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Les étapes de la pensée vasarélique

01/03/2019 4 commentaires

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître et dont ils n’ont sans doute rien à foutre. En 1987… j’entreprends des études d’histoire et de sociologie. À cette époque, les professeurs de chaque matière distribuaient aux étudiants de longues bibliographies, qui généralement hiérarchisaient les lectures plus ou moins obligatoires, depuis les indispensables en tête de liste, jusqu’aux plus pointues réservées aux acharnés forçats en bas de la page polycopiée. Dans le meilleur des cas nous feuilletions les livres de la dernière catégorie à la BU ; mais quant à ceux de la première, il valait mieux les avoir sous le coude, et pour cela les acheter d’occasion dans un endroit nommé Gibert Joseph (bizarrement, le nom était placé avant le prénom, comme Lacombe Lucien, inversion dont Modiano disait qu’elle était la marque des humbles, des non éduqués – ainsi, l’usage prescrit était de se rendre sous l’enseigne d’un humble-non-éduqué pour espérer commencer de s’éduquer soi-même). On identifiait les manuels d’occasion de chez Gibert, objets passant de main en main comme le relai d’un 4×100 mètres, possessions successives et défraîchies d’un nombre aléatoire d’étudiants antérieurs, à ce qu’ils étaient marqués en bas du dos par une petite barre noire autocollante, malcommode à arracher, et parfois par des annotations au crayon.

En 1987… j’acquiers chez Gibert Joseph le manuel dont le titre figure en tête des bibliographies, celui qu’il me faudra avaler coûte que coûte d’ici les partiels, voire même annoter au crayon, avant peut-être, en quelque sorte, de le rendre à l’humble non-encore-éduqué de la génération suivante : Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron. La couverture de ce livre est ornée de quatre curieuses figures géométriques, chacune présentant deux cubes superposés, un cube orangé sur un cube gris, et à la manière d’une illusion d’optique ces couples de cubes titillent l’esprit car à la faveur de jeux d’ombres contradictoires ils apparaissent à la fois l’un dans l’autre et l’un sous l’autre, en creux et en bosse, vides et pleins, convexes et concaves.

Outre que ces quatre énigmes visuelles que j’aurai longtemps eues sous les yeux seront pour toujours associées dans ma mémoires aux portraits que Raymond Aron dresse des pères fondateurs de sa discipline (un chapitre chacun : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto et Weber), et sans aller jusqu’à avouer qu’à force de les regarder elles finirent par constituer une métaphore visuelle de la réflexion sociologique (qu’est-ce qui est dessus ou dessous, dedans ou dehors, infrastructure ou superstructure au sein de la construction sociale ?), ces vignettes me semblaient étrangement familières, et pour tout dire normales. Je ne le percevais pas consciemment, je ne l’analysais pas puisque je n’avais pas encore entrepris ce long et minutieux travail d’archéologie intime qui s’intitule Reconnaissances de dettes, mais ces illustrations dues à Victor Vasarely (1906-1997) s’apparentaient en douceur à la zone vasarélienne de mon décor interne, de mon incubation, ces dessins m’étaient simplement contemporains, j’avais grandi avec Vasarely, j’étais pour tout dire d’une époque vasarélienne et par conséquent vasarélien moi-même. De même que le logo Renault, l’album Space Oddity de Bowie, La Prisonnière de Clouzot, l’anneau de vitesse de Grenoble, le jeu vidéo Q*Bert, et même, tiens, le Rubik’s Cube (Rubik était du reste hongrois comme Vasarely). Et, donc, de même que Les étapes de la pensée sociologique.

En 1976… Gallimard crée la collection « Tel » pour rééditer en semi-poche, à l’usage des étudiants, les livres classiques et fondateurs des sciences humaines et sociales. Vasarely illustrera les couvertures des 95 premiers volumes (Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron porte le numéro 8), de 1976 à 1987. Massin, le grand manitou graphiste de la maison, raconte dans ses mémoires intitulées Du côté de chez Gaston :

« “Tel” c’était un parti-pris, et puis, que voulez-vous, Vasarely était à la mode : pendant deux décennies, on a affiché ses compositions dans les rues, les gares, les aéroports et, dans le living, cela succédait, avec Folon, à Brayer ou à Utrillo. Enfin, c’était bien pratique : il suffisait de passer un coup de fil à Vasarely – car je traitais directement avec lui, au grand dam de son agent. »

En 1994… mes études de sociologie culminent avec un improbable DEA de Recherches sur l’Imaginaire. Pour l’un des exposés que je prépare durant cette année, je choisis pour sujet l’herméneutique ou la sémiotique ou je ne sais plus trop comment on disait peut-être même la médiologie pour montrer qu’on n’avait pas loupé le dernier train, bref je choisis de faire l’exégèse des couvertures de livres. Car on pouvait alors sémiotiquer herméneutiquer exégérer à peu près n’importe quoi, selon le principe que le monde entier est là pour se faire interpréter par nous (d’ailleurs je te ferais dire que La Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/L’homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l’observent avec des regards familiers), pour ma part ce sont les livres qui m’intéressent. Comme on me l’a appris à faire, méthodiquement je surinterpète les signes, et c’est ainsi notamment que je décortique la fameuse et ultra-conservatrice maquette de la collection blanche de Gallimard, née en 1911 et dessinée par Jean Schlumberger : jamais d’illustration mais un simple double cadre, un liseré noir, deux liseré rouges, suggérant que l’on encadre l’oeuvre littéraire sous la couverture comme pour l’exposer dans un musée, la maquette prestigieuse qui l’accueille devient un écrin précieux qui muséifie, embaume instantanément ; quant à l’emblématique couleur crème, je n’hésite pas à l’identifier comme un blanc cassé, un blanc patiné, un blanc vieilli (ne dit-on pas d’un vieux papier qu’il a jauni ?), qui renvoie au même registre symbolique que le double cadre : dans un semblable emballage, même une nouveauté revêt une aura de texte ancien, et en somme la Collection Blanche aux 33 prix Goncourt, si désirable pour les auteurs, ne publie que des classiques encadrés et pré-jaunis. Ah, on savait s’amuser dans le DEA de recherches sur l’imaginaire. Malheureusement, je ne songe pas à inclure dans mon exposé les couvertures de la collection Tel, sur le moment le Vasarely des Etapes de la pensée sociologique m’est totalement sorti de la tête, Vasarely est au purgatoire, et du reste on sait que le sociologue a un peu de mal à prendre pour objet d’étude le sociologue.

En 2005… ma fille ainsi que ses camarades de classe jouent à Vasarely. Leur instituteur de maternelle leur montre des tableaux du maître puis les fait dessiner et découper des damiers, des couleurs, des formes géométriques croisées et superposées… Je trouve l’idée excellente, Vasarely est un jeu joyeux à l’usage des enfants, d’ailleurs il m’évoque ma propre enfance, c’est sans doute une preuve, alors ni une ni deux pour fêter ça et prolonger la pédagogie je mets toute la famille dans la voiture et nous descendons à Aix-en-Provence pour visiter la Fondation Vasarely. Ici a lieu pour moi un premier choc de type ptite-madeleine ou Reconnaissance de dettes : mais oui, ben sûr, je reconnais ces oeuvres géométriques et monumentales, colorées, nettes, sans bavures, variées à l’infinies et pourtant simples, je les reconnais comme une couche de moi-même, un vieux poster encore collé sur mon histoire, sur notre histoire commune, sur mon éducation rétinienne, la déco sur le couvercle de mon bouillon de culture, de ma Weltanschauung. Et cependant, l’état de décrépitude du musée (je constate des souillures diverses sur les murs, des carreaux cassés, des fissures, des moquettes humides… Le purgatoire de Vasarely est son monument même), et sa désaffection (nous arpentons quasiment seuls ses volumes immenses) révèlent à quel point cette esthétique, aussi bien que le logo Renault, Q*Bert, Space Oddity, Tel de Gallimard, les études de sciences sociales et humaines en général, les jeux olympiques de Grenoble, et moi-même, tout ceci en vrac est daté. Peut-être même ringard.

