Accueil > En cours > C’est une blague ou quoi ? (Cancel la Cancel, 3/5)

C’est une blague ou quoi ? (Cancel la Cancel, 3/5)

Joe Heller | Copyright 2020 Hellertoon.com

Il convient plus que jamais de rester attentif et concentré parce que les manifestations de la cancel culture sont parfois tellement outrancières qu’elles ressemblent à une grosse blague… On se dit Non, c’est pas vrai ? Hélas, c’est vrai.

La cancel culture qui, lorsqu’elle se préoccupe de liquider la littérature, se nomme également #DisruptTexts, est cette pulsion de purge, de destruction et d’oubli qui jette à la poubelle des « écrivains morts blancs racistes » aussi toxiques et négligeables que Dante, Shakespeare ou Homère (ainsi, une professeure de littérature du Massachusetts s’est vantée d’avoir cancelé l’Odyssée, dont l’épisode entre Ulysse et Nausicaa participerait de la culture du viol… Hein, c’est une blague ? Eh bien, non)… On supprime, aussi bien, des écrivaines blanches encore un peu vivantes mais coupables d’un tweet qui, sans être transphobe, a l’impardonnable tort de ne pas être protrans.

J’explicite cet exemple, propre à éclairer une anecdote qui émaillera ci-dessous mon propos : JK Rowling, l’autrice d’Harry Potter, s’est mêlée en décembre 2019 (qu’est-ce qui lui a pris ???) d’apporter son soutien à une scientifique licenciée pour avoir tenté de nuancer les gender studies en affirmant simplement « Le sexe est réel » ; la même Rowling a rechuté quelques mois plus tard en ironisant (quelle erreur stratégique !!!) sur le vocabulaire employé par les tenants du nouveau politiquement correct totalitaire :

«Les personnes qui ont leurs règles. Je suis sûre qu’il existait un mot pour ça. Quelqu’un peut m’aider, Wumben ? Wimpund ? Woomud ?»

Solidarité avec une victime d’épuration + ironie = deux crimes irrémissibles. Rowling a immédiatement subi un lynchage électronique, s’est fait traiter d’ignoble transphobe récidiviste et a subi un tsunami d’appels au boycott définitif de ses bouquins, y compris émanant d’acteurs ayant joué dans la saga Harry Potter.

Voici notre époque, voici notre air ambiant : une saga littéraire et cinématographique qui a contribué à construire psychologiquement et culturellement les deux ou trois dernières générations serait purement et simplement annulée, effacée des mémoires et des bibliothèques, comme si elle n’avait jamais existé. Remplacée par quoi ? Par rien, sinon la joie répugnante du ressentiment accompli et un tétanisant et frelaté sentiment de pureté, stérile comme de l’eau de Javel.

La cancel culture, littéralement culture de l’annulation, est une culture de la censure, une culture de la suppression, une culture de l’amnésie, une culture de l’ignorance (oxymore). Aussi, appeler culture une telle anticulture est une antiphrase digne d’Orwell (rappelons que dans 1984 le ministère de la propagande s’appelait Ministère de la Vérité, celui de la guerre, évidemment, Ministère de la Paix, celui de la répression Ministère de l’Amour, etc.). D’ailleurs, Gérard Biard définit la Cancel Culture comme « 1984 à Disneyland » et l’image est magnifiquement trouvée : le totalitarisme par l’oppression de la pensée elle-même, installé au pays de la candeur infantile et de la pureté morale en plastoc. Mais pour que la génération à venir goutte le sel d’une telle expression à double référence, encore faudra-t-il veiller à ce que ne soit cancelés de la mémoire humaine ni 1984 (livre très discriminant envers les communistes et qui fit de la peine à maints staliniens) ni Disneyland (rappelons que Walt Disney était un odieux exploiteur capitaliste et une balance maccarthyste, raciste, antisémite et misogyne… Mais bon, Disneyland en revanche est un safe space, pays de rêve, paradis perdu… où toutefois, si l’on cherche la petite bête, l’on peut voir une souris promener son chien, ce qui ne peut qu’offenser un animaliste radical quelque part dans le monde).

Quelle répartie possible ? Comme l’essayiste américain Thomas Chatterton Williams, j’estime qu’il faut lutter à la fois contre la cancel culture, et contre les préjugés (réels) que dénoncent ses tenants, en ajoutant plutôt qu’en supprimant.

« Je crois qu’il faut ajouter plutôt que supprimer. Il ne faut pas faire comme si Colbert n’avait jamais existé et déboulonner sa statue. En revanche, on pourrait par exemple ériger une statue de Toussaint Louverture. Il faut parler aussi des personnes dans leur complexité. Churchill est un héros de la Seconde Guerre mondiale, mais il était aussi raciste envers les Indiens, il ne faut pas avoir peur de parler d’une personne dans son entièreté. « 

L’idée de ce contrepoison est simple et géniale. Plutôt que de faire crever la dialectique et la pensée par un cul de sac thèse/cancellation de la thèse/nouvelle thèse totalitaire, rêver d’un débat potentiellement sans fin, thèse/antithèse/antithèse/antithèse/antithèse… Appliquée au champ littéraire, la méthode serait : allez-y les gars et les filles, ou même les filles les gars et les non-genrés pas binaires pour ne vexer personne, on vous regarde, écrivez, racontez, inventez, produisez des récits équivalents à Dante, Homère, Shakespeare ou Rowling mais conformes à vos valeurs, faites-nous rêver et réfléchir et puis on en rediscute (bon courage, hein).

