui et sans relâche, grâce aux outils offerts par l’anthropologie, « que la manière dont nous vivons, les valeurs auxquelles nous croyons, ne sont pas les seules possibles (…) L’anthropologue invite seulement chaque société à ne pas croire que ses institutions, ses coutumes et ses croyances, sont les seules possibles ; il la dissuade de s’imaginer que du fait qu’elle les croit bonnes, ces institutions, coutumes et croyances sont inscrites dans la nature des choses (…) La plus haute ambition de l’anthropologie est d’inspirer aux individus et aux gouvernements une certaine sagesse. »  (Tout ceci pp. 14, 51, 57, passim.)

Une certaine sagesse. Je regarde l’horizon, je remonte le col de mon manteau, je plisse les yeux et je souris. Je me sens capable de passer l’hiver. J’ai foi en l’homme. Pas en l’homme occidental rousseauiste ou adamsmithien progressiste arrogant pour la bonne cause aimablement totalitaire et catholique romain de préférence, mais en l’Homme, celui qui tire son nom de la Revue française d’anthropologie, celui qui partout a appris à vivre dans le monde, celui qui partout a trouvé sa solution particulière aux problèmes universels, celui qui partout s’est montré noble et pervers et surtout imaginatif, celui qui partout est entré dans l’Histoire.

Las ! Mon ensoleillement intérieur fait long feu. J’éternue. Je tombe sur certains propos d’une inquiétante brute portant le même prénom que le grand savant, comme quoi hein, un certain Claude Guéant, Ministre de la République, en conséquence un type qui me représente, à qui je délègue mon pouvoir et ma parole (alors qu’il n’a été élu par personne et certainement pas par moi).

Toutes les civilisations ne se valent pas.

Le racisme d’État dans notre misérable pays provoque en moi des aigreurs d’estomac. Et le contraste ne cesse de m’effarer entre les merveilles dispensées par les livres, et la médiocrité de la vraie vie où s’ébattent essentiellement des brutes qui n’en lisent pas – contraste lui-même inépuisable sujet de littérature (Bovary, Quichotte…).

Cela m’ennuie un tantinet de partager quoi que ce soit avec Sarkozy, fût-ce de la lumière, mais bah, allez, après tout lui aussi est un homme. Il semble que le Presque-Plus Président admire Lévi-Strauss. Ah, bon. Il aurait déclaré l’an dernier, je cite : « Levi-Strauss était un génie. En 1935, il avait compris qu’il n’y avait pas de civilisation barbare. Car dans l’art, il n’y a pas de progrès. » Propos raisonnables, en contradiction manifeste avec ceux de son sinistre de l’Intérieur, des Collectivités territoriales, de l’Immigration, de la Haine entre les peuples et de la Guerre civile au service de la Relance. Pourtant Sarkozy laisse dire, et même il envoie dire, son ordure utile, il lâche son chien qui aboie direction l’électorat FN. Voilà le niveau de ce qu’il faut bien appeler « le débat politique ». Vivement qu’elles soient passées, ces foutues élections, qu’on en finisse.

À écouter : les deux extraordinaires albums Interzone de Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani. Un oud et une guitare électrique. Ensemble. Pas l’un contre l’autre. Pas l’un meilleur que l’autre. Pas l’un au service de l’autre, ni faire-valoir de l’autre, ni alibi, ni bonne conscience de l’autre. Deux instruments, deux traditions et cependant deux artistes, deux civilisations, celles précisément qu’oppose Guéant, l’Occident et le monde arabe, deux zones qui apprennent l’une de l’autre et bricolent ensemble de la beauté pour tout de suite et demain.

Allez savoir pourquoi j’ai mis ce disque-là sur la platine. Pas pour me consoler, ah, non, la consolation ce serait se réconforter et oublier, passer à autre chose, non, certainement pas pour oublier, mais pour cheminer, pour m’illuminer, encore, par l’exemple.

Foudroyant comme la tortue, mon totem

04/02/2012 un commentaire

Rêvé il y a quelques nuits : je découvre dans la poche arrière de mon jeans un chèque froissé de 4320 euros. Peu à peu les souvenirs me reviennent : à l’époque où j’habitais Troyes, j’avais été embauché pour animer une vente de charité. Un piano était le plus gros lot de ces enchères. C’est Yves Simon qui avait remporté le piano, pour 4320 euros, et m’avait signé ce chèque. Défroissant le chèque, je décide d’en faire un article sur mon blog : « Yves Simon est vachement sympa, il n’a pas hésité à débourser cette grosse somme d’argent pour nos bonnes œuvres. Et à présent, puisqu’il a remporté un piano, il va pouvoir se mettre à la musique ». Après réflexion, je me dis que cette blague est méchante et gratuite, en outre pas très drôle, et que je ferais mieux de ne pas la rendre publique. En plus, ma compagne me recommande la prudence : « Yves Simon est un nom très banal, tu es sûr qu’il s’agit du bon ? Quel qu’il soit, il va vouloir qu’on lui rende des comptes, savoir ce qu’est devenu son chèque… »

Rendre compte de ce qui a été investi durant ma résidence troyenne. Hum.

