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Dans la lune, air connu (Dans la lune j’t’ai r’connu)

Les deux jours passés la semaine dernière à Tinqueux m’ont donné une énergie folle, qui j’espère durera. Le Centre culturel/Centre de créations pour l’enfance de Tinqueux, autrement dit Dans la lune, a réalisé une superbe exposition à partir du livre Double Tranchant cosigné JPB et Mézigue. M’immerger dans cette expo me procure une joie de même nature que découvrir ce qu’un illustrateur a créé en s’appropriant un de mes textes : soudain, mes mots existent en relief, relayés, incarnés dans l’air et dans les images. Je n’ai jeté qu’une allumette, et maintenant regarde, oh le bel incendie. Si je suis maître d’ouvrage de l’expo, je rends grâce à Sylvain, maître d’œuvre, dont les doigts ont du talent, de l’intelligence, et de la poésie. Le dispositif même de l’installation, jouant sur les contrastes (les doubles, sujet du livre) intérieur/extérieur, réalisme/stylisation, art/artisanat, abstrait/concret, concentration/imagination, silence/bruit, élargit, et même clarifie, les idées et principes qui avaient présidé à l’élaboration de l’ouvrage.

L’expo demeurera visible dans les locaux du Centre jusqu’au 20 juin 2013. Ensuite ? J’aimerais qu’elle voyage. Qu’elle s’approche de chez moi, parce que Tinqueux, c’est tout de même six heures de train. Ce n’est point à l’ordre du jour, alors je goûte l’instant : j’ai été là-bas très chaleureusement reçu et soutenu par des gens qui aiment et comprennent mon travail. Le roi n’est pas mon cousin et le monde est la mienne huitre. Merci Mateja, merci tout le monde.

On m’avait préparé quelques surprises dont, pour enrober de musique le vernissage, une joueuse de scie musicale. « Nous nous sommes permis d’ajouter une lame absente du livre… » Ben voyons, permettez-vous les amis, le plaisir est pour moi. La lamiste (elle joue de la lame et non de la scie, et m’a expliqué les différences) était, je dois dire, époustouflante. Elle nous a régalé avec du Bach, du Danny Elfman et du Indochine (le saviez-vous ? Dans la lune est incidemment le titre de l’album solo de Nicola Sirkis), et c’était très beau, j’en étais le premier surpris, moi qui me croyais peu sensible au son de la scie, tout kitch qu’il est et ondulant d’un vibrato suraffecté… Sauf que par elle, non ! Ça n’est que lyrisme. Elle s’appelle Gladys Hulot, et elle est n’est pas la première lamiste venue. Elle est, tenez-vous bien, championne du monde de scie musicale (c’est tellement bizarre comme instrument qu’il existe un championnat, et du monde, rien que pour eux)… On peut visiter son site ou l’écouter jouer ceci ou cela.

J’ai pas mal discuté avec elle, de rêves surtout, car elle rêve abondamment. Elle m’a raconté des choses stupéfiantes comme  « Ah, tiens, tu as publié un recueil de tes rêves ? Moi aussi j’écris mes rêves, je les dessine aussi, mais je ne sais pas si ce serait publiable, parce que c’est quand même très bizarre. La dernière fois, je dévorais Evelyne Delhia. » Une autre nuit, elle a discuté avec John Lennon. Moi, c’était avec Ringo Starr. On a blagué ensemble, à l’idée qu’il ne nous restait plus qu’à trouver deux autres rêveurs pour refonder les Fab Four, mais seulement la nuit.

Bref, Tinqueux = dream team, littéralement. Merci encore du fond du cœur à toute l’équipe œuvrant Dans la lune, perpétuellement jeune. Cela ne m’empêchera pas d’aborder à présent une vieille lune.

