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Maquille ton esprit

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Si, comme Saâdi, tu n’as des maîtresses qu’en songe, tu es à l’abri des chagrins et des désillusions.

Bustan ou Le jardin des fruits, première histoire : l’amour.
Saâdi (1210-1292), trad. Franz Toussaint

Lu cette semaine un intéressant petit bouquin de cul : Introduction aux porn studies, du chercheur François-Ronan Dubois.

Depuis que j’ai lu Wilhelm Reich, je sais que le désir sexuel est la plus puissante source d’énergie sur terre, et qu’elle est renouvelable, sans empreinte carbone, et de couleur bleu ciel.

Des preuves chaque jour dans le bulletin de santé de monde, tiens, en Syrie par exemple, et il n’y a pas de quoi rire : on aura beau multiplier les interprétations sociologiques, géopolitiques et religieuses, on n’aura pas épuisé le sujet des jeunes décervelés débordant d’hormones et d’orgone, qui partent faire le jihad en Syrie tant qu’on n’aura pas mentionné qu’en échange de leur martyre ils escomptent pécho 72 houris aux yeux noirs. Le fantasme nous meut, même dans le pire des contextes. Le désir nous fait lever le matin, nous fait coucher le soir (à plusieurs, dans le meilleur des cas – sinon dommage), c’est ainsi, homo sapiens est homo libidens, notre désir est l’un des plus petits dénominateurs communs de l’espèce.

Le sexe, soit on le fait, soit on y pense, puisqu’on ne peut pas le faire toute la journée. Et à force d’y penser on le représente. L’histoire s’est maintes fois répétée : à peine un art est inventé que déjà il s’emploie à représenter le désir sexuel, comme si c’était sa vocation première. Les humains représentent le sexe à la fois pour s’en souvenir, pour l’imaginer, pour le comprendre (parce que son mystère est irrémissible), mais aussi, plus prosaïquement, pour s’exciter le bourrichon, se mettre en état, se préparer à l’acte, ou le substituer faute de mieux. On sait que l’une des fresques rupestres de Lascaux montre un homme en érection. Trique inaugurale: l’histoire de l’art peut s’enclencher, passer par l’Egypte et le Papyrus de Turin, les peintures murales de Pompei, les hentaï d’Hokusai, I modi de Caracci…

Idem pour la littérature, dont l’acte de naissance est L’épopée de Gilgamesh. De quoi nous parle Gilgamesh depuis quatre millénaires ? De cul (ainsi que de naissance de la civilisation, d’aventures, d’amitié, de deuil, de peur de la mort, de sagesse… parce qu’il n’y a pas que le cul dans la vie. Mais il y a le cul). Gilgamesh le civilisateur apprivoise celui qui deviendra son meilleur ami pour la vie, Enkidu l’homme sauvage, en dépêchant auprès de lui une prostituée sacrée. Selon la traduction donnée par Jean-Jacques Pauvert :

« C’est lui, courtisane. Enlève tes vêtements, dévoile tes seins, dévoile ta nudité. Qu’il prenne des charmes de ton corps toute sa jouissance. Ne te dérobe pas, provoque en lui le désir. Dès qu’il te verra, vers toi il sera attiré. Enlève tes vêtements, qu’il tombe sur toi. Apprends à cet homme sauvage et innocent ce que la femme enseigne. S’il te possède et s’attache à toi, la harde qui a grandi avec lui dans la plaine ne le reconnaîtra plus. »
La courtisane enlève ses vêtements, dévoile ses seins, dévoile sa nudité, et Enkidu se réjouit des charmes de son corps. Elle ne se dérobe pas, elle provoque en lui le désir. Elle laisse tomber son écharpe et découvre sa vulve, pour qu’il puisse jouir d’elle. Hardiment elle le baise sur la bouche et lui, Enkidu, tombe sur elle. Elle apprend à cet homme sauvage et innocent ce que peut enseigner la femme, tandis que de ses mignardises il la cajole. Il la possède et s’attache à elle. Six jours et sept nuits, Enkidu sans cesse possède la courtisane.