Selon les jours et les heures, mon totem est la tortue, ou l’ours, ou le pingouin. Là, c’est la tortue qui prend nettement la tête de la course : j’avais prévenu que je ne reviendrai ici que pour annoncer un livre, or j’ai l’honneur de beugler discrètement dans mon sourd porte-voix que mon prochain livre sera Lonesome George, élégie pour un poignant célibataire anapside. N’étant parvenu à intéresser aucun éditeur à cette tortueuse histoire, je me résous bravement à l’éditer au FdT. La partie de mon cerveau « invention d’un livre », voisine du département « écriture classique, moderne et de caractère », s’agite présentement. Parution avant l’été. Bon de souscription à mi-chemin. Si du moins je remets la main sur mon directeur artistique, bon sang je ne sais plus ce que j’en ai fait, j’étais pourtant sûr de l’avoir posé là.

Quant à mon autre projet à court terme, Double tranchant, il se trouve pour l’heure en transit intestinal, ou en lecture, je ne sais plus, je confonds toujours les deux, dans une paire d’officines éditoriales parisiennes, et inch’Allah. Le toujours vert Jean-Pierre Blanpain, co-auteur de cette aventure coutelière, m’a fait remarquer que le terme latin bipennis exprimait à lui tout seul la notion technique « Double tranchant », ce qui ne saurait faire du tort à notre virilité. Puisqu’on en est au rayon physiologie, comme à chaque fois que j’envoie un manuscrit à un éditeur et que la réponse tarde, je viens de me fader ces derniers jours une jolie petite poussée d’eczéma. Faut croire, et c’est un scoop, que mon objectif occulte lorsque je m’adonne à l’auto-édition est de prendre soin de ma peau (et de ma carapace).

Autre avatar de cette nouvelle aiguisée : la lecture publique. Courant janvier, Melle Vanessa Curton m’a aimablement convié à causer devant micro dans les studios de RCF Isère. Le résultat de l’intreviouve fut si copieux qu’il fut finalement décidé  d’en faire non pas une mais deux émissions d’une demi-heure, diffusées à quinze jours d’intervalle. La première, écoutable ici, est consacrée au Fond du tiroir en général, aux conditions de la résidence d’écriture, à mon gros chantier inachevé… La seconde, que je mettrai en ligne dans quelques jours, contiendra la mise en scène et en onde de la nouvelle Double tranchant par votre serviteur (spéchol sinx à Maxime Barral-Baron). Et ci-dessous, en bonus, Melle Corday dessinée par M. Blanpain.

Rien de neuf ?

10/01/2012 2 commentaires

C’est pas le tout d’être rentré de l’autre monde !
On retrouve le fil des jours comme on l’a laissé à traîner par ici,
poisseux, précaire. Il vous attend.
Céline, Voyage au bout de la nuit.

Non, non, merci de votre attention, mais rien de neuf, pas la peine de traîner vos yeux ici tous les quatre matins, j’ai prévenu que je ne reviendrai pas sans quelque chose de substantiel à publier, or je n’ai plus le temps de travailler dans l’art, à présent je travaille dans la culture. Allez donc visiter d’autres blogs de ma part, ceux que je lis moi-même, par exemple celui du toujours en verve RVB, celui (officieux) de Tof-Sac, intitulé Newsletter de Mustradem, ou celui du Tampographe Sardon, sur lequel j’ai repiqué la plaisante image ci-dessus (ses autres Bons points modernes sont en vente partout). Ces jours-ci vous et moi recevons pléthore de powerpoints pédéhèfs photoshopisés qui nous souhaitent toutes sortes de trucs très gentils en attendant la non-fin du monde, ils sont les bienvenus, des voeux il en faut bien, mais ne cherchons pas plus loin, la carte de voeux ultime pour 2012, c’est celle-ci.

La dernière fois que j’ai été jeune (Troyes épisode 100)

31/12/2011 un commentaire

Je respire l’air de 2011 pour la dernière fois.

