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Petit cahier, grands carreaux

30/12/2012 Aucun commentaire

J’aime retourner à l’école, c’est une fibre que j’ai, fortement chevillée, je crois en peu de choses à part l’école, je l’ai dit maintes fois, dont quelques vibrantes. Ce mois de décembre finissant m’a vu, sous la neige, accomplir ma dernière intervention littéraire en milieu scolaire avant très longtemps, au moins un an, peut-être deux. Attendu fébrilement comme le prophète caché (pas celui en vert, le rouge, là, avec la houppelande), j’ai rendu visite à deux classes d’une école primaire de Grenoble, exercice d’autant plus excitant que je n’en ai guère l’habitude, plus coutumier des collèges et lycées. J’en ai rapporté plein de jolies choses. Le dessin ci-dessus à la manière de Ph. Coudray, le poème ci-dessous à la manière de Desnos et de moi un petit peu aussi, attendrissant parce que sa forme et son fond sont intimement liés à La Mèche. Ces gamins avaient lu correctement et savaient recevoir, merci à tous, aux instits aussi bien sûr, joyeux noël, pardi.

Et pourquoi pas ??

Un singe avec des ailes
En train de manger une pelle,
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un requin malin vilain
Portant des bOttes en daim
Ca n‘existe pas, ça n’existe pas.

Une araignée qui grime au plafond
Pour construire un grand pont
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une bougie avec des cheveux
Et qui réalise des vœux
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chat avec des gros yeux globuleux
En train de pondre des œufs
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une noisette dans la mer
Avec 98 têtes mais une seule casquette
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une souris qui sourit
Tous les Minuits et les fins d’après midi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une chauve-souris qui rit
Toute la nuit en mangeant de la Vache qui rit
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chaton bleu, rouge et gris foncé
Qui chantonne sous l’eau en apnée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une oie faisant l’arbre droit
Qui reste hors la loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Ma mère portant un dromadaire
Avec les pieds en l’air
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chameau qui vole dans les airs
Dans l’atmosphère au dessus du désert
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un âne qui parle chinois
Tout en mangeant des noix
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un ours violet qui passe le balai
Toute la sainte journée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une armoire qui, de colère,
Aboie et dicte sa loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des Fleurs de toutes les couleurs
Qui mangent toutes les 4 heures
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des cadeaux qui tombent du ciel
Et qui sont équipés de bretelles
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une vache toute verte
Mangeant autre chose que de l’herbe
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cartable qui parle arabe
Et qui avale des fables
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une crevette qui fait la fête dans sa tête
Avec une paire de chaussettes
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une patate qui mange du miel
Sur un nuage dans le ciel
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cheval qui nage sous l’eau
En mâchant des Chamallows
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un blaireau buvant de l’eau
Qui se transforme en goutte d’eau
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

CM2 Beauvert – Grenoble – novembre 2012

Les enfants des rencontres scolaires nous comblent toujours de cadeaux faits main, ils sont largement plus père-noëls que nous, et qu’en fait-on de ces précieuses offrandes enfantines ? Je connais des auteurs qui s’en débarrassent le jour même, première poubelle venue, hop discrétion. Je ne balance pas la pierre, ce n’est pas indifférence de la part, encore moins cynisme, l’évacuation ne les empêcha pas d’être émus aux larmes à l’instant du présent (visez un peu la richesse de ce mot, à la fois don et actuel), merci les enfants ! Adieu ! Adieu ! et pfuit, corbeille, suivant, ils ont peu de place chez eux mais l’espoir que l’échange advenu dans la journée restera dans les mémoires de part et d’autre sans nécessité de l’objet.

Moi, je commence toujours par conserver, j’accumule un peu, pas tant que ça du fait du nombre relativement limité de mes interventions, mais je finis tout de même par trier, neuf mois ou cinq ans plus tard jeter est plus ou moins facile, souvenez-vous le temps que vous mettiez à liquider vos cahiers après la fin de l’année scolaire. J’ai conservé ce portrait aux mains en fleurs, par exemple, qui flatte pas mal mon ego, j’aimerais tellement avoir les mains qui poussent et sentent bon. Je pense aussi à une magnifique maquette qu’une classe de 6e m’avait confectionnée en 2006 d’après le décor et les personnages de Jean Ier le Posthume roman historique. Je l’ai gardée longtemps sur ma bibliothèque, jusqu’à ce que la couche de poussière soit plus épaisse que le carton, alors je l’ai jetée, l’an passé, un soir, pour faire de la place, avec un pincement. Entre temps j’avais ouvert ce blog. Je reproduis un dessin et un poème de l’école Beauvert, je les garde ici pour l’éternité, celle du moins dispensée par mon serveur, mon disque dur, mon abonnement à WordPress et la patience de mon dévoué webmestre.

Sans grand rapport avec ce qui précède mais tout de même allez savoir peut-être que si, je suis bien heureux que le texte ci-dessous soit étudié au lycée, ah, vous voyez bien que ça sert à quelque chose l’école, le voilà le rapport, et je suis également heureux de vous le citer ici même, un peu de Spinoza derrière la cravate pour finir l’année, ça de pris contre l’obscurantisme, et pourquoi pas.

« Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin… Si par exemple une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, voici la manière dont ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin , par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être répondez-vous que cela est arrivé parce que le vent soufflait par là et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez encore : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, avait commencé à s’agiter, l’homme avait été invité par un ami, alors ils insisteront encore, car ils n’en finissent pas de questionner : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a t-il été invité à ce moment ? Et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche, sur les causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugiés dans la volonté de Dieu, cet asile d’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés de stupeur, et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un ouvrage aussi parfait, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature au lieu de s’émerveiller comme un sot est souvent tenu pour hérétique et impie par ceux que la foule adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Et c’est qu’ils savent que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire la sauvegarde de leur autorité. »

Spinoza, L’Ethique, Livre I, « Savants et ecclésiastiques »

De « Lonesome Georges », de la narration à la première personne, de l’épluchage des légumes, et de l’opiniâtreté

21/12/2012 3 commentaires

Le nouveau livre du Fond du tiroir est peut-être disponible, finalement. Il s’appelle Lonesome George. Il revient de loin. Prévu pour exister ailleurs et rapidement, en fin de compte rapatrié à la maison et réalisé vaille que vaille, déclaré mort puis ressuscité, entre-temps offert gracieusement aux lecteurs du blog comme un bouquet final en désespoir de cause, il est enfin en vente, juste à temps pour l’apocalypse qui, comme chacun sait désormais, signifie révélation.

S’il est, comment dites-vous, « beau » ? Naturellement qu’il est beau. Nous ne savons pas faire autrement. Le communiqué de presse, rédigé selon les rigoureuses normes suicidaires en vigueur dans le département Marketing-Et-Communication du Fond du Tiroir, est lisible ici.

C’est, chronologiquement, le premier des trois livres que j’aurai écrits durant ma résidence troyenne en 2011. Le plus petit des trois. Disons : une nouvelle. Il s’agit, si vraiment vous tenez à le savoir, une fois que je vous l’aurai dit je ne vous aurai rien dit du tout, de l’histoire d’un garçon qui n’affiche pas ses émotions. Il les affiche si peu qu’on se demande s’il en a.

« Je ne me jette pas sur les émotions des personnages pour les livrer en pâture au public. Faire pleurer ou rire un personnage pour provoquer la compassion ou la joie du spectateur est une méthode, mais je trouve ça à peu près aussi intéressant que d’éplucher des légumes. » (Jessica Hausner, cinéaste)

Je vous décoche cette citation uniquement parce qu’elle me fait marrer, en réalité elle a peu à voir avec ce que j’essaye de faire, au juste. Pour savoir ce que j’essaye de faire, au juste, vous n’avez qu’à acheter le bouquin. Mais au moins serez-vous d’ores et déjà prévenu : mon « héros » n’attirera pas d’emblée votre compassion.

Dans le même sujet et avec le même à-propos, je voulais évoquer Les larmes de l’assassin, livre d’Anne-Laure Bondoux, que j’ai « lu » trois fois en un an. D’abord sous sa forme originale romanesque, ensuite dans l’adaptation en bande dessinée signée Thierry Murat, enfin sous sa forme performance, BD-concert conçu par le groupe Splendor in the grass. L’histoire est suffisamment saisissante et originale pour souffrir d’être entendue trois fois. Mais je précise que la version qui m’est apparue la plus forte, la plus convaincante, est la toute première, celle de la romancière. Les talents, indéniables, de l’illustrateur puis des musiciens ne sont pas en cause. Mais il se trouve que ces suiveurs ont fait le choix de raconter l’histoire à la première personne du singulier, quand le roman était écrit à la troisième personne, par un narrateur neutre. C’est-à-dire que dans chacune des adaptations, le personnage principal (l’est-il vraiment, du reste), ce petit garçon mutique, si énigmatique, si singulier, si fragile et si brut, nous narre. Et soudain je n’y crois plus qu’à moitié, parce que je ne vois pas pourquoi ce petit gars m’adresserait la parole, lui qui parle si peu aux autres personnages du livre. La narration à la première personne ne me semble pas justifiée au-delà du fait qu’il s’agit d’une convention, voire d’une ficelle, d’un hameçon à lecteur.

Les professeurs de littérature devraient profiter de ce cas d’école : lisez deux fois Les larmes de l’assassin, observez ce qui change quand une même histoire est d’abord racontée par il, puis par je, comparez les effets respectifs du pronom (affaire de morale, comme un traveling au cinéma), et commentez. Je commente : mon manuscrit Lonesome George fut accepté par une grande maison d’édition jeunesse, sous réserve que je réécrive tout à la première personne, afin que le lecteur se sente plus proche du personnage. J’ai refusé. Le livre paraît au Fond du tiroir, écrit à la troisième personne, comme il devait l’être.

L’opiniâtreté ? Suivez la flèche.

Mario Ramos (c’est lui le plus fort)

19/12/2012 2 commentaires

54 ans : même mort, Mario Ramos est drôlement jeune. J’adorais Mario Ramos. Je suis triste. Il ne faut pas : ses livres resteront d’une fraîcheur, d’une délicatesse, d’une malice et d’une intelligence rares. À la nouvelle de sa disparition, j’ai rédigé immédiatement un petit hommage sur le blog de Citrouille :

Je tiens Quand j’étais petit pour un chef d’œuvre, un de ces livres qu’on peut relire (oui, on le lit même s’il n’y a pas un mot), dix fois, à dix âges différents, pour le comprendre à nouveau, et sourire, et soupirer. S’il n’existait que cet album au monde pour parler du temps qui passe (drôle de lapsus : j’avais commencé par écrire « temps qui pense »), des petites personnes qui grandissent et des grandes personnes qui se souviennent, il serait suffisant pour qu’on prenne la littérature jeunesse au sérieux.
J’en parlais à Mario chaque fois que je le croisais. Elle le faisait marrer, ma grandiloquence : « Chef d’œuvre, chef d’œuvre, oui, c’est vrai qu’il est pas mal, ce livre, faudrait que je convainque mon éditeur de le rééditer… »
Entre temps il a finalement été réédité, heureusement.
Et puis j’ai tous les jours sous les yeux un autre dessin que Mario m’avait autorisé à reproduire sur le blog, très doux, et très profond comme il savait faire, idéal pour montrer ce que ça fait la littérature, plutôt que de chercher vainement à l’expliquer.

