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Un imbécile

24/02/2013 Aucun commentaire

Vers la fin des années 80, alors que j’étais étudiant, l’un de mes meilleurs amis, hasard de campus, d’affinités, et de couloir de résidence universitaire, était syrien. Il s’appelait Ammar. Pendant quelques années, Ammar et moi avons ri ensemble, et parlé et mangé et joué et dragué et chanté du Joe Dassin. Ammar est le premier à m’avoir expliqué calmement ce qu’était l’Islam (il me semble que le climat global autorisait sur ce sujet des conversations moins tendues qu’aujourd’hui), j’ai même presque fait un ramadan avec lui, juste pour voir l’effet que ça faisait, chaque soir j’étais le bienvenu à rompre le jeûne avec lui, c’était joyeux et chaleureux, instructif sans le moindre prosélytisme. Ensuite, il est rentré chez lui son diplôme d’ingénieur en poche, et moi aussi j’ai fait comme j’ai pu, j’ai vécu, et nous nous sommes téléphoné ou écrit de très loin en très loin.

Depuis deux ans la guerre civile fait rage en Syrie. Nous l’entendons, nous la voyons. Voyant, entendant, je dépose un prénom, un visage, sur cette actualité, qui soudain devient proche. Et j’étais très anxieux en pensant à mon ami et à sa famille, son adresse mail ne répondait plus. Enfin, il y a quelques jours, j’ai pu renouer avec Ammar grâce à ce blog. Il a retrouvé mes coordonnées au Fond du tiroir, et m’a envoyé un message blagueur : Eh oui mon pote, j’aurais droit à un livre gratuit à notre prochaine rencontre puisque je suis né en 1969 ! Ensuite nous avons causé par Skype, c’est drôlement bien Skype, on peut voir les gens, ils bougent, ils sont vivants, j’étais rassuré, mais pas entièrement. Il vit à Damas, relativement à l’abri, mais la guerre est à sa porte, ses enfants ne sortent plus de son appartement, et il cherche à quitter le pays, il entreprend des démarches, il attend.

Mais depuis, plus rien. Il ne répond à nouveau plus. Cela fera bientôt un mois. S’il lit ceci, qu’il m’envoie un petit mot ! J’attends.

Que faire contre la guerre, sinon attendre ? Et en attendant, se réciter un peu de poésie ? La poésie d’un imbécile, tiens.

Foi, incroyance, rumeurs colportées,
Coran, Torah, Évangile
Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges
Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour,
En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre :
Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,
Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine,
Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres,
Un imbécile ?

Ces vers sont du poète syrien sceptique Abu-l-Ala al-Maari (973-1057). L’Institut du Monde arabe vient de consacrer une journée de solidarité avec le peuple syrien, dédiée à ce poète sceptique. J’en viendrai à penser que le scepticisme pousse à la paix, la foi à la guerre. Enfin, je dis des généralités, et pendant ce temps la guerre continue. Abu-l-Ala al-Maari était sceptique quoique savant, aveugle mais éclairé. Parce que la lumière, pas plus que le fanatisme, ou la poésie, n’a d’époque, ni de patrie, ni de religion.

« Nous allons terroriser les terroristes » (Charles Pasqua, 1986) (Troyes épisode 67)

18/11/2011 Aucun commentaire


Est-ce un autre effet de la néoténie ? Je lis toujours les auteurs qui me fascinaient quand j’étais adolescent, parce qu’en somme je suis fasciné sur le long terme, et relativement constant dans mes goûts. Frank Miller, par exemple. Frank Miller est l’un des dessinateurs qui ont révolutionné les comic books à l’époque où je lisais des comic books, par conséquent j’ai lu depuis lors tout ce qu’il a publié. Je n’ai même, hélas, rien manqué de ce qu’il a tourné pour le cinéma, y compris sa honteuse dénaturation du Spirit d’EisnerIl se trouve qu’entre temps Miller a mal tourné, idéologiquement. Il grossit désormais les rangs des vieux réacs grincheux et va-t-en-guerre, républicains bien sûr, qui vilipendent grossièrement les manifestants d’Occupy Wall Street ou le manque de virilité d’Obama.