Préférer construire plutôt que détruire. Si c’est détruire que tu veux, ce sera sans moi, voilà qui me remet en tête un texte écrit par un fameux maître à penser de la seconde moitié du XXe siècle :

You say you want a revolution
Well, you know
We all want to change the world
You tell me that it’s evolution
Well, you know
We all want to change the world
But when you talk about destruction
Don’t you know that you can count me out

Mais voilà que sur ces entrefaites un ami bibliothécaire, officiant dans une petite ville de 8000 habitants, me transfère, effaré, un courriel tombé comme un crachat dans sa boîte professionnel :

Bonjour,
Étant nouvel.le habitant.e. sur [la commune], je voulais m’inscrire à la bibliothèque.
Or, au vu de plusieurs ouvrages problématiques présents dans vos rayons je ne pourrai pas prendre mon adhésion.
Je vous rappelle que nous sommes en 2021, que la lutte antirasciste, négrophobe, lgbtqi+ phobe, et anti-islamophobe avance à grand pas aujourd’hui.
Il est donc inacceptable de trouver des ouvrages tels que les suivants dans vos rayons (autant jeunesse qu’adulte) et dans un établissement de service public :
White [de Bret Easton Ellis], bien que l’auteur soit homosexuel, qui glorifie l’homme blanc occidental
– La saga des Harry Poter dont les positions transphobes de l’autrice ne sont plus à prouver
Alma de Timothée de Fombelle ou l’auteur se met dans la peau d’une enfant esclave noire ce qui est largement déplacé pour un homme blanc occidental, certain sujet n’appartienne qu’aux personnes concernées par l’oppression mises en question.
La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes de Marck Lila et La gauche contre les lumière de Stéphanie Roza qui insultent la pensée intersectionnelle.
– Je passe sur les ouvrages pleurnicheurs des survivants de l’attentat contre Charlie Hebdo comme Catherine Meurise et Phillipe lançon dont la ligne du journal islamophobe, lgbtqi+phobe n’est plus à prouver non plus.
– Les ouvrages de Leila Slimani, une native informant
– Et enfin la multitude d’ouvrages jeunesse et/ou film faisant de la réappropriation culturelle et notamment les livres d’Anthony Brown par rapport aux gorilles ou la présence d’un film comme Kirikou et la sorcière dans vos rayons dvd sont complétement inappropriés dans le monde d’aujourd’hui.
De plus vous n’avez aucun ouvrage décolonial par exemple de Françoise Verges ou de Houria Bouteljat dans vos rayons, ce qui est un véritable angle mort dans votre catalogue.
Et vos ouvrages féministes semblent s’arrêter à la prose précieuse de Joyce Carol Oates et d’Annie Ernaux.
Tous ces ouvrages problématiques et le manque de perspectives féministe et/ou décoloniale de la bibliothèque sont des raisons suffisamment importantes et graves pour canceler votre établissement.
J’envoie évidemment ce mail en copie au maire et à l’élue à la culture.
Je ne vous salue pas.
Sacha, lectrice engagée

Je suis sidéré à mon tour, indigné, pour tout dire terrorisé, j’en ai des palpitations. Incapable de garder pour moi cette grenade dégoupillée, je fais immédiatement suivre à tout mon carnet d’adresses, collègues bibliothécaires et autres gens de culture, sur le mode Non mais rendez-vous un peu compte dans quel monde vivons-nous au secours.

Non ? c’est pas vrai ? c’est une blague ? Ben oui, pour le coup, c’était une blague. Un poisson d’avril extrêmement réussi et pernicieux puisque crédible, la réalité juste augmentée d’un cran. Au fond le canular fonctionne comme un rêve, il extrapole le réel pour préparer à la suite. Une fois le poteau rose découvert il m’a fallu ré-envoyer une salve de messages à mon carnet d’adresses pour m’excuser d’avoir crier au loup alors que ce n’était qu’un poisson. Je suis passé pour un con, mais tant pis, je préfère. J’hésite à féliciter ou à engueuler l’auteur de la supercherie… Tout bien réfléchi les félicitations sont de mise si je suis cohérent avec ce qui précède : le farceur n’a pas annulé mais bel et bien ajouté, il a été créatif, il a produit une bonne histoire. Je me suis contenté de lui demander l’autorisation de reproduire son texte ici.

  1. Pas encore de commentaire
  1. Pas encore de trackbacks

*