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Le petit garçon tout nu

17/02/2014 Aucun commentaire

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Que de boucan dans Landerneau depuis une semaine pour ou contre ce livre charmant, Tous à poil !

Le milieu de la littérature jeunesse, se sentant attaqué dans sa liberté d’expression, sa mission, et sa dignité, est vent debout. À juste titre. On peut lire avec profit ce qu’en dit par exemple Clémentine Beauvais, ou tout ce qui s’échange sur la page Facebook dédiée.

Pendant ce temps sur le trottoir d’en face, la réaction ne désarme pas. Jean-François Copé en remet une couche dans l’ignominie, prétendant désormais que Tous à poil constitue une dangereuse propagande pour la lutte des classes (et quand bien même ! Là, on ne voit même pas le problème… comme si la lutte des classes, ainsi que l’idée même de classe sociale, étaient de vieilles lunes périmées… Faudrait-il cacher les luttes sociales aux enfants comme un entrejambe, au moment où elles n’ont jamais été si exacerbées, si violemment exprimées ?), tandis que l’impayable Nadine Morano, encore plus bête que méchante, déclare que cet album mignon tout plein est ni plus ni moins qu’une incitation à la pédophilie. On rêve ? Non, on est en 2014. L’obscurantisme avance façon rouleau compresseur, et nous cédons du terrain. Des indices partout-partout. Dans la presse du jour, tiens.

Portant une double casquette, visière devant, visière derrière, je m’affirme solidaire à la fois du communiqué de presse de l’Association des Bibliothécaires Français, et de celui de la Charte des auteurs jeunesse.

Coïncidence : dans le même temps, je découvre avec un plaisir béat quoique tardif l’un des livres préférés de la belle jeunesse française (record absolu des prêts dans les bibliothèques de France, ouvrages qui n’ont pas eu besoin de la publicité copéïste pour être infiniment plus lus et plus influents que Tous à poil), j’ai nommé la saga Dragon Ball d’Akira Toriyama, soit 8000 pages publiées dans leur version originale entre 1984 et 1995 (je ne compte pas les séries dérivées), jamais démodées depuis, pleines à craquer d’aventure et de baston.

Je fais un aveu, histoire de bien établir que je ne suis pas plus que quiconque à l’abri d’idées reçues, de snobisme, de peaux de sauss’ devant les yeux, mais du moins m’arrive-t-il de les déchirer : j’ai résisté vingt ans avant de lire ce manga. Mon peu d’appétence s’explique parce que j’en étais resté à l’écœurement devant les violences stroboscopiques jaillissant du Club Dorothée, quand j’étais pré- puis post-ado. Je lis Dragon Ball aujourd’hui, je m’avale les 42 tomes, et je m’étonne moi-même : je trouve ça excellent, en général et en tant que livre pour enfants en particulier – c’est-à-dire avec la mission d’élévation de la jeunesse en surplus, en cheval de Troie du divertissement.

Certes, l’intrigue est un chouïa répétitive dans la succession mécanique des bagarres (quoique pas davantage que dans les comics de super-héros, où l’on trouve les mêmes décharges telluriques d’énergie pure à la Kirby)… Certes plus on progresse et plus la violence est outrancière (on y fouaille tout de même des corps à main nue – je suis vieux jeu, les coups et blessures exhibés aux regards des enfants me choquent davantage qu’un corps dénudé)… Il n’empêche que le petit bonhomme Sangoku est un vrai chouette personnage, un bon petit gars à la fois innocent et courageux, cœur pur sous queue de singe. Une icône positive, un réceptacle idéal à l’identification des enfants, un peu façon Kirikou : il y va. L’un comme l’autre ne paient pas de mine mais sont plus forts que tout le monde, l’un comme l’autre finiront leur histoire en adultes accomplis (parce que c’est de quête et d’initiation qu’il est question, tout du long), l’un comme l’autre plongent leurs racines dans un fond commun de sagesse ancestrale – le Japonais dans un roman chinois bouddhiste du XVIe siècle, sorte de mythe fondateur des arts martiaux ; l’Africain dans les contes traditionnels d’Afrique de l’ouest.

L’un des attraits de Dragon Ball, comme dans Alice au pays des merveilles, est la métamorphose fréquente des corps. Sans diminuer en rien la grandeur d’âme de la mission spirituelle dissimulée sous les castagnes chroniques, l’auteur rappelle en permanence que chaque personnages a un corps, est un corps, que ce corps est sexué et qu’il change parce que le temps passe (formule magique leitmotiv : « Bâton magique, grandis ! », cligne, cligne). Certains d’entre eux sont d’authentiques obsédés sexuels (la culotte y est un étonnant motif mental récurent), on nage à l’occasion dans la joyeuse scatologie infantile. Est-ce grave ? Est-ce subversif ? Dans le monde que veulent Copé, Morano, et les foules tristes du Printemps français (qui risqueraient par ailleurs un double infarctus s’ils apprenaient que deux des personnages récurrents de la série se nomment Dieu et Satan), hélas oui. Alors que ça n’a pas vocation à l’être : c’est seulement rigolo, défoulement façon touche-pipi et comedia dell’arte. Régulièrement, Sangoku se retrouve tout nu, zizi à l’air, ah, tiens, idem Kirikou comme par hasard. Vive Kirikou. Vive Sangoku. Vivent les livres et les enfants et les corps. Tous à poil, allez hop.

Les habits neufs du Secrétaire Général de l’UMP

10/02/2014 2 commentaires

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Depuis que je lis (aux deux sens de ce verbe : lecture en silence, lecture en public ; pour moi et pour d’autres) des contes, l’un de mes favoris est Les habits neufs de l’empereur ou, selon les traductions, du Grand duc, d’Hans Christian Andersen (1837). Pour mémoire, l’empereur, abusé par des filous, défile dans la rue à poil – sous-entendu : il expose sa chair, il avoue n’être qu’un être humain, comme toi et moi. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Personne ne le dit, sauf les enfants et les fous.

Les rapports de force, les hiérarchies, les injustices, les dominations symboliques… perdurent autant que les flatteurs font croire aux puissants de ce monde, et croient peut-être eux-mêmes, qu’ils sont autre chose que des corps nus sous leurs fringues. J’adore cette morale joyeuse, et plutôt atypique chez le conteur danois, qui témoigne plus fréquemment d’un rigorisme protestant que d’une subversion libertaire. La portée politique est évidente. C’est de démocratie qu’il s’agit : comme le chante Nougaro, au-delà de nos oripeaux, nous sommes tous des corps, nous jouissons tous (ou souffrons tous) d’une peau et d’une paire de fesses ! Partons de ce que nous avons en commun pour établir sainement les règles de notre vie commune.

Haut les mains peau d’lapin la maîtresse en maillot de bain

En 2011 paraît au Rouergue Tous à poil !, joli album du couple Claire Franek Marc Daniau, qui me semble ni plus ni moins une prolongation, une réactivation de cette tradition presque bicentenaire, éveiller les enfants par la malice à une vérité essentielle, occulte quoique salutaire pour la vie démocratique : nus, défaits de nos atours qui dénotent profils sociaux, prestiges et nivellements divers, nous nous ressemblons tous un peu.

Ce livre fait parler de lui aujourd’hui, davantage qu’à sa sortie, grâce à M. Jean-François Copé, qui ne loupe aucune occasion de signaler aux multitudes du Printemps français, cette hétérogène vague de fond réactionnaire, pudibonde et moraliste, qu’il se tient à leur disposition pour les représenter dans les médias et surenchérir dans l’intox. Le gluant Copé vient s’indigner sur un plateau télé contre cet ouvrage, qu’il tient pour un symptôme de plus, le symptôme de trop, de la gabegie, de l’obscénité et de l’indignité de la présidence Hollande. « Mon sang n’a fait qu’un tour », vibre-t-il. Suit un chapelet d’âneries et de contre-vérités – sous-entendre qu’on utilisera ce livre comme mot d’ordre obligatoire en classe et non comme fiction cathartique, est à peu près aussi malin que faire courir des rumeurs sur les cours de masturbation ou de travestissement en maternelle. On voit pour qui roule Copé – on voit qui il veut faire rouler pour sa personne.


Jean-François Copé et le livre « Tous à poil » par LeLab_E1

Ce lamentable débordement révèle, outre l’inquiétant niveau du débat politique, que le statut et la reconnaissance de la littérature jeunesse non seulement ne s’améliorent pas en période de crise partout-partout, mais se dégradent à vive allure. Les livres que l’on place entre les mains de nos enfants sont cantonnés dans un rôle précis et exclusif, édifier, et la seule critique digne d’eux est encore et toujours morale