D’ailleurs il y a belle lurette que la collection Tel a révisé sa maquette, remisé Vasarely, et que ses couvertures sont illustrées par des tableaux. Celle des Etapes de la pensée sociologique évoque désormais de façon naturaliste et non abstraite les luttes sociales marxistes du XIXe siècle – il s’agit (coup de chapeau au webmestre masqué du Fond du Tiroir qui a déniché pour moi la référence) du tableau Il quarto stato (le quart-état, par analogie au tiers-état, pour désigner le prolétariat) peint entre 1898 et 1901 par Giuseppe Pellizza, et c’est ainsi qu’aujourd’hui 1898 est plus moderne que 1970. Ceci dit, ce même tableau illustrait l’affiche de 1900 de Bertolucci en 1976, année de la création de la collection Tel.

En 2019… je visite l’exposition Victor Vasarely, le partage des formes, au Centre Beaubourg. Le choc intime, légèrement amoindri comme l’est une réplique après le tremblement de terre initial, a lieu à nouveau (quoiqu’ici tout soit très propre et neuf, aucune moquette humide, c’est à Beaubourg que Vasarely sort de son purgatoire). Je ne m’y trompe pas, le thème de cette expo est manifestement une époque de moi-même et du monde occidental. Très pédagogique et lumineuse (c’est la moindre des choses), l’expo rappelle que Vasarely était l’incarnation de l’optimisme de son temps – les Trente Glorieuses, grosso-modo. L’une de ses inventions majeures, l’unité plastique, c’est-à-dire un alphabet graphique de couleurs basiques et de formes géographiques simples, devait selon l’artiste donner lieu à une appropriation populaire où chacun, démocratiquement, aurait contribué à un folklore planétaire en créant sa propre oeuvre d’art qui ne serait qu’une des variations possibles parmi des millions d’autres – et ainsi ce serait enfin et pour toujours la paix, la concorde, et la beauté sur la terre, la mondialisation heureuse toute en couleurs. En quelque sorte, il a presque réussi son coup, il n’est pas passé loin, puisqu’en 2005 je peux témoigner que des élèves de maternelle jouaient à Vasarely.

Mais comme il est difficile de lutter contre ses penchants, la mélancolie m’envahit, à même Pompidou. Cet optimisme XXe siècle mort au XXIe apparaît comme une doucereuse et tragique naïveté. Je vois la couverture de mon exemplaire des Etapes de la pensée sociologique, elle est là sous vitrine, elle fait partie de l’expo parmi des dizaines d’autres volumes « Tel » ! J’essaie de réfléchir à ce que l’illustration de la couverture de mon manuel retrouvé, ainsi que les dizaines d’oeuvres vasareliennes qui l’entourent disaient de moi, de mon époque, de l’idéologie qui circulait, de nouveau je surinterprète les signes comme j’ai appris à le faire durant mes études. Et je tente une hypothèse : la caractéristique saillante de l’art de Vasarely, avec ses aplats de couleurs pures, ses variations algorithmiques et ses traits d’une netteté implacable, qui annonçaient l’art numérique, était sa rationalité. Cet art anti-romantique, joyeux, consommable, idéal à une époque qui célébrait la reproduction pour la masse, était l’apogée de la raison, ou sa systématisation et par conséquent sa caricature, dans tous les cas son stade ultime. Ce qui a disparu en même temps que cet art est la raison elle-même, en tant que principe moteur et désirable. La bascule historique s’est peut-être faite au moment où la rationalité a été confiée aux machines, à Internet, aux suites zéro-un, aux logiciels capables de dessiner un Vasarely d’un clic mieux que Vasarely ou que des élèves de maternelle, et c’est à ce moment-là que l’être humain a renoncé à sa propre raison.

Peut-être n’est-ce là qu’un petit coup de déprime. D’ailleurs il pleut sur le Centre Beaubourg.

L’une des oeuvres de l’expo de Beaubourg sur laquelle je me suis le plus longtemps arrêté s’intitule Vega 3On peut la voir ici.

Elle m’a immédiatement fait penser à la géniale et gentille parodie qu’en avait tirée Franquin. Franquin aussi constitue une couche essentielle de mon paysage intérieur, de ma vision un peu datée du monde, de mes Trente Glorieuses intérieures et de mes Reconnaissances de dettes. Et lui, en plus, il fait sourire.

De la mort sans exagérer

06/12/2018 2 commentaires

Heureusement que 2018 s’achève ! Qu’elle crève enfin cette année ! Elle va mal ! À preuve, pas de prix Nobel de littérature décerné. Il y aura un trou dans les annales (cherchez pas, c’est pas un calembour), « 2018 : rien » . Pareille lacune n’est qu’un symbole, et ne pèse rien de plus qu’un symbole : pas de littérature sur les tablettes et les estrades et les petits fours en 2018. Heureusement qu’il nous reste les physiciens, les chimistes et les économistes pour réenchanter le monde de la dynamite suédoise.

(Certes, in extremis, des intellectuels Suédois se sont mobilisés pour combler la lacune et ont décerné un Prix Nobel  de littérature alternatif – pas un prix Nobel de littérature alternative, nuance. Parmi les finalistes figuraient Neil Gaiman, et puis finalement c’est Maryse Condé qui l’a décroché, félicitations à elle, une récompense à une femme noire ne peut pas faire de mal à ce monde y compris littéraire dominé par des mâles blancs, mais peut-être ignoriez-vous cette histoire de prix alternatif ? Peut-être l’info vous a échappée ? Eh, oui, c’est la différence entre le Nobel Officiel et le Nobel Alternatif.)

Kas’ Lan’ Tien’ (proverbe chinois) ! La littérature étant, contrairement à l’économie, la recherche scientifique, le ravalement de façade ou l’engorgement des ronds-points en fumigène, assez peu liée à l’actualité, rien n’empêche de lire un « vieux » Nobel Officiel de littérature parmi les innombrables qui nous auraient échappé. Embarras du choix ! Vous aviez déjà entendu parler de Wislawa Szymborska, Nobel de littérature 1996, vous ? Moi, non, mais j’ai un alibi, en 1996 j’avais la tête ailleurs.

Apparemment je ne suis pas l’unique étourdi : le Nobel décerné à madame Szymborska, poétesse polonaise (1923-2012), avait cette année-là surpris le monde entier, y compris la première intéressée. Elle n’était jusqu’alors même pas traduite en français, et n’a fait son entrée que cette année dans la collection Poésie/Gallimard, avec un recueil fermement intitulé De la mort sans exagérer : Poèmes 1957-2009. J’empoigne le volume pour son titre que je trouve admirable, métaphysique et modeste, pas d’outrance sur le sort commun des mortels ! Je ne vais pas tarder à constater qu’il est fidèle au contenu.