Après ses nanars sur pellicule, Miller avait annoncé la publication d’une nouvelle bande dessinée, sa première de longue haleine en près de dix ans, et je l’avais pré-commandée de longue date, très excité par ce retour à une forme d’expression qui lui avait réussi autrefois. L’objet s’appelle Holy Terror.

Eh, ben. Rarement lu un livre aussi con.

Miller avait averti que ce livre serait sa réaction viscérale au 11 septembre 2001. Bille en tête il s’est lancé dans une histoire de Batman, révélant précocement un titre, Holy Terror, Batman ! qui s’interprétait comme une allusion au terrorisme aussi bien qu’à l’ancien tic de langage du grotesque faire-valoir Robin, « Holy Machinchose, Batman ! » Le synopsis fut également claironné très en avance, je cite : Batman va botter le cul d’Al-Qaida. C’était parti pour être fin, on savait à quoi s’en tenir. Après des années de travail sur un projet qui a sans doute beaucoup changé sur la route (diverses incohérences demeurent, en cicatrices), le personnage principal n’est plus l’homme-chauve-souris-sous-copyright, mais un succédané basique, baptisé The Fixer. Qui botte le cul d’Al-Qaida, la finesse, par contre, étant préservée du début à la fin du processus.

Des islamistes font péter des bombes à clous dans Empire City. Des bons citoyens, des mauvais aussi, meurent en masse. Le super-héros mystérieux d’Empire City, The Fixer, relève le front et les poings, métaphore à lui tout seul de la Grande Nation, prend contact avec un certain nombre de partenaires tout aussi mystérieux (une fausse Catwoman avec qui il entretient des rapports qu’on pourrait qualifier de catch érotique, un faux Gordon commissaire de police moustachu, un fantomatique lobby militaro-financier capable d’envoyer depuis un satellite en orbite un puissant rayon laser pour faire le ménage, et enfin le plus croquignolet, une sorte de superjuif nommé David, dur à cuire arborant sur le visage, peinte ou tatouée, l’étoile du même nom), puis tue tous les méchants et détruit leurs armes de destruction massive. The end.

Une fois évacué Batman, le titre n’a plus que deux mots. Et puisqu’il s’agit de « Terreur sainte », de « djihad », bref d’émoi religieux, je n’ai pu que m’écrier plusieurs fois à la lecture : « Mon Dieu que c’est con ! » Ce qui ne m’empêchait pas de tourner les pages, avec avidité. Lire ce livre est salissant tellement il est régressif, mais il faut bien avouer, toute honte bue, que régresser peut être jouissif. J’ai pris grand plaisir à lire les dialogues débilo-hardboiled dont Miller a le secret depuis Sin City (Elles mourraient pour lui. Mais elles sont trop occupées à tuer pour lui.), et surtout à contempler son noir-et-blanc expressionniste, sans relâche magnifique. Graphiquement stimulant, intellectuellement écoeurant, sophistiqué et rance à la fois. Tiens, ça me rappelle le refrain d’une chanson.

Les images, surtout déployées pleine page voire en double page, tendent parfois à l’abstraction, voire à la confusion (attends, ils sont dans quelle position, là, à qui est ce pied ?) mais sont toujours d’une beauté à couper le souffle. Pour les architectures, les intempéries, les grosses godasses (ah, ce fétichisme des semelles crénelées) et les acrobaties contorsionnistes, on connaissait son savoir-faire, mais Miller épate aussi par son art du portrait et de la caricature, composant des dizaines de vignettes qui dépeignent un à un, comme ces montages funèbres déposés au pied des memorials, les victimes qui viennent de rendre leur âme à leur Dieu d’amour, quel qu’il soit. Cette litanie de trognes, où se succèdent des anonymes et des leaders politiques (on reconnaît Obama, Bush, Condoleeza Rice, Kadhafi, Ahmadinejad…) est impressionnante, et remplit son office dramatique : elle ponctue et incarne les violences. Une réserve, toutefois, sur l’objet lui-même : le papier, trop fin, pèche par sa transparence, ce qui gâte la force de certains effets graphiques (voyez comme je suis délicat et esthète).

