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Matrimoine

20/03/2025 Aucun commentaire

Il est toujours bon de s’aérer les neurones, fût-ce dans l’air méphitique de la capitale, et je reviens remonté comme une pendule de deux jours à Paris où j’ai assisté au congrès annuel des bibliothécaires musicaux organisé par l’excellente ACIM.

Outre des visites guidées dans des fonds merveilleux voire mythiques : la BNF, la Médiathèque Musicale de Paris sise aux Halles ou encore la discothèque de Radio France (hallucinante caverne d’Ali Baba)… les débats et tables rondes étaient fort stimulants quoique sur un sujet peu neuf (c’était déjà celui des RNBM 2017), mais toujours vibrant d’actualité en notre époque de destructions tous azimuts : le patrimoine.

Je retiens particulièrement la conférence inaugurale, passionnante. L’intervenante, Claire Bodin, directrice de festival et conceptrice de la base de données « Demandez à Clara » consacrée exclusivement aux compositrices, a mis les pieds dans le plat direct :

« Vous programmez deux jours consacrés au patrimoine, d’accord, merci, mais quid du matrimoine ? »

(ce dernier mot est souligné en rouge par mon correcteur d’orthographe, c’est dire.) La provocation est savoureuse, adressée à un parterre de professionnels s’ébrouant, selon les termes de leur cadre d’emploi, dans « les bibliothèques et le patrimoine ». Que conserve-t-on, au juste, que transmet-on et que néglige-t-on ?

« Matrimoine n’est pourtant pas un néologisme, mais de même que « autrice » il disparaît au XVIe siècle par la faute de ces messieurs de l’Académie française, qui considéraient qu’on ne recevait un héritage que de son père, en aucun cas de sa mère ! Car de la mère, et des femmes, on ne reçoit que des choses accessoires et sans valeur… »

Témoignage de l’antiquité du substantif matrimoine, l’adjectif qui en découle nous est resté : matrimonial. Soit : relatif au mariage. Puisque les femmes ne sont bonnes qu’à ça, à se marier et faire des gosses, merci la dot. Tandis que patrimonial, c’est du solide, sérieux, pas de la bagatelle mais de la valeur, tous sens du terme.

Sans matrimoine, sans l’idée même du matrimoine, pas d’héritage venu des femmes, pas de traces, pas de legs, pas d’œuvres conservées, nulle artiste femelle au panthéon, et ainsi des siècles de musiques écrites par les femmes ont été invisibilisés, jusqu’à se demander si ces femmes et ces musiques ont réellement existé – le doute est permis et alimente perversement l’idée reçue : les grandes compositrices n’existent pas, CQFD. On le sait, les « grands artistes » sont tous des hommes, en musique comme ailleurs.

Pourquoi avoir baptisé cette base de données « Demandez à Clara » ? Parce que Clara savait :

« Quand je ne serai plus, alors tout sera oublié de mon apport à l’art. » (Clara Schumann, tragiquement lucide, épouse de Robert et compositrice aussi géniale que lui mais à l’ombre de son mari.)

Maddalena Casulana (1535-1590) dédie ainsi son premier livre de madrigaux à Isabelle de Medicis :

« Je souhaiterais [révéler] aussi au monde (pour autant que cela me soit permis dans la profession de la musique) la vaine erreur des hommes, qui se croient maîtres des dons de l’intellect au point qu’il leur semble impossible de partager ces derniers avec les femmes. »

Ces références à elles toutes seules méritaient le voyage. Si le cœur vous en dit la conférence de Claire Bodin est déjà sur Youtube.

Déjà 5 ans de « monde d’après ». Et après ?