Le rêve américain, encore

11/02/2012 Aucun commentaire

Susie Morgenstern m’avait raconté combien elle était fière, et excitée, et intimidée, de traduire, avec l’aide de sa fille Aliyah, le livre pour enfants de Barack Obama. Le titre original de l’ouvrage, Of thee I sing, reprend une tournure désuète extraite d’une vieille chanson patriotique qui faillit devenir l’hymne américain, réincarnée plus tard en comédie musicale de Gershwin, dont l’intrigue tourne incidemment autour d’une élection présidentielle… Comme Susie est naturellement douée pour rendre les histoires de la plus drôle façon, elle m’expliquait qu’elle avait passé des jours à chercher à ces quatre mots un équivalent français pertinent et, lorsqu’enfin elle avait envoyé, contente d’elle, sa version à la Maison Blanche, le service protocolaire lui rétorqua que, en France comme dans tous les pays où ce livre serait traduit, le titre serait Of thee I sing et puis c’est tout.

Je viens de lire ce livre. Je suis épaté par ce concentré de culture américaine (non, ce n’est pas un oxymore). Obama parle à ses deux filles. Vous ai-je dit récemment que vous êtes formidables ? Il les édifie, en leur montrant l’exemple de glorieux américains. Les héros défilent, qui sont autant de symboles : un grand sportif, un grand président, un grand sage indien, une grande architecte, un grand explorateur (Neil Armstrong), une grande chanteuse (Billie Holiday, oh mon Dieu, son évocation en quatre lignes me fait autant frissonner que si j’entendais God bless the child pour de vrai), une grande artiste peintre, un grand syndicaliste, un grand scientifique (Einstein, il était américain ? Eh, oui, naturalisé, parce que l’une des forces de ce pays-ci est l’accueil qu’il réserve traditionnellement aux étrangers)…

C’est bien sûr de la propagande pur jus, bien sûr simpliste, bien sûr patriotique (et le patriotisme est le père ou le grand-père de la guerre), bien sûr politiquement correct (les quotas sont respectés, un native american, deux noirs-américains, une asiato-américaine, un latino, etc.), bien sûr bourré de bons sentiments (la dernière phrase est Je vous aime), bien sûr cachant sous le tapis le côté obscur de la force (ce pays est aussi le plus impérialiste de la planète, le plus violent, le plus guerrier, le plus inégalitaire, le plus glouton, le plus irresponsable, le plus impitoyables envers ses minorités)… Bien sûr je tique sur la phrase Vous ai-je dit que vous devez être fières d’être américaines ? (je campe sur cette position éthique : on ne peut être fier que de ce qu’on a fait, de ce qu’on a choisi, de ce qu’on a décidé – pas de ce qu’on est par hasard)… N’empêche.

N’empêche, je lis ça, et ça fonctionne. Je suis réellement ému. Convaincu que les iouhessé sont une belle et forte nation. Je regarde la bannière étoilée, la main sur le coeur, merde, c’est vrai, nous sommes tous des Américains, leur bourrage de mou a marché, ils m’ont encore eu cette fois. Comme ils m’ont eu tant de fois avec leur cinéma, leur musique, leurs romans, leurs comics, leurs séries télé, parce qu’ils savent raconter des histoires, ils savent produire de l’imaginaire, des mythes, des émotions pour les masses mondiales qu’ils ont inventées. Ils sont forts, ces Américains. On les déteste parfois un peu, parce qu’il faut bien détester Goliath quand il y a tant de David, mais tout de même on les aime. Le message est parvenu jusqu’aux filles d’Obama, et jusqu’à moi, pareil.

Le message : « Vous ai-je dit que l’Amérique est faite de toutes sortes de personnes ? Quelles que soient leurs races, leurs religions ou leurs croyances, qu’elles viennent de régions côtières ou de la montagne, elles ont fait jaillir la lumière en partageant leurs dons uniques, en nous apportant le courage de nous soutenir les uns les autres, de continuer à nous battre, de travailler et de construire notre Nation sur toutes ces fondations. »

C’est tellement, tellement plus beau, en guise de message adressé à son propre peuple et à l’export, que Toutes les civilisations ne se valent pas, il y a des civilisations que nous préférons. Pas étonnant que les Ricains soient fiers (à bon droit ou pas) d’exhiber à tout bout de champ leur drapeau, à leurs fenêtres et autour de leurs mugs, à la devanture de leurs magasins ou de leur stations-services aussi bien que de leurs administrations (comme si au fond il n’existait qu’une enseigne, qu’un logo, qu’un seul trust), plein leurs fringues et leurs voitures, comme élément de déco intérieure ou sur le temps qui passe, sur leurs beaux-arts comme sur leurs héros… Tandis qu’en France, le geste de brandir le drapeau bleu-blanc rouge gardera toujours quelque chose de beauf, de fasciste, ou de juste nouille.

