Matrimoine

Il est toujours bon de s’aérer les neurones, fût-ce dans l’air méphitique de la capitale, et je reviens remonté comme une pendule de deux jours à Paris où j’ai assisté au congrès annuel des bibliothécaires musicaux organisé par l’excellente ACIM.
Outre des visites guidées dans des fonds merveilleux voire mythiques : la BNF, la Médiathèque Musicale de Paris sise aux Halles ou encore la discothèque de Radio France (hallucinante caverne d’Ali Baba)… les débats et tables rondes étaient fort stimulants quoique sur un sujet peu neuf (c’était déjà celui des RNBM 2017), mais toujours vibrant d’actualité en notre époque de destructions tous azimuts : le patrimoine.
Je retiens particulièrement la conférence inaugurale, passionnante. L’intervenante, Claire Bodin, directrice de festival et conceptrice de la base de données « Demandez à Clara » consacrée exclusivement aux compositrices, a mis les pieds dans le plat direct :
« Vous programmez deux jours consacrés au patrimoine, d’accord, merci, mais quid du matrimoine ? »
(ce dernier mot est souligné en rouge par mon correcteur d’orthographe, c’est dire.) La provocation est savoureuse, adressée à un parterre de professionnels s’ébrouant, selon les termes de leur cadre d’emploi, dans « les bibliothèques et le patrimoine ». Que conserve-t-on, au juste, que transmet-on et que néglige-t-on ?
« Matrimoine n’est pourtant pas un néologisme, mais de même que « autrice » il disparaît au XVIe siècle par la faute de ces messieurs de l’Académie française, qui considéraient qu’on ne recevait un héritage que de son père, en aucun cas de sa mère ! Car de la mère, et des femmes, on ne reçoit que des choses accessoires et sans valeur… »
Témoignage de l’antiquité du substantif matrimoine, l’adjectif qui en découle nous est resté : matrimonial. Soit : relatif au mariage. Puisque les femmes ne sont bonnes qu’à ça, à se marier et faire des gosses, merci la dot. Tandis que patrimonial, c’est du solide, sérieux, pas de la bagatelle mais de la valeur, tous sens du terme.
Sans matrimoine, sans l’idée même du matrimoine, pas d’héritage venu des femmes, pas de traces, pas de legs, pas d’œuvres conservées, nulle artiste femelle au panthéon, et ainsi des siècles de musiques écrites par les femmes ont été invisibilisés, jusqu’à se demander si ces femmes et ces musiques ont réellement existé – le doute est permis et alimente perversement l’idée reçue : les grandes compositrices n’existent pas, CQFD. On le sait, les « grands artistes » sont tous des hommes, en musique comme ailleurs.
Pourquoi avoir baptisé cette base de données « Demandez à Clara » ? Parce que Clara savait :
« Quand je ne serai plus, alors tout sera oublié de mon apport à l’art. » (Clara Schumann, tragiquement lucide, épouse de Robert et compositrice aussi géniale que lui mais à l’ombre de son mari.)
Maddalena Casulana (1535-1590) dédie ainsi son premier livre de madrigaux à Isabelle de Medicis :
« Je souhaiterais [révéler] aussi au monde (pour autant que cela me soit permis dans la profession de la musique) la vaine erreur des hommes, qui se croient maîtres des dons de l’intellect au point qu’il leur semble impossible de partager ces derniers avec les femmes. »
Ces références à elles toutes seules méritaient le voyage. Si le cœur vous en dit la conférence de Claire Bodin est déjà sur Youtube.
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