Toujours est-il que. Mon ! Dieu ! Que ! C’est ! Con ! Miller revendique, aussi bêtement que ses personnages, ce premier degré décomplexé, qualifiant lucidement son « oeuvre » de propagande et précisant subtilement qu’il a créé ce livre parce que (…) I’m too old to serve my country in any other way. Otherwise, I’d gladly be pulling the trigger myself. The Fixer est infiniment plus raciste, simpliste, caricatural, et bas du front que Jack Bauer (cf. la scène où il torture le terroriste en lui disant « Mohammed, tu m’excuseras de t’appeler Mohammed alors que je ne connais pas ton prénom, mais les probabilités sont de mon côté »), et la joie qu’il prend à défourailler est un sommet de morbidité, pas de profondeur psychologique. Ce n’est certes pas cette histoire qui pourrait inciter à prendre au sérieux les comics de super-héros (pauvre Alan Moore…)

Mais je crois Holy Terror, quoique globalement indéfendable, pertinent en tant qu’histoire de super-héros. Je pense même qu’il aurait été très intéressant que Miller s’obstine (c’est sans doute DC, éditeur de Batman depuis 70 ans, qui a refusé ?) à en faire une aventure de Batman et Catwoman plutôt que de changer légèrement les costumes pour « inventer » de transparents ersatz. Il me semble que le genre super-héros permet bien des variations, et qu’un super-héros c’est aussi cela. Autant que la noblesse des sentiments et le sacrifice christique à la Daredevil (Miller écrivit de très belles histoires de Daredevil il y a, oh, il y a 30 ans), c’est cette connerie assumée de « faire le bien » à coups de talons et de Talion, c’est ce sado-masochisme en cuir, c’est cette narration épique, chaotique et spectaculaire. Bête. Ce faux Batman et cette fausse Catwoman sont des Batman et Catwoman possibles.

La foi du connard (Troyes épisode 51)

02/11/2011 un commentaire

Quand les cons sont braves, comme moi, comme toi, comme nous, comme vous, ce n’est pas très grave. Qu’ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises, qu’ils déraisonnent, ils n’emmerdent personne. Par malheur sur terre les trois quarts des tocards sont des gens très méchants, des crétins sectaires. Ils s’agitent, ils s’excitent, ils s’emploient, ils déploient leur zèle à la ronde, ils emmerdent tout le monde.
Georges Brassens

Des connards musulmans viennent de détruire Charlie Hebdo, et nous pouvons les dénoncer sans nous faire suspecter d’islamophobie, puisque simultanément, merci à tous, les gars, bon sens du timing, des connards catholiques sont en train d’empêcher à grand fracas les représentations d’une pièce de Romeo Castelluci, rappelant opportunément que l’obscurantisme est de toutes les confessions, Dieu reconnaîtra les siens. Nous plongeons je le crains dans un nouveau moyen-âge. Comme à l’époque le salut viendra peut-être de l’émergence de nouveaux sages, cultivés, pacifistes, humanistes, forcément en danger de mort, et éventuellement très pieux mais ça les regarde, qu’ils soient catholiques (Erasme), musulmans (Averroès) ou juifs (Rachi). La différence entre celui-ci et le premier moyen-âge est que nous sommes à l’époque de la bombe atomique, c’est le progrès, et par conséquent « moyen » dans son acception « entre deux » sera peut-être un épithète abusif puisqu’il n’y aura rien après.

