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La libido de la bibliothécaire

Oh moi je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris mais ça comme c’est plus long c’est plus rare. Puis de temps en temps il m’arrive même d’en prêter, lorsque je travaille en bibliothèque. Là je viens de travailler quatre mois en bibliothèque alors j’ai prêté des tas et des tas de livres mais pour le moment c’est fini alors tiens ces jours-ci j’écris un livre, assez gros.

Mais comme j’ai dit, surtout j’en lis. Et je m’étonne d’un détail, coup sur coup trois de mes dernières lectures mettent en scène une bibliothécaire. C’est le destin ou quoi ? Le hasard ? Ou bien j’ai juste l’oeil aimanté, et je fais plus attention à certains types de personnages ? Si dans un univers parallèle j’étais disons charpentier, relèverais-je mieux que d’autres lecteurs chaque occurrence de charpentier dans les fictions, par exemple en lisant les Évangiles calculerais-je tout de suite Saint Joseph et ferais-je de lui le personnage principal de l’intrigue ? Je ne le saurai jamais, je sais seulement qu’ayant beaucoup exercé un autre métier que charpentier, je suis tel que tu me vois davantage sensible aux apparitions de Saint Jérôme, saint patron des archéologues, archivistes, traducteurs, étudiants et bibliothécaires.

1) New York Trilogie, de Will Eisner

Inépuisable fresque urbaine sise dans la Ville des Villes, dessinée par le romancier graphique Will Eisner (rappelons que l’expression débile « roman graphique » labélisant désormais au pistolet à étiquette toute BD snob et chère n’a eu de pertinence que pour l’endroit et pour l’époque où Eisner l’a inventée, New York, 1978), cette somme de 420 pages est le meilleur livre jamais publié sur New York, révérence rendue à Salinger, Paul Auster, Dos Passos, Bret Easton Ellis, ou même Céline. Je relis Will Eisner in extenso ou en morceaux choisis tous les cinq ans environ, il faut croire que le moment était venu. L’effet est intact. Eisner est à la fois un humaniste et un formaliste, mélange parfait pour raconter l’être humain dans la jungle urbaine, le cabossé au fond du géométrique : vois comme ça bouge dans le cadre. Son expressionnisme fait toujours merveille pour raconter les tragi-comédies des petites gens des grandes villes. Dans la dernière section, intitulée Invisible People (car, expérience commune, les gens que l’on croise dans les rues sont invisibles), nous faisons la connaissance d’Hilda Gornish, quadragénaire, vierge, bibliothécaire. Elle a consacré sa vie à son vieux papa malade et déclare à sa collègue de boulot : « Si j’ai quelqu’un dans ma vie ? Et qui veux-tu que je rencontre dans ce travail ? Un livre ?« 

2) Drôle d’endroit pour de la neige, de Fred Paronuzzi

Délicieux petit roman, épopée modeste et fleur-de-peau d’une échappée belle. On ne connaitra pas le prénom de l’héroïne, mais on apprendra, tardivement, au détour d’une conversation, au moment où il faut bien se faire violence et se présenter à l’autre, qu’elle est bibliothécaire. « Je donne à lire et à rêver à des gosses qui n’ont pas grand chose à lire et pas beaucoup de sujets sur lesquels rêver... » OK, on voit le genre. Mais quid de sa vie sentimentale et sexuelle, alors ? Mariée depuis trop longtemps à un homme qui ne la regarde plus, qui du reste fait carrière dans la phynance, elle avoue se sentir pure spectatrice de la chose et regarder le plafond pendant le devoir conjugal, « comme un accessoire dans le one-man-show » du goujat conjugal, son corps est en jachère tout comme sa vie. Elle prend la tangente pour quelques jours d’automne au bord de la mer, le temps de se redécouvrir, c’est-à-dire réapprendre à découvrir les autres, et le désir entre elle et eux. On lui envoie tous nos voeux de bonheur, tout comme d’ailleurs à Hilda Gornish.

3) Sex Criminals, de Matt Fraction et ChipZsarsky

Avec l’impétueuse Suzie, nous changeons sensiblement de registre. Bibliothécaire passionnée, Suzie a aussi un secret : elle s’est découvert à l’adolescence un super-pouvoir. À chaque fois qu’un orgasme la saisit, le temps s’arrête. Ce n’est pas une figure de style : le temps se fige littéralement. Qu’elle soit seule ou en couple, dès que Suzie jouit l’univers s’immobilise. Le corps exalté, exulté et épuisé, elle peut alors déambuler flottante, à sa guise parmi un environnement de statues humaines, dans un décor silencieux… jusqu’à ce que s’estompe cette phase paisible que les sexologues nomment de manière un peu métaphysique résolution, et qu’enfin les aiguilles des horloges redémarrent. Sex Criminals a le défaut de bien des séries américaines : le récit tire à la ligne d’épisode en épisode jusqu’à épuisement des personnages et des lecteurs, mais son point de départ est une idée merveilleuse, poétique, comme à chaque fois que dans une fiction fantastique un sentiment existentiel abstrait s’incarne en péripétie concrète (cf. Neil Gaiman et ses filles extraterrestres). Chacun a ressenti un jour (du moins je le lui souhaite bien sincèrement) cette sensation, l’orgasme qui fait basculer de l’autre côté du temps, qui liquide l’ordinaire dans le corps, le trivial dans la tête, la fatalité, l’écoulement, la mortalité, le Flux. C’est en retravaillant une bonne sensation qu’on fait une bonne histoire.

