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La confusion des sentiments (Lectures pendant l’été indien, 9)

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Chez nous au boulot, de même que, je le suppose, dans toutes les bibliothèques du monde civilisé ou pas trop, nous ressentons certaine pression, exercée par les élus, par le public, par la concurrence des écrans, par l’air du temps, pour « passer au numérique » dans les plus brefs délais. Moi, le numérique, je ne suis pas contre, mais je m’en méfie un peu.

En 2015 le savoir et l’information sont majoritairement (à la fois dans les ressources et dans les usages) numériques, c’est un fait. Je le sais comme tout le monde puisque je n’ouvre plus un quotidien, je lis lemonde.fr ou libe.fr. Or dans ce même 2015, je renvoie aux supports de presses précités, n’importe quelle édition fera l’affaire, mais pensez à lire les commentaires des internautes pour vous faire une idée plus précise, nous n’avons jamais été, collectivement, socialement, depuis la refondation du pacte social en 1945, autant en proie à l’ignorance, à l’obscurantisme, aux préjugés, au repli sur soi, à la bêtise, à la haine, à l’intolérance, à la disparition des références culturelles ou civiques communes.

Résumé : nous vivons une époque où sombre l’humanisme et où triomphe le numérique.

Je ne prétends pas qu’il y a rapport de cause à effet, ce n’est peut-être qu’une coïncidence historique… Mais, si le numérique n’est pas responsable du naufrage qui advient sous nos yeux, il est en tout cas impuissant à l’empêcher, et je suis circonspect quand je vois toute la pyramide politique (je veux dire : depuis la Mairie qui m’emploie jusqu’au Ministère de l’Education nationale, et jusqu’au décourageant Hollande dont le principal coup d’éclat en tant que président du conseil général de Corrèze de 2008 à 2012 fut d’imposer aux collégiens le « cartable numérique »), quand je vois tous ces beaux sires s’exciter le ciboulot sur le mot magique « numérique » affublé de divers éléments de langage, comme s’ils tenaient dans leur tablette l’alpha et l’oméga non seulement du progrès technique, de l’innovation permanente, mais la garantie d’un contrat social 2.0. Car le numérique est une idéologie, aussi (de qui cette idéologie est-elle complice ?) et c’est elle qui me laisse perplexe. La célébration du contenant et l’abstraction du contenu.

C’est dans ce contexte que notre établissement commence à « prêter des livres numériques » (rien que ce bout de phrase me semble louche) et que nous subissons subséquemment ces jours-ci une formation si incontournable qu’elle en est désarmante, prêchant les bienfaits des tablettes et liseuses en bibliothèque.

Fortuitement, tout ce que j’en ai retenu, c’est du Zweig : j’avais pour quelques minutes une liseuse en échantillon entre les mains, et j’ai fouillé du bout du pouce pour voir ce qu’il y aurait à lire dedans. Je m’attendais, ricanant sans bruit, à trouver du Musso, du Lévy, du Pancol, les best-sellers étant fatalement les mêmes dans le monde réel et dans l’autre… Mais j’ai repéré au fond des bits un roman de Stefan Zweig que je ne connaissais pas, La confusion des sentiments. Et là, en pleine formation, j’ai commencé à le lire, une phrase entraîne la suivante, une page, deux trois, ça ne se compte même plus comme ça, je me suis un peu coupé du monde comme on fait quand on lit, je me suis régalé. C’est génial, Zweig. Quelle subtilité, quelle élégance et quel effroi sous les beaux vêtements viennois. Il faut lire Zweig quel que soit le moyen, sur papier ou sur écran, voilà tout ce que j’aurai compris de cette journée de formation, le contenu a triomphé du contenant. J’ai ainsi terminé, un peu plus tard, ma lecture dans un bon vieux livre de poche dont la batterie n’aurait jamais besoin d’être rechargée.

Abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans un discours comme dans un flot torrentiel. L’improvisation l’emporta : je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il lui manquait, dans un cours didactique ou dans la solitude de son cabinet, cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe compact d’étudiants fascinés et haletants, faisait exploser la carapace recouvrant son être véritable ; il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse.

C’est beau, non ? Ça vibre. On croit, dans la première partie du livre, que le sujet principal sera la jeunesse et ce qu’on y a laissé, ou alors l’exaltation si particulière de la formation intellectuelle, ou bien le culte de la beauté, ou les moeurs universitaires, les années d’apprentissage, la transmission du flambeau, l’enthousiasme ‘dieu en nous‘, la confrontation de l’élève à son maître… et tout cela ferait déjà un roman poignant.

Mais non. Le vrai sujet, plutôt le tabou, de ce bref roman n’est révélé que dans ses dernières pages, et j’espère ne spoïler personne en l’indiquant ici (vous êtes censé l’avoir déjà lu quand vous étiez jeune !tant pis pour vous si comme moi vous loupâtes le coche en temps utile) : l’homosexualité. Le mot n’est jamais prononcé. Tandis qu’amour, régulièrement. Ainsi que des périphrases douloureuses du genre inclination contraire, penchant pervers

Les mille délicatesses qu’emploie Zweig pour circonscrire la honte dans le placard et le trouble sexuel sont-elles sophistications d’un autre temps ? Est-ce ringard ? Suranné ? Est-ce vieux jeu, s’émouvoir comme je le fais des phrases écrites en 1927, se laisser subjuguer par les tourments d’une homosexualité impossible à assumer ? Vivons-nous dans un monde si différent, si tolérant, où l’on assume, où l’homosexualité n’est plus un problème, où les jeunes gens et les jeunes filles qui se découvrent homos n’auraient plus besoin qu’on leur tende, conditionnée en volume ou en tablette, une fiction en forme de miroir bienveillant, vivons-nous dans un monde où l’homosexualité ne serait plus considérée comme un crime ou un péché ou une maladie mentale, ou les trois à la fois et une abomination en plus, à punir de mort ? 

Ben… Non. Et non.

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