La poésie de Wislawa Szymborska, modeste et métaphysique, existentielle sans la ramener, est très connue dans son pays (tout est relatif – disons, connue comme un poème), mais apparaît chez nous en tant que somme, monolithe de rattrapage, curriculum emballé pesé, toute une vie bien compacte.

Je m’y plonge au hasard, je vous jure, le pur hasard se trouve p. 131. Eh bien, c’est merveilleux (pardon pour ce tic). Je tombe sur une ode à la vie, pourquoi pas, je prends, ode à la vie :

Tu es belle ! dis-je à la vie —
on ne pouvait pas mieux faire,
plus grenouille, plus rossignol,
plus fourmi, plus céréale.

Je suis ravi, je pourrais même m’en tenir là et retourner à mes occupations d’un meilleur coeur. Enchanté de faire connaissance, et nourri. Comme si grenouille et céréale étaient pile les mots, exacts, limpides, pas niais, dont j’avais besoin pour aimer la vie ce matin. C’est trop bien, en fait, la poésie. Et même si je sais, à mon âge, que je ne comprendrai jamais le polonais, et que par conséquent il me faut pour accéder à ce Nobel me contenter d’une traduction française, soit en poésie un simple pis-aller pour analphabètes, je dis merci la vie, merci la grenouille, merci la céréale et merci la dynamite. Allez, un autre. Je tourne une page à rebours. Je lis ceci p. 128.

Pourquoi à ce point singulière ?
Moi et nulle autre ? Et pour quoi faire ?
Ce jour, mardi ? Maison, pas nid ?
Peau, pas écaille ? Visage, pas feuille ?
Pourquoi une seule fois en personne ?
Sur cette terre, sous cette étoile ?
Après toutes ces époques d’absence ?
Pour tous les temps, pour tous les squales,
Pour les azurs et les puces d’eau ?
Pourquoi maintenant, sang et os ?
Moi avec moi, et moi dedans ?
Pourquoi pas hier, il y a cent ans,
pas à côté, ou à mille lieues,
assise, je fixe le sombre coin,
tout comme la chose qui remue la queue,
la chose qui grogne qu’on appelle chien ?

Je mâche chaque mot traduit, l’acquiesce et je médite. L’étonnement comme source vive. Je reviens à la préface et je lis pour éclairer la même idée ce fragment arraché au discours de Stockholm de madame Wislawa Szymborska :

L’inspiration n’est pas un privilège exclusif des poètes, ou des artistes en général. Il existe, il a toujours existé, il existera toujours d’autres hommes qu’elle fréquente. Ce sont ceux qui, en toute connaissance de cause, choisissent leur travail, et l’exercent avec amour et imagination. Certains sont médecins, d’autres enseignants ou jardiniers, que sais-je encore. Leur travail peut devenir une aventure permanente, à condition qu’ils sachent en faire jaillir toujours de nouveaux défis. En dépit de toutes les peines, de toutes les défaites, leur curiosité ne tarit jamais. De chaque solution qu’ils trouvent, s’envole un essaim de questions nouvelles. L’inspiration, quelle que soit sa véritable nature, naît d’un éternel « je ne sais pas ». (…) C’est pour ça que je tiens en si haute estime ces quelques petits mots : « je ne sais pas ».(..) Si Isaac Newton ne s’était pas dit « je ne sais pas », une pluie de pommes auraient pu s’abattre sur son jardin, et il ne ferait rien d’autre que d’en ramasser une, de temps en temps, pour la manger avec appétit. (…). Un poète, si c’est un vrai poète, se doit lui aussi de répéter : « Je ne sais pas ». Dans chaque nouveau poème, il tente d’y répondre, mais après chaque point final un nouveau doute l’envahit (…). Alors il recommence, encore et encore, jusqu’à ce qu’un jour les docteurs ès lettres saisissent d’un énorme trombone toutes ces preuves de son insatisfaction de soi, et les appellent son « oeuvre ».

Je feuillette l’oeuvre en détrombonant la reliure, je grappille ci et là les insatisfactions, un autre poème et encore un et un autre, le suivant ou le précédent, rien de linéaire. Le poème ici discute avec une pierre, là écoute un enterrement, ailleurs s’adresse à l’amour heureux sans qu’on sache très bien s’il croit qu’il existe ou s’il joue à esprit-es-tu-là, il compte même à rebours par empathie pour la bombe d’un terroriste.

Je tombe aussi sur des drôleries, presque des mini-sketches, des remontées acides qui ressemblent à du Thomas Bernhard, parce que la poésie fait ce qu’elle veut et quand elle veut elle peut être marrante :

La Pologne ? La Pologne ? (1) II y fait très froid, n’est-ce pas ? – me demanda-t-elle en poussant un soupir de soulagement. Car il y en a tellement maintenant, de tous ces pays, que le sujet le plus sûr dans une conversation c’est encore le climat.
– O gente dame – ai-je envie de lui répondre. – Les poètes de mon pays écrivent en gants de fourrure. Je n’affirmerai pas qu’ils ne les enlèvent jamais ; si la lune chauffe un peu, alors là, oui. Dans leurs strophes composées de cris à tue-tête, car rien d’autre ne saurait déchirer les hurlements de la bourrasque, ils chantent la vie paisible des pâtres des phoques. Nos classiques gravent leurs vers d’un glaçon d’encre sur des congères bien tassées. Les autres, les décadents, répandent des étoiles de neige sur leur sort malheureux. Mais, quiconque veut se noyer, doit se tailler à la hache un trou dans la glace. O ma dame, ma gente dame.
Voilà ce que je veux lui dire. Mais j’ai oublié comment se dit phoque en français. Et je ne suis pas très sûre non plus du glaçon ni de la congère.
La Pologne ? La Pologne ? (1) II y fait très froid, n’est-ce pas ?
Pas du tout (1) – réponds-je, glaciale.

(1) – En français dans le texte

Je souhaite à qui en veut une bonne fin d’année sans Nobel, sortez couverts, avec ou sans gilet, et dans les transports en commun lisez de la poésie inactuelle, car elle n’est pas taxée et aucun ennemi de classe, quelle que soit la vôtre, ne saurait vous en spolier. Un dernier vers pour la route :

   Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

   Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.

   La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.

Bon. Et maintenant je vais lire du Maryse Condé, pour me tenir à jour.

Je ne vois pas du tout pourquoi tu me fais parler de tout ça

11/07/2018 5 commentaires

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L’entretien imaginaire est une pratique courante chez les artistes qui se méfient des journalistes et qui jugent plus sûr, pour s’exprimer librement et être mieux compris, d’inventer un interlocuteur, de rédiger eux-mêmes les questions et les réponses. Exemple : en 1971, Frank Zappa accompagne la sortie de son film 200 Motels non d’une tournée des popotes médiatiques mais de la publication d’une fausse interview qui lui permet de faire comme si un journaliste intelligent lui posait les bonnes questions, de s’expliquer enfin sur ce que peut bien signifier tout ce bazar, et notamment ce qu’il entend par la mythique et mystique Grande Note.

