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Articles taggués ‘Bandes dessinées’

Reddition ? Jamais ! Réédition !

15/02/2013 un commentaire

Manu Larcenet étant né la même année que moi, il est logique que nous ayons également bénéficié des même reports puis accompli notre service militaire à la même période. Il a tiré de son année sous les drapeaux un livre :  Presque, ed. Les Rêveurs. Quand je l’ai lu, je lui en ai été reconnaissant. Il avait chargé ses images et ses mots d’impressions que j’avais ressenties viscéralement (même si mon expérience de la bidasserie fut sensiblement moins tragique que la sienne) mais que j’aurais été moi-même incapable d’exprimer. « Le système avait fonctionné : j’étais mentalement assez fragile et malléable pour devenir soldat ou fou » .

Je me rappelle cette impression générale d’hébétude et d’endurcissement. Je me rappelle cet état second dans l’uniforme, et aussi cet état troisième par la grâce de la circulation « tolérée » de substances modifiant le cerveau, alcool, shit. Je me rappelle cette violence partout, latente jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus, cette loi de la jungle qui se fait passer pour républicaine, ce décervelage programmé (je retiens cette forte maxime d’un adjudant : « Ne réfléchissez pas. Un soldat qui réfléchit commence à désobéir »), cette perte de soi, et après coup cette rupture totale qui rend autiste une fois de retour dans la vie civile, lorsqu’on peine à entrer en contact avec ses proches, un peu comme dans les premières pages de La peau et les os d’Hyvernaud…

Presque mérite d’être lu aujourd’hui. Pas seulement parce qu’il préfigure de façon troublante certains aspects de ce sale chef d’oeuvre qu’est BLAST. Aussi pour sa valeur documentaire. Le service militaire n’existe plus depuis 1998, année de parution de Presque. Depuis près d’une génération, les jeunes hommes ne subissent plus ce brutal et archaïque rite de passage dans l’âge adulte, ce bizutage qui se prolongeait un an. Tant mieux. Sauf qu’ils risquent de ne pas très bien comprendre de quoi on parle… Allez dire ça aux jeunes, ils ne vous croiraient pas. La quoi ? La conscription ? Autant leur raconter la bataille de Bouvines. Heureusement, restent les témoignages imprimés du temps passé. Qu’ils lisent Presque.

Presque a été régulièrement réédité, et Larcenet s’est fendu d’une postface nouvelle, dont sont extraites les trois cases ci-dessus, où il commente davantage la réédition que le livre lui-même. Il dit, le nez couperosé comme il aime à se dépeindre, « Quand vous serez comme moi au milieu du parcours (…) Vous aussi vous redouterez la mort… Celle de vos livres, tout aussi bien ! Fussent-ils médiocres ! »

Ah, tiens. Je me souviens justement que je citais le nom de Larcenet dans Le Flux, témoignage imprimé du temps passé et à venir, écrit pour célébrer le « milieu de mon parcours ». Ce mini-livre, deuxième parution du FDT, paru en 2008, était épuisé depuis l’an dernier. Ma première intention était de le laisser dans cet état, souvenir, introuvable, emporté à son tour dans le Flux, ton sur ton, c’était justice. Et puis non. Pas envie de le laisser mourir, finalement.

Je viens donc de le réimprimer à l’identique, c’est-à-dire superbe, et il figure à nouveau au catalogue. Selon la logique économique Triple A du Fond du tiroir (Ahurissant Asile d’Aliénés), ladite plaquette conserve son dérisoire prix d’origine, 3 euros, quand bien même ce retirage d’appoint, très limité, engendre un prix de revient par exemplaire légèrement supérieur à cette somme. C’est-à-dire que je le vends à perte. Peu importe : de toute façon j’ai toujours bien plus largement offert le Flux que je ne l’ai vendu, je ne me le figure pas tout à fait comme un livre, plutôt comme une carte de visite de luxe. Je continuerai donc de le donner gracieusement, jusqu’à épuisement des nouveaux stocks, à quiconque m’est sympathique et/ou me prouvera, justificatif à l’appui, qu’il est bien né en 1969 (ce cadeau est possible aussi par correspondance, contre un timbre à 1,05 euro). J’aimerais, pour cette raison, l’adresser à Manu Larcenet. Si quelqu’un a son adresse…

Le schéma narratif des Raptout (Troyes épisode 84)

05/12/2011 18 commentaires

On n’est pas sorti des ronces.

Le salon du livre jeunesse de Montreuil ferme ses portes aujourd’hui. En toute logique, ce grand raout annuel devrait être l’occasion pour les médias de parler de ce champ culturel immense et fertile et excitant et influent, la littérature jeunesse. Sauf que non. On n’en parle pas. Et quand on en parle, on dit n’importe quoi. Le CRILJ, dans sa revue de presse, relève un blog du Nouvel Obs, animé par Yves Delahaie, prof de lettres en collège (et accessoirement membre du bureau national du MoDem), qui lui règle son compte, à la littérature jeunesse. Sous couvert de poser deux bonnes et vraies questions, Qu’est-ce que la culture et pourquoi a-t-on du mal à l’enseigner, voilà le professeur parti dans une charge contre le bouc émissaire désigné. Il démasque la grande arnaque : les livres pour les enfants. Cette diatribe aurait aussi bien pu être écrite il y a un an, dix ans, trente ans, pourtant non, je revérifie, le post est bien daté octobre 2011, toujours les mêmes présupposés, la même ignorance, rien n’a changé, rien ne change, c’est fatigant.

Moi qui aurais spontanément tendance à esquiver pour mon compte l’étiquette de littérature jeunesse, parce que je m’obstine à me situer aussi ailleurs, lorsque je lis pareil tissu d’âneries et d’attaques particulièrement viles (auteurs en rencontres scolaires = camelots qui font leur beurre), brusquement je me hérisse et me sens porte-étendard. Je suis un auteur jeunesse et tu ne me parles pas comme ça ! Je suis un juif allemand, aussi, en cas de besoin.

Les programmes de français ont pollué la discipline plus de vingt ans avec des ponts d’or offerts à la littérature jeunesse. Entendons nous bien : je ne proclame pas qu’il faut bannir la littérature jeunesse. La censure n’a jamais été une solution, et nous fûmes les premiers à nous délecter étant plus jeunes de Picsou Magazine, de la collection Le Club des cinq ou encore des aventures de Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire.
Mais je n’ai jamais étudié en cours de français le schéma narratif du dernier cambriolage des Raptout ! Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il fallait donner à dose homéopathique les Perrault, Caroll et autres La Fontaine pour abreuver jusqu’à plus soif nos ouailles de Vignod, des Chair de Poule ou encore de l’inénarrable Harry Potter, tous producteurs ou production à la page des temps modernes dont l’unique but est de faire vendre. Cannibales, ils ont tout dévoré sur leur passage, des professeurs leur consacrant plusieurs semaines de travail à grands coups de séquences, quand les auteurs ne venaient pas à prix d’or monnayer leur notoriété en improvisant des « rencontres » avec les élèves, tels des camelots.
Fort heureusement, la nouvelle réforme des programmes vient de relayer ces produits du mercantilisme littéraire au rayon « lecture cursive », ce qui en langage pédago-jargonnant désigne les lectures faites pour le plaisir et non pour l’étude. Le futile est donc revenu à la seule place qui lui incombait : celle de l’oisiveté.