Il me faut reparler un peu de cette question tannante posée dès le début du présent blog, puis régulièrement : ce qui est littérature jeunesse, ce qui n’en est pas, et ma légitimité au beau milieu. Pardon pour ceux que cela bassine, oh comme je vous comprends, vous pouvez quitter la pièce, vous êtes excusés, je n’y reviens pas pour le plaisir, mais parce que ces invulnérables étiquettes m’irritent le cuir. Alors je gratte. Je me moquerais bien, pour mon compte, d’élucider ma nature profonde d’écrivain jeunesse ou bien d’usurpateur, si d’autres ne cherchaient sans relâche à trancher ce point. Il se trouve qu’une critique de Double tranchant a été publiée dans la Revue des livres pour enfants, qui, précisément, mettait bien en garde ses lecteurs sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un livre pour enfants. (Comme cet article, coïncidence, figurait sur la même page qu’un autre consacré au précédent livre de Jean-Pierre Blanpain, Je veux aller à la mer, je reproduis toute la page…)

Double tranchant se voit donc officiellement, institutionnellement même (la Revue faisant foi et référence) raccompagné à la frontière du champ de la jeunesse. C’est embêtant. Que faire ? Sans aucun doute, parler à la jeunesse par-dessus les institutions. La littérature de jeunesse a de nombreux et indéniables mérites, puisqu’elle favorise l’imagination, cet endroit virtuel, en nous, en tout, où l’on explore les possibles. Quant à sa limite, elle tient peut-être dans le fait qu’elle ne peut s’empêcher de préconiser. Par nature la littérature de jeunesse sait si un livre est pour toi ou non, or cela n’est rien d’autre qu’un manque d’imagination.

Un éditeur, qui avait refusé de publier Double tranchant, dont je respecte néanmoins infiniment les jugements, m’avait déclaré : « Je ne vois pas ce que ce livre a de Jeunesse, si ce n’est bien sûr qu’il faudrait que tous les jeunes le lisent« . J’adore ce point de vue, je le fais mien. Et si, dès notre première rencontre, je me suis senti en si parfaite affinité avec l’équipe de Tinqueux, c’est que, lorsque je les ai prévenus : « Attention, je ne suis peut-être pas un auteur jeunesse, parce que je n’écris pas forcément pour la jeunesse. En revanche j’aime beaucoup, et je crois suprêmement important, d’adresser à la jeunesse ce que j’ai écrit, une fois que je l’ai écrit », ils m’avaient simplement répondu : « Pas de problème. Nous faisons la même chose. »

J’ai l’honneur de vous informer que les visites scolaires de l’exposition Double tranchant que j’ai conduites à Tinqueux ont été de grands moments de rencontre, de débat, et de découverte. Ce livre, cette expo, parlent aux jeunes, voilà une évidence que je suis navré de devoir énoncer, parce que j’ai l’air de quémander. La palette était large entre la classe de CM2 avec qui j’ai échangé sur la notion de double tranchant (« Une chose peut être son contraire. Qu’est-ce qui est bon et mauvais à la fois ? Qu’est-ce que vous aimez mais que vous n’aimez pas ? L’école ! Mon frère ! Mes parents ! Okay, okay, vous avez pigé le truc… ») et les collégiens de SEGPA avec qui les conversations ont rapidement tourné autour de la violence, symbolique ou réelle (à peine avais-je déplié le couteau que j’avais dans ma poche, qu’un môme en face de moi a immédiatement fait de même avec le sien – la prof lui a fait les gros yeux : moi j’avais le droit, pas lui ; un autre a exhibé ses cicatrices, qui s’était fait planter dans le ventre en pleine rue…), et de la différence entre un métier, un travail et un emploi.
À la fin de la journée, une fillette, une fois épuisées les questions sur le livre, sur les couteaux, sur la linogravure, sur l’écriture en tant que travail artisanal… a fini par me demander : « Mais au fait, Double tranchant, est-ce que c’est un livre pour enfants ?

– Bah, je ne sais pas trop. Est-ce que tu es un enfant ?
– Oui, bien sûr.
– Est-ce que tu as trouvé ce livre intéressant ?
– Oui, bien sûr.
– Alors Double tranchant est un livre pour enfants ici et maintenant, entre toi et moi. Je n’en sais pas plus. »

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