Pourtant, certains écrivains poussent plus loin le bouchon et hissent l’entretien imaginaire à la dignité de livre. Il me semble (contredisez-moi, je vous prie) que Louis-Ferdinand Céline a inventé le principe, avec les Entretiens avec le Professeur Y, fausse interview parue en même temps que le roman Normance (1955) dont Gallimard supposait, avec raison, qu’il courait au bide… Céline accepte de jouer le jeu des interviews seulement s’il peut en pervertir les règles : il crée de toutes pièces un Professeur Y, personnage bouffon et incontinent, célinien en diable, un peu intellectuel, un peu journaliste, un peu résistant, un peu écrivain, un peu jaloux (il a comme tout le monde quelques manuscrits en souffrance chez Gaston), qui recueillera ses propos et son art poétique, et qui bien entendu lui sera hostile.

Vingt ans plus tard, autre occurrence fameuse mais que, tout à mes lacunes, je viens seulement de découvrir avec quelles délices : La nuit sera calme de Romain Gary (1974). Marionnettiste plus roublard encore que Céline, Gary choisit comme interlocuteur dans ce livre faussement oral et impeccablement écrit, une personne réelle, son ami d’enfance François Bondy, qui accepte de lui servir de prête-nom et de faire-valoir (un peu de la même façon que Paul Pavlovitch avait consenti à incarner pour les caméras une autre facette de son oncle Romain Gary : Emile Ajar).

Gary s’écoute parler et truffe ce dialogue feint de micro-désaccords d’opérette, qui l’autorisent notamment, après un long aparté où il aura dit très exactement ce qu’il voulait dire, à déclarer à « François Bondy » : Je ne vois pas du tout pourquoi tu me fais parler de tout ça. Comme c’est commode.

Je m’intéresse beaucoup à ce procédé pour des raisons techniques : l’une des questions que je me pose en littérature porte sur l’usage du Je, qui n’est dans tant de romans convenus qu’une ficelle, un cliché sans justification, un artifice démotivé et décourageant. Or cette question de la première personne (pourquoi est-ce que je parle comme ça ?) trouve opportunément sa résolution dans la deuxième personne (je parle parce que je te parle). Je est non seulement un autre, mais toujours une fiction. Toi aussi.

Mais au-delà de cet intérêt formel qui ne regarde que moi (sauf si toi aussi, je me permets de te tutoyer, ça me donne une contenance, sauf si toi aussi tu es en train d’écrire un roman), La nuit sera calme est fort savoureux simplement parce que Gary est un fabuleux conteur. Je croyais que je ne m’intéresserais qu’à ses souvenirs d’enfance ou de jeunesse, oh oui raconte-nous encore ta maman Mina ou ton « papa » De Gaulle, et aussi quand tu étais délinquant, héros, aventurier globe-trotter, diplomate, ou amoureux (ah comme il parle bien des femmes, du « grand amant » qui n’est pas celui qui consomme une femme par jour mais celui qui a l’imagination nécessaire pour faire l’amour à la même femme chaque jour durant 30 ans (1), du féminisme et de son contraire, qu’il prononce à l’italienne, machismo – cf. les dernières pages du livre où il raconte comment les hommes, « peu sûrs de leurs moyens, ont fait des femmes qui jouissent un objet de dégoût » , de là culte de la Vierge Marie, insulte aux salopes et aux mères, excision, infibulation et autres monstruosités), ou même écrivain…

Mais curieusement je me suis passionné aussi pour les longs passages d’actualité dont l’obsolescence était programmée (sélkadeuldire : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable), où il dégoise sur la politique de son temps, où il donne son opinion sur tant de figures oubliées, retournées fantômes depuis lurette et dont le seul destin finalement aura été de devenir des personnages de Romain Gary : Pierre Messmer, Robert Badinter, Alain Poher, Gaston Defferre, Michel Jobert, Henry Kissinger, tout l’U.D.R….

Je remarque que Gary remâche avec mélancolie l’Europe, l’un des grands sujets de son œuvre depuis Éducation européenne (1945) jusqu’à Europa (1972)…

S’il existait chez nous, aussi bien en tant que nations qu’en tant qu’hommes, les conditions psychiques, morales et spirituelles pour « faire l’Europe », eh bien ! nous n’aurions plus besoin de faire l’Europe… car cela s’appellerait fraternité.

Je recopie son éloge du cinéma américain (lui qui fut un peu cinéaste et un peu américain) dans des termes qui me rappellent ma propre arrivée à New York :

Il est à peu près impossible d’avoir un premier contact avec l’Amérique. C’est probablement le seul pays qui est braiment comme ça, tel qu’on le connaît avant d’y aller. La première chose que tu constates en arrivant, c’est que le cinéma américain est le plus vrai du monde. Le plus mauvais film américain est toujours véridique, il rend toujours compte fidèlement des Etats-Unis. Cela rend la découverte de l’Amérique très difficile. Tu n’as droit qu’à une longue suite de confirmations. Tu prends un film américain et chaque bout de pellicule est imbibé d’authenticité, quelles que soient l’inanité et l’invraisemblance de l’ensemble. L’Amérique est un film. C’est un pays qui est le cinéma. Cela veut dire quelque chose de plus que le rapport réalité-cinéma. Cela veut dire que la réalité américaine est si puissante qu’elle bouffe tout, si bien que tous les modes d’expression artistiques là-bas sont toujours spécifiquement américains, le cinéma, le théâtre, la peinture, la musique.

Je constate que Gary « est Charlie » :

Les hommes politiques, du moins ceux qui ne sont pas de faux monnayeurs, n’ont rien à redouter de Charlie Hebdo, du Canard enchaîné, de Daumier, ou de Jean Yanne. Bien au contraire : s’ils sont vrais, cette mise à l’épreuve par l’acide leur est toujours favorable. La dignité n’est pas quelque chose qui interdit l’irrespect : elle a au contraire besoin de cet acide pour révéler son authenticité. (…) Il n’y a pas de démocratie, de valeurs concevables, sans cette épreuve de l’irrespect, de la parodie cette agression par la moquerie que la faiblesse fait constamment subir à la puissance pour s’assurer que celle-ci demeure humaine. (…) Il y a des fous sacrés qui sont seuls capables de nous faire sentir ce qui est sacré et ce qui est imposture. (…) Les vraies valeurs résistent, les fausses se défendent par la censure, la prison, les hôpitaux psychiatriques…

Je m’émerveille qu’il ait (toujours depuis 1974, et même depuis ses souvenirs de 1956) un avis sur l’affaire Weinstein :

En 1956, quand je suis arrivé sur place, alors que la télévision commençait sa marche conquérante, les tsars d’Hollywood ont fait comme tous les tsars lorsque la révolution menace : ils n’y ont pas cru. Ils se sont fait bouffer en dix, douze ans. Mais en 1956, ils pouvaient encore faire semblant. Les grands patrons des studios, ceux qu’on appelait les géants, se prenaient tous pour des sur-mâles, c’était des hommes qui n’avaient jamais liquidé leurs problèmes d’enfance. Le résultat était une surenchère dingue dans le machismo, sous toutes ses formes de puissance, puissance sexuelle, puissance d’argent, écrasement du plus faible, mépris de la faiblesse, la femme traitée comme objet de petite consommation. (…) Dans ces cas-là, l’étalon de mesure c’est le zizi et le fric, et l’amour traîne quelque part dehors, chez les petits.