Dans le même temps, le site de Charlie est hacké, indisponible. Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais je saute (Boum ! à la santé de Molotov !) sur l’occasion pour raconter que l’an dernier, mon propre blog a été piraté. Un beau matin j’ouvre l’ordinateur et à l’adresse fonddutiroir.com s’affiche une tête de mort soulignée par deux sabres croisés et la mention « Hacked by the islamist hacker team ». Cette démonstration de force m’a fait froid dans le dos, et elle était destinée à cela précisément, sens littéral de terrorisme, de quoi rendre timoré ou paranoïaque. Mon ouebmestre masqué, à qui revenait la corvée de reprendre la main sur le bazar (tâche qui lui demanda plusieurs jours) et faire de prudentes sauvegardes, a émis l’hypothèse que cet attentat relevait de représailles, après que j’ai critiqué l’attitude agressive d’un collégien manifestement musulman et ignorant… Cela m’étonnerait. J’imagine mal, étant donnée mon audience minuscule, comment mon petit espace de liberté de parole constituerait une menace pour un quelconque connard. Je crois plutôt que cette cette bande d’abrutis malfaisants 2.0 n’avait pas lu une ligne de mon blog, et se faisait simplement la main et les dents sur un blog pris au hasard sur la toile. Nous verrons bien ! Si la présente page venait à disparaître dans les jours qui viennent, remplacée par une tête de mort, vous saurez pourquoi.

La nuit noire de l’âme (Troyes, épisode 4)

04/09/2011 4 commentaires

Samedi, 22 heures… Ma thébaïde est déserte… Normal pour une thébaïde, mais elle est encore plus déserte que d’habitude, le week-end le centre culturel est fermé, les ateliers d’artistes sont vides, je n’ai plus de voisins, le lourd portail sous le marronnier et la porte de la maison sont tous les deux verrouillés à double tour, je suis absolument seul et barricadé… La nuit est tombée, le temps est chargé comme un fusil, l’orage se fait attendre… Je n’entends que le plancher qui craque sous mes pas… Et c’est à ce moment précis que je pète les plombs.

Je pète vraiment les plombs : je décide de détartrer la cafetière, je remplis d’eau la verseuse, je la vide dans le réservoir, mais la cafetière est dangereusement proche de la prise multiple où sont raccordés tous les équipements de la cuisine… L’eau s’écoule sur les prises… Flash ! Shbam ! Crac ! Schwarz.

Pendant deux secondes le silence est absolu, de même l’obscurité, et l’immobilité. Puis tout s’éclaire, noir au blanc brutal : « un éclair déchire le ciel » comme on écrit dans les bons romans, l’orage se décide peut-être à éclater. J’en frissonne. Je suis encore plus seul au monde qu’à la minute précédente. J’ai la verseuse à la main. Je ne la vois pas. Je ne vois plus rien.

À quoi pense-t-on dans ces moments-là ? Sans me vanter, j’ai pensé à la Nuit obscure de Jean de la Croix, et à sa réincarnation moderne et électronique, Dark night of the soul, de Danger Mouse, Sparklehorse et David Lynch. Je veux dire par là que j’ai conservé mon sang-froid dans l’épreuve spirituelle, afin de mieux m’y enfoncer, toutes défenses tombées. Je dispose certes quelque part au fond d’une poche d’un numéro de portable à appeler en cas d’urgence, mais j’ai préféré me débrouiller seul, ressentir l’abandon jusqu’à trouver en soi les ressources pour le dépasser, jouir presque de l’adversité. Le mysticisme au ras du compteur électrique.

Je ressors donc en tâtonnant de ma grotte enténébrée, je prends le chemin du centre-ville, là où vivent les hommes, papillon de nuit je poursuis la lumière, j’erre aux portes de la ville-aux-dix-églises, les trottoirs luisent de la pluie récente, ou peut-être de la prochaine. Je cherche un homme, ah, Diogène à présent, sa lanterne me suffirait… Je croise quelqu’un, je ne peux l’aborder, il parle à son téléphone… Un autre : pareil. Les téléphones portables rendent impossible la simple question posée de bouche à oreille à un passant, on se retient, on a l’impression de déranger. Ah, en voilà un dont les mains sont vides.  « Pardon… Vous sauriez si j’ai des chances de trouver une épicerie arabe encore ouverte quelque part ? » « Désolé, je ne suis pas de Troyes… » Nous sommes tous des étrangers.