Donc. L’idéal-type de la bibliothécaire (la bibliothécaire, oui, car le bibliothécaire est une femme, son genre est partie prenante du cliché) est une célibataire revêche portant la plupart du temps un chignon, des lunettes, et une jupe serrée de couleur terne. D’âge mûr, assez sévère, elle ne rigole pas tous les jours, d’autant que son job consiste à vous rappeler les pénalités de retard et à vous faire chut l’index sur la bouche, en vous rappelant la règle de silence qui règne en son domaine. Au cinéma souvenez-vous c’est la même chose, l’image en plus. Un exemple entre mille, mais un chef d’oeuvre : dans La vie est belle (Franck Capra, 1946), un homme est sauvé du suicide par un ange qui lui montre à quel point la vie des autres serait triste ans lui – il découvre notamment que son épouse Mary, belle, aimante, épanouie, sans lunettes, aurait connu un destin tragique s’il ne l’avait pas épousée, elle serait restée vieille fille et, de dépit, serait devenue bibliothécaire à lunettes. VDM.

Les trois personnages livresques énumérés ci-dessus rappellent que la bibliothécaire imaginaire ne peut qu’avoir une libido problématique, au minimum inexistante, sans aucun doute contrariée, retardée, empêchée, voire bizarre. Elle ne baise pas, elle lit. Pourquoi, nom d’une bite ?

Au-delà du folklore, qui est toujours source d’amusement (et de fantasmes, avec leurs lots de tabous prêts-à-profaner : la bibliothécaire est un personnage de films porno au même titre que l’infirmière, la policière, la femme d’affairesl’institutrice, la bonne soeur etc., et ce film-ci au fait, le connaissez-vous ?), le Fond du Tiroir en profite pour réfléchir sur le registre mythique de ce métier, son aura, son histoire, voire sa préhistoire. Un bibliothécaire, autrefois, était un moine. C’est-à-dire un homme qui s’est abstrait de la vie charnelle, qui aspirait à la seule vie spirituelle du livre, et dont les seules peaux qu’il pouvait espérer toucher étaient celles des reliures en vélin. Car lire ce n’est pas vivre, c’est renoncer à vivre pour ne se consacrer (momentanément ? définitivement ?) qu’à la représentation de la vie. Un livre n’est qu’un simulacre, ceci n’est pas une pomme, ne l’oublions jamais hors du temps contractuel de la fiction. Les bibliothécaires du XXIe siècle, toutes modernes et hyperconnectées qu’elle soient, sont les héritières symboliques de l’abnégation des moines, tant pis pour elles.

Et moi ? Oh, moi, je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris, parfois j’en prête. Et sinon, je fais l’amour. Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel, dit l’Ecclesiaste.

Bonus

Helena Bonham Carter, bibliothécaire dans un clip de Rufus Wainwright, bien complète de ses lunettes, son chignon, sa jupe grise, et sa frustration sexuelle qui explose :

  1. tof sacchettini
    10/07/2018 à 16:54 | #1

    Vécu la semaine dernière ! Je croise un vieux copain de Fac à Lyon à un concert…Il est maintenant bibliothécaire (et poète de surcroît).
    Moi : « Ah mais si t’es bibliothécaire à Lyon, tu dois connaître S. ! »
    Lui : « Euh, ça ne me dit rien… »
    Moi : « Ah bon !?! » (un peu interloqué, est-il vraiment bibliothécaire ?)
    Lui : « Tu sais, on est 500… »

    Et tout de suite cette réminiscence (je cite de mémoire) de ce dialogue entre César et Mr Brun (« Marius », Pagnol) : « Mr Brun, vous qui êtes allé à Paris, vous avez dû croiser Landolfi !
    – Ah non, je n’ai pas croisé Landolfi.
    – Comment ça, vous n’avez pas vu Landolfi ?! Vous n’êtes pas allé à Paris, alors !
    – Mais j’en arrive !
    – De Paris ?
    – De Paris !
    – Et vous n’avez pas vu Landolfi ???
    – Non.
    – Oh !…Alors, il est mort. »

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