Et je surligne qu’il souligne la prégnance à son époque des théories du complot (ces théories, intemporelles, ne se propagent de façon exponentielle aujourd’hui que pour des raisons technologiques) :

La caractéristique la plus typique du Gros Malin c’est que, dès qu’il ignore quelque chose, il devient particulièrement au courant et renseigné là-dessus. Il a un véritable culte des « puissances occultes » qu’il adore haïr, dont il voit partout les manifestations et comme il a l’esprit très logique, qu’il aime expliquer, cette clé de conspiration universelle lui procure un sentiment entièrement satisfaisant d’avoir une réponse à tout. Les Jésuites, la main de Moscou, les francs-maçons, la C.I.A., les diplomates tortueux et naturellement « machiavéliques » , cela a toujours fair partie du confort intellectuel du Gros Malin. (…) Je prenais l’aitre jour un café dans un bistrot dont le patron était violemment anti-arabe. Il me tenait un discours d’une admirable logique. Il m’expliquait que Pompidou avait trahi, qu’il était vendu aux Arabes, et qu’il avait ainsi trahi les Juifs, car tout le monde sait, m’expliquait-il d’un air prodigieusement Malin, que c’est les Rotschild qui ont mis Pompidou à la présidence de la République, et enfin concluait-il, qu’est-ce qu’il foutent les Rotschild, qu’est-ce qu’ils foutent les Juifs, comment laissent-ils Pompidou faire ça ? Or, il ne s’agissait nullement d’un délirant, mais d’un cas extrême de cette connerie [qui sait lire et écrire], renseignée, informée sur tout, qui sait, qui connait, à qui on le la fait pas.

Enfin je note avec admiration la superbe clairvoyance de Gary quand il résume la Guerre Froide (en plein dedans pourtant, 1974 je le rappelle) en déniant aux deux blocs toute divergence idéologique majeure :

Il y a une seule civilisation occidentale matérialiste, dont les deux pôles magnétiques sont l’U.R.S.S. (matérialisme soviétique) et les États-Unis (matérialisme capitaliste) […] C’est la même civilisation avec [nous au milieu, et] en ses deux extrémités un choix différent des injustices.

Des deux côtés du rideau de fer, Gary observe une même course au productivisme, à l’exploitation, à la corruption et aux mensonges bureaucratiques, ces mensonges qui « tuent l’imagination » et l’humanité, l’amour, l’art, la politique aussi, qui tuent ce qu’il appelle « la part Rimbaud » . Comme on est loin des Nouveaux Philosophes, Bernard Henry-Levy en tête, qui, peu après, martèleront que le mal absolu c’est le communisme et son goulag, et donc finalement le grand marché libéral américain c’est plutôt coolax et vivement la mondialisation américaine (on appellera ça La pensée unique, mais c’est une autre histoire, c’est la nôtre).

« François Bondy » tente une objection, il fait son BHL : « Il y a tout de même une différence profonde [entre les deux blocs]. La ligne de partage ne vient-elle pas d’être révélée par l’affaire Soljénitsyne ? » La réponse de Gary à lui-même est cinglante :

Ah non, pas ça ! Les États-Unis ont plusieurs Soljénitsyne sur le dos. […] Enfin, c’est incroyable ! A-t-on oublié que c’est le jeune politicien Nixon, et ensuite le vice-président Nixon [Richard Nixon démissionnera de son poste de Président des États-Unis quelques mois après la parution de ce livre, mais les deux événements sont apparemment sans lien] qui a soutenu, encouragé, poussé le sénateur McCarthy lorsque les États-Unis emprisonnaient, privaient de leur gagne-pain et confisquaient les passeports des intellectuels américains accusés d’ « activités anti-américaines » ? […] Cette accusation d’ « activités anti-américaines » utilisée contre des milliers de libéraux, c’est exactement l’accusation d’ « activités antisoviétiques » lancée par la bourgeoisie soviétique orthodoxe contre Soljénitsyne. C’est avec la bénédiction de M. Nixon que les autorités américaines retiraient son passeport au grand chanteur noir Paul Robeson, poussaient au suicide des acteurs et écrivains déclarés « subversifs » , empêchaient le grand romancier Howard Fast à la fois d’émigrer et de publier, et mettaient d’autres écrivains en prison pour délit d’opinion ou refus de dénonciation…

Etc., etc. Tout bien considéré, les traits d’intelligence jetés sur l’actualité vieillissent mieux que l’actualité, et je préfère lire les écrivains morts que Facebook. Et maintenant, cher ami, pour profiter pleinement de l’expérience de lecture Le-Fond-du-Tiroir-en-Réalité-augmentée-par-le-Réel-en-Papier-sans-Flashcode, munis-toi de ton exemplaire de Reconnaissance de Dettes, relis au passage l’épigraphe signée Emile Ajar/Romain Gary qui ne pourra pas te faire de mal, puis rendez-vous au paragraphe presque inaugural I,4 à la page 23.

(1) – J’emploie le mot imagination, je ne crois pas que ce soit le terme exact de Gary mais peu importe, vous voyez ce que je veux dire. Il faut comprendre ici imagination comme un synonyme un peu moins niais d’amour, nous savons bien que l’amour est un phénomène imaginaire et c’est en cela qu’il est beau.

La libido de la bibliothécaire

08/07/2018 un commentaire

Oh moi je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris mais ça comme c’est plus long c’est plus rare. Puis de temps en temps il m’arrive même d’en prêter, lorsque je travaille en bibliothèque. Là je viens de travailler quatre mois en bibliothèque alors j’ai prêté des tas et des tas de livres mais pour le moment c’est fini alors tiens ces jours-ci j’écris un livre, assez gros.

Mais comme j’ai dit, surtout j’en lis. Et je m’étonne d’un détail, coup sur coup trois de mes dernières lectures mettent en scène une bibliothécaire. C’est le destin ou quoi ? Le hasard ? Ou bien j’ai juste l’oeil aimanté, et je fais plus attention à certains types de personnages ? Si dans un univers parallèle j’étais disons charpentier, relèverais-je mieux que d’autres lecteurs chaque occurrence de charpentier dans les fictions, par exemple en lisant les Évangiles calculerais-je tout de suite Saint Joseph et ferais-je de lui le personnage principal de l’intrigue ? Je ne le saurai jamais, je sais seulement qu’ayant beaucoup exercé un autre métier que charpentier, je suis tel que tu me vois davantage sensible aux apparitions de Saint Jérôme, saint patron des archéologues, archivistes, traducteurs, étudiants et bibliothécaires.

1) New York Trilogie, de Will Eisner

Inépuisable fresque urbaine sise dans la Ville des Villes, dessinée par le romancier graphique Will Eisner (rappelons que l’expression débile « roman graphique » labélisant désormais au pistolet à étiquette toute BD snob et chère n’a eu de pertinence que pour l’endroit et pour l’époque où Eisner l’a inventée, New York, 1978), cette somme de 420 pages est le meilleur livre jamais publié sur New York, révérence rendue à Salinger, Paul Auster, Dos Passos, Bret Easton Ellis, ou même Céline. Je relis Will Eisner in extenso ou en morceaux choisis tous les cinq ans environ, il faut croire que le moment était venu. L’effet est intact. Eisner est à la fois un humaniste et un formaliste, mélange parfait pour raconter l’être humain dans la jungle urbaine, le cabossé au fond du géométrique : vois comme ça bouge dans le cadre. Son expressionnisme fait toujours merveille pour raconter les tragi-comédies des petites gens des grandes villes. Dans la dernière section, intitulée Invisible People (car, expérience commune, les gens que l’on croise dans les rues sont invisibles), nous faisons la connaissance d’Hilda Gornish, quadragénaire, vierge, bibliothécaire. Elle a consacré sa vie à son vieux papa malade et déclare à sa collègue de boulot : « Si j’ai quelqu’un dans ma vie ? Et qui veux-tu que je rencontre dans ce travail ? Un livre ?« 