L’adieu à la comète. Un autre livre que je n’écrirai pas. J’avais ébauché une nouvelle dont le héros comptait, traquait, collectionnait obsessionnellement, puis provoquait, ses dernières fois, monomanie moins glamour que les premières. Il dressait des listes : la dernière fois que je suis allé à l’école, la dernière fois que je me suis fait opérer de l’appendicite, la dernière fois que j’ai mangé une andouillette, la dernière fois que j’ai pleuré, la dernière fois que je me suis mis en maillot de bain, la dernière fois que j’ai fumé, la dernière fois que j’ai été amoureux, la dernière fois que j’ai vu mon père. (La dernière fois que j’ai joué les Giètes.) La phrase qui inaugurait ses listes était : « J’ai vu passer dans le ciel la comète de Halley le 9 février 1986. Elle reviendra le 28 juillet 2061, mais je ne serai plus là. » Ensuite, fatalement, les événements derniers étaient de moins en moins exceptionnels à mesure que le récit progressait : ma dernière année bissextile, mon dernier automne, mon dernier dimanche, ma dernière heure… L’idée ne volait pas haut, ne pouvait que très mal finir, mais je continue de trouver beau ce titre, L’adieu à la comète, peut-être m’en servirai-je pour autre chose.

Une ultime fois, j’adresse un grand merci à l’équipe de Lecture et loisirs qui a permis mon automne à Troyes. Normalement, je reviens en octobre prochain…

Merci aussi à ceux qui auront suivi ce feuilleton depuis son premier épisode. Ce blog aujourd’hui tire sa révérence, baille, se gratte, vous fait coucou, époussette ses étagères de livres, et lentement se replie au fond de son tiroir pour une hibernation dont le terme n’est pas fixé à l’avance. A priori, il ne se réveillera que pour annoncer la sortie d’un livre. Le délai est donc incertain.

Bonne année dernière. Portez-vous bien, happy few. Gardez en tête que la crise est partout-partout mais pas pour tout le monde pareil, et que la fortune cumulée des 250 terriens les plus riches équivaut à celle des trois milliards les plus pauvres. Et aux présidentielles, votez René Dumont qui boit un verre d’eau comme si c’était la dernière fois.

Sous ce lien, j’arpente une dernière fois les rues de Troyes. Sous cet autre, je raccroche un tableau et les gants (élégant). Des adieux en images qui bougent.

Comme une plume d’ange dans l’état des lieux (Troyes épisode 99)

30/12/2011 un commentaire

Le temps est venu de faire le ménage, laisser l’endroit dans l’état dans lequel j’aurais aimé le trouver en entrant (je précise qu’en entrant j’ai trouvé l’état impeccable), disparaître comme si je n’étais même jamais venu. Je restituerai tout à l’heure les clefs et le vélo. Le temps des bilans, alors, aussi ?

Non. Pour le bilan j’attendrai d’avoir fait le ménage aussi à l’intérieur de mon ciboulot. Provisoirement, je peux certifier que j’ai avancé, ciboulot compris, moins que je n’espérais, mais j’espérais peut-être trop. Je continuerai ce que j’ai débuté, ailleurs, autrement, dans d’autres conditions. En attendant une synthèse raisonnée, je n’ai de ce séjour de quatre mois à Troyes qu’une accumulation informelle de joies et de frustrations. En voulez-vous une de chaque, à titre d’échantillon ?

J’ai été, je ne le cache pas, un peu affecté par le bide radical essuyé par la représentation troyenne de la lecture musicale de mes Giètes – malgré toute la prévention et la délicatesse d’Amélie, qui n’a cessé de m’avertir que ce spectacle était atypique dans une programmation jeunesse, qu’il fallait s’attendre à une audience restreinte, qu’elle en était désolée pour moi… Tristounette jauge : quatre spectateurs à la séance dite « tout public », quatre pour tout public, pas bézef. Comme, entre temps, j’ai eu moultes preuves de la curiosité culturelle des Troyens, je n’ai pu m’empêcher de garder en bouche le goût amer du rendez-vous manqué. Voilà pour la frustration.

Mais voici la joie. Quelques semaines plus tard je rencontre par hasard une dame, que je ne connais pas, qui me connaît, qui me déclare : « Ah comme je suis contente de vous revoir ! Je n’avais pas eu l’occasion de vous dire à quel point votre spectacle m’a bouleversée ! C’est un très beau texte, et très bien interprété, c’est drôle, c’est émouvant, et c’est vrai quand même, bravo, un grand moment. En plus, vous avez une si belle voix. »

Ah, bon ? Je n’en demandais pas tant, le coup de la belle voix on ne me l’avait encore jamais fait. Bon, alors je suis comblé, pour un moment : une seule personne (sur quatre) accuse réception, cela suffit pour prendre du sens… Comme pour mes livres : je ne rêve pas de gros tirages, j’espère au fond la réception d’un seul, un que je ne connaitrais pas et qui viendrait me le dire, un seul lecteur mais un bon, un yann-garavel. Je suis d’accord avec Nougaro : qu’un seul humain te croie, et ce monde malheureux s’ouvrira au monde de la joie, qu’un seul humain te croie avec ta plume d’ange.