Oh, putain. Il faut donc tout reprendre à zéro, encore une fois, tout ré-expliquer, repartir en polémique… Mais pour parler de « littérature jeunesse » à quelqu’un qui l’assimile aux Raptout, il faut se lever d’aussi bon matin que pour ratracer la grandeur de la chanson française à un qui croirait que par métonymie elle se résume à Christophe Maé. Je n’ai pas le courage ce soir de souffler contre le vent.

Tentons plutôt la démonstration par l’absurde, au moins en chemin aura-t-on une chance de s’amuser. Prenons le professeur Delahaie au mot, supposons qu’on le donne pour de bon, ce cours sur les Raptout. On commencerait par faire respectueusement remarquer au professeur que la pédagogie exige, c’est un minimum, l’exactitude orthographique, et qu’en français, ces personnages se nomment Rapetou. Ensuite, on exposerait que les Beagle Boys en VO (le beagle étant une race de chien à oreilles tombantes, vague modèle graphique des personnages – le même que celui de Snoopy, d’ailleurs) ont été inventés en 1951 par Carl Barks, l’un des seuls authentiques génies de la bande dessinée ayant travaillé dans les usines Disney, considéré comme un maître par la plupart des dessinateurs animaliers, même ceux qui jouent dans des genres très éloignés comme Lewis Trondheim. Barks (1901-2000), dont les bandes sont en cours de réédition chez Glénat (prix du patrimoine au festival d’Angoulême 2012), a créé un grand nombre de personnages, davantage peut-être que Disney lui-même, dont l’onc’ Picsou, qui quant à lui se nomme en anglais Scrooge, référence directe au personnage principal de la célèbre nouvelle de Charles Dickens, Un chant de noël. Il faut déduire de cette référence culturelle que Carl Barks a étudié ce grand classique de la littérature jeunesse quand il était à l’école, le ver était déjà dans le fruit (et ce salaud de Dickens se goinfrait cyniquement du pont d’or que lui offrait l’école publique).

Revenons au gang des Rapetou : inspiré, pour sa part, par un gang d’ennemis publics des années 30, il a inauguré l’archétype de la famille de gangsters obsessionnels « plus bêtes que méchants ». Morris et Goscinny, fins connaisseurs des histoires produites chez Disney, commirent sans aucun doute un plagiat lorsqu’ils créèrent en en 1957 une fratrie de quatre hors-la-loi stupides, au faciès identique, reconnaissables à leur tenue de bagnard, et sempiternellement occupés par leur seule passion, le cambriolage.

Ensuite, si on voulait aller plus loin, on pourrait (en module complémentaire au second semestre ?) interroger en compagnie du professeur Delahaie le sens que revêtent pour nous ces personnages fictifs, et pourquoi pas en venir à esquisser oui môssieur leur foutu schéma narratif. Comprendre l’attrait immémorial que l’on a pour les mauvais garçons, puis explorer la forme de cette fascination. Scrooge le self-made-man (registre imaginaire : Rockefeller, Bill Gates, Ingvar Kamprad, Bernard Tapie) et ses ennemis les Beagle Boys (registre imaginaire : Al Capone, Tony Montana, Jacques Mesrine, Bernard Madhoff) sont en réalité très semblables, reflets l’un de l’autre, puisque tous sont structurellement réductibles à leur fonction narrative, campés sur leur idée fixe respective : protéger le magot/s’emparer du magot. Sous le binocle comme sous le loup, ils ne pensent qu’à l’argent. Outre qu’ils perpétuent là une tradition vieille comme la commedia dell’arte (l’avare Pantalone face au filou Mascarille qui lui soutire sa bourse), il est intéressant de noter que, contrairement à ce qu’une analyse hâtive (ou le Monde diplomatique) pourrait laisser croire, cette fixette sur le pognon, reformulée par un support comique destiné à la jeunesse, dans le pays même qui a imposé le capitalisme au monde, n’est en rien une apologie de l’argent roi. Au contraire ! Scrooge est plutôt antipathique, et les Beagles sont des crétins qu’on croirait clonés en nombre incertain… Voilà où mène cette passion triste qu’est la quête de l’or, les enfants : soit à la sécheresse de coeur, soit à la bêtise normative de masse, deux facettes de l’aliénation. Ce sont des histoires morales, au fond.

C’est de la culture, tout ça ? Je n’en sais rien. Je sais juste que si on s’en donne la peine, les frères Rapetou peuvent se décortiquer soigneusement, puisqu’ils ont un avant, un après, bref une histoire, toute une gamme de liens à créer, et c’est intéressant. Crédo minimaliste : je crois qu’il faut intéresser les élèves. N’importe quoi peut devenir intéressant (du moment qu’on le regarde longtemps). Tiens, pour prendre un autre exemple, l’histoire du mouvement punk français n’est pas assez enseignée à l’école, je trouve. Qui se souvient du groupe OTH ? Ah, eux, au moins, ils étaient bons en orthographe !

Woodring, visionnaire (Troyes épisode 76)

27/11/2011 un commentaire

Mine de rien, l’article du jour traitera le même sujet que le précédent : l’identité sur le papier.

Faut-il en art avoir un style ? Faut-il chercher son style ? Et si oui, faut-il le trouver ? Faut-il être pour ou contre le style ? Que penser d’un écrivain dont on reconnaît le style dès le premier paragraphe, un dessinateur dès le premier trait, un cinéaste dès le premier plan, un musicien dès la première note ?

On sait depuis Andy Warhol, dont les oeuvres sont aussi rapidement identifiables par le client que le serait le logo d’une franchise, que le style, dans la société du spectacle, est tout à la fois l’expression idiosyncrasique d’un artiste qui ne peut pas faire autrement, et la marque de fabrique d’un producteur et gestionnaire industriel qui n’a pas intérêt à faire autrement – et qui d’ailleurs pourrait bien vous attaquer en justice si vous vous amusiez à l’imiter. De ce point de vue, un synonyme possible du style est le copyright, soit le droit exclusif de se recopier soi-même. Où cesse le romantisme, où commence le cynisme de celui dont on reconnaît tout de suite le style ? 

Je me garderai bien de conclure définitivement sur ces questions. Je contribue seulement au débat en signalant que j’ai lu aujourd’hui le dernier livre de Jim Woodring, livre à la fois extraordinairement singulier, et presque banal pour qui connaît les livres précédents de son auteur. En une page, en une image, en un flash on pénètre son style – ou pas, d’ailleurs, puisque certains lecteurs resteront hermétiques toute leur vie à Woodring. Pas moi, je suis poreux, je m’immerge dans ces mondes muets et hallucinés, dans ces rêves qui donnent des formes irrationnelles, quoique constantes, aux émotions, dans ces histoires d’autant plus mystérieuses et ésotériques qu’elles composent désormais un univers familier. Woodring est un visionnaire. Irait-on chipoter le style d’un prophète ?