2) Drôle d’endroit pour de la neige, de Fred Paronuzzi

Délicieux petit roman, épopée modeste et fleur-de-peau d’une échappée belle. On ne connaitra pas le prénom de l’héroïne, mais on apprendra, tardivement, au détour d’une conversation, au moment où il faut bien se faire violence et se présenter à l’autre, qu’elle est bibliothécaire. « Je donne à lire et à rêver à des gosses qui n’ont pas grand chose à lire et pas beaucoup de sujets sur lesquels rêver... » OK, on voit le genre. Mais quid de sa vie sentimentale et sexuelle, alors ? Mariée depuis trop longtemps à un homme qui ne la regarde plus, qui du reste fait carrière dans la phynance, elle avoue se sentir pure spectatrice de la chose et regarder le plafond pendant le devoir conjugal, « comme un accessoire dans le one-man-show » du goujat conjugal, son corps est en jachère tout comme sa vie. Elle prend la tangente pour quelques jours d’automne au bord de la mer, le temps de se redécouvrir, c’est-à-dire réapprendre à découvrir les autres, et le désir entre elle et eux. On lui envoie tous nos voeux de bonheur, tout comme d’ailleurs à Hilda Gornish.

3) Sex Criminals, de Matt Fraction et ChipZsarsky

Avec l’impétueuse Suzie, nous changeons sensiblement de registre. Bibliothécaire passionnée, Suzie a aussi un secret : elle s’est découvert à l’adolescence un super-pouvoir. À chaque fois qu’un orgasme la saisit, le temps s’arrête. Ce n’est pas une figure de style : le temps se fige littéralement. Qu’elle soit seule ou en couple, dès que Suzie jouit l’univers s’immobilise. Le corps exalté, exulté et épuisé, elle peut alors déambuler flottante, à sa guise parmi un environnement de statues humaines, dans un décor silencieux… jusqu’à ce que s’estompe cette phase paisible que les sexologues nomment de manière un peu métaphysique résolution, et qu’enfin les aiguilles des horloges redémarrent. Sex Criminals a le défaut de bien des séries américaines : le récit tire à la ligne d’épisode en épisode jusqu’à épuisement des personnages et des lecteurs, mais son point de départ est une idée merveilleuse, poétique, comme à chaque fois que dans une fiction fantastique un sentiment existentiel abstrait s’incarne en péripétie concrète (cf. Neil Gaiman et ses filles extraterrestres). Chacun a ressenti un jour (du moins je le lui souhaite bien sincèrement) cette sensation, l’orgasme qui fait basculer de l’autre côté du temps, qui liquide l’ordinaire dans le corps, le trivial dans la tête, la fatalité, l’écoulement, la mortalité, le Flux. C’est en retravaillant une bonne sensation qu’on fait une bonne histoire.

Donc. L’idéal-type de la bibliothécaire (la bibliothécaire, oui, car le bibliothécaire est une femme, son genre est partie prenante du cliché) est une célibataire revêche portant la plupart du temps un chignon, des lunettes, et une jupe serrée de couleur terne. D’âge mûr, assez sévère, elle ne rigole pas tous les jours, d’autant que son job consiste à vous rappeler les pénalités de retard et à vous faire chut l’index sur la bouche, en vous rappelant la règle de silence qui règne en son domaine. Au cinéma souvenez-vous c’est la même chose, l’image en plus. Un exemple entre mille, mais un chef d’oeuvre : dans La vie est belle (Franck Capra, 1946), un homme est sauvé du suicide par un ange qui lui montre à quel point la vie des autres serait triste ans lui – il découvre notamment que son épouse Mary, belle, aimante, épanouie, sans lunettes, aurait connu un destin tragique s’il ne l’avait pas épousée, elle serait restée vieille fille et, de dépit, serait devenue bibliothécaire à lunettes. VDM.

Les trois personnages livresques énumérés ci-dessus rappellent que la bibliothécaire imaginaire ne peut qu’avoir une libido problématique, au minimum inexistante, sans aucun doute contrariée, retardée, empêchée, voire bizarre. Elle ne baise pas, elle lit. Pourquoi, nom d’une bite ?

Au-delà du folklore, qui est toujours source d’amusement (et de fantasmes, avec leurs lots de tabous prêts-à-profaner : la bibliothécaire est un personnage de films porno au même titre que l’infirmière, la policière, la femme d’affairesl’institutrice, la bonne soeur etc., et ce film-ci au fait, le connaissez-vous ?), le Fond du Tiroir en profite pour réfléchir sur le registre mythique de ce métier, son aura, son histoire, voire sa préhistoire. Un bibliothécaire, autrefois, était un moine. C’est-à-dire un homme qui s’est abstrait de la vie charnelle, qui aspirait à la seule vie spirituelle du livre, et dont les seules peaux qu’il pouvait espérer toucher étaient celles des reliures en vélin. Car lire ce n’est pas vivre, c’est renoncer à vivre pour ne se consacrer (momentanément ? définitivement ?) qu’à la représentation de la vie. Un livre n’est qu’un simulacre, ceci n’est pas une pomme, ne l’oublions jamais hors du temps contractuel de la fiction. Les bibliothécaires du XXIe siècle, toutes modernes et hyperconnectées qu’elle soient, sont les héritières symboliques de l’abnégation des moines, tant pis pour elles.

Et moi ? Oh, moi, je lis des livres, surtout. Parfois j’en écris, parfois j’en prête. Et sinon, je fais l’amour. Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel, dit l’Ecclesiaste.

Bonus

Helena Bonham Carter, bibliothécaire dans un clip de Rufus Wainwright, bien complète de ses lunettes, son chignon, sa jupe grise, et sa frustration sexuelle qui explose :

To the Toppermost of the Poppermost, Johnny !

29/06/2018 Aucun commentaire

Troisième et dernière apparition du FdT/HlM (Fond du Tiroir / Hors les Murs), ultime article écrit avec plaisir et même joie pour le compte du blog musical des bibliothèques de Grenoble, Bmol. Ce soir, si vous le voulez bien, la causerie au coin de la wifi portera sur les Beatles, via un livre tordu et stimulant de Pacôme Thiellement, PoppermostÀ lire ici tant que le site de Bmol est en ligne ou bien ci-dessous.

Poppermost – considérations sur la mort de Paul McCartney
Pacôme Thiellement
Éditions MF. Réédité tous les 11 ans ! Première édition 2002, deuxième édition revue et augmentée 2013, édition de poche 2024.