16/03/2025 Aucun commentaire

16 mars 2020 : à cinq ans d’ici, jour pour jour, Emmanuel Macron déclarait dans le poste « Nous sommes en guerre » afin de justifier le confinement national. Ce discours guerrier est documenté au 70e couplet de la chanson-fleuve Au premier jour de la Confine, explicitement créée pour servir l’écriture de l’Histoire. (Cinq ans plus tard nous ne sommes plus confinés mais, par ailleurs, presque en guerre. Il a fini par l’avoir, Manu, sa guerre littérale qui élève l’homme d’État ! République en Marche ! Marchons ! Marchons ! Qu’un sang impur !)

Flashback : au printemps 2020 quatre artistes confinés, Marie Mazille, Capucine Mazille, Franck Argentier et Fabrice Vigne se lançaient dans cette interminable ritournelle pour conjurer l’interminable confinement, l’ennui et l’angoisse. Ce témoignage burlesque et poétique est presque entièrement visible sur Youtube – quant à la véritable intégrale, sous forme d’un élégant livre-DVD, elle est toujours disponible sur commande au Fond du Tiroir.

Ici, la présentation Ulule périmée mais perpétuellement réjouissante.

Ne pas confondre Tarif et Tariff

09/03/2025 Aucun commentaire

Prochain stage de création de chansons assuré (et faut voir comment) par Marie Mazille & Fabrice Vigne : les 22-23 mars 2025, à Solexine, Grenoble.
Comme l’échéance est dans 15 jours, il est grand temps de relever le compteur : restent non pas mille non pas cent non pas dix places vacantes, mais DEUX. Figurez-vous qu’on ne vend pas ces deux ultimes aux enchères, elles restent au même tarif dérisoire que les autres : 160 euros le week-end.
Merci à Véronique Stouls qui nous a concocté l’attrayant support de com ci-dessus. Les autres détails à retrouver au Fond du Tiroir.

J’annonce les tarifs de notre stage et brusquement je découvre le dernier trumpisme à la con : le fou dangereux orange et blond vient de déclarer “tariff is the most beautiful word in the dictionary”. Comme je refuse d’avoir quoi que ce soit en commun avec ce type (à part à la rigueur les organes de base équipant un être humain), et certainement pas un mot fétiche, je m’indigne, m’ulcère et objecte qu’il existe des centaines de milliers de mots plus beaux que tarif. Figurine. Ombilical. Geyser. Confidentiel. Projectile. Relief. Graminée. Couleuvre. Iceberg. Chenil. Bronches. Kangourou. Agrafe. Collision. Marguerite. Pécamineux. Crocus. Tremblement. Acrobatie. Lénifiant. Et combien d’autres. Je me demande si tous les mots du dictionnaire ne seraient pas sensiblement plus beaux que Tarif.

Bref, pour jouer avec plein de jolis mots, rendez-vous le 22 mars. Is there Life on Mars ? Ben oui ! (Message subliminal : vive David Bowie, à bas Elon Musk.)


Un petit jeu, en avant première.

Comme nous avons systématiquement un bon taux de redoublants (triplants quadruplants ad lib.) Marie et moi tâchons de renouveler en permanence le répertoire d’exercices que nous confions à nos stagiaires. En voici un inédit, que nous venons d’inventer. Nous avons choisi une chanson très inconnue d’un chansonnier très connu (je n’en dirai pas davantage), et en avons prélevé tous les mots clefs : Pluie, Venir, Nuages, Mon gars, Avancer, Croche-patte, Chemin, Long, Main, Chanter, Copains, Girouette.

Il vous reste à écrire une chanson nouvelle en incluant ces mots-là. Dernière étape : comparer le résultat avec l’original peut s’avérer amusant.
Si vous n’êtes pas présent avec nous ce week-end (tant pis pour vous) vous avez le droit de jouer chez vous.

Comme il est tout-à-fait inconvenant et contraire à l’éthique de donner une consigne qu’on n’a pas au préalable suivie soi-même, je me plie illico à l’exercice. J’écris ceci, en quintils monorimes, anaphores et alexandrins (je le précise pour qui serait déjà versé dans le vocabulaire technique) :

Le nuage est si grand que le ciel est caché
Le nuage est si long qu’on ne peut l’empêcher
Le nuage est si bas qu’on pourrait le toucher
Le nuage est si lourd… et la pluie est lâchée
Sous le ciel océan, mon gars, il faut marcher !