Un endroit pour vivre (Troyes épisode 71)

22/11/2011 un commentaire

Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet Underground : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe ».

J’aime cette aura légendaire d’oeuvres ésotériques et cependant fondatrices, comme un flambeau que l’on se refile dans l’ombre. Plus que l’aspect archéologie de l’histoire des arts, j’aime surtout l’idée du choc esthétique confidentiel, dans une ruelle plutôt que sur le boulevard. On découvre par accident un livre, ou un disque ou un film ou peut-être juste un dessin, dont n’a jamais entendu parler, dont on n’attend rien, on l’ouvre ingénument et il nous explose à la figure, plus rien ne sera jamais comme avant.

Chris Ware décrit cela dans un entretien avec Benoît Peeters, quand il évoque sa découverte, à l’âge de 17 ans, du magazine Raw au fond du bac d’une librairie, alors qu’il espérait y trouver des revues porno. « J’ai fini par le rapporter chez moi et voilà, ça a changé ma vie. » En amont, Art Spiegelman reconnaissait qu’il avait fondé Raw d’après l’influence qu’avait eu sur lui le Weirdo de Robert Crumb dix ans plus tôt… Et en aval ? Sans doute Raw a engendré chez nous le Lapin de l’Association, qui à son tour…

En ce qui me concerne, Raw m’a percuté de plein fouet par son ultime parution (je ne le savais pas mais la pièce était déjà jouée), à la faveur d’un séjour en Angleterre en 1991, et c’est dans ce numéro-là que pour la première fois j’ai lu une histoire de Chris Ware, intitulée I guess. Même si je ne suis pas devenu dessinateur de bandes dessinées, ça a changé ma vie, ma vie de lecteur au moins, qui n’est pas négligeable.

Également publiés dans Raw, la liste témoigne de la fertilité de cette irremplaçable et secrète matrice : Maus de Spiegelman, Charles Burns, Muñoz & Sampayo, Kim Deitch, Gary Panter, Julie Doucet, Tardi, Alan Moore, Robert Sikoryak

Et puis, Richard McGuire. McGuire est un auteur presque inexistant à force de discrétion. Une participation ici ou là, peu de publications, des couvertures de commande, quelques courts métrages d’animation, parfois une conférence… Nul besoin d’être prolifique : c’est en six pages seulement, dans un numéro de Raw, qu’il a chamboulé tout et tous. Quiconque a lu son histoire expérimentale Here s’en souviendra à jamais (moi, donc, je me souviens parfaitement, c’était sur un ferry en revenant d’Angleterre, il y a 20 ans), et ne lira plus tout à fait un livre de la même façon. Chef d’oeuvre minimaliste, Here raconte une histoire banale, la vie d’un homme, de sa naissance en 1957 à sa mort en 2027, et la vie d’une maison qui vécut plus longtemps. Mais il la raconte d’une façon inédite, et offre au lecteur une expérience, une occasion de rénover sa rétine et son horloge interne, et d’éprouver le sens d’un lieu et le sens du temps qui passe, l’histoire et la géographie qui se croisent, des millions d’années et quelques secondes à peine pour lire la planche, vous êtes ici. Extraordinaire. En six pages.

Je viens de découvrir que Here avait été adapté sous forme de court-métrage (ci-dessus). C’est presque aussi efficace, mais pas tout à fait, puisque chaque art, le livre ou bien le cinéma, apporte avec lui sa propre Histoire et sa propre Géographie, les six pages sont devenues six minutes, rien à voir.

« Nous allons terroriser les terroristes » (Charles Pasqua, 1986) (Troyes épisode 67)

18/11/2011 Aucun commentaire


Est-ce un autre effet de la néoténie ? Je lis toujours les auteurs qui me fascinaient quand j’étais adolescent, parce qu’en somme je suis fasciné sur le long terme, et relativement constant dans mes goûts. Frank Miller, par exemple. Frank Miller est l’un des dessinateurs qui ont révolutionné les comic books à l’époque où je lisais des comic books, par conséquent j’ai lu depuis lors tout ce qu’il a publié. Je n’ai même, hélas, rien manqué de ce qu’il a tourné pour le cinéma, y compris sa honteuse dénaturation du Spirit d’EisnerIl se trouve qu’entre temps Miller a mal tourné, idéologiquement. Il grossit désormais les rangs des vieux réacs grincheux et va-t-en-guerre, républicains bien sûr, qui vilipendent grossièrement les manifestants d’Occupy Wall Street ou le manque de virilité d’Obama.

Après ses nanars sur pellicule, Miller avait annoncé la publication d’une nouvelle bande dessinée, sa première de longue haleine en près de dix ans, et je l’avais pré-commandée de longue date, très excité par ce retour à une forme d’expression qui lui avait réussi autrefois. L’objet s’appelle Holy Terror.

Eh, ben. Rarement lu un livre aussi con.

Miller avait averti que ce livre serait sa réaction viscérale au 11 septembre 2001. Bille en tête il s’est lancé dans une histoire de Batman, révélant précocement un titre, Holy Terror, Batman ! qui s’interprétait comme une allusion au terrorisme aussi bien qu’à l’ancien tic de langage du grotesque faire-valoir Robin, « Holy Machinchose, Batman ! » Le synopsis fut également claironné très en avance, je cite : Batman va botter le cul d’Al-Qaida. C’était parti pour être fin, on savait à quoi s’en tenir. Après des années de travail sur un projet qui a sans doute beaucoup changé sur la route (diverses incohérences demeurent, en cicatrices), le personnage principal n’est plus l’homme-chauve-souris-sous-copyright, mais un succédané basique, baptisé The Fixer. Qui botte le cul d’Al-Qaida, la finesse, par contre, étant préservée du début à la fin du processus.

Des islamistes font péter des bombes à clous dans Empire City. Des bons citoyens, des mauvais aussi, meurent en masse. Le super-héros mystérieux d’Empire City, The Fixer, relève le front et les poings, métaphore à lui tout seul de la Grande Nation, prend contact avec un certain nombre de partenaires tout aussi mystérieux (une fausse Catwoman avec qui il entretient des rapports qu’on pourrait qualifier de catch érotique, un faux Gordon commissaire de police moustachu, un fantomatique lobby militaro-financier capable d’envoyer depuis un satellite en orbite un puissant rayon laser pour faire le ménage, et enfin le plus croquignolet, une sorte de superjuif nommé David, dur à cuire arborant sur le visage, peinte ou tatouée, l’étoile du même nom), puis tue tous les méchants et détruit leurs armes de destruction massive. The end.

Une fois évacué Batman, le titre n’a plus que deux mots. Et puisqu’il s’agit de « Terreur sainte », de « djihad », bref d’émoi religieux, je n’ai pu que m’écrier plusieurs fois à la lecture : « Mon Dieu que c’est con ! » Ce qui ne m’empêchait pas de tourner les pages, avec avidité. Lire ce livre est salissant tellement il est régressif, mais il faut bien avouer, toute honte bue, que régresser peut être jouissif. J’ai pris grand plaisir à lire les dialogues débilo-hardboiled dont Miller a le secret depuis Sin City (Elles mourraient pour lui. Mais elles sont trop occupées à tuer pour lui.), et surtout à contempler son noir-et-blanc expressionniste, sans relâche magnifique. Graphiquement stimulant, intellectuellement écoeurant, sophistiqué et rance à la fois. Tiens, ça me rappelle le refrain d’une chanson.

Les images, surtout déployées pleine page voire en double page, tendent parfois à l’abstraction, voire à la confusion (attends, ils sont dans quelle position, là, à qui est ce pied ?) mais sont toujours d’une beauté à couper le souffle. Pour les architectures, les intempéries, les grosses godasses (ah, ce fétichisme des semelles crénelées) et les acrobaties contorsionnistes, on connaissait son savoir-faire, mais Miller épate aussi par son art du portrait et de la caricature, composant des dizaines de vignettes qui dépeignent un à un, comme ces montages funèbres déposés au pied des memorials, les victimes qui viennent de rendre leur âme à leur Dieu d’amour, quel qu’il soit. Cette litanie de trognes, où se succèdent des anonymes et des leaders politiques (on reconnaît Obama, Bush, Condoleeza Rice, Kadhafi, Ahmadinejad…) est impressionnante, et remplit son office dramatique : elle ponctue et incarne les violences. Une réserve, toutefois, sur l’objet lui-même : le papier, trop fin, pèche par sa transparence, ce qui gâte la force de certains effets graphiques (voyez comme je suis délicat et esthète).

Toujours est-il que. Mon ! Dieu ! Que ! C’est ! Con ! Miller revendique, aussi bêtement que ses personnages, ce premier degré décomplexé, qualifiant lucidement son « oeuvre » de propagande et précisant subtilement qu’il a créé ce livre parce que (…) I’m too old to serve my country in any other way. Otherwise, I’d gladly be pulling the trigger myself. The Fixer est infiniment plus raciste, simpliste, caricatural, et bas du front que Jack Bauer (cf. la scène où il torture le terroriste en lui disant « Mohammed, tu m’excuseras de t’appeler Mohammed alors que je ne connais pas ton prénom, mais les probabilités sont de mon côté »), et la joie qu’il prend à défourailler est un sommet de morbidité, pas de profondeur psychologique. Ce n’est certes pas cette histoire qui pourrait inciter à prendre au sérieux les comics de super-héros (pauvre Alan Moore…)

Mais je crois Holy Terror, quoique globalement indéfendable, pertinent en tant qu’histoire de super-héros. Je pense même qu’il aurait été très intéressant que Miller s’obstine (c’est sans doute DC, éditeur de Batman depuis 70 ans, qui a refusé ?) à en faire une aventure de Batman et Catwoman plutôt que de changer légèrement les costumes pour « inventer » de transparents ersatz. Il me semble que le genre super-héros permet bien des variations, et qu’un super-héros c’est aussi cela. Autant que la noblesse des sentiments et le sacrifice christique à la Daredevil (Miller écrivit de très belles histoires de Daredevil il y a, oh, il y a 30 ans), c’est cette connerie assumée de « faire le bien » à coups de talons et de Talion, c’est ce sado-masochisme en cuir, c’est cette narration épique, chaotique et spectaculaire. Bête. Ce faux Batman et cette fausse Catwoman sont des Batman et Catwoman possibles.

Vous savez ce qu’elle vous dit l’auto-édition ? (Troyes épisode 42)

12/10/2011 un commentaire

Une mise au point saisonnière. J’autoédite. Cela signifie que j’écris un livre, puis que je le conçois, le rêve et le pense, le mets en page, l’imprime, le vends. Je ne suis pas un maillon, je suis toute la chaîne. (Je précise encore, je précise toujours, que je ne ferais rien de tout cela si j’étais réellement seul, et que les livres du Fond du Tiroir doivent la moitié de leur ADN à leur co-géniteur, Patrick ‘Factotum’ Villecourt.)

L’auto-édition a mauvaise presse. Elle reste, dans les esprits, une édition de seconde catégorie, une édition par défaut, à la marge du champ littéraire. Elle n’est pas passée à travers le filtre de l’Éditeur, qui seul a le pouvoir de valider la dignité d’un texte. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce filtre éditorial, qui parmi les masses de volumes imprimés avec ou sans ISBN, départage à l’usage des réseaux commerciaux mais aussi des mentalités, les livres qui existent et ceux qui n’existent pas. (Notons que cette emprise symbolique de l’intermédiaire-accoucheur est moindre dans le champ de la musique, où l’on louera tel album auto-produit en admirant le fait qu’un musicien soit simultanément créateur et metteur en forme.)

On renifle de loin l’auto-édité, on le soupçonne, souvent à juste titre hélas, de publier lui-même son livre inexistant parce qu’il a échoué à le faire exister ailleurs, chez un vrai, et on le regarde avec condescendance bricoler à toute force et à la va-vite des bouquins nases et mal fichus, farcis de coquilles et de clichés, juste parce qu’il fait partie de ces malheureux naïfs qui croient qu’ils vont exister un peu plus (c’est un vain leurre, on vient de le voir, ils n’existent pas et ne le savent pas) s’ils voient un jour leur blase sur la couverture d’un objet parallélépipèdique imprimé (fantasme très courant qui ne me semble pas refluer socialement, alors même que le livre lui-même est un objet symboliquement en perte de vitesse).

Je ne nie pas que l’auto-édition soit ce purgatoire mal famé des auteurs frustrés et des livres ni faits ni à faire – il m’est arrivé de participer à des salons d’auto-édités, oh putain la misère, bonne chance à tous, les gars. Pourtant elle est aussi autre chose, digne d’intérêt, de respect, de passion, au minimum d’une curiosité élémentaire : elle est un geste radical et libre qui consiste à séparer sa création des tuyaux et robinets de l’industrie du divertissement, et assumer pleinement la réalisation et la défense de son travail.

Benoît Jacques est un modèle représentatif de cette attitude : Benoît auto-édite des livres magnifiques qui ne ressemblent qu’à lui parce qu’il aurait l’impression de se trahir chez un autre éditeur, et l’admiration que j’ai pour Benoît Jacques Books m’a aiguillonné dès les prémices du Fond du Tiroir. J’ai pu également évoquer dans ces colonnes le cas de l’énergumène Marc-Édouard Nabe, ou de l’une de mes idoles permanentes, Alan Moore… Mais il en existe d’innombrables, pas si bien cachés que ça, qui ne demanderaient qu’à être découverts.

Alors je découvre. J’en tiens un bon, aujourd’hui : David de Thuin. DDT est un dessinateur de bandes dessinées animalières post-Macherot qui produit beaucoup, édite ici et là (Dupuis, Casterman, Bayard), mais qui a ressenti le besoin, en plus de ses séries chez les éditeurs à filtre, de publier des volumes plus intimes à l’enseigne David de Thuin éditeur.

Dans Interne (deux tomes parus) le dessinateur compulsif livre sa vie, donc ses dessins, sous une forme hybride, à la fois bloc-note quotidien et laboratoire spatio-temporel, où des ébauches narratives abandonnées quinze ans plus tôt voisinent avec des photos du ciel, et des nouvelles de ses chats. On découvre surtout, page à page, mot d’enfant après aventure minuscule, la vie familiale de DDT, ainsi que ses relations avec le monde extérieur, plus ou moins loin. L’homme est un peu poète, donc gentiment inadapté social, prompt à inventer un proverbe pour quitter un fâcheux ou renoncer à telle compagnie pour se précipiter dans la forêt regarder la couleur des feuilles. Rien de comparable avec le Journal de Fabrice Neaud qui reste, me semble-t-il, le chef-d’oeuvre de l’autobiographie dessinée, mais ce journal-ci, tout en douceur, est rudement attachant. L’ensemble aurait pu s’appeler Les petits riens, mais le titre était déjà pris par Lewis Trondheim, qui donne, en un rien plus vachard, dans le même créneau de l’autobio anecdotique et animalière.

Les gags les plus drôles ne dépareraient pas une bonne sitcom (DDT par-dessus l’épaule de sa fille en train de dessiner : « Ah ! Ah ! Il est marrant, ton bonhomme ! Quelle tête de gros con avec sa moustache ! » Réponse, évidemment :  » C’est toi. Et maintenant je vais dessiner maman »), mais ce qui fait la saveur particulière d’Interne est que DDT ne cherche pas à être drôle à tout prix, il est juste là, il nous raconte une anecdote seulement pour que lui et nous ne la laissions pas perdre tout de suite. Je vous convie, plutôt je vous offre, à lire une planche que j’aime tout particulièrement, vous allez voir, elle est magnifique, il ne s’y passe strictement rien (cliquez dessus pour l’agrandir, débrouillez-vous pour rentrer dans le ciel).

Autre dialogue : « Papa ! Tu viens jouer avec moi ?
– Pas maintenant. Plus tard. T’as qu’à jouer tout seul ! Quand moi j’étais petit, tu n’es jamais venu jouer avec moi, toi.
– Mais… Je pouvais pas… J’étais mort. »

L’un dans l’autre, c’est frais comme un courant d’air, jeune même à 40 ans, tendre et coloré, c’est touchant comme une photo de famille qui ne serait pas posée, c’est prodigieusement vivant. Ça mérite d’être lu, et c’est auto-édité. Si vous commandez les livres sur son site, l’auteur vous propose très gentiment une dédicace. Vous savez ce qu’elle vous dit l’auto-édition ? Elle vous dit bonjour.

(Londonomètre : pas énorme en quantité, mais alors en qualité, si vous saviez.)

Pieds nus sur la TerreNoire

17/06/2011 Aucun commentaire

Service consommation, bonjour. L’heure est grave. La transaction commerciale devient, on le sait, la norme du rapport interindividuel, et l’humanité est refaite, littéralement, sa nature changée, sans pitié pour qui n’est pas représentant de commerce. Qu’est-ce qu’il te reste à vendre, misérable ? La révolution aurait des raisons d’être gratuite.

Le blog du Fond du tiroir, tant qu’il durera bonan-malan, aura au moins un mérite : celui de témoigner des faits et gestes d’un activiste de la micro-édition, loin du grand marché de la pâte à papier, mais proche de la schizophrénie. C’est-à-dire qu’il aimerait bien que vous achetiez ses livres, mais qu’il n’a pas grande envie de vous les vendre. Étant donnée l’atmosphère qu’en commun l’on inhale et exhale, faire des livres et n’avoir rien à vendre sont deux positions de principe, deux actes de résistance au décervelage, deux ambitions nobles hélas incompatibles : double bind.

Ma sinistre vie de VRP l’hiver dernier (oh j’en ai encore les dents qui grincent, plus jamais ça, tant pis, je préfère encore endurer la pyramide de cartons dans mon garage, pour ceux qui suivent) aura eu, quant à elle, au moins un avantage : elle m’a aussi permis de rencontrer, presque par hasard, des gens à qui je n’avais rien à vendre, et à qui je n’ai rien acheté. Et c’est ainsi que nous avons échangé. J’aime passionnément le troc.

Alors que j’errais sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, à la recherche de libraires susceptibles d’accueillir avec bienveillance mes publications, je suis tombé sur l’atelier TerreNoire éditions et sa vitrine agressive, subversive, combative et cependant décorative. Je connaissais et estimais déjà le collectif TerreNoire, éditeur incorruptible de livres « faits à la main par des chômeurs, par des précaires dans des conditions précaires », militant on-ne-peut-plus radical, sciemment sérieux comme la mort pour « En finir avec la défiance systématique à l’égard d’autrui, l’ironie pathétique, le second degré branché, les poses rebelles adulescentes, les prétentions artistiques », éditeur, entre autres misfits,  d’Ivan Brun que je tiens pour l’un des auteurs de bandes dessinées les plus puissants et originaux du néo-royaume de France. J’ai poussé la porte, j’ai discuté avec Lionel Tran, l’une des têtes pensantes du repère, et voilà : nous avons troqué nos ouvrages. Un J’ai inauguré IKEA contre une sélection de leurs brûlots maison, insidieux comme une affiche situ, et artisanaux comme un cocktail Molotov.

TerreNoire est à ce point en marge de la société marchande que beaucoup de leurs livres sont, partiellement ou totalement, en téléchargement gratuit – faites le détour, il y a là quoi de quoi passer quelques bonnes heures de remise en forme politique. Espérons que la gratuité, revendiquée comme partie intégrante du projet, ne dissuade personne de commander les ouvrages en chair et en os, pour la survie de ces trouble-fêtes (double bind toujours). Je préconise spécialement leur Dictionnaire des marques déposées et des mots privatisés, la démonstration est redoutable, on le lit et on se dit merde, bien sûr que je connais tout ça, que s’est-il passé, mes mots ne sont plus à moi, j’ai du poison dans la tête.

L’une de leurs collections les plus étranges, les plus stimulantes esthétiquement et narrativement en plus d’être une matière à penser de première catégorie, est le comix intitulé Socio. Cette série de fascicules (cinq livraisons en trois ans) est un détournement manifeste des comics de super-héros américains, et plus spécifiquement de leurs traductions les plus cheap, celles que nous lisions enfants, les petits formats tout moches Aredit/Artima, noir et blanc sur papier journal spongieux, avec lettrage mécanique, caractères gras aléatoires, et redécoupage des vignettes à la serpe.

Les codes super-héroïques y sont respectés (le héros mène une double vie, le bien donne de grands coups de lattes au mal dans des combats outrageusement bavards…), ainsi que les modes de conception (travaux d’écriture et de dessin par un collectif constamment renouvelé, comme dans les chaînes de montage Marvel – on a notamment vu passer la signature de Fabrice Neaud pour un épisode), les graphismes 3D vous agressent par leur touche anonyme, industrielle et, il faut le dire, assez repoussante (sans doute volontairement)… Mais il ne s’agit ni d’un plagiat, ni (encore moins, on n’est pas là pour rigoler), d’une parodie.  C’est, disons, une subversion du super-héros. Le discours est stupéfiant, passionnant, éminemment politique puisque l’environnement hostile dans lequel s’ébattent les personnages est familier, c’est notre société libérale « avancée » à peine exagérée, disons anticipée. Bienvenue à Epura.

Contrairement au New-York des X-Men, Epura est un monde infernal seulement parce que c’est le nôtre. On y subit le martèlement publicitaire, la collusion entre le pouvoir et les puissances d’argent, le chômage de masse, la précarisation généralisée, l’atomisation sociale et la ghettoïsation par classes, la violence légitimée, la consommation comme horizon, le marketing comme way-of-life (au passage, l’anglomanie rampante du vocabulaire), le viol cynique du sens des mots (la zone insalubre avec HLM clapiers, poubelles et vidéosurveillance s’appelle « Quartier Bien-Être »), la traque aux « sans-pass » bouc-émissaires mais main d’œuvre bon marché (le « pass » universel d’Epura sert de carte à la fois d’identité et de crédit, puisque c’est un peu la même chose), la peur comme ressort politique, l’éradication de la moindre niche pour l’esprit ou la connaissance, la décrédibilisation de toute possibilité d’opposition,  la haine, le mépris, le mensonge, l’obscurantisme, la guerre de tous contre tous… Outré, le tableau ? Oh que non, on y est, on y est presque ! La récente psychose délirante de Concombre-qui-tue et de son sidekick Steak-haché-de-la-mort était par exemple étonnement anticipée dans le quatrième épisode de Socio, où la mort d’un enfant après intoxication alimentaire présumée est montée en épingle par les medias et instrumentalisée par les politiques – diversion.

Le thème général de la série est l’aliénation, terme qui se fait rare depuis que les études marxistes sont désaffectées. Le héros est un spécimen pathétiquement aliéné du nom d’Alexandre Souché, loser gras du bide, binoclard et dépressif, diplômé d’un master en sociologie et travaillant depuis dix ans comme serveur dans un fast food. À la suite d’un accident aussi miraculeux qu’une morsure d’araignée radioactive, il se retrouve propulsé dans l’envers du décor : « l’Indicible », dimension où seules les idées existent (on soupçonne les auteurs d’avoir emprunté le concept au Promethea d’Alan Moore, c’est de bonne guerre). Dans ce monde-là, Alexandre devient « Socio », le super-héros qui « démantèle les rouages sociaux ! », et tout en citant Chomskiy affronte ses adversaires, de monstrueux « super-vilains » incarnant les instances aliénantes, les véritables menaces qui pèsent sur le monde et sur les esprits : le rachitique  Haine de soi, le boulimique Plus, l’odieuse Viol psychique (dont la tête reproduit le chat horriblement mignon de « Hello Kitty », cette merde), le conquérant Ego à la bite turgescente et démesurée, la vieille bodybuildée Hédonisme, la sèche grosse tête Masturbation mentale

Moi qui, d’une part, ai appris à lire dans Strange et qui étais Spider-man à fond jusqu’à un âge avancé ; qui d’autre part ai fait des études de sociologie, également à fond, jusqu’à un âge encore plus avancé (25 et mèche), bardé de diplômes démonétisés sur le marché de l’emploi mais riche d’une formation irremplaçable sur l’appréhension des processus sociaux (en gros, voici l’idée qui change tout : l’état présent des choses a une raison, une origine, une organisation, il n’est ni fatal ni naturel ni incompréhensible, bref il peut se penser, se discuter, voire se combattre) ; moi qui frémis aujourd’hui quand j’entends un abruti UMP proposer la suppression pure et simple des filières socio et psycho qui « ne mènent à rien », moi qui, paranoïa oblige, y vois l’une des phases du plan délibéré d’abrutissement du monde par ses maîtres… Je salue cette salutaire création graphique, qui pense le monde en BD trash et donne une forme populaire à ce qui se passe dans nos têtes. Je prends Socio de plein fouet.

Ouaip, je le prends. Socio, c’est mon héros. À fond.

***

Par ailleurs et plus globalement, l’époque est rude aux tenants de l’auto-gestion, des initiatives a-commerciales ou in- ou dé- ou à la rigueur para-commerciales, et de la bande dessinée dite alternative. Les Requins Marteaux sont au bord du gouffre financier en dépit des multiples chef-d’œuvres à leur catalogue, dont le Pinocchio de Winshluss ou le supernanar Villemolle du même, croisement selon son auteur « entre Rohmer et Romero ». Il est donc temps, ou jamais à proprement parler, de leur passer commande – sachant, tant pis pour vous, que le Boulon du bonheur est épuisé. (Anecdote spéciale Requins Marteaux : le nom de l’un des protagonistes de mes Giètes, le maire Balloni, est un hommage à Franky Baloney, impayable rédacteur en chef de Ferraille Illustré, incarnation de la démagogie souriante, matoise et un peu ringarde – pile ce dont j’avais besoin pour mon édile, du prêt-à-porter, merci pour tout Franky, bisous.) Et ça barde sévère du côté de l’Association, ce berceau historique de la bande dessinée telle qu’on l’aime. JC Menu, autocrate génial, mais autocrate, a fini après des mois de conflit, par claquer la porte, contesté par les autres membres fondateurs de retour dans la place. Une page, comme on dit pudiquement, se tourne. Heureusement, le tampographe Sardon va bien, c’est à dire qu’il va sans doute mal, enfin il est fidèle à lui-même, exemplaire du petit artisanat anarchiste anti-commercial et son blog reste l’une des choses les plus affreusement drôles qu’on peut lire en flux RSS.

Un peu d’amour, un peu de vulgarité, un peu d’envie de tout casser

19/10/2010 4 commentaires

Un peu de tout en somme, comme la vie. Par quoi commencer ?

1) Par l’envie de tout casser, tiens.

L’increvable, incorruptible, le politiquement incorrect Bob Siné est toujours aussi énervant, et j’aime me faire énerver par lui.

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Charlie Hebdo… (Mais Philippe Val l’a viré.)

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Siné Hebdo… (Mais j’avoue qu’à part les éditos du bonhomme, je ne lisais guère son canard – je m’y étais abonné par principe… Bon, il n’existe plus.)

J’adore la zone semée en long  large et travers dans l’autobiographie de Siné, Ma vie mon oeuvre mon cul, un feu d’artifice d’une extraordinaire liberté, un chef d’œuvre dans son genre, et au fond un genre à lui tout seul.

J’aime Siné quand il sème sa zone en plein jazz

Et j’aime toujours Siné, à présent qu’il sème sa zone sur Internet. Il sème, je récolte. Je trie, tout de même. Mais globalement, je me marre quand il commente l’époque. Je prélève par exemple ce commentaire dans sa zone de cette semaine :

Le groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnaud, ami intime de Sarko-la-peste, vient d’accueillir deux petites nouvelles au sein de son conseil d’administration : Bernadette Chirac, bombardée « ambassadrice du luxe » (sic) et Florence Woerth, nommée au conseil de surveillance de la société Hermès, filiale de LVMH. Florence Woerth recevra 400000 € par an, Bernadette seulement 65000. Est-ce que vous avez comme moi, chers lecteurs, parfois des envies de tout casser ?

Bien sûr que je l’ai, l’envie, et Siné me la fouette chaque semaine. Il est démago ? De mauvais goût ? Vulgaire ? Ah, tout est affaire d’échelle : il l’est beaucoup moins que la clique au pouvoir, Sarko-Woerth-Chirac-Arnaud (ce dernier étant peut-être le plus influent en France, alors qu’il n’a pas été élu), qui nous explique qu’il faut trimer deux ans de plus et de l’autre main continue tout raide de toucher ses dividendes au beau milieu de la crise partout-partout (dans la rue, sur les routes, dans les lycées, dans les cités, dans les stations services…).

2) Vulgarité, justement. On change de genre, on change de blog, mais pas de sujet : où placer le curseur de la vulgarité ?

Je reçois la revue de presse hebdomadaire du CRILJ, Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse. Je lis chaque lundi cette documentation, soit attentivement, soit distraitement… jamais avec passion. Jusqu’à ce jour ! Jusqu’à un certain article, déniché et froidement retransmis par le CRILJ comme si de rien n’était, un article intitulé Censurer les livres pour enfants ?. D’ordinaire, l’essentiel du courrier du CRILJ est constitué d’échos professionnels et savants, notamment les programmes de tous ces colloques qui décortiquent savamment les œuvres pour la jeunesse, le CRILJ appelle à communication, et donne rendez-vous pour discuter entre gens de bonne compagnie du pourquoi et du comment des livres pour enfants, il distribue en somme les horaires des messes et prêche les convaincus. Cet article-là ? Rien à voir ! Un autre son de cloche tout à fait ! Une vraie douche froide ! Allez donc voir le blog en question

Censurer les livres pour enfants ? est un redoutable cas d’école qui m’a mis en rogne comme rarement, un concentré d’a priori et de conventions qu’on supposait d’arrière garde… Une conception « édifiante » du livre jeunesse qu’on croyait d’avant la guerre (laquelle ?)… Voir dans le délicieux album pour touts-petits Ma culotte d’Alan Mets un dangereux fauteur de »vulgarité » et de « style texto », quelle énormité ! Quelle ignorance ! Ce livre date de 1997, alors que le « style texto » n’existait même pas ! Autant voir du SMS dans la première phrase de Zazie dans le métro (1959) : « Doukipudonktan ? » Roman d’une grande vulgarité, au reste.

Ainsi, ce révoltant article, apologie de la censure, est salutaire puisqu’il nous réveille, il nous rappelle que la bataille de la littérature jeunesse contre la bien-pensance n’est jamais gagnée. On finirait par l’oublier, à force de rester confortablement entre soi, dans certains milieux, parmi les récipiendaires du courrier du CRILJ, dans la communauté des « bibliothécaires jeunesse », salons jeunesses, auteurs jeunesse…, tous ces milieux qui n’en font qu’un et qui prennent la « littérature jeunesse » au sérieux et lui consacrent imaginez un peu, des colloques. Dans la société « réelle », les livres pour enfants ne sont pas des objets culturels ! Ils sont des outils d’élevage, et la moraline fait encore rage quand il s’agit d’autoriser ou pas des enfants à ouvrir des livres. Dans la vraie vie, des parents corrigent les livres au Tipp-Ex pour protéger les enfants de la vulgarité.

Vive la vulgarité, nom de Dieu ! Et vive Siné ! Ah comme l’envie me prend, parfois, plus sûrement encore que celle de tout casser, de me gorger, de m’enivrer de gros mots ! Merde à toutes les censures !

3) Allons, terminons par l’amour, s’il vous plaît. Vous allez voir, je ne perds pas de vue mon sujet du jour : où est la vulgarité ?

J’ai adressé à Susie Morgenstern un exemplaire de mon roman Jean II le Bon. Je le lui ai dédicacé en ces termes (je réécris de mémoire) :

Chère Susie, j’ai le plaisir de t’offrir ce livre, parce que j’ai eu une pensée pour toi en l’écrivant, vers la fin, à l’avant-dernier chapitre. Je me rendais compte que j’étais en train de composer une apologie de l’amour, et j’avais peur d’être concon, cul-cul, gnan-gnan. [NDLR : Peur d’être vulgaire, en quelque sorte.] Mais soudain je me suis souvenu : « Ah, mais Susie le fait bien ! Elle fait l’apologie de l’amour dans chacun de ses livres ! C’est son grand sujet, presque son seul, et elle n’est JAMAIS ridicule ! Alors, allons-y… » Et j’ai terminé mon livre. Susie, je t’aime !
Fabrice

Par retour de courrier, l’adorable Susie m’adressait un adorable accusé de réception :

Oh Fabrice ! Je t’aime aussi. Il ne faut jamais avoir peur d’être cucul. J’en suis la reine !
Merci et je t’embrasse très fort,
Susie

Et c’est ainsi que l’amour sauvera le monde de la vulgarité. Et de la crise partout-partout.

(Est-ce que je crois à ce que je viens d’écrire ? Euh… Bon, déjà, je l’écris, c’est un début.)

Reiser à la pointe de l’actualité

10/07/2010 un commentaire

Reiser est mort. C’est triste. Reiser est tellement mort qu’il est un lycée. Consolation : comme Jimi Hendrix, Jean-Marc Reiser publie un album par an depuis qu’il est mort. Et comme Jimi Hendrix, ce qu’il fait cette année est plus frais, plus fort, plus étonnant, plus d’actualité que la plupart des œuvres de ses collègues, qui ont pourtant l’avantage d’être vivants. Être vivant ? solution de facilité, méthode de fainéant ! Car c’est depuis l’outre-là que Reiser, outré et rigolard, commente l’actualité de 2010, cela ne fait pas un pli. Témoin, ce dessin qui dresse le bilan avec des décennies d’avance de la pensée politique de Sarkozy, ou bien la planche reproduite ci-dessus. Les ingénieurs-pétroliers de l’époque de Reiser sont les mêmes qu’aujourd’hui : arrogants, dangereux, impunis, prenant de haut et ridiculisant les « énergies douces » que Reiser, refusant de galvauder la douceur, préfère appeler « énergies libres ».