Le titre de l’ouvrage, Poppermost, est un mot-valise inventé par John Lennon pour désigner la destination ultime des Beatles : le sommet de la pop.
Quant à son sous-titre, plus explicite, il interloque : Considérations sur la mort de Paul McCartney. Qu’est-ce à dire ? Aux dernières nouvelles, Sir Paul se produit régulièrement sur scène, par conséquent il est toujours vivant (car lorsqu’on est live on est alive), et l’hypothèse selon laquelle il est en vie n’est a priori pas seulement une rumeur complotiste, comme dans le cas d’Elvis…

Justement ! Il se trouve que la rumeur complotiste entourant McCartney ne prétend pas qu’il est toujours vivant à Las Vegas depuis qu’il est mort, mais au contraire qu’il a trépassé il y a plus d’un demi-siècle, le 17 septembre 1966, vers cinq heures du matin, dans un accident de voiture. Il aurait alors été remplacé dans le groupe par un sosie approximatif, ex-agent de police, nommé William Campbell. Comment, vous ne vous en étiez pas aperçu ? Living is easy with eyes closed, misunderstanding all you see

Cette légende urbaine fameuse quoiqu’extravagante, qui a conduit certains fans parmi les plus maniaques à décortiquer tous les indices visuels et sonores disséminés sur les disques (on se demande bien pourquoi) par les trois Beatles survivants pour avouer en secret la mort du quatrième, est le point de départ de l’essai de Pacôme Thiellement. Pourquoi a-t-on cru une chose pareille ? Pourquoi veut-on y croire ? Pourquoi y a-t-il de la paranoïa plutôt que rien ? La mort de McCa est-elle la mère de toutes les fake news d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que la pop culture ?

Thiellement, intellectuel déviant et prolixe, contributeur régulier de Mauvais genres sur France Culture, mais aussi de Rock & Folk ou des Cahiers du Cinéma, est l’auteur de nombreux ouvrages sur Zappa ou Led Zeppelin, Hara Kiri ou Mattt Konture, Gérard de Nerval ou René Daumal, les gnostiques chrétiens ou les séries Lost, Buffy contre les vampires ou Twin Peaks… Il s’arrime ici, avec la même générosité, la même gourmandise, à la mythologie des Beatles : leurs riches heures, ce qu’ils ont fait, à eux et à nous. Le plan du livre suit le fil de sa pensée, itinéraire mental foisonnant et tortueux, menant de la « mort » de McCartney, le 17 septembre 1966, à la mort de John Lennon, le 8 décembre 1980. Avec au passage quelques sentences culottées et bien perchées :

Les chansons des Beatles sont une sorte de Yi King. Désormais elles n’appartiennent plus à l’histoire de la pop music mais à l’histoire des religions […], il n’est pas une chanson des Beatles qui ne soit capable d’expliciter et de justifier un moment de notre vie.

Car nous faisons tous partie de l’orchestre des Coeurs Solitaires du Sergent Poivre.

Centrifugeuse de culture pop (attendu que Baudelaire ou Nietzsche aussi deviennent pop dès lors qu’ils sont lus par le peuple), la pensée de Thiellement brasse ici comme partout d’innombrables références, les reliant entre elles selon une logique occulte, elle-même vaguement complotiste (dont l’auteur n’est pas dupe), c’est-à-dire toujours grisée de décrypter les signes pour dévoiler la vérité. Exemple : le tube absurde des Beatles I am the Walrus étant compris comme une allusion à Lewis Carroll, s’ensuit un développement sur Alice au pays des merveilles, sur la guerre des fées, sur la dialectique du maître et du disciple, donc de l’idole et du fan, et enfin, logiquement (?), sur le meurtre symbolique de l’usurpateur. Thiellement est un marabout, tendance de-ficelle-de-cheval.

Si le lecteur s’accroche, il sera récompensé en se fondant dans une armée mexicaine rappelant la foule bigarrée qui orne la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band : Hölderlin, Roman Polanski, Rimbaud, Salinger, Aleister Crowley, Philip K. Dick, The Résidents, Todd Rundgren, Saint Paul, Charles Manson et bien sûr Jésus puisque John Lennon, un beau jour de LSD, avoua en confidence qu’il était le Christ ressuscité, ce qui lui faisait au moins un point commun avec Antonin Artaud. Ah, oui, il est beaucoup question d’Antonin Artaud aussi. Puis le livre se terminera sur une ultime fusée, un touchant plaidoyer pour l’amitié – car l’amitié est l’autre cime Poppermost, l’autre don que les Beatles auront fait au monde :

On n’est jamais amis qu’à deux. A partir de trois commence une autre complicité : celle des potes. […] Les Beatles sont potes. Lennon et McCartney sont amis.

Est-il tout de même, dans cet ouvrage étrange, question des Beatles, je veux dire, de musique ? Oh oui, et avec quel brio, comme dans cet extrait (p. 131) intelligent, érudit et affectueux (car la pop culture est intelligente, érudite et affectueuse, croyez sur parole le blog musical qui vous l’affirme), que les fans des Fab Four apprécieront :

Entre Lennon, McCartney, Harrison et Starr, le vrai Beatle, l’Être des Beatles, est sans doute le monstre à leur intersection, le Walrus indécidable, celui qui peut aussi bien être John, Paul, George, Ringo, que vous ou moi. Le Je suis toi quand tu es lui et lui est moi. Car Je est un Autre, bien sûr, mais cet Autre se lit toujours dans sa relation à un Plus-Autre qui puisse le faire, à son tour, tourner. George Martin [producteur historique des Beatles] : « Quand les quatre sont ensemble, il y a une présence magique, aussi palpable qu’inexplicable, qui les accompagne. »
La preuve, c’est qu’en additionnant les meilleures chansons des Beatles en solo (Instant Karma de John Lennon, Live & Let Die de McCartney, When we was Fab de George Harrison, I’m the Greatest de Ringo Starr…), on n’obtient toujours pas un album des Beatles. Les chansons de Lennon sont trop prétentieusement simples, celles de McCartney trop mièvrement sophistiquées, celles d’Harrison – de loin les plus respectables – trop religieusement discrètes, celles de Starr trop conditionnellement sympathiques. Sur les albums de Lennon, [la ligne de basse] se contente d’appuyer les propos du piano ou de la guitare, alors que [la basse de McCartney sur les albums des Beatles] rebondissait sur la tierce ou la quinte, porteur d’un sens plus secret, rieur, délicat, un rien dandy… Les paroles et les voix, sur les albums des Wings ou de Paul & Linda, également, vont dans le sens du poil des mélodies, invraisemblablement monochromes, prêtes-à-porter, ordinaires, alors que Lennon ou Harrison ajoutaient le zeste de cruauté qui équilibrait la balance, l’épice métaphysique qui permettait à une belle chanson du type d’Uncle Albert de devenir une géniale Lovely Rita

NB : Poppermost, premier livre de son prolifique auteur, a d’abord paru en 2002. La présente réédition est augmentée de textes inédits de Mark Alizart, Claro, Aurélien Lemant, Laure Limongi, Wilfried Paris, Pierre Pigot et Laurent de Sutter, auxquels Pacôme Thiellement a ajouté sa propre contribution comme un énième rebondissement (cette année-là, en 2013, un dentiste ayant acquis à prix d’or une molaire cariée de Lennon prétendait cloner prochainement le martyr). En 2018, Paul McCartney n’est toujours pas mort, et chante toujours sur scène Live & Let Die.


Post-scriptum 2023 : la « mort » de McCartney, en tant que prototype des légendes urbaines, ne pouvait qu’être citée dans mon opuscule La Théorie de la Compote – détails à lire ici.

Et pour des heures d’exploration fertile : le site de Pacôme Thiellement.