Idem pour le cinématographe, art de la représentation du mouvement comme dit son étymologie : va pour la représentation du va-et-vient. Le cinéma est inventé en 1895, et F.-R. Dubois date de 1896 le premier film pornographique, Le coucher de la mariée. Le cinéma sert dès l’origine à distraire les foules et les familles dans les foires, mais aussi, plus clandestinement, à montrer l’immontrable à un public averti. Des coïts sont filmés dans (et pour) les bordels et on constate que, les variantes d’intromission fatalement en nombre limité étant connues depuis l’aube de l’humanité, ces films n’ont pas grand chose à envier aux gonzos du XXIe siècle. Une ­lettre de Paul Eluard à sa femme Gala, en 1926 : « Le cinéma obscène quelle splendeur ! C’est exaltant. Une découverte. La vie incroyable des sexes immenses et magnifiques sur l’écran, le sperme qui jaillit. Et la vie de la chair amoureuse, toutes les contorsions. C’est admirable, d’un érotisme fou. (…) Le cinéma m’a fait bander d’une façon exaspérée. Tout juste si je n’ai pas joui rien qu’à ce spectacle. Très pur, sans théâtre, c’est un art muet, un art sauvage, la passion contre la mort et la bêtise. On devrait passer cela dans toutes les salles de spectacle et dans les écoles. » (source : Et le sexe entra dans la modernité. Photographie obscène et cinéma pornographique primitif, aux origines d’une industrie, Frédéric Tachou, éditions Klincksieck.)

Idem pour Internet. Le web balbutiait encore que déjà une poignée de geeks émerveillés découvrait qu’ils tenaient là un moyen formidable de trimbaler des images cochonnes d’écran à écran (cf. les touchantes images archéo-pornos faites de caractères ASCII)…

Je crois qu’on peut aimer la pornographie parce qu’on aime le sexe, de la même façon qu’on peut aimer les romans parce qu’on aime la vie – et certes il existe d’autres raisons, plus obscures, d’adorer les simulacres. « Privé de mon vrai bien, ce bien faux me soulage » , Honoré d’Urfé, L’Astrée, IIe partie, livre 5.

Et puis voilà, désormais la pornographie est dans la place, elle brûle les yeux, court les rues, crève les écrans, et sex est à travers le monde le mot le plus écrit dans la fenêtre de recherche Google. La pornographie est tellement présente dans notre écosystème qu’elle est objet d’études académiques, nommées porn studies. La chair en chaire : sur les campus on cause savamment de sexualité, et de pornographie comme fait culturel, fait social, et discours, bien sûr, mais aussi de sociologie, philosophie, loi, économie, politique, histoire, esthétique, religion, psychopathologie.

Toutes ces contributions sont les bienvenues, mais je suggère de démarrer la réflexion un brin en-deça, d’en revenir aux corps, au plus petit dénominateur commun, à la palpitation organique, au désir universel et bleu. Il m’est venu une comparaison avec la diététique, que je vous livre ici.

J’ai appris un jour de la bouche d’un médecin que nombre des problèmes de santé de masse dans les sociétés capitalistes avancées (hypertension, diabète, obésité, cancer) proviennent d’un décalage hurlant entre nos besoins physiologiques, inchangés depuis des millions d’années, et nos ressources, bouleversées en un siècle. Si l’on ne se surveille pas, l’on a tendance à raffoler de ce qui est gras, salé, et sucré. Pourquoi ? Parce que notre organisme a besoin pour fonctionner correctement d’un peu de gras, d’un peu de sel et d’un peu de sucre. Autrefois, à l’époque où nos ancêtres dessinaient leurs premières pines sur les murs de Lascaux, ces denrées nécessaires étaient fort rares et l’ordinaire en était dépourvu – d’où la gourmandise instinctive, la convoitise pour ces vivres. Aujourd’hui, en notre civilisation de confort et d’abondance, de plaisir et de réconfort à portée de la Visa, la convoitise est intacte. Sauf qu’il suffit d’un seul repas au MacDo pour absorber des rations de gras, de sel et de sucre, qui eussent peut-être permis de tenir six mois à un Cro-Magnon. Le surplus dans nos corps engendre les maladies sus-énumérées.

Convoitise intacte née aux temps de la pénurie à des fins de conservation de l’espèce / offre démultipliée de façon exponentielle par l’économie capitaliste…

Ce schéma semble s’adapter comme un gant à la sexualité (instinct archaïque) et à la pornographie (offre en expansion exponentielle). En cas d’appel du ventre, il est aussi facile de se procurer du malsexe que de la malbouffe. Dans cette perspective, les équivalents de l’hypertension, du diabète, de l’obésité, du cancer seraient les effets pervers du trop-plein de porno. Les tétanisantes invitations au sexe à tous les coins de rue comme mauvaises graisses de la société de consommation. Exemples de dysfonctionnements pathologiques :

* la génération digital native autoformée sur la sexualité grâce à Youporn (courant le risque de confondre le réel et le fantasme, le produit d’appel machiste outrancier et la norme) ;

la banalisation d’un sexisme de convention, rapport de force qui déborde largement de la chambre à coucher (femmes dominées, hommes dominants) ;

* la prolifération d’images porno soft vulgarisées (si l’on ose dire) dans la pub (une paire de seins fait vendre une voiture, recette bien connue : le désir de forniquer, huile dans les rouages économiques, est remplacé par fondu-enchaîné subliminal, par le désir de changer de bagnole) ainsi que dans d’autres champs de communication visuelle, comme la mode ;

* les bimbos de la téléréalité (restez bandés ! ne zappez pas ! juste après la pause de pub vous apercevrez peut-être la culotte de Nabilla !) ;

* la presse féminine qui apprend aux filles dès leur plus jeune âge à se faire belles, à s’habiller, se maquiller, bouger et parler sexy, et à dépendre pour la vie du regard des garçons.

Je me suis laissé fasciner par un article du Huffington Post sur le maquillage des actrices porno. Prenez le temps de faire défiler le diaporama qui présente chaque fille avant et après Avant : des trognes sympas de bonne copine ou de voisine de palier, parfois jolie, parfois pas trop, maigrichonne ou boulote, l’air d’une rigolote ou d’une chieuse, parfois mal réveillée, parfois un bouton sur le nez ou des cernes sous les yeux… bref, un défilé de filles normales, d’êtres humains, infiniment divers en dépit du plus petit commun dénominateur ; après : des bombes sexuelles stéréotypées, uniformes, lisses comme du plastique, toutes bien complètes de leur oeil de biche et de leur bouche luisante entrouverte. L’appel à la reproduction est un goulot d’étranglement. Melissa Murphy, auteure de ces photos, est maquilleuse pro sur les tournages pornos. Elle explique que techniquement, il n’y a pas de différence flagrante entre embellir une actrice de films X sur le point de tourner une scène et maquiller une femme pour le jour de son mariage. Elle prononce en interview ce crédo professionnel, cet adage simple et merveilleux : « Si vous devez rendre une femme magnifique, vous rendez simplement une femme magnifique».

Make up your mind, comme disent les Anglais. Injonction que nous pourrions traduire tendancieusement par Maquille ton esprit.

Conseil de lecture 1 : Paye ta shnek. De la pulsion sexuelle bien dégueu verbalisée en pleine rue. C’est obscène, rigolo, machiste, instructif (voici ce que subissent les jeunes filles dans la vraie vie) et à l’occasion poétique (Mademoiselle t’as des jambes de sirène !) À mi-chemin entre les Brèves de comptoir et la Vie secrète des jeunes de Sattouf.

Conseil de lecture 2 : La technique du périnée de Ruppert et Mulot. Ce n’est pas tout à fait de la pornographie.

Conseil de lecture 3 : bah, lisez donc Reiser, ça ne peut pas faire de mal. Comme je l’ai dit ailleurs, Reiser a toujours raison quand il regarde notre époque depuis sa mort. Ci-dessous son avis sur la question, en 1980 :

Reiser porno

Addendum décembre 2014, conseil de lecture 4 : sous ce lien une tribune anti-pornographie, très bien argumentée, par Ran Gavrieli, dans Libé. La pornographie y est fort pertinemment, y compris du point de vue étymologique, qualifiée de « prostitution filmée ». L’auteur va plus loin, qualifiant toute l’imagerie dont nous sommes bombardés au quotidien (via la publicité, les clips, la téléréalité, la mode, etc…) de « pornographie habillée ».

Si ce bain de culture où nous pataugeons est de la « pornographie » et que la « pornographie » est elle-même de la « prostitution filmée », alors nous baignons (CQFD) dans un monde de propagande pour la prostitution, où toute la culture mainstream dit aux garçons : « vous serez un homme si vous pénétrez une fille à votre désir immédiat parce que la fille est faite pour cela », et aux filles : « vous serez digne d’intérêt si et seulement si vous êtes capables de susciter le désir sexuel chez un garçon ». La société entière, qui est devenue une funeste machine à consommer (une fille à oilpé sur les panneaux des abribus pour vendre un produit non seulement X mais aussi Y ou Z, c’est vachement bien puisque c’est bon pour la croissance) valide ces comportements comme « normaux ». Cela est grave.

J’ai signé, pour ma part, la pétition Zéromacho, mais sans passion ni conviction, parce que je ne crois pas à la disparition de la prostitution (je crains que la rendre illégale ne réussisse qu’à la rendre plus brutale). En revanche je crois, comme en toute chose, aux vertus de l’éducation, plus déterminante que les lois. Il nous faut sans relâche expliquer aux jeunes gens pourquoi la pornographie n’est pas la vie, et pourquoi la prostitution est nocive. (Et la pub aussi, en général, d’ailleurs.)

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