Il devrait en être de même pour la honte que pour la fierté : on n’a pas à avoir honte de ce dont on n’est pas responsable. Pourtant j’ai du mal à lutter contre la honte d’avoir Claude Guéant dans le paysage. Mais au fait… Je m’adresse à mes filles. Je m’adresse à tout le monde. Vous ai-je dit qu’il y a des Français formidables ? Françoise Héritier, par exemple. Elle donne un entretien stimulant et réconfortant au journal le Monde, où elle parvient à la même conclusion que moi : il serait temps d’enseigner l’anthropologie à l’école, pour éviter que des crétins s’approprient n’importe comment des mots comme « civilisation ».

Je ne sais pas s’il faut voir [dans les propos de Guéant] une marque d’opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de l’expression de l’ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu’il convient de dire en premier, c’est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce « bon sens » partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et, dans la foulée, nous sont inférieurs, proviennent d’un réflexe psycho-social partagé par toute l’humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d’une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d’à-côté comme de ces « sauvages qui ne mangent pas comme nous ». Et le démographe Jean Sutter a montré en son temps que, dans les campagnes françaises, on répugnait même à se marier dans un voisinage proche, quitte parfois à préférer des étrangers vraiment très éloignés. Ceux qui sont considérés comme autres selon divers critères (ici, la nourriture, ailleurs, les intonations, le vêtement…) sont déjà des barbares dont les usages ne valent pas les nôtres.

Le schéma narratif des Raptout (Troyes épisode 84)

05/12/2011 18 commentaires

On n’est pas sorti des ronces.

Le salon du livre jeunesse de Montreuil ferme ses portes aujourd’hui. En toute logique, ce grand raout annuel devrait être l’occasion pour les médias de parler de ce champ culturel immense et fertile et excitant et influent, la littérature jeunesse. Sauf que non. On n’en parle pas. Et quand on en parle, on dit n’importe quoi. Le CRILJ, dans sa revue de presse, relève un blog du Nouvel Obs, animé par Yves Delahaie, prof de lettres en collège (et accessoirement membre du bureau national du MoDem), qui lui règle son compte, à la littérature jeunesse. Sous couvert de poser deux bonnes et vraies questions, Qu’est-ce que la culture et pourquoi a-t-on du mal à l’enseigner, voilà le professeur parti dans une charge contre le bouc émissaire désigné. Il démasque la grande arnaque : les livres pour les enfants. Cette diatribe aurait aussi bien pu être écrite il y a un an, dix ans, trente ans, pourtant non, je revérifie, le post est bien daté octobre 2011, toujours les mêmes présupposés, la même ignorance, rien n’a changé, rien ne change, c’est fatigant.

Moi qui aurais spontanément tendance à esquiver pour mon compte l’étiquette de littérature jeunesse, parce que je m’obstine à me situer aussi ailleurs, lorsque je lis pareil tissu d’âneries et d’attaques particulièrement viles (auteurs en rencontres scolaires = camelots qui font leur beurre), brusquement je me hérisse et me sens porte-étendard. Je suis un auteur jeunesse et tu ne me parles pas comme ça ! Je suis un juif allemand, aussi, en cas de besoin.

Les programmes de français ont pollué la discipline plus de vingt ans avec des ponts d’or offerts à la littérature jeunesse. Entendons nous bien : je ne proclame pas qu’il faut bannir la littérature jeunesse. La censure n’a jamais été une solution, et nous fûmes les premiers à nous délecter étant plus jeunes de Picsou Magazine, de la collection Le Club des cinq ou encore des aventures de Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire.
Mais je n’ai jamais étudié en cours de français le schéma narratif du dernier cambriolage des Raptout ! Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il fallait donner à dose homéopathique les Perrault, Caroll et autres La Fontaine pour abreuver jusqu’à plus soif nos ouailles de Vignod, des Chair de Poule ou encore de l’inénarrable Harry Potter, tous producteurs ou production à la page des temps modernes dont l’unique but est de faire vendre. Cannibales, ils ont tout dévoré sur leur passage, des professeurs leur consacrant plusieurs semaines de travail à grands coups de séquences, quand les auteurs ne venaient pas à prix d’or monnayer leur notoriété en improvisant des « rencontres » avec les élèves, tels des camelots.
Fort heureusement, la nouvelle réforme des programmes vient de relayer ces produits du mercantilisme littéraire au rayon « lecture cursive », ce qui en langage pédago-jargonnant désigne les lectures faites pour le plaisir et non pour l’étude. Le futile est donc revenu à la seule place qui lui incombait : celle de l’oisiveté.

Oh, putain. Il faut donc tout reprendre à zéro, encore une fois, tout ré-expliquer, repartir en polémique… Mais pour parler de « littérature jeunesse » à quelqu’un qui l’assimile aux Raptout, il faut se lever d’aussi bon matin que pour ratracer la grandeur de la chanson française à un qui croirait que par métonymie elle se résume à Christophe Maé. Je n’ai pas le courage ce soir de souffler contre le vent.

Tentons plutôt la démonstration par l’absurde, au moins en chemin aura-t-on une chance de s’amuser. Prenons le professeur Delahaie au mot, supposons qu’on le donne pour de bon, ce cours sur les Raptout. On commencerait par faire respectueusement remarquer au professeur que la pédagogie exige, c’est un minimum, l’exactitude orthographique, et qu’en français, ces personnages se nomment Rapetou. Ensuite, on exposerait que les Beagle Boys en VO (le beagle étant une race de chien à oreilles tombantes, vague modèle graphique des personnages – le même que celui de Snoopy, d’ailleurs) ont été inventés en 1951 par Carl Barks, l’un des seuls authentiques génies de la bande dessinée ayant travaillé dans les usines Disney, considéré comme un maître par la plupart des dessinateurs animaliers, même ceux qui jouent dans des genres très éloignés comme Lewis Trondheim. Barks (1901-2000), dont les bandes sont en cours de réédition chez Glénat (prix du patrimoine au festival d’Angoulême 2012), a créé un grand nombre de personnages, davantage peut-être que Disney lui-même, dont l’onc’ Picsou, qui quant à lui se nomme en anglais Scrooge, référence directe au personnage principal de la célèbre nouvelle de Charles Dickens, Un chant de noël. Il faut déduire de cette référence culturelle que Carl Barks a étudié ce grand classique de la littérature jeunesse quand il était à l’école, le ver était déjà dans le fruit (et ce salaud de Dickens se goinfrait cyniquement du pont d’or que lui offrait l’école publique).

Revenons au gang des Rapetou : inspiré, pour sa part, par un gang d’ennemis publics des années 30, il a inauguré l’archétype de la famille de gangsters obsessionnels « plus bêtes que méchants ». Morris et Goscinny, fins connaisseurs des histoires produites chez Disney, commirent sans aucun doute un plagiat lorsqu’ils créèrent en en 1957 une fratrie de quatre hors-la-loi stupides, au faciès identique, reconnaissables à leur tenue de bagnard, et sempiternellement occupés par leur seule passion, le cambriolage.

Ensuite, si on voulait aller plus loin, on pourrait (en module complémentaire au second semestre ?) interroger en compagnie du professeur Delahaie le sens que revêtent pour nous ces personnages fictifs, et pourquoi pas en venir à esquisser oui môssieur leur foutu schéma narratif. Comprendre l’attrait immémorial que l’on a pour les mauvais garçons, puis explorer la forme de cette fascination. Scrooge le self-made-man (registre imaginaire : Rockefeller, Bill Gates, Ingvar Kamprad, Bernard Tapie) et ses ennemis les Beagle Boys (registre imaginaire : Al Capone, Tony Montana, Jacques Mesrine, Bernard Madhoff) sont en réalité très semblables, reflets l’un de l’autre, puisque tous sont structurellement réductibles à leur fonction narrative, campés sur leur idée fixe respective : protéger le magot/s’emparer du magot. Sous le binocle comme sous le loup, ils ne pensent qu’à l’argent. Outre qu’ils perpétuent là une tradition vieille comme la commedia dell’arte (l’avare Pantalone face au filou Mascarille qui lui soutire sa bourse), il est intéressant de noter que, contrairement à ce qu’une analyse hâtive (ou le Monde diplomatique) pourrait laisser croire, cette fixette sur le pognon, reformulée par un support comique destiné à la jeunesse, dans le pays même qui a imposé le capitalisme au monde, n’est en rien une apologie de l’argent roi. Au contraire ! Scrooge est plutôt antipathique, et les Beagles sont des crétins qu’on croirait clonés en nombre incertain… Voilà où mène cette passion triste qu’est la quête de l’or, les enfants : soit à la sécheresse de coeur, soit à la bêtise normative de masse, deux facettes de l’aliénation. Ce sont des histoires morales, au fond.

C’est de la culture, tout ça ? Je n’en sais rien. Je sais juste que si on s’en donne la peine, les frères Rapetou peuvent se décortiquer soigneusement, puisqu’ils ont un avant, un après, bref une histoire, toute une gamme de liens à créer, et c’est intéressant. Crédo minimaliste : je crois qu’il faut intéresser les élèves. N’importe quoi peut devenir intéressant (du moment qu’on le regarde longtemps). Tiens, pour prendre un autre exemple, l’histoire du mouvement punk français n’est pas assez enseignée à l’école, je trouve. Qui se souvient du groupe OTH ? Ah, eux, au moins, ils étaient bons en orthographe !

Faire simple (Troyes épisode 57)

08/11/2011 Aucun commentaire

J’avais offert mon roman Jean II le Bon, séquelle à Susie Morgenstern, pour des raisons sentimentales expliquées ici. Un an plus tard, je passe, entre un salonduliv et une rencontre scolaire dans la bonne ville du Gua, quelques heures charmantes en compagnie de la délicieuse Susie, bloc de générosité, de tendresse et de bonne humeur qui rend plus agréable votre journée et, grosso-modo, votre vie. Elle trouve finalement l’occasion de m’en parler, de ce Jean II, qui lui a été un pensum. Elle semble triste d’être déçue, ou réciproquement. Elle qui avait tant aimé TS, ou Les Giètes, ou même La Mèche (alors qu’elle déteste Noël), aujourd’hui elle enfile des gants, saisit des pincettes, et prend toutes les précautions pour m’avouer sans me blesser que ce livre-là, non, elle n’a pas pu.

– Mais Fabrice, c’est bien trop alambiqué pour ce qu’il s’y passe. Aucun ado ne parle comme tes personnages, tu les fais parler comme des agrégés de lettres, c’est du pur intellectualisme, moi je décroche, je n’y prends pas de plaisir… Ou alors, tu aurais dû prévenir, préciser qu’ils étaient élèves dans une école de surdoués… Personne chez ton éditeur n’est là pour freiner tes penchants ?
– Il faut croire que si, puisque mon manuscrit suivant n’a pas passé la rampe. Mais, une école de surdoués ? Euh, ben non, ce n’est pas ça du tout… Je le sais bien, Susie, qu’ils ne ressemblent pas à des vrais enfants, à des vrais ados, à des vrais dialogues, ça fait même partie du plan. Contrairement à d’autres de mes livres, dans Jean Ier et II je ne cherche pas du tout le réalisme. Le modèle originel de ces deux romans, au fond, c’est Enid Blyton, c’est le Club des cinq, ce sont des enfants qui, de façon pas le moins du monde réaliste, partent à l’aventure. Si l’on y réfléchit une seconde, il est à peu près aussi crédible que le Club des cinq coure à la chasse aux voleurs et aux faux-monnayeurs, que mon trio se mette à discuter sémiotique de l’image et analyse génétique du texte dans la cour de récré. Mes héros partent à l’aventure aussi, sauf que c’est une aventure intellectuelle.
– C’est TROP intellectuel. Tu es intelligent, mais si tu n’es qu’intelligent, tu ne pourras pas écrire un livre qu’on lit avec plaisir. Laisse-toi aller ! Sois simple ! J’aimerais te faire travailler dans un atelier d’écriture, et tu n’aurais qu’une seule consigne : sois simple. Tiens, prends Marc Lévy, par exemple… Attends, non, pardon, pas Marc Lévy tout de même, c’est trop bête. Mais tu vois, c’est cette direction… Sauf si tu ne vises que la postérité.
– Bah, non, je ne vise pas ça non plus. Quand je suis déprimé je doute de la postérité du livre en général. Alors, la postérité des miens…

Je gamberge sur cette conversation. Je ne peux la balayer d’un revers de manche. Les conseils des pros sont toujours bons à prendre, surtout lorsqu’ils sont dispensés avec bienveillance (Susie m’aime bien, et elle souhaiterait sincèrement, quoique naïvement, me voir écrire un best-seller), mais je ne tiens pas à être simple à tout prix. Je suis ravi si je le suis, quand je le suis, et comme tout le monde je suis fâché si on ne prend pas de plaisir en me lisant ; pour autant je n’ai pas envie de me fixer la simplicité comme but à atteindre. Je suis sûr, ceci je le sais en tant que lecteur, qu’il n’y a pas que la simplicité qui donne du plaisir. J’adore Susie, j’aime certains de ses livres, elle est un écrivain naturel et débordant, parce que son talent se confond avec sa générosité, mais je ne peux ni ne veux écrire comme elle. Chacun écrit comme il peut, voilà le secret, et on peine à faire aboyer un chat.

Sept milliards de mille sabords (Troyes épisode 52)

03/11/2011 un commentaire

Selon les sources, le cap des sept milliards d’êtres humains simultanés a été franchi lundi dernier, ou le sera d’une seconde à l’autre (d’après l’hypnotique site terriens.com, que je peux regarder bouche bée plusieurs minutes d’affilée comme un aquarium où se serreraient des sardines), voire, au plus tard, en mars 2012. Peu importe l’échéance, nous sommes nombreux. On se serre. On se fait de la place. On essaye de ne pas s’entretuer. Et le plus beau est que chacun de nous est une possibilité, une actualisation de ce qu’est le genre humain, ni mieux ni pire que son voisin. Je suis un sept-milliardième de l’humanité. Comme toi, vieux.

Je suis en train d’écrire un livre qui se passe au Paraguay. Je n’ai jamais mis les pieds au Paraguay. Pour écrire, il faut soit avoir mis les pieds, soit faire marcher son imagination sur des actualisations lointaines de la même humanité que la nôtre, et dans tous les cas, il faut lire. Donc je lis, méthodiquement, tout ce que je peux trouver concernant le Paraguay. La tâche n’est pas commode, figurez-vous. Le Paraguay est un pays oublié en plus d’être misérable, et n’a jamais engendré de vaste bibliographie – exception faite, un peu, des aventures utopiques des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquelles désormais nous plaquons le visage de Jeremy Irons et Robert de Niro et la musique de Morricone.

Parmi les rarissimes livres ayant trait au Paraguay que je déniche au catalogue de la médiathèque, je lis Tupito le petit Guarani d’un certain Pierre Landais (éd. Entre deux rives, série « L’Amérique latine racontée aux enfants », 2002). Ce petit album format à l’italienne, peu engageant, au récit artificiel et aux illustrations moches comme un Pierre La Police qui aurait envie d’être sympa, a pour narrateur un garçon de 11 ans, cireur de chaussures à Asuncion, qui s’adresse directement au lecteur français, lui vulgarisant à grands traits son mode de vie (« Ami(e) ! Je vais te narrer une journée typique de ma vie »), l’histoire de son pays, sa géographie, ses horreurs passées. « Ceux qui ont commis le plus d’atrocités et de morts sont des généraux militaires devenus pas la suite chefs d’état : Gaspar Rodriguez de Francia et Stroessner, qui décima trois millions d’indiens Guarani pour pouvoir diriger le pays en toute tranquillité. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce type d’individus qui ne mérite pas de vivre. »

Outre que le chiffre de trois millions est, je l’espère, une coquille (la population du Paraguay étant lentement passée, sous Stroessner, de 1,7 à 4 millions d’habitants, le génocide serait encore plus spectaculaire que celui des Khmers rouges), je tique sur la dernière phrase. Je me révèle soudain l’un de ces droitdelhommistes facilement raillés par les épigones réacs de Philippe Muray, parce que je suis, pour tout dire, scandalisé. Je ne prône certes pas l’angélisme et les bons sentiments en littérature jeunesse, je sais pertinemment que Stroessner était un tyran bien placé au hit-parade mondial des criminels de guerre… Mais « ils ne méritent pas de vivre » est une apologie de la peine de mort, et l’apologie de la peine de mort me chagrine, en littérature jeunesse comme ailleurs. D’autant que l’auteur ne peut même pas plaider la couleur locale des us et coutumes, puisque le Paraguay a aboli la peine de mort en 1992.

Les sept milliards d’actualisations de l’espèce humaine méritent toutes de vivre. Même les actualisations en barbares. Les barbares sont nos frères, c’est comme ça, c’est un principe. Un homme tue un autre homme = un crime. Kadhafi tue un opposant d’une balle dans la tête = un crime. Un opposant tue Kadhafi d’une balle dans la tête = un crime. Si l’on décide quel sept-milliardième mérite de vivre et quel autre non, on bascule, et le barbare est en nous.

(Londonomètre : 960 bien tassés.)

Elle a chaud au cul (Troyes épisode 46)

22/10/2011 Aucun commentaire

Des vilains mots dans la littérature jeunesse. On en est encore à parler de ça ? Eh, oui. Une amie, bibliothécaire à Versailles (admettons que cette anecdote ne pourrait peut-être pas avoir lieu n’importe où), s’est vu demander expressément par une enseignante de supprimer d’une liste de romans prescrits le livre Nanouk et moi de Florence Seyvos. Pourquoi donc ? Ce roman ne doit pourtant pas être bien dangereux, on est chez l’Ecole des loisirs, pas dans la collec Exprim‘ de Sarbacane. Parce que le mot bite figure à l’intérieur.

Horreur ! Cachez cette bite que je ne saurais voir dans un roman jeunesse ! Les bites n’existent pas avant l’âge légal, il est interdit d’en parler, vous leur donneriez des idées. L’Ecole des loisirs, repaire de pornographes ! Pourrisseurs d’âmes innocentes ! À qui se fier, ils cachaient bien leur jeu l’Ecole des loisirs, ces érotomanes avançaient masqués derrière les excellents Calinours de Frédéric Stehr. Il est trop tard à présent, la jeunesse est corrompue et pleine de bites, il ne faut plus s’étonner de la crise que nous traversons, de la perte annoncée de notre cher triple A, orgueil de la nation, ou de la prochaine guerre civile.

Soyons sérieux. Parfois, lors d’une rencontre scolaire, un élève me demande tout étonné pourquoi j’écris des gros mots dans mes livres (dans le Posthume ou TS, principalement). Le fait est qu’on en trouve quelques-uns (mais pas bite, tout de même, j’ai des limites, des tabous, je ne suis pas si dévergondé qu’un auteur de l’Ecole des loisirs). Je m’explique très volontiers : en littérature (et par conséquent en littérature jeunesse, ne venez pas me chercher avec ça), ce qui compte, c’est la recherche du mot juste. Or il arrive parfois, je suis certain de ce que j’avance, j’ai des exemples, que le mot juste soit : merde. Il ne faut pas écrire merde à tout bout de champ pour le plaisir, même si indéniablement ce plaisir existe, mais il ne faut pas s’interdire de l’écrire si jamais les circonstances font de lui le mot juste. De même que, pour la même raison, il ne faut pas s’interdire d’employer un mot rare et précieux.

Une critique de Jean Ier le Posthume roman historique parue sur Internet m’avait beaucoup fait rire en 2006. Je viens de la relire et j’en ris encore : le prescripteur, que j’imagine soucieux de la bonne éducation de ses enfants, commence sa notule sur le ton bienveillant de l’éloge, original, intéressant, drôle, tendre… Puis, patatras, il conclut tristement Mais le langage familier est une véritable déception. J’éclate à nouveau de rire en recopiant sa phrase (je ne dis pas ça pour la frime, je vous tiens au courant authentiquement de ce qui se joue au-dessus de mon clavier, je ris). Je lui ai fait de la peine avec mes vilains mots. Langage familier mon oeil. La langue dans le Posthume ne saurait être familière à quiconque puisqu’elle est totalement artificielle, vous ne trouverez personne dans la vraie vie qui parle ainsi, parce que c’est un livre et pas la vraie vie, et pour le coup un livre qui cherche les mots justes, fussent-ils de registre savant, spécialisé, amphigourique OU ordurier.

Le personnage d’Elsa, dans le Posthume puis davantage encore dans sa Séquelle, prononce parfois dans une même phrase, d’abord un mot savant à connotation intellectuelle et usité, selon les résultats de minutieux sondages d’opinion, par environ un collégien sur trois millions, puis une bonne grossièreté des familles (enfin, je m’entends, pas des familles versaillaises). Dans les deux cas, c’est le mot juste et puis c’est tout. Elle aime bien ce genre de mélange, Elsa. Et moi j’aime bien Elsa. Cette emmerdeuse.

Je ne te fais pas un dessin (Troyes épisode 41)

11/10/2011 Aucun commentaire

(Rêvé cette nuit de mon père et de Frank Zappa. Ils n’avaient aucune scène en commun.)

Dali et la gare de Perpignan peuvent bien aller se rhabiller : le centre du monde ne vous en déplaise est la gare de Troyes depuis qu’en 2009 Cécile Gambini y a peint une fresque de sept mètres sur deux. À la descente du train, on est accueilli par un éléphant, une bobine de fil, des maisons à colombage qui me rappellent quelqu’un, un kiosque, des nuages, une usine, un chameau, un château, des livres bien sûr, et toutes sortes de créatures en couleurs.

Cécile, résidente ici-même à l’automne 2005, est revenue inaugurer sa fresque en 2009 ; NicolasBianco-Levrin, résident en 2008, revint l’année suivante pour présenter son cabinet de curiosité ; Clémence Pollet, résidente l’an dernier, propose une exposition à la médiathèque de Troyes, visible jusqu’à la fin de l’année, intitulée Tac Tic mécanique. C’est une sorte de tradition : le bénéficiaire de la résidence tisse des liens pour plus tard, concocte un happening, et revient comme en post-scriptum livrer une ultime trace de son passage dans cette ville portée sur la littérature jeunesse.

Par conséquent, dès mon arrivée, je fus tâté dans le terrain pour savoir si j’avais des plans de ce genre-là… J’ai dû avouer ma perplexité et mon incompétence graphique, mon genre de création étant fort peu exposable. Cette charmante proposition en forme de rappel (de encore comme disent les Anglais) est naturelle lorsqu’elle s’adresse à un illustrateur, mais, croyez bien que je le regrette tous les jours, je ne sais pas dessiner, et je ne vois pas ce que je pourrais donner à voir aux Troyens, sur cimaise ou sous Plexiglas, même en gage de ma gratitude.

Mais ! Mais ! Mais ! Attendez voir, il me vient une idée. Pour la mener à bien, il me faudra m’adjoindre les services d’un illustrateur de mes amis. S’il enluminait un texte que j’ai en tête et, partiellement, sur papier, cela nous donnerait une très jolie petite expo, en lien direct avec mon activité présente ET avec la bonne ville de Troyes. Rien n’est fait, donc je n’en dirai pas plus, parce qu’aussi bien rien ne se fera. Je vous en recauserai, ou peut-être que non. C’est le suspense.

Londonomètre : 1300 au moins, ça carbure, c’est lié, tout ça.

Pour notre amie la jeunesse (Troyes épisode 33)

03/10/2011 un commentaire

Le dernier livre de Jean-Philippe Blondel s’intitule Et rester vivant, joli titre aux échos spinozistes. Je ne l’ai pas lu, mais il a plutôt bonne presse. Non, non, ne me faites pas dire que je refuse de le lire au seul prétexte qu’il a plutôt bonne presse… Je le lirai, sous peu.

Jean-Philippe fait partie des auteurs aux côtés de qui j’ai fait mon entrée dans le monde (cf. le carnet de bal des débutantes, en sélectionnant l’année 2004), ce qui explique que je le suis, de loin en loin. Je n’aime pas tous ses livres, mais ceux que j’aime, je les aime beaucoup (problème stylistique : comment éviter qu’une phrase pareille répète trois fois le verbe aimer ? Je pose la question pour moi-même, aucun livre dédicacé en jeu aujourd’hui).

Jean-Philippe est, par ailleurs, vraiment par tout-à-fait ailleurs, Troyen. Il m’a gratifié peu de temps après mon arrivée d’une visite guidée dans le centre ville et d’un historique très éclairant sur l’état des livres et des libraires de sa ville, merci collègue.

Jean-Philippe est, en outre, l’auteur d’un beau récit autobiographique intitulé G229, qui m’a fait m’exclamer, en débarquant à Troyes, « Wow, je me trouve désormais dans la même ville que la salle G229 », parce qu’on attrape les repères qu’on peut.

Jean-Philippe est, enfin et surtout, un auteur qui alterne les littératures adulte et jeunesse, situation qui m’intéresse tout spécialement. Et son cas est édifiant : en tant que lecteur je ne parviens pas à faire la différence entre ses deux registres de production, j’y vois une unité fondamentale. Certains de ses livres m’épatent, ceux dont je me dis « Là, il a fait fort, il a pris des risques, il s’est aventuré, il est fébrile et moi aussi » ; certains autres échouent à me surprendre, je me dis « Okay, c’est seulement pas mal, il se contente de faire ce qu’il sait faire, allez, au suivant ». Or, cette discrimination est la seule qui m’importe, et qui transcende à l’aise l’autre, l’officielle, celle qui labellise et frontiérise « Adulte » ou « Jeunesse ».

Ma position sur ce qu’on appelle littérature jeunesse est claire, et cependant, malgré moi, quelque peu hérétique – ce n’est pas ma faute mais celle du climat ambiant. Je la rabâche sur demande : règle une et unique, il est capital de placer entre les mains de notre belle jeunesse de bons livres. Point. Que ces livres soient jeunesse ou pas, on s’en fout complètement. De même, il est préférable, pour la santé des individus et des sociétés, que les adultes, quel que soit leur âge, lisent de bons livres. Y compris jeunesse, eh oui messieurs-dames. Ainsi, les lecteurs assidus de JPB ne savent pas ce qu’ils perdent s’ils sont passés à côté de l’un de ses opus les plus tranchants, les plus urgents, les plus vifs, les plus droit-au-but et les plus importants : Un endroit pour vivre. Estampillé Jeunesse. Et après ?

(Sinon, y’a ça, aussi : “Le théâtre pour enfants, c’est le théâtre pour adultes en mieux” – Stanislavsky, 1907.)