Un jour, les animaux n’étaient plus là (visions de Neil Gaiman)

17/06/2018 Aucun commentaire

Tiens ? 2001 l’Odyssée de l’espace a 50 ans. Je retournerai le voir. Ce film apparu au printemps 1968 a nettement mieux vieilli que mai 68, finalement. Avec le temps, la prophétie de l’un a gagné ce qu’a perdu l’utopie de l’autre. La science-fiction, celle avec de la vraie science et de la vraie fiction (rien à voir avec Star Wars, par exemple, conte fantastique qu’on ne peut rattacher à la SF que par malentendu) est toujours affaire de vision. Or la vision de l’humanité proposée par 2001 est intemporelle, elle ne date ni de 1968, ni de 2001, ni de 2018, elle nait bien plus tôt et se projette bien plus tard, d’un passé sans date jusqu’à un futur sans échéance, comme un arc-en-ciel qui se donne à admirer en plein ciel mais dont personne ne saurait repérer les deux extrémités fichées sur le sol. Une vision comme un arc, oui c’est ça, un arc tendu et courbé, d’ailleurs le protagoniste du film s’appelle Bowman, l’archer, périphrase désignant Ulysse, le héros de l’autre Odyssée, voyez comme tout se tient en eau de roche. Oulah attention je me mets à surinterpréter les signes façon tout-est-lié, je suis le premier complotiste venu. Autant l’avouer, je fais partie des maniaques qui considèrent que l’histoire du cinéma se scinde sommairement en deux périodes, de part et d’autre de 2001 l’Odyssée de l’espace. De 1894 à 1968, le cinéma n’a évidemment rien fait d’autre que se préparer à 2001. De 1968 à aujourd’hui, le cinéma digère 2001. Je le sens bien, je frôle le fanatisme. Okay, je change de sujet, je repars à zéro.

Tiens ? Un film tiré de How to talk to girls at parties de Neil Gaiman s’apprête à sortir. Je n’irai pas le voir. J’ai peu d’appétence pour les films tirés des livres que j’aime, tous registres confondus, que ce soit Madame Bovary ou Gaston Lagaffe, puisque dans chaque cas le livre était suffisant. Que ne tire-t-on plutôt les films de livres insuffisants ! Quel drôle de verbe d’ailleurs, tirer un film d’un livre. J’ouvre mon dictionnaire des synonymes, pour m’éclairer je compulse les équivalents, j’en essaie une poignée :

déduire un film d’un livre ?
extorquer un film d’un livre ?
pomper un film d’un livre ?
remorquer un film d’un livre ?
soutirer un film d’un livre ?
voire écarteler un film d’un livre ?
et le plus radical de tous : abattre un film d’un livre.

Foin des pompages déductions remorquages extorcations et autres abattages, je ne fais que saisir le prétexte de la sortie de ce film pour dire toute l’admiration que j’éprouve pour un auteur de livres : Neil Gaiman est un grand visionnaire. Il serait évidemment grotesque, outrecuidant, de comparer l’oeuvre de Gaiman avec 2001 l’Odyssée de l’espace, puisqu’il est grotesque de comparer quoi que ce soit à 2001 (pardon me voilà reparti), mais n’empêche, observons le processus par lequel une vision se transmute en imagination…

Exemple typique avec How to talk to girls at parties, nouvelle parue en 2006. Comment Gaiman l’a-t-elle écrite ? D’abord une impression, une idée, puis une vision, puis une image, puis une histoire, une fois parvenus à ce point, plus aucun doute, nous sommes bien dans une écriture de science-fiction, la vraie, la bonne. Point de départ : n’importe quel adolescent se souvient de cette sensation d’étrangeté, de dénuement, de timidité, au moment d’aborder l’autre sexe lors d’une soirée. L’impression de base d’un garçon (hétérosexuel), c’est que les filles sont des extra-terrestres. Gaiman, qui a conservé les mêmes impressions d’adolescence que vous et moi, transforme cette émotion commune en vision dès le moment où il échafaude une intrigue selon laquelle, littéralement, les filles sont des extra-terrestres. Son génie du dialogue se met alors en branle, et voilà une excellente petite histoire de science-fiction, magistralement troussée. (Et à quoi bon, je vous le demande, en tirer un film ? Que pourraient ajouter les effets numériques à la vision ?)

Mais je veux m’attarder sur deux autres exemples.

1) Virus

Dans les années 1980 apparaît en Russie, puis se diffuse dans le monde entier, un jeu vidéo extrêmement addictif, matrice et modèle de tous les jeux de puzzle ultérieurs (Bejeweled, 2048, Candy Crush…), il s’appelle Tetris. (On lira sur le sujet l’excellente bande dessinée de Box Brow, Jouer le jeu.) En 1994 est forgée l’expression effet Tetris, et ce n’est qu’en 2000 que cet effet sera scientifiquement analysé : que se passe-t-il donc neurologiquement pour qu’un jeu simultanément paralyse et stimule un cerveau, pour qu’un sans narration autre qu’abstraite, consistant à emboîter des formes géométrique puisse procurer une satisfaction à l’infini, empêchant de se consacrer à des tâches plus importantes (préparer le repas, soigner son hygiène corporelle, écrire un livre, se promener en forêt, cueillir des cerises, accueillir des migrants en danger de mort sur la Roya ou la Méditerranée…), et enfin envahisse l’esprit au point que le joueur une fois sa partie enfin terminée, pense encore Tetris, rêve Tetris, distingue des formes géométriques s’emboîter en regardant des gens dans la rue, des fruits dans un compotier ou un coucher de soleil sur des montagnes ?

Or, des années avant les scientifiques, justement parce qu’il est un visionnaire de science-fiction, Neil Gaiman avait décrit avec une certaine précision l’effet Tetris. C’était il y a plus de trente ans, dans une micro-nouvelle intitulée « Virus », parue d’abord en 1987 dans le recueil collectif Digital Dreams, puis dans le livre signé du seul Gaiman, Angels & Visitations. Traduction maison par le Fond du Tiroir, de rien, le plaisir est pour moi :

Il y avait ce jeu vidéo. On me l’avait donné. Un de mes amis me l’avait donné. Il jouait avec ce jeu, il disait c’est génial tu devrais essayer. J’ai essayé. C’était génial. J’ai copié la disquette que mon ami m’avait donnée pour pouvoir la donner à mon tour, je voulais que tout le monde y joue, que tout le monde en profite. C’était génial. J’ai téléchargé le jeu sur des serveurs, mais je l’ai surtout donné de la main à la main à mes amis, sur disquette, contact personnel, de la même façon que je l’avais reçu. Mes amis étaient comme moi. Ils l’ont trouvé génial. Certains se méfiaient des virus, on entendait parler de logiciels qu’on chargeait et puis deux jours plus tard ou le vendredi 13 suivant ils vous reformataient le disque dur ou corrompaient la mémoire. Mais rien de tel avec celui-ci. Celui-ci, il était sécurisé à mort. Alors, même mes amis qui n’aimaient pas les jeux vidéo se sont mis à jouer. Plus on s’améliore, plus un jeu vidéo devient difficile. Au bout du compte même quand on ne gagne pas, même quand on sait qu’on ne gagnera pas, on sait qu’on devient meilleur. Moi, je suis plutôt bon. Bien sûr il m’a fallu consacrer au jeu beaucoup de temps. Comme mes amis. Et leurs amis. Et tous les gens qu’on croisait. On les voyait, on les reconnaissait, ils marchaient dans la rue ou ils attendaient dans une queue, ils étaient loin de leur ordinateur ou d’une console mais ils continuaient le jeu dans leur tête, ils combinaient les formes, ils résolvaient des pièges, ils assemblaient des couleