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Regarder les gens vivre

Et ainsi les idées s’associent (VI, et dernier).

* Lu l’excellent Des nouvelles d’Alain d’Emmanuel Guibert & C°. Ça ne parle ni de Guibert lui-même ni de son « autre » Alain Keler photographe dont on admire les clichés ; ça parle des Roms.

* Lu aussi ça : « Je suis frappé par le rejet dont les Roms font l’objet. (…) On observe une cristallisation de toutes les peurs de notre société sur cette population. Avant Noël, Le Parisien a fait un article sur ces Français détroussés devant l’Opéra à Paris. Et la photo montrait des enfants roms. Ce sont les nouveaux immigrés de la société française. Les élus se font l’écho de l’inquiétude des riverains. À de rares exceptions près, ils ne veulent pas de campements chez eux. On atteint des niveaux de rejet extrême : certains veulent les voir disparaître physiquement. (…) L’arrivée de Roms à côté de chez soi est vécue comme un tsunami. D’ici aux élections municipales, la pression risque de s’accroître. De toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un tel racisme ordinaire, autant de clichés, y compris dans nos entourages. La France n’est pas à part : la figure fantasmatique de l’invasion de l’étranger se développe aussi ailleurs en Europe, comme en Allemagne et en Angleterre. »
Alain Régnier, préfet délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées, surnommé « le préfet des Roms », dans une interview à Mediapart.

* Le temps est à la haine. On a beau garder en mémoire les précédents historiques, savoir par cœur comment les archaïques mécanismes du bouc-émissaire se huilent, ainsi que les bûchers, et les armes de poing… on constate tristement que le temps est à la crise ; donc à la haine.

* Phénomène imaginaire (j’entends : phénomène advenant dans les imaginations, par conséquent phénomène réel). De droite, comme d’extrême droite, comme du gouvernement (quant à la gauche, que dit-elle ?), les Roms ces jours-ci sont ceux que l’on est invité à détester, afin de retremper l’unité nationale et la fierté française. Après les Noirs, les Juifs, les Arabes (sous divers noms : ils ont été les Immigrés, les Maghrébins, les Musulmans…), les Polonais (surtout plombiers), les Boches, les Ritals, les Espingouins… Les Huns, les Sarrasins, les Ostrogoths, les Néandertaliens… En 2013, mettons-nous d’accord concitoyens, l’effet sera immédiat, on se sent mieux une fois qu’on est d’accord : les problèmes, c’est à cause (Stakose, comme chantent Mes aïeux) des Roms. Haro ! Harrom ! Tiens, tombe aujourd’hui cette information : pour la première fois, le FN est en tête des intentions de vote pour les prochaines élections.

* Les Roms sont une nuisance, une question, un symptôme, un phénomène social, une honte, une horde, une plaie, une urgence, un fléau, une statistique. Oui ?

* Eh bien, non.
Les Roms sont des gens.
Pour détester un épouvantail, il ne sert à rien de le connaître. Au contraire ! Moins on en saura et plus la détestation sera pure. En revanche, si ce que l’on vise est de savoir qui sont des gens, il est préférable d’en apprendre un peu plus long sur leur façon de vivre au quotidien, sur leurs histoires, leurs familles, leurs émotions ; ensuite seulement, on tentera d’en penser quelque chose. Ah, bien sûr, cette méthode demande plus de temps. Mais le temps est récompensé, quand s’installe dans la tête une lumière plutôt qu’une opinion.

* Le photojournaliste Yann Merlin a passé trois semaines dans un camp de Roms. Il en rapporte un reportage en images arrêtées confondant d’humanité. On y observe, surpris de la proximité, ému de notre propre fraternité, vivre des gens. Si l’on consacre le temps nécessaire à chacune de ces photos, chacun de ces regards, chacun de ses sourires, chaque grain de peau, je ne dis pas qu’on saura tout des Roms. On ne saura presque rien. Mais largement plus qu’en écoutant un discours de Manuel Valls ou en regardant le jité. Tentez l’expérience. Vous rencontrerez des gens.

* Remarquez, ça ne fonctionne pas à coup sûr, il y faut d’abord certaine bonne volonté… Contre-exemple à point nommé : une journaliste, Amandine Chambelland, a elle aussi passé trois semaines immergée en milieu exotique, dans la Villeneuve de Grenoble, à côté de chez moi, pour le compte d’Envoyé Spécial, la fameuse émission de TF2. Son reportage provoque un tollé. On ne parle que de ça, par ici. Je gage que Mme Chambelland n’aura pas très bien, pas très consciencieusement, pas très honnêtement, pas assez humblement, pas assez dénuée d’arrières et d’avant-pensées, regardé vivre les gens. Quelque chose lui a manqué. Alors les filmés, se sentant trahis, protestent, et pétitionnenent, et se réunissent et en appellent à la Justice et cherchent la riposte par tous les canaux imaginables. Un canal imaginable parmi d’autres : ce photo-reportage. Celui-ci est-il allé, mieux que l’autre, regarde les gens ?

* La sinistre émission s’intitule « Le rêve brisé ». Comme je ne regarde pas la télé en direct, c’est seulement suite aux remous que je l’ai jugée sur pièce et sur Internet, ce que l’on peut continuer de faire ici (juste à côté : « la réponse »).

* À dire vrai, je n’ai pas été aussi ulcéré que les premiers intéressés, c’est-à-dire les habitants, et j’ai même, contrairement à mes amis, trouvé certains mérites au reportage. Au moins celui de faire parler (euphémisme). Je pousse même l’audace jusqu’à sauver quelques plans – celui par exemple où le maraîcher maghrébin, intégré quoique barbu, serre la main à un Rom, ah tiens, longtemps qu’on n’avait pas parlé des Roms, dernière population en date à s’installer dans ces apparts, les moins chers de la ville, il est aimable ce plan, chacun fait comme il peut, on travaille, on vend des bricoles sur le marché, on accueille plus misérable que soi, allez, on lui serre la main, elle fait un bien fou cette poignée de main, résidu, souvenir de la convivialité qui était voulue dans ce grand ensemble de 14000 habitants, qui est peut-être encore possible si on fait des efforts, rêve. Bon. Une fois ces tentatives de nuance exprimées, je suis indigné comme tout un chacun par la putasserie globale du résultat.

* Le parti pris sensationnaliste de la journaliste est pétrifiant. Elle est venue ici avec certaines idées en tête (Villeneuve = enfer), elle les a mises en scène sur place. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’ineptie confusionniste et la manipulation. Elle venait, censément, faire le point un an après le meurtre de deux jeunes, Kevin et Sofiane, qui avait défrayé la chronique. Elle veut à tout prix faire parler sur ce sujet-là. Elle n’y parvient pas. Qu’à cela ne tienne, elle fait de cet échec la preuve irréfutable du malaise qu’elle est venue filmer. Le reste est à l’avenant. Tout doit confluer vers l’anathème en pré-notion, le sécuhèffedé : la vie dans la Villeneuve, et par extension dans toutes les cités de France, est une horreur de chaque instant, la dissolution cinglante de toute espoir d’intégration et de vie collective, l’explosion de la République, la conséquence funeste du laxisme socialiste et de l’accueil d’étrangers qui refusent de s’intégrer, le non-droit, l’état de guerre, allez vite un plan de voiture qui brûle, un autre de drogué qui caillasse, et encore un de voyou défouraillant un flingue à vendre 150 euros, pas cher, façon le Bon coin. Je ne nie pas que les voitures brûlent ni que les armes circulent, je me demande seulement si leur exhibition sur l’écran, qui occulte tout ce que le quartier peut recéler de positif, ou même de banal, et il y en a (je vous l’assure, j’ai vu aussi des choses très banales, dans ce quartier, ce n’est pas forcément haut en couleur, des gens qui vivent), si leur exhibition disais-je ne crée pas la psychose au lieu d’en rendre compte. La violence retient l’attention des cerveaux disponibles, air connu. Qu’attendrait-on de la télévision ?

* Le comble du dégueulasse est atteint avec la scène du médecin en visite dans les étages. Il tient le rôle du pansement sur la jambe de bois (en feu). La misère exposée de cette pauvre vieille patiente dépressive, seule, abandonnée par ses enfants, et cachetonnée jusqu’aux yeux, serait un sujet en soit (un vrai sujet, qui mériterait un autre traitement, et qui est loin de ne concerner que la Villeneuve), mais la scène est montée de façon à en faire une victime de plus de la cité hyper-violente, et, au fond, des utopies soixante-huitardes qui ont mal tourné, ce qui est débile en plus d’être malhonnête.

* Le sort de cette Villeneuve maudite (littéralement : dont on dit du mal) me titille. J’y ai effectué moi aussi une sorte de reportage autrefois, j’en ai parlé, tant d’autres en ont parlé et en quels termes honteux, tant de salive, tant de crachats… Me rappelle la préface que Céline avait écrite pour une histoire de Bezons (ouvrage qui, sans son préfacier, n’aurait peut-être intéressé que les Bezonnais) : « Pauvre banlieue, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. » (Première idée reçue à surmonter : la Villeneuve, qui ne ressemble à presque rien en France, n’est pas une banlieue, mais un quartier de Grenoble à part entière.)

* Qu’est-ce que la Villeneuve ? Avant tout, peut-être, un phénomène imaginaire. Une histoire de la représentation de la Villeneuve dans les médias, où l’histoire de la Villeneuve serait filtrée par celle des médias, et réciproquement, serait passionnante. Comment la Villeneuve a-t-elle été filmée, depuis 40 ans ? En voilà, des occasions de voir vivre les gens. De vivre avec eux, dans le meilleur des cas.

* On commencerait par rappeler, pour mémoire, que dès 1974, la Villeneuve a été pionnière en proposant l’une des premières télévisions de proximité (le mass media suprême réapproprié par les citoyens ? une révolution reste à faire) ; et on finirait par l’évocation de « VILL9« , série télé qui y est tournée aujourd’hui. Entre temps, on pourrait mentionner que Jean-Luc Godard, qui a habité là quelques années, y a réalisé ses premiers films en vidéo ; qu’un documentaire vintage diffusé en 1978 par TF1, frappe parce que que le mot « rêve » apparaît encore, décidément la Villeneuve est née d’un rêve, mais contesté, dénoncé presque immédiatement, et que déjà, on dit « la Villeneuve c’était mieux avant », en 1978 on regrette la Villeneuve de 1973, la Villeneuve est une nostalgie au long cours, le creuset et l’expédient de nos rêves (Phrase clef à la 39e minute du film : « L’échec est au niveau de la politique générale d’immigration. On ne fait rien pour que ces gens-là puissent se sentir un tout petit peu chez eux. (…) Mais je ne crois pas qu’on puisse imputer à la Villeneuve un échec qui est général ») ; qu’en 1981 on se demandait Faut-il détruire la Villeneuve ; et puis, pour la bonne bouche…

* … on savourerait enfin ce film euphorisant de la chorégraphe Julie Desprairies, intitulé Après un rêve (attention : pour voir l’intégralité du film, 27 minutes, et non un extrait de quelques secondes, la manœuvre est un peu retorse, il faut cliquer sur son titre dans la colonne à droite de l’écran) dont le titre lui-même sonne comme une réplique par anticipation, tourné deux ans avant Le rêve brisé. On lira avec profit la note d’intention de la chorégraphe, ici. Dans ce film, renversement invraisemblable, la Villeneuve est belle, et la beauté est un message politique en soi. Belle comme une comédie musicale, où l’on se mettrait à danser pour en finir avec la trivialité du monde.

* De toute façon j’adore les comédies musicales, je les prends sérieusement pour des métaphores de l’harmonie sociale possible (si l’on est utopiste) ou perdue (si l’on est mélancolique et désabusé). Il faut être méchamment cynique pour débiner La mélodie du bonheur (au hasard) au prétexte que oah c’est même pas possible regarde les gens ils chantent ensemble et ils chantent juste, ça se peut pas, c’est pas comme ça dans la vraie vie. La scène d’Après un rêve où la danseuse traverse un parvis où quatre jeunes tiennent le mur est un bon exemple. Mon dieu, quelle angoisse, quatre jeunes ! En plus ils ont des casquettes ! Va-t-elle se faire violer sous nos yeux, tuer, ou au moins proposer de la drogue ? Rien de tout ça : elle se met à danser avec eux. On le sait bien, que « ça se peut pas » ! C’est une métaphore. De l’art, quoi. Accéder à la vérité de la métaphore, c’est faire preuve d’un peu plus d’imagination que devant TF2. Imaginer que si on travaille avec ces teneurs de mur, ils cesseront de tenir le mur. Et, éventuellement, ils courront un tout petit peu moins le risque de violer ou de dealer de la drogue. Réaliste ? Bien sûr que non. Pas plus réaliste qu’Envoyé spécial, puisque nous sommes dans l’imaginaire, mais au moins la danseuse en a-t-elle conscience.

  1. Webmestre
    14/10/2013 à 16:38 | #1

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    Lo

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