Je tourne en rond, je traverse une rue bondée, des dîneurs tardifs aux terrasses, ils ne peuvent rien pour moi… Je descends la rue du Général de Gaulle, et là-bas au bout je vois enfin une vitrine éclairée, un étal, une porte ouverte… En guise d’arabe du coin, il s’agit d’une une épicerie chinoise, à l’enseigne « Saveurs d’Asie » qui regorge de produits africains (bananes plantains, postiches et cosmétiques pour cheveux crépus)… Et cette chimère globale est sise paisiblement rue de Gaulle ? Ah, ça avait du bon, le cosmopolitisme français, c’était avant la fixette sur l’identité nationale et le sinistre Guéant. Et pourtant, nous sommes tous des étrangers, c’est à ça qu’on nous reconnaît, notre pays commun.

« Bonsoir. Je n’ai plus d’électricité chez moi. Avez-vous des bougies ? » Bien sûr qu’elle en a des bougies, cette vieille dame bridée providentielle, et des particulièrement kitch, qui valaient le voyage de nuit : des cierges en pack de 8, « Bougie du Sacré-Coeur, marque déposée, type 10/40, ne fume pas, ne coule pas, médaille d’or Nantes 1886. » Sacré Jean de la Croix ! Il m’avait préparé une surprise, Jésus imprimé sur carton d’emballage était au bout de mon chemin, à l’aube de ma nuit obscure de l’âme. Je ne crois pas en Dieu, mais un peu aux mystiques, et aux coïncidences beaucoup. Alors je suis rentré chez moi, et à la lueur des bougies, j’ai asséché les prises et réenclenché le disjoncteur.

Bref, j’aurai encore énormément marché hier. Ce serait presque trop. Maintenant, c’est de vélo que j’ai envie, je rêve de pédaler pour élargir mon périmètre d’exploration, découvrir l’Aube-en-Cambrousse, les forêts, le parc naturel, peut-être même pousser jusqu’aux lacs si j’ai du jarret, ils ont des jolis noms ces lacs, Orient, Temple, Amance, triplette romantique, presque aussi douce à l’oreille que les Italiens, Côme, Garde, Majeur… Vous habitez Troyes ? Vous souhaitez vendre votre vieux vélo, pas cher mais en parfait état de marche ? Contactez-moi, s’il vous plaît. Mes coordonnées : centre culturel Ginkgo, 9 rue Jeanne d’Arc, 10000 Troyes/Mon téléphone : 0325419302.

(Ah, ce téléphone… Il mériterait presque que je raconte aussi son histoire… Deux jours de suite faire la queue dans cet asile de fous qu’est l’agence Orange, Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Eh bien c’est simple, je n’ai pas de téléphone portable alors je souhaite faire installer une ligne fixe dans l’appartement que j’occupe pour quatre mois, Pas de problème, je vais vous ouvrir un compte client, pour cela donnez-moi votre numéro de portable… Mais puisque je vous dis que je n’ai pas de portable, Ah bon ? Nous avons justement des offres très intéressantes etc., tu m’étonnes qu’il y ait des vagues de suicides chez France Telecom. Il paraît que les trois quarts des bistrots ont disparu en France depuis 1945, quand on se promène en hypercentre on jurerait que la plupart ont été remplacés par des boutiques de téléphonie, qui ne désemplissent pas, chacun son bigo ou deux ou trois, tout ça pour ne pas courir le risque de se laisser importuner par les questions des inconnus dans la rue… En attendant, mon téléphone fixe, anachronique, fonctionne à moitié, je peux recevoir mais pas appeler.)

Ces petites anecdotes quotidiennes sont-elles intéressantes ? Est-ce cela qu’on attend d’un blog d’écrivain ? Je ne sais pas, je n’en lis guère (à part un peu ceux de Harry Morgan et de Fabrice Colin où je puise des conseils sur des livres et des films. Et celui de Sardon, mais Sardon n’est pas écrivain, il est tampographe).

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)

Les Giètes, apocryphe

13/05/2009 Aucun commentaire

Abalakalot'

Dépêchons, dépêchons, plus que quatre jours pour assister à l’adaptation théâtrale des Giètes, écrite par Angéla Sauvage-Sanna, qui se donne sous le titre  Marx, Flaubert… et les icônes au Carré 30 de Lyon. Une critique du spectacle, aimable, est parue sur le site du Petit Paumé.

Moi aussi, je l’ai vue, cette pièce. Si je l’ai aimée ? Oui, oui… Voilà une expérience étrange, pas commode, émouvante, frustrante, je regarde, je suis assis, je suis muet, sans la moindre prise, une version de mon livre  m’échappe, file entre mes doigts en direct, une lecture possible mais publique, rien à voir avec une lecture privée qui appartient à son lecteur, spectacle vivant, moi qui suis si maniaque de mes mots j’en suis dépossédé devant tout le monde… Mais ces mots sont les leurs, après tout, pour ce soir… Pour cette semaine… Partageons… Pensez, j’eusse pu friser le coup de sang, sur le mode « Impossible, Monsieur, mon sang se coagule/En pensant qu’on y peut changer une virgule » (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac)

Le point fort du spectacle, c’est le comédien, Benoît Musy, qui incarne « mon » Maximilien, ah non, le sien pardon, le sien, et qui le porte très haut, très fort, très doux… Il m’a touché, je l’ai, ah, comment dire, reconnu. Eh bien, merci, oui, c’est ça, on a envie de rire avec lui et de le prendre dans ses bras pour le consoler.

Et le point faible ? Honnêtement, certains aspects de l’adaptation m’ont donné  l’impression, à moi qui suis charnellement attaché à cette histoire (et qui déjà estime qu’elle n’est pas sans défauts, bon, hmm), de la résumer, de la commenter, de boucher certains trous que je préférais laisser à vif… La pièce commence par « Mon voisin, M. del Plata, est mort. Sa disparition creuse en moi un vide, et sa mort me fait penser à la mienne ». Je tique un peu… Ronge mon frein… Mille excuses… Je n’aurais jamais écrit cela moi-même,  jamais, pas comme ça… Alors que je me suis efforcé de donner à sentir quelque chose d’approchant sur des pages, sans l’expliciter… Mais voilà, la logique de la scène ! le temps de la scène ! ne sont pas ceux du roman. Et puis après tout j’avais laissé entière liberté à Angéla pour adapter, elle a fort bien fait d’user de cette licence.

Angéla est allée jusqu’à écrire de toutes pièces certaines scènes, certains dialogues, dont elle avait besoin pour le liant. Ces scènes apocryphes ne m’ont pas déplu figurez-vous, elles m’ont même beaucoup intéressé, « variations sur le thème ». Son ajout le plus surprenant et le plus pertinent, je trouve, est une conversation entre Maximilien et Lilia. On y discute la foi,  « l’opium du peuple », et Angéla a eu la très bonne idée de placer la vieille russe blanche en position de river son clou à l’ancien communiste, de citer Marx à sa place. On parle toujours, et le roman de même, de l’opium du peuple en extirpant l’expression de son contexte, en sous-entendant une condamnation sans appel de l’obscurantisme populaire instrumentalisé par la classe dominante… Eh bien ce n’est pas si simple… Je l’ai lu, votre Marx… Je vais vous en remontrer, moi… Je vais vous le citer, le contexte, cher Maximilien… De quoi réfléchir encore, d’un autre pan, d’une nuance… « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » (Karl Marx et Engels, Critique de « La philosophie du droit » de Hegel, 1844)

Pas mal. Bien joué, Angéla. Je vous souhaite de bonnes dernières représentations, et merci encore.

(Post-scriptum de circonstance : Vive la laïcité, nom de Dieu ! Signez cette pétition !)