Chaque goutte te frappe jusqu’à t’écorcher
Chaque goutte te vise à la main d’un archer
Chaque goutte te cogne en caillou en rocher
Chaque goutte léchée crachée torchée douchée
Sous le ciel océan, mon gars, il faut marcher !

Horizon renversé, girouette perchée
Horizon sans chemin sans plafond ni plancher
Horizon sans chanter sans copain sans clocher
Horizon croche-patte à travers la drachée
Sous le ciel océan, mon gars, il faut marcher !

Un jour viendra peut-être un jour sans trébucher
Un jour viendra et un toit pour te retrancher
Un jour viendra et un abri pour te sécher
En attentant ce jour, avance sans flancher.
Sous le ciel océan, mon gars, il faut marcher !

« Il faudrait essayer d’être heureux ne serait-ce que pour donner l’exemple » (Jacques Prévert)

02/03/2025 Aucun commentaire

Carte postale Le Fond du Tiroir !

Je me trouve, à pied et par hasard, à chercher mon chemin dans les ruelles de l’une des plus petites préfectures de France, Digne-Les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence, ex Basses-Alpes).

Je remonte, toujours par hasard, la rue de l’Hubac lorsque soudain, au n°47, je tombe nez à nez avec une plaque m’informant qu’ici vécut l’évêque De Miollis, que Victor Hugo prit pour modèle en écrivant Monseigneur Myriel dans Les Misérables.

J’en suis bouleversé comme si je découvrais accidentellement l’authentique lieu natal de quelque héros. Ulysse, D’Artagnan, Jean Moulin, Spider-Man, Paul Watson ou Greta Thunberg, ce calibre, pas moins.

Monseigneur Myriel est introduit dans une séquence qui fonde à la fois l’incomparable roman-fleuve (dont le tout premier paragraphe, le fil qui dépasse et s’apprête à dévider toute la bobine, est : « En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne. C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il occupait le siége de Digne depuis 1806. »), bien des consciences politiques dont la mienne, et diverses théories éducatives.

Myriel est « Un juste » (titre du livre premier) qui donne sa confiance à Jean Valjean et lui montre, par l’exemple et sans prêchi-prêcha, que le bien est possible. La bonté advient si la bonté est possible, et la bonté est possible aussitôt qu’un geste de bonté prouve qu’elle est possible. Elle est non seulement possible, mais elle est là, entre toi et moi, et maintenant à toi de jouer, non non, c’est à toi, tu peux garder les chandeliers, tu les avais oubliés.

Considérer que son interlocuteur est bon le rend bon (inversement, considérer qu’il est mauvais le rend mauvais – et ad libitum on peut remplacer « bon » ou « mauvais » par ce qu’on voudra, « intelligent » ou « stupide », « généreux » ou « égoïste », le paradigme s’appliquera).

Je me trouve devant le 47 rue de l’Hubac à Digne (quel nom de ville prédestiné, au fait) et je suis ému, presqu’aux larmes, comme si j’avais devant moi le nombril du monde, le centre natif de tout espoir possible.

Au cul les tristes sires et les fauteurs de guerre, Trump, Musk, Poutine, Bardella ! Vos gueules puisque la bonté est possible !

Je m’ébroue pour ne pas céder à l’angélisme mou, et plutôt que de citer Mgr Myriel, j’ai envie de donner ici un poème d’un autre natif des ex-Basses-Alpes, le poète Lucien Jacques, pote et par certains aspects Doppelgänger de Jean Giono :

CREDO

Je crois en l’homme, cette ordure.
Je crois en l’homme, ce fumier,
Ce sable mouvant, cette eau morte.
Je crois en l’homme, ce tordu,
Cette vessie de vanité.
Je crois en l’homme, cette pommade,
Ce grelot, cette plume au vent,
Ce boute feu, ce fouille-merde.
Je crois en l’homme, ce lèche-sang.

Malgré tout ce qu’il a pu faire
De mortel et d’irréparable.
Je crois en lui
Pour la sureté de sa main,
Pour son goût de la liberté,
Pour le jeu de sa fantaisie

Pour son vertige devant l’étoile.
Je crois en lui
Pour le sel de son amitié,
Pour l’eau de ses yeux, pour son rire,
Pour son élan et ses faiblesses.

Je crois à tout jamais en lui
Pour une main qui s’est tendue.
Pour un regard qui s’est offert.
Et puis surtout et avant tout
Pour le simple accueil d’un berger.

Théo et Tao

10/02/2025 Aucun commentaire

Aujourd’hui avec ma camarade Marie Mazille : journée de travail un peu pleine.
Six ateliers d’écriture de chansons dans les six classes d’une école élémentaire = six chansons créées.
Le rythme est trop stakhanoviste à mon goût et au crépuscule quelques-uns de mes neurones ont fondu, mais peu importe, comme toujours lorsqu’il s’agit de création, seul le résultat compte.
Le résultat cogne dur.
Le thème général imposé était le tour du monde et les droits des enfants. La dernière classe de la journée, un CM2, a choisi de travailler sur la Chine… Comme j’objectais que la Chine était un trop grand pays pour être traité en une seule fois et qu’il faudrait cibler davantage le propos, au fil de la conversation le thème de la chanson s’est précisé, s’est même radicalisé. Nous en avons fait un petit tract anti-capitalisme et anti-globalisation. Hé ben dis donc ! Ils sont bien, ces petits. Vive l’avenir, finalement.

THÉO ET TAO

Tu t’appelles Tao
T’as pas eu de pot
Douze ans, à l’usine
Tu es né en Chine
Travaille dans le noir
Du matin au soir
Fabriquer t-shirt
Fabriquer t-shirt
Fabriquer t-shirt
… Et livrer t-shirt
Qui part en cargo
Qui casse ton dos
Au suivant !

Tu t’appelles Théo
Toi t’as eu du bol
Douze ans, à l’école
Et à faire le beau
Pour le karaté
Ou pour la soirée
Acheter t-shirt
Acheter t-shirt
Acheter t-shirt
… Et jeter t-shirt
Qui t’a rendu beau
Qui t’a fait héros
Au suivant !

Théo et Tao
Sont dans un bateau
Un seul tombe à l’eau
Théo et Tao
Sont dans un t-shirt
Le monde les heurte

Le mirliton de la caverne

03/02/2025 Aucun commentaire
(photo d’archive : lapresse.ca)