Signe qui ne trompe pas : ni Copé, ni presque aucun des articles que j’ai consultés, Le Monde, Libé, etc., ne mentionnent les noms des auteurs de ce livre. Comme si la littérature jeunesse, contrairement à la Littérature, était une force vague et anonyme, une masse indifférenciée sans rapport avec la créativité individuelle, un phénomène social, acéphale, une fonction utilitaire, institutionnelle ou idéologique, en tout cas sans auteur… Je répète : Tous à poil ! est un livre de Claire Franiek et Marc Daniau. Qui sait ? Peut-être que si on prend la peine de s’adresser à eux, ils auront un avis sur la question ? Claire Franiek interviouvée par le Nouvel Obs :

« Monsieur Copé va fabriquer des générations de tordus et de frustrés, parce que ça veut dire qu’il y a des livres et des sujets dont on ne peut pas parler avec les enfants. C’est très hypocrite. »

Et maintenant, pour nous laver les yeux et les oreilles, effacer les restes de la chanson de Copé, écoutons un peu d’Allain Leprest. De rien.

(La suite ici)

Ginkgo biloba

06/02/2014 un commentaire

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Il libro che scrivo sul quaderno
è cellulosa uccisa da une motosega
la copertina è polpa di coniferi abbattuta.
Scrittore, pianta un albero per ogni nuovo libro,
restituisci foglie in cambio delle pagine.
Une scrittore deve un bosco al mondo.

Eri de Luca, « L’ospite incallito »

(Le livre que tu écris sur un cahier est de cellulose tuée à la tronçonneuse. Sa couverture est en pulpe de conifères abattus. Écrivain, plante un arbre pour chaque nouveau livre, rends une feuille contre chaque page. L’écrivain doit au monde une forêt.)

Le ginkgo biloba n’est pas seulement un arbre qui a de la branche, à l’histoire fort ancienne et fort stupéfiante, un arbre littéralement unique en son genre – plus ancienne espèce d’arbre encore présente sur terre, et unique espèce de sa famille, fossile vivant sans lignée connue (oh, combien cela m’évoque certaine tortue).

Il est aussi une merveille lexicale (prononcez-le à haute voix, vous allez voir, recommencez, en boucle, ne dirait-on pas une formule magique ?), ou un groupe de musique métissée hélas disparu après deux albums, ou encore un riche symbole de vie, d’espoir, de renouveau, de richesse, de résistance aux ravages nucléaires.

Il est enfin le totem et le symbole la résidence d’artistes de Troyes, confiée chaque automne à l’association Lecture et loisirs, qui y loge un auteur/illustrateur jeunesse. J’ai moi-même, de septembre à décembre 2011, beaucoup admiré ce ginkgo-là, par les fenêtres de cette résidence.

La résidence d’auteurs/illustrateurs jeunesse de Troyes fête ses 20 ans cette année. Le visuel ci-dessus est signé Caroline dall’Ava, résidente 2013. À cette occasion, je retournerai à Troyes quelques jours du 28 au 30 juin, et je m’en fais une joie. D’autant que je reverrai sur place la belle expo Double tranchant, et la fine équipe de Tinqueux qui a permis son existence.

Le programme définitif des festivités arrivera bientôt. En attendant, on me demande une contribution. Comme je ne sais pas dessiner (seul dans ce cas parmi les invités, tous époustouflants gens d’images), j’ai composé, tout éperdu et reconnaissant et romantique-tendance-ami-de-la-nature, un scolaire quoique vibrant poème à la gloire du ginkgo, alternant rimes en guine et rimes en ko

L’arbre aux quarante échos

Dessous cet arbre à Troyes, assieds-toi et bouquine !
Son ombre est un refuge ignoré des locaux…
(Ginkgo : le havre)

Patriarche au jardin, errant qui s’enracine
Né autrefois en Chine et plus vieux que Lascaux !
(Ginkgo : le voyage)

Prince en bois et emblème de vie qui s’obstine,
Il a même vaincu la Bombe par K.O.
(Ginkgo : l’endurance)

Il est le temps qui passe, ou Chronos qui chemine
À lui seul la forêt, patient comme un tricot !
(Ginkgo : la durée)

Vert, jaune, orange… en quatre mois, il arlequine
Étendard naturel et vibrant calicot.
(Ginkgo : les couleurs)

Ses feuilles sont dorées, on les dirait câlines.
Et son tronc et ses bras se tendent, amicaux.
(Ginkgo : la paix)

Or, c’est ici que logent, que rêvent, que s’obstinent
De jeunes créateurs œuvrant pour les marmots.
(Ginkgo : l’espoir)

Ils déploient leurs outils, leurs pinceaux, leurs sanguines,
Ou leur ordinateur, ou leur tarabiscot !
(Ginkgo : l’ouvrage)

Ils sont en plein élan ! The things only begin !
Grand merci ! Ils sont tous lauréats ex-æquo…
(Ginkgo : la vie)

Et lorsqu’ils quitteront l’escale clandestine,
Ils reprendront leur route en bolide ou tacot.
(Ginkgo : le passage)

Il paraît que tout ça est né grâce à Claudine ?
Et dure depuis 20 ans ? Célébrons illico !
(Ginkgo : la fête)

Bastille Nation – autrement dit : « Le pays de la Révolution »

01/02/2014 un commentaire

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Bloquer une ville en marchant, banderole à la main, parce qu’on n’est pas content et qu’on est nombreux, trois millions selon les organisateurs et cent dix mille selon la police : la manif est une tradition française. Y’a ça, le béret basque, le Mont Saint Michel, la Tour Eiffel, pis la baguette et le Bordeaux : la France. Moi-même, j’avoue, je marche. Je baguette, je Bordeaux, je manife, je suis vachement français.

Sylvain, un ami, français idem, qui autrefois jouait du saxophone dans le même groupe que moi, a ces dernières années énormément marché, lui aussi. Or une idée lui vint à force de marcher. Du reste Nietzsche affirmait « Les seules pensées valables viennent en marchant ». Sylvain a conçu le projet d’un jeu de société sur le thème du militantisme, un jeu qu’il nourrirait de sa longue expérience d’agitateur auprès d’ATTAC ou d’autres. Un simulateur de révolution dans son salon, un jeu de plateau, de dès et de pions, où le but ne serait pas de conquérir, ni de faire fortune, de devenir le plus gros golden-boy de la place… mais d’énumérer divers motifs de protestation, les assimiler, les beugler au mégaphone, sensibiliser les foules et enfin constituer le plus gros cortège qu’on ait vu entre Bastille et Nation !

Ce jeu de simulation, de quizz et de stratégie a un double objectif : tester ses connaissances dans différents domaines (écologie, rapport nord-sud, féminisme, économie, politique, monde du travail…) et s’amuser en se mettant dans la peau d’un militant.

Le concept est incongru, rigolo, et en somme d’actualité. Car la manif, la revendication populaire en pleine rue,  l’émancipation du peuple en marche, l’image même du progrès historique hégélien en mille-pattes, est une culture. Une culture qui baigne aujourd’hui, comme tant d’autres, en pleine confusion (quand on voit qui manifeste aujourd’hui et pourquoi, quand on entend quelles idéologies réacs émanent des défilés, on se demande où est la gauche, et comment elle a pu se laisser subtiliser son moyen d’expression privilégié…)

Ce fantasme ludique, intitulé Ça va péter !, vient donc à point nommé pour nous rappeler les règles du jeu de la conscience politique. La première fois que Sylvain m’en a parlé, je lui ai toutefois exprimé une objection : si le principe même du jeu de société, qui sublime l’instinct de compétition autour d’une table conviviale, est idéal pour le Monopoly, métaphore capitaliste explicite où la victoire s’arrache en écrasant sans scrupule son adversaire, comment peut-il s’appliquer à un jeu qui prétend prôner le collectif, le collaboratif, le tous-ensembleu ?

J’ignore comment il a résolu cette contradiction… Quoi qu’il en soit, son jeu est entre temps achevé. J’aimerais bien tester une partie, pour voir. Mais il n’existe pour le moment que sous forme de prototype, en quête d’éditeur. On peut aller voir de quoi il retourne sur son site.

Une pensée pour Cavanna, qu’on ne verra pas marcher dans la prochaine manif.

« L’homme sait qu’il va mourir. Il le sait, mais il ne le sent pas. Il repousse éperdument l’idée de la mort, de la non-existence s’appliquant à lui-même (…) Ou bien on se laisse crever, et on crève. Ou bien on se bagarre, et peut-être qu’on crève quand même. Mais peut-être que non. Et ce tout petit peut-être vaut tous les sacrifices quand on pense à l’enjeu qui est au bout. »
François Cavanna,
Stop-Crève, 1976

L’âge du capitaine

31/01/2014 Aucun commentaire

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Encourageons les jeunes artistes émergents ! Je viens de voir coup sur coup Passion, dernier film de Brian De Palma (74 ans), et Killer Joe, dernier film de William Friedkin (79 ans).

Le De Palma m’a paru un exercice de fantasme sur papier glacé, parsemé de couleurs (la brune, la blonde, la rousse) qui sont autant d’idées, d’idées qui sont autant de coups de pinceau ou de caméra, de coups de caméras qui sont autant de citations voire d’autocitations… mais tout ceci désincarné, dévitalisé comme une dent qui ne ferait plus souffrir – un désir qui n’aurait plus mal aux dents. L’histoire n’a aucune consistance, aucun lien avec la moindre émotion vécue, si ce n’est celle, trop rabâchée, trop fabriquée pour être trouble, du voyeur qui surprend deux jolies jeunes femmes se rouler un patin, et de se demande laquelle prendra le pouvoir sur l’autre. L’un dans l’autre, joli, poussif et un brin rasoir. Je me suis dit, « Bof, œuvre tardive typique, redite en moins bien, film de vieux monsieur au bout du bobinot, qui n’a plus rien à prouver, qui veut bander encore un peu derrière la caméra ». J’ai même évoqué par-dedans moi, à titre de comparaison, la navrante dernière période érotico-soft-et-sénile d’Antonioni, naufrage de sinistre mémoire, c’est dire si j’ai baillé.

Le Friedkin est un putain de coup de poing dans la gueule, qui me lance encore la mâchoire. Killer Joe est un film d’une radicalité, d’une incarnation, d’une crudité, d’une noirceur, d’une violence, d’une ambiguïté, d’une santé, d’une férocité, d’une empathie… Un film subversif, nécessaire pour son auteur et pour son public, un film… tiens, je ne sais pas dire mieux : un film de jeune homme. Friedkin cependant est de cinq ans l’aîné de De Palma. C’est à n’y rien comprendre. Mieux vaut ne pas être sûr de nos certitudes.

Pendant ce temps, De Palma, qui n’a peut-être plus grand chose à filmer mais continue d’en parler avec une grande intelligence, affirme dans une interview, quoique sans étude statistique à l’appui : « La plupart des réalisateurs ont fait leurs meilleurs films entre 40 et 50 ans ».

Ah, bon, je le note. D’ailleurs j’ai 45 ans. D’un autre côté, je ne fais pas de films.

Ne vous en faites pas, je vais de mieux en mieux

23/01/2014 2 commentaires

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Les quatre portraits flatteurs de ma personne ci-dessus, respirant la santé, la fraîcheur, le bon air, l’équilibre mental et cinq fruizélégumes par jour, furent saisis durant la représentation de Fais-moi peur saison IV, palpitant morceau de musique live, mardi 21 janvier à l’Odyssée (fervents remerciements à mes partenaires, Olivier Destéphany, Christine Antoine, Mathieu Tomasini, et tous les musiciens, que Nyarlathotep vous encaustique, paix, amour, et combustion lente), et non pas, comme on aurait après tout le droit de le supposer, au moment précis où, quelques heures plus tard, je découvrais stupéfait, écarquillant pareillement les lotos, un autre indice de la mort du disque.

Je viens de changer de voiture. Comme mon goût pour ces engins est pour ainsi dire nul, je ne me suis guère documenté sur l’offre, et j’ai commandé le modèle que je porte déjà, ainsi que je pratique avec mes paires de chaussures. Après tout je suis content de ma vieille bagnole, elle m’a donné de l’usage, onze ans pensez, onze ans déjà que cela passe vite onze ans, je ne peux pas me tromper sur la date, je me souviens que je l’avais en partie payée avec mes premiers droits d’auteur. De onze ans en onze ans je ne verrais aucun inconvénient à conduire le même véhicule jusqu’à ma mort.

Bref – je réceptionne aujourd’hui la caisse neuve, que j’imagine à l’image fidèle à son ancêtre. Las ! Pas tout à fait. Outre quelques retouches cosmétiques que le commercial du magasin me présente comme d’époustouflants progrès, je constate que l’autoradio n’a plus de fente mange-CD mais, en lieu et place, une prise USB. Le CD, ex-produit d’appel des supermarchés et des garagistes, n’existe plus, à quoi bon un appareil pour les entendre résonner au sein des habitacles ? J’en tombe mélancolique à un point difficile à exprimer, comme si j’étais moi-même bon pour le rebut. Que faire de mes piles de compacts, tant d’années de joie laser ? Les écouter chez moi, certes je peux encore. Mais en roulant ? N’aurais-je d’autre expédient que l’USB, et faudra-t-il me résoudre à plier mes oreilles à l’infâme format MP3 ?

Je lance ici un appel solennel. Annonce sérieuse. Quelqu’un dans la salle connaît-il un modèle de lecteur CD externe qu’on brancherait sur la clef USB d’un autoradio ? Ou sur allume cigare ?

Ma mélancolie se prolonge, se diffuse, je médite, c’est un tic, sur les mentalités… et j’en viens à songer que la fatale dématérialisation des biens culturels, musiques, films, livres, idées, ne s’accompagne paradoxalement pas du moindre détachement envers les valeurs matérielles. Seules les œuvres de l’esprit s’évanouissent dans l’éther. Pour le reste, jamais n’avons-nous été si rageusement matérialistes, ni si obsédés des biens de ce monde. Tiens, pendant ce temps à Davos

J’ai retrouvé Steve Ditko

21/01/2014 3 commentaires

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Tiens ? Je suis de retour à New York.

Il fait très beau, c’est toujours l’été. Je crois me souvenir que je suis en voyage d’étude : suite à la réforme de la Fonction publique territoriale, mon employeur a décidé d’appliquer certaines méthodes américaines de management, et nous nous abreuvons à la source, nous sommes à New York afin de nous habituer à travailler en open space, tous ensemble dans des locaux « panoptiques ». Cependant, nos formateurs sont introuvables, la formation est sans cesse remise, et pour tuer le temps je déambule dans les rues de Manhattan en compagnie d’un collègue.

Nous avisons sur le trottoir une petite borne contenant des journaux gratuits. Nous en soulevons le couvercle transparent et en prélevons un exemplaire. Mon collègue et moi feuilletons les petites annonces. Il attire mon attention sur celle-ci :

Cède lit pliant, peu servi, 20 $. Demander Steve Ditko.

Suit une adresse, une rue, un numéro. Nous n’en revenons pas.

« Tu te rends compte ? L’occasion unique de rencontrer Steve Ditko, le premier dessinateur de Spiderman en 1962, l’inventeur de Doctor Strange en 1963 ! Alors qu’il est le type le plus discret de l’industrie des comics, qu’il refuse toute interview, toute apparition publique, toute photo, un genre de Salinger de la bande dessinée. On le dit reclus… Misanthrope… Un peu facho sur les bords mais the american way, archi-individualiste manichéen, intransigeant seul contre tous, objectiviste à la Ayn Rand… Invisible, estimant que seule son oeuvre doit parler… Même sur Wikipedia, pour son portrait, ils ne disposent que d’un dessin. Selon la légende, chez lui il n’y a qu’une seule chaise, celle où il s’assoit pour bosser, afin que les visiteurs comprennent qu’ils sont importuns. Et là, nous tenons la chance exceptionnelle de le débusquer, de découvrir qui il est vraiment, grâce à un lit pliant ! Pas le genre à avoir une chambre d’ami ! Tu as 20 dollars sur toi ? »

Plan de Manhattan en main, nous tâchons de rejoindre l’adresse indiquée. Tout en marchant je me demande si j’ai vraiment besoin d’un lit pliant, que diable ce que je vais en faire de retour chez moi, et surtout comment je vais me débrouiller pour le transporter dans l’avion. Pourra-t-il être enregistré en tant que bagage à main ?

Nous trouvons l’endroit. Nous montons les quelques marches du perron, sonnons à la porte. J’avale ma salive. Après quelques secondes, une dame d’âge mur vient nous ouvrir. Petite, un rien potelée, brune coupée court, lunettes. Je me dis qu’elle ressemble drôlement à une libraire que je connais, à Lyon.

– Hello, we are here for the folding bed. Because we need a folding bed. Is Steve Ditko here ?
– I am Steve Ditko. Please come in.

Comment ? Steve Ditko est une femme ? Et, en plus, sosie d’une libraire lyonnaise ? Nous pénétrons chez elle, l’intérieur est propret, de beaux meubles en bois vernis et des rideaux, lumière tamisée, orange. Mon collègue et moi échangeons un regard circonspect. La dame nous fait traverser un couloir, sort le lit d’un placard. Pendant qu’elle nous en explique le fonctionnement, qu’elle joue sur les ressorts et les loquets, déplie, replie, tout en grommelant « Long time no use… But it’s fine, it’s fine… Twenty bucks is a good deal for you, believe me, seize your luck or go to hell… » je me perds en hypothèses. A-t-elle toujours été une femme ou s’est-elle fait opérer récemment ? Poser la question serait inconvenant. Pour prendre le temps de réfléchir, j’improvise une question sans intérêt, je lui demande distraitement si beaucoup de personnes ont dormi sur ce lit. Peut-être que son identité sexuelle est la raison de sa réclusion, son secret bien gardé (moi qui croyais que c’était son usage de drogue) ? Ou alors, peut-être qu’elle a toujours été une femme et qu’on n’en savait rien en France, et que d’ailleurs Steve est un prénom mixte comme Stéphane chez nous ?… Je fouille ma mémoire à toute vitesse à la recherche d’exemples de Steve… Steve Jobs était une femme ? C’est possible, il y a eu plein de femmes pionnières de l’informatique qui sont passées sous silence dans l’histoire officielle. Steve McQueen était une femme ? Non, ce n’est pas possible, quand même pas Steve McQueen ! Ou alors c’était un énorme secret aussi ! Je viens de lever un lièvre qui pourrait faire trembler Hollywood ! Attends, on avait un indice sous les yeux depuis le début, le pseudonyme de l’acteur était un discret aveu, tout s’éclaire, « Queen »…

N’y tenant plus, je me décide à lui demander :

– Excuse me… Are you THE Steve Ditko ? The original Spider-man artist ?
– Oh yes, that sure is me. Spider-man, if you ask me, is nothing but crap, it’s a disgrace… Who cares about Spider-man ? (moue, hochement de menton, yeux au ciel)

– But… How come… If you’re the man, I mean, if you’re the one, you must be very rich ! With the movies and so on… And… you need to sell your old folding bed ?

– Rich, me ? Ah ! I’m broke as hell ! My ex-husband is a very greedy man, you know, and my ex-publisher too, you know nothing ’bout these sharks… And I sure could use a twenty bucks right now. So… Will you take the damn’ bed or not ? I’m in a hurry, young men !

Son oeil se fait plus menaçant. Son secret nous met en danger.

Je me réveille.

Ailleurs et en plein jour au Fond du tiroir : une étude politique sur Steve Ditko.

Traité du Loup des steppes (Pour les fous seulement)

11/01/2014 un commentaire

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Je lis, j’écris. J’écris parce que j’ai lu, je lis parce que j’ai écrit, ainsi de suite. Inspiration, expiration. Mais si je fais le compte, je suis beaucoup plus lecteur qu’écrivain.

Je suis « écrivain » de façon intermittente, et fragile, les moments où j’écris étant justement ceux où je réalise que je ne sais pas écrire. En revanche je suis « lecteur » ah ça oui, aucun doute, chaque jour. Je lis, et tout s’éclaire. Je viens de lire Le loup des steppes de Hermann Hesse. Mon premier roman lu en 2014 date de 1927. L’année commence bien.

C’est l’histoire d’un certain Harry Haller, érudit marginal, qui se figure coupé en deux, moitié homme, moitié loup. Harry est un champ de bataille perpétuel, dont les deux personnalités prennent tour à tour le contrôle. Il est bipolaire comme on dit de nos jours, asocial en tout cas, incapable de vivre parmi le commun des mortels. Déclassé en perdition, joyeux mélancolique, odieux et attachant, complexe et tête-à-gifles, Haller est une création romanesque originale – or comme l’estime Houellebecq, la réussite des personnages est le premier critère qui vaille en matière de romans. Mais il y a davantage, il y a l’histoire : un beau jour, ou plutôt une nuit d’errance, une nuit onirique et scintillante, il croise au coin d’une rue mal famée un camelot qui lui vend une brochure intitulée Traité du loup des steppes. Cette brochure semble n’avoir été rédigée que pour l’égaré Harry Haller, et lui révèle tout de sa propre vie, par une analyse psychologique froide et détaillée.

La mise en abyme de l’expérience romanesque est transparente… Tôt ou tard, vous aussi vous tomberez sur un inconnu qui vous collera entre les mains le livre, le miroir, qui éclairera votre existence.

Cette fois-ci, voilà comment ça s’est passé pour moi : au coin non d’une rue mais d’un mail.

Je cherche depuis six mois à faire publier mon dernier roman, me pliant humblement à la méthode traditionnelle : j’envoie des manuscrits par la Poste, puis j’attends à côté du téléphone (par lequel viendra peut-être la bonne nouvelle) ou de la boîte aux lettres (par laquelle vient sans faillir la mauvaise). Je reçois donc en cascade, comme de juste, les lettre types « cher manuscrit n°8765 malgré toutes ses qualités votre manuscrit n’a pas fait l’unanimité dans notre comité de lecture mais nous vous remercions pour l’intérêt  que vous avez manifesté pour notre maison nous tenons votre machin à votre disposition dans nos locaux si vous ne le récupérez pas sous quinzaine il nourrira nos cochons ».

Rompant soudain cette monotonie tiède dont on se console comme on peut, je reçois pourtant un refus singulier, personnalisé. Enthousiaste, même. Un éditeur charmant, un gentleman, même (je vous donnerai son nom si vous me le demandez gentiment) me refuse tout en me recouvrant de compliments – expérience inédite dans le genre double bind. Se faire refouler ainsi est presque un plaisir masochiste (et quoi qu’il en soit, je suis résolu à proposer autre chose un de ces jours à sa maison d’édition). Plein de tact, il prend la peine de m’expliquer qu’il n’a pas envie de publier mon roman mais qu’il l’a trouvé « remarquable, beau, sensible, intelligent », plein de « moments poétiques et forts, d’instants de folie stylistique et visuelle ». Il ajoute : « J’ai songé plusieurs fois au Loup des steppes de Hesse, souvenir de lecture lointain mais vivace ».

Or je n’ai jamais lu ce livre. L’occasion ? Le larron ! Je m’y plonge. Je ne vois pas trop le rapport avec mon propre livre, mais peu importe, je l’aime.

Depuis que j’ai lu Le loup des steppes, j’en parle avec enthousiasme autour de moi. Et je reçois le même genre de réactions que lorsqu’en 2008, je découvris Martin Eden et tâchai de le faire lire à tout le monde : « Ah, oui, ça me dit quelque chose, je l’ai lu quand j’étais ado, je me souviens que j’avais aimé ». Encore un livre que j’aurai loupé dans mon adolescence. C’est vrai : ce roman est de la catégorie qui peut marquer pour la vie à un certain âge tendre, mais semblera seulement intéressant plus tard. Peut-être n’ai-je pas terminé ma néoténie. Il me reste des romans d’apprentissage à lire, et sans doute des apprentissages à accomplir. Je me demande si je vivrai assez vieux pour combler toutes les lacunes de mon adolescence.

Comme en 14

04/01/2014 2 commentaires

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Saint Janvier ! « Pour la nouvelle année. — Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. »

Le Fond du tiroir vous souhaite pour l’an 14 qui revient avec son cortège de fantômes, de bonnes lectures et de bonnes écritures, et à défaut de bons n’importe quoi qui vous rendront heureux. Le Fond du tiroir ajoute ainsi ses voeux à la cacophonie bonanée, tintamarre traditionnel, convenu et inepte à 99%, mais merveilleux et réellement fortifiant, lumineux, à 1%. Le Fond du tiroir retient et se récite pour lui-même, parmi ce 1%, les voeux d’Ariane Mnouchkine, au moins pour cette phrase :

… Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée.

Voilà ce que toujours devraient être les voeux de bonanée : un rappel que la vie continue. Et commence. Pour ceux qui continuent, ceux qui commencent, pour ceux que nous devons aider à continuer, à commencer.

Le Fond du tiroir vous signale au passage, parce qu’il ne peut s’empêcher d’être frivole, que s’il était facile de trouver une rime aux meilleurs voeux précédents, « 2012 l’année de la lose ou du blues ou de l’épouse jalouse ou de l’anacrouse », « 2013 l’année de l’ascèse ou de la fraise ou de la catéchèse ou de la baise »… en revanche quatorze est un mot sans rime (du moins en français – en franglais on pourrait toujours décréter 2014 l’année des Doors). Bon ou mauvais présage, chacun avisera.

Une belle bande de blaireaux

18/12/2013 Aucun commentaire

Ils se font appeler Les Blaireaux et font semblant de le regretter : leur premier album s’appelait Pourquoi vous changez pas de nom ?, et le dernier dix ans plus tard On aurait dû changer de nom. Ils sont du ch’Nord et plus rigolos que Dany Boon. Ils sont six, soit mine de rien 50% de bonus par rapport aux Beatles.

Et grâce à eux ces temps-ci mon trombone et moi nous jouons de la musique deux à trois heures par jour. J’aime bien. Parce que je ferai partie de l’orchestre qui accompagnera les Blaireaux aujourd’hui mercredi 18, pour deux concerts à l’Heure Bleue, Saint Martin d’Hères, 15h et 19h.

En guest-stars, car eux aussi aiment bien les Blaireaux : Georges Brassens, Jacques Brel, Charles Trenet, Barbara, et Serge Gainsbourg. Si, si, c’est vrai, la preuve ici.