Le Reiser 2010 s’intitule L’écologie : La pollution, les espèces menacées, l’énergie solaire, le nucléaire (Glénat), et compile des dessins et des planches parus dans la presse, notamment le journal écolo précurseur La gueule ouverte. Cette accumulation de merveilles et d’horreurs a certes quelque chose d’intemporel (la crise étant, en gros, la même, puisque déjà partout-partout, et la catastrophe écologique aussi, juste en pire), mais l’édition aurait tout de même pu se fouler un peu et signaler où et quand chaque page a été pré-publiée. Ce qui semble le plus daté au sein de cet ensemble un peu artificiellement divisé en thèmes, est, mille fois hélas, l’optimisme de Reiser, qui croyait dur comme fer dans le solaire et prêche longuement une pédagogie du capteur.

Reiser était un génie du dessin de presse, et du dessin tout court. Reiser est irremplaçable. Toutefois, félicitons-nous : tous les génies ne sont pas morts. La vie secrète des jeunes tome 2 de Riad Satouf vient de paraître (L’Association). C’est une merveille et une horreur, comme Reiser, et peut-être que ça ne vieillira pas non plus.

Going underground

14/02/2010 3 commentaires

Ma curiosité coule de source, et confine à la tautologie voire au narcissisme, pour les auteurs qui, ayant navigué dans le monde éditorial traditionnel, se plongent plein d’usage et raison dans l’auto-édition une fois revenus dans leur petit Liré ou leur gras Northampton. Jean « Moebius » Giraud ou, dans un autre style, Marc-Edouard Nabe en sont, en France, deux bons exemples (et en musique on pense aux courageux Ogres de Barback) – mais en voici un autre, anglais celui-ci.

Depuis tantôt vingt-cinq ans je puise dans les oeuvres d’Alan Moore un plaisir et une stimulation sans cesse renouvelés. Moore est un auteur, en ce qui me concerne, de tout premier plan, et j’ai consacré à ses livres certains textes qui sont des reconnaissances de dettes (un article ici même).

Dès les années 80, Moore flambe tout l’argent que ses comics à succès lui rapportent dans la fondation d’une maison d’édition, Mad Love Publishing. L’expérience fait long feu, mais voilà qu’il recommence. Il refuse d’être associé aux blockbusters que Hollywood fabrique d’après ses livres, il lorgne au contraire vers l’infiniment petit, le fanzinat, le sérieusement potache, l’artisanat créatif, la joie qui fuse ici. La contre-culture plutôt que le mass-media, ça prend un sens quand c’est quelqu’un qui a un pied ici, l’autre là, et qui dit non. Ressuscitant un projet et un titre vieux de trente ans, Moore lance en 2009 la revue expérimentale mais généreuse, foutraque quoique classieuse, Dodgem Logic (pas si indépendante que ça puisqu’elle est distribuée par un éditeur anglais solide, Knockabout, mais ne chicanons pas). Il parraine, il jubile, il réunit ses potes, voire sa famille, dont sa femme Melinda Gebbie (comment, vous n’avez pas lu Lost girls ? Mais qu’attendez-vous ? d’être devenu impuissant ?)

Moore titre l’édito inaugural Going underground, et interpelle ainsi le lecteur :

Bienvenue dans Dodgem Logic. Prix d’entrée : votre cerveau. Ainsi que £2,50. Franchement, si vous vous contentez des £2,50, on ne viendra pas vérifier que vous fournissez pour de bon votre cerveau, qui de toute façon doit être farci de protéines animales infectées et de réminiscences approximatives des meilleures répliques de Sex and the city. Soyons réalistes : la société s’est effondrée, la culture se débat comme un mille-pattes cloué au sol par une agrafeuse, l’économie s’est évaporée comme une divinité morte. Pendant ce temps, les corbillards se bousculent en déversant des cercueils venus d’Afghanistan, chacun recouvert d’une reproduction de la mini-jupe de Geri Halliwell pour que nos gars se souviennent pourquoi ils se battent, nous prenons conscience que nous verrons de notre vivant le Norfolk devenir une nouvelle Atlantide engloutie par les eaux, les icebergs nécessaires à la pollinisation de nos aliments meurent l’un après l’autre, et les abeilles fondent. Je le sais, j’ai fait des recherches. Il est donc clair que la seule chose dont le monde a besoin, c’est une revue underground barrée, et pour seul agenda une agressivité de hasard. Dodgem Logic est entièrement réalisé à Northampton, mais conçu pour résonner sur toute la planète précisément pour cette raison qu’un trou-du-cul-du-monde, saccagé et dérisoire, en vaut bien un autre. Nous ne sommes ni locaux, ni globaux. Nous sommes lobaux.

Lisant ceci, je me marre, me sentant pas mal lobal moi-même, mais je sais que l’affaire est grave. Il s’agit de liberté d’expression, non en principes dévitalisés, mais en actes. Le résultat sur papier est forcément inégal, bouillonnant qu’il est d’énergies disparates, mais toujours beau à voir. On y trouve des détournements et de la mémoire, de la rage et des poèmes, des flashs et des fictions, du bio et de l’alter, du dada et du situ, des dessins, des photos, des musiciens (le premier numéro est agrémenté d’un CD, une heure et quart de scène locale à Northampton, du groove blues rock rap vraiment ‘indie’, magnifique), d’autres machins et de moins descriptibles, et Moore en personne fournit quantité de textes, dont un historique fort intéressant sur la presse souterraine anglaise, et dans le numéro 2 un essai sur l’anarchisme, ben voyons.

Car le deuxième numéro vient juste de paraître, avec une somptueuse couverture signée par le photographe Mitch Jenkins. Pour rire, et parce que je suis prêt à braver crânement les menaces de démons antiques,  je vous traduis un extrait de l’ours (traduire Alan Moore est chez moi une marotte), en minuscules caractères sous la page 3 :

Dodgem Logic, deuxième numéro, février-mars 2010. Attrapez ça dans vos faces, vous tous les torchons qui n’ont jamais dépassé leur premier numéro. Style, la Bible. Tout le contenu de Dodgem est sous Copyright pour ses auteurs, tous droits réservés. Reproduction interdite sans l’accord de l’éditeur et/ou des auteurs individuels. Nous sommes sérieux, là. Ne venez pas nous chercher des poux. Sachez que nous sommes cul-et-chemise avec d’anciennes forces démoniaques, le genre de petits farceurs qui vous exploseraient la tronche comme rien. Nous ne proposerons pas de formule d’abonnement avant d’être bien certains que cette belle aventure ne se conclura pas dans la cellule d’une prison pour financiers véreux, notre pauvre derrière profané par Bernard Madoff. Pour tout renseignement, contacter Queen Calluz at PO Box 927, Northampton, NN19DT, ou par mail info-arobase-dodgemlogic.com, sauf si vous êtes ce type qui nous envoie des trucs à base de lait humain et de cuissardes, en ce cas sachez que vous nous faites flipper, et allez plutôt harceler Razzle [célèbre revue porno britanique] ou un autre organe du même genre, okay ?

En outre, ce numéro contient en encart le premier (et sans aucun doute dernier) comic-book entièrement écrit et dessiné par Moore : Astounding weird penises, dont le héros est un braquemart interstellaire en tenue de cosmonaute. Vous voyez bien, que l’affaire est grave.