Cette nuit, je reprenais mes études.
Je me suis inscrit en licence de lettres, après tout pourquoi pas, je n’ai jamais fait d’études de lettres, si ça se trouve ça me plairait, et, si j’en juge par les paysages que je vois défiler depuis la plateforme supérieure du bus qui m’emmène sur le campus le long du fleuve, je l’ai fait à Montréal.
C’est jour d’examen. La lumière de l’aube est douce sur la jetée. Je m’étonne d’avoir si peu le trac mais la raison en est simple : l’obtention de mon diplôme est un enjeu dérisoire face à la situation politique internationale apocalyptique. Donal Trump a annoncé qu’il allait annexer le Canada dans la journée, les indépendantistes québécois en ont profité pour ressurgir en force, et fédérer la population à la fois contre Trump, contre les USA, contre le Canada. Le Québec veut son indépendance, maintenant ou jamais, les rues sont pleines d’un flot humain brandissant des drapeaux bleus à fleur de lys, et j’entends des slogans comme Sécession du Canada, à bas le 51e état ! Je me dis : tiens, je pourrais écrire un mirliton sur l’actu.
Mon bus est immobilisé, il est même balloté sur ses essieux par les mouvements de foule, et j’hésite. Dois-je descendre et finir mon trajet en courant vers l’amphi, ou bien me mêler à la manifestation et au mouvement historique ? Je remets à plus tard le moment de trancher car pour l’heure je cumule, tentant de conjuguer mes intérêts du jour et ma conscience politique : je sors du bus et je fends la foule compacte en direction du campus, mais comme j’ai toujours sur moi mon mug à motif de fleur de lys, je le dégaine et je cours tout en l’agitant au-dessus de ma tête en signe de solidarité avec les militants.
J’atteins l’université tant bien que mal, essoufflé, en nage. Je ne me souvenais pas du tout à quel point le campus de Montréal ressemble à celui de Grenoble, c’est pratique, j’ai quelques repères. La circulation y est très dense, l’activité y est typique d’un jour d’examen ou d’une fourmilière, et j’ai le temps de regretter que les étudiants soient si peu mobilisés par la cause géopolitique mais qui suis-je pour donner des leçons à quiconque.
Avant de rejoindre mon amphi (zut, je vais vraiment finir par être en retard) je dois faire un crochet par l’administration parce que sur mon planning d’examens, j’ai noté deux convocations à la même heure, pour un écrit et pour un oral, j’ai dû encore choisir des options inconciliables, voilà ce que c’est que de vouloir tout faire alors qu’on ne peut faire qu’une chose à la fois.
La queue dans le couloir du secrétariat est très longue, je n’en vois pas le bout. Je suis découragé d’avance et prêt à renoncer lorsque j’avise au sol une petite pile instable de papiers pliés en huit. Ah ben ça alors, le papier du dessus porte mon nom en écriture manuscrite. Il s’agit de messages adressés aux étudiants, quelle drôle de manière de communiquer, empiler les papiers à même le sol du couloir et charge à chacun de prélever ce qui lui revient, il faut croire que les mails et les téléphones sont tous hackés ?
Je pose un genou à terre et je déplie le mémento à mon nom. Il y est question d’une formation à la science fiction, et à nouveau j’ai un doute, permis par la formulation ambiguë : me propose-t-on ici de suivre des cours sur la littérature d’anticipation, ou de me préparer à un futur proche bouleversé ?
Je n’ai pas le temps d’y réfléchir davantage, je dois reprendre ma course, je cavale derechef à travers des couloirs, des galeries et des escaliers, et je me présente enfin devant la porte de l’amphi de mon examen, il était moins une, je pénètre juste avant le clac de la fermeture définitive.
Je m’assois tout en haut de l’amphi et je sors mon stylo. L’examen porte sur l’allégorie de la caverne. Moi qui n’avais pas trop révisé, je suis soulagé de constater que les sujets d’examens sont stables depuis 3000 ans. Bien sûr, j’ai des choses à dire sur l’allégorie de la caverne, mais à peu près les mêmes depuis 3000 ans, à peine réactualisées par la technologie, ça m’ennuie un peu. J’ai une idée pour casser la routine et m’exciter le ciboulot : je vais écrire ma dissertation en vers. Ah, oui, super idée. Le premier me vient assez vite.

La grotte est au grand jour, en lumière bleutée.

Il est bien gaulé, j’en suis très content, je hoche la tête. J’attaque le deuxième qui me donne du fil à retordre.

Nos écrans sont en fer

Je n’arrive pas à dépasser le premier hémistiche qui me semble perfectible, je le retravaille sans relâche, je le pétris, je tente d’autres solutions, j’essaie Nos écrans sont nos fers que je trouve un peu trop démonstratif, puis Nos écrans sont l’enfer, trop mélodramatique… Zut, si je pinaille de la sorte je ne sais pas si je vais avoir le temps de composer ma légende du nouveau siècle, l’aiguille tourne tandis que la rumeur des manifs enfle derrière les fenêtres.
Je me réveille.
Il fait encore nuit.
Bon, j’ai un quatrain à finir avant de commencer ma journée.

La grotte est au grand jour en lumière bleutée
Nos écrans sont en fer, et nos chaînes mobiles.
La communication nous a rendu débiles
Pommettes en valise à force de zieuter.

Je vais me recoucher mais je ne sais pas si je vais me rendormir.

Moi ce que j’aime

01/01/2025 Aucun commentaire

Chef d’oeuvre.
Le choc est sans doute moins fort qu’avec le premier tome il y a six ans déjà, où l’on ignorait dans quel OVNI on grimpait.
Cette fois, avec ce deuxième tome (et non second, comme je l’avais cru), les intentions notamment politiques sont plus explicites (il y est question de responsabilité individuelle, de violence de quartier qui redouble la violence d’État, de coming-out homosexuel, de construction de l’image de soi…), la fonction sociale et artistique des « monstres » et de l’amour qu’on leur porte est plus clairement énoncée, l’histoire de l’art (depuis Goya et son sommeil de la raison jusque et y compris à l’art populaire des pulps & comics books) est plus linéairement instrumentalisée…
Bref, le terrain monstrueux est désormais balisé.
Peu importe : chef d’oeuvre quand même, unique en son genre, rien ne ressemble à Moi ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris.
Il est très rare d’avoir entre les mains un livre, qu’il soit graphique ou seulement fait de mots, dont on se dit que chaque page est riche, admirable, fin-en-soi, même sortie du contexte.
Chaque page est un tableau et la lecture mérite d’être dédoublée : une fois pour la narration, une fois pour l’admiration.

De quelle réalité parlez-vous ? (2/2)

31/12/2024 Aucun commentaire

Ultimes lectures de l’année 24 : enchaînés, deux délicieux essais du docteur Maboul de la littérature, alias Pierre Bayard.
Oedipe n’est pas coupable (2021) et Hitchcock s’est trompé – ‘Fenêtre sur cour’ contre-enquête (2023).
Fidèle à sa méthode paranoïaque-hérétique, le professeur Bayard nous (me) retourne à nouveau le cerveau à coups de paradoxes ludiques mais impeccablement érudits (Cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir).

La méthode de Pierre Bayard reste inchangée, garantissant une rigueur universitaire irréprochable, et la table des matières de chacune de ses oeuvres est reconduite à l’identique : une introduction pour poser le problème ; quatre parties de quatre chapitres chacune pour déployer une dialectique claire, rationnelle et toujours référencée ; une conclusion.

Sauf que cette exigence de sérieux est un trompe-l’oeil et une pince (sans rire). Les thèses de Bayard sont toujours abracadabrantes – et cependant convaincantes. Nous en sortirons enrichis de la meilleure récompense que peut léguer une recherche académique : le doute en cerise sur le savoir.

Dans cette série-là, de « critique policière » , comptant déjà six tomes, il s’emploie à réouvrir le dossier de meurtres célèbres afin de démontrer qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, car l’assassin n’était peut-être pas celui que l’on croyait – l’auteur, absolument pas fiable, du texte originel, n’y avait lui-même vu que du feu. À moins qu’il ne soit suspect d’avoir sciemment aveuglé son lecteur. Hamlet, Roger Ackroyd, Le Chien des Baskerville : le coupable était innocent et réciproquement.

Son enquête sur Fenêtre sur Cour incite bien sûr à revoir le film d’Hitchcock d’un oeil nouveau (sachant que l’oeil est le sujet et le moteur même de ce film).

Quant à celle sur Oedipe, elle est particulièrement retorse : non, Oedipe n’a pas tué son père, et Bayard, renversant cette doxa, foule aux pieds une autre mythologie, celle de la psychanalyse ! Qui donc a tué Laïos ? On le découvrira au terme d’un dossier aussi rigoureux que d’habitude, mais sensiblement plus inquiétant que les précédents opus… Car Bayard n’a jamais autant qu’ici parlé de lui-même à la première personne, mettant en scène l’enquêteur en sus de l’enquête, et pour ce faire il prend des accents lovecraftiens : il a mis au jour une vérité indicible, qu’aucun mortel n’était préparé à appréhender… et cette vérité bouleversant l’ordre cosmique l’a rendu fou. Il a déterré Des choses cachées depuis la fondation du monde pour reprendre le si beau titre d’un auteur qu’il cite d’abondance, et pour cette faute prométhéenne il est maudit ! Maudit, maudit ! À Thèbes, dans le milieu des psychanalystes, et dans le monde entier !

Le prolixe Bayard publie un livre par an et dans sa toute dernière enquête farfelue, à nouveau à la première personne, intitulée Aurais-je été sans peur et sans reproche ?, il se mesure à son « ancêtre » le chevalier Bayard…
Si jamais il manque d’idées (ce qui m’étonnerait un peu) pour ses prochaines contre-enquêtes littéraires, je lui suggère de se frotter à un autre type de classiques et un autre genre de mythologie : les récits religieux. Que sait-on au juste des circonstances de la mort du Christ, et les boucs émissaires si commodément désignés par la tradition (Judas, Ponce Pilate) ont-ils vraiment joué le rôle qu’on leur assigne ? Cette mission, si vous l’acceptez, comporte par les temps qui courent des risques mortels. Comme toujours, si vous ou l’un de vos agents étaient capturé ou tué, la Sorbonne nierait avoir eu connaissance de vos agissements.

De quelle réalité parlez-vous ? (1/2)

30/12/2024 Aucun commentaire

Dernier rattrapage en DVD de l’année : Reality de Tina Satter (2023).
Dernier gros choc rétinien, également.
Film unique en son genre, au dispositif radical et intrépide.

Le 3 juin 2017, Reality Winner (« Gagneuse de réalité » quel nom incroyable, purement conceptuel ! il est pourtant authentique…) est arrêtée chez elle par le FBI qui met un temps fou à lui révéler ce qui lui est reproché : elle est accusée d’avoir fait fuiter un document confidentiel suggérant l’ingérence de la Russie lors de la première élection de Trump, en 2016.

Le dialogue entre Reality et les agents fédéraux, d’une durée de près de deux heures, a été enregistré sur place, et le film est tout simplement (?) la mise en scène de ce verbatim, n’inventant pas un seul mot mais, en revanche, de multiples et fascinants stratagèmes de thriller en huis-clos.

Cependant, le plus troublant pour moi dans ce film qui repose sur un effet de réel absolu, est son aspect lynchien, c’est-à-dire absolument irréel.
Car le réel n’est qu’apparences, couche après couches, rideaux de velours et de fumée.
À mille lieues du rythme trépidant et codifié des films d’espionnage hollywoodiens, les hésitations, les lenteurs, les maladresses, les embarras qui émaillent les paroles, les étranges échanges entre les « personnages » qui s’étirent en perpétuels travaux d’approche, qui seraient burlesques s’ils n’étaient si inquiétants, comme s’ils ne parlaient pas la même langue et abordaient chacun par une face différente une vérité qu’aucun d’entre eux ne connaîtra tout à fait… ont l’air de sortir tout droit de Twin Peaks.

Alors, la révélation m’est venue.
Le monde est devenu Twin Peaks.
David Lynch a gagné.
Il a contaminé le réel.
Pas seulement le cinéma : le réel.
Ou du moins, il a contaminé la façon de le regarder, la seule façon d’avoir accès à lui : accès bancal, irrationnel, anxieux, absurde, drôle dans le meilleur des cas – sinon menaçant.
David Lynch le voyant, poète et prophète a révélé (a pressenti) la bizarrerie du réel en sorte que le réel sonne et sonnera désormais bizarre « à la Lynch ».

Je suis fort chagrin depuis que j’ai appris que David Lynch, fumeur depuis 60 ou 70 ans environ (je me souviens de cette réplique autobiographique dans Sailor & Lula : « Sailor, à quel âge as-tu fumé ta première Marlboro ? – Euh, je crois que j’avais 4 ans » ) est atteint d’un emphysème pulmonaire, qu’il ne respire plus qu’assisté par une bouteille d’oxygène, et qu’il ne réalisera plus de film. D’un autre côté, il n’a plus besoin de réaliser des films puisqu’il a réalisé le monde.

Voilà pour moi la leçon essentiel de ce Reality qui parle effectivement de reality, à l’époque trumpienne de la post-vérité, des faits alternatifs et de l’oppression technologico-policière. Usuellement, pour nous comprendre les uns les autres comme si cela était possible, nous qualifions notre époque de « trumpienne » mais si ça ne tenait qu’à moi nous dirions évidemment lynchienne, histoire de rendre à César.

Addendum du 16 janvier 2025 : aujourd’hui Los Angeles est en flammes et David Lynch est mort. Qu’il ait succombé aux mégafeux léchant Mulholland Drive ou aux décennies de tabagie revient au même, il a été consumé. Nous ne pouvons dire qu’une prière pour lui : Fire, walk with him.

D’autres mondes possibles

29/12/2024 Aucun commentaire
Bienvenue dans l’expo « Pays Bassari », musée Dauphinois.
Photo Laurence Menu

« Où tu es allé pendant les vacances ?
– En Afrique, presque. Mais juste à côté de chez moi. »

Je suis grenoblois depuis 38 ans, oh comme c’est amusant, 38 comme l’Isère, et depuis 38 ans je m’époustoufle des expositions du Musée Dauphinois.

Vu là-haut aujourd’hui l’expo « Pays Bassari » consacrée à ce territoire certes non dauphinois mais africain, qui se déploie à cheval sur le Sénégal, la Guinée et le Mali (car la cartographie des populations et des civilisations a peu à voir avec les frontières tracées à la règle et au compas par les colons). Territoire dont la richesse humaine est telle qu’il est inscrit depuis 2012 sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO.
L’expo est à voir au Musée Dauphinois jusqu’en septembre prochain.

Il n’y a rien de mieux (au monde, hein) que l’ethnologie. L’ethnologie est à la fois une méthode scientifique, une pédagogie, un art de la narration (on comprend un peuple avec ses contes : avec ce qu’il se raconte à lui-même), une ouverture d’esprit, un enregistrement du temps qui passe ici comme partout, des constantes qui demeurent ici comme partout et des changements qui adviennent ici comme partout, une prise de conscience que si l’humanité compte huit milliards d’individus alors chacun des huit milliards est une possibilité de l’humanité, et enfin, par-dessus tout, fondamentalement, l’ethnologie est un exercice de pur accès à la beauté, et si elle n’était pas cela aussi elle ne serait rien de tout le reste.

Une fois la beauté assimilée, et peut-être seulement à ce moment-là puisque le contact avec le monde est d’abord sensible, l’ultime vertu de l’ethnologie est bien sûr politique : l’accès à l’idée même que « d’autres mondes sont possibles » .
Ainsi, nous autres occidentaux baignons tellement dans la société de classes, bien complète de ses rapports de domination et de ses inégalités systémiques, nous encourons le risque calamiteux de croire que cette construction par classes sociales est « normale » voire « naturelle » ; or une salle de l’expo, particulièrement bien conçue, décortique la construction sociale des ethnies du pays Bassari non par classes socio-économiques mais par classes d’âge. Dans certaines d’entre elles, on change de catégorie, et donc de rôle et de fonction sociale, tous les trois ans. Et ça marche ? Ça ne marche pas plus mal que chez nous.

Quand j’étais étudiant je pensais qu’ethnologue était le meilleur métier du monde. Je ne suis pas devenu ethnologue, je suis devenu fainéant, mais cela ne m’empêche pas de lire de l’ethnologie, encore heureux, ce n’est pas parce qu’on n’est pas poète qu’on n’a pas le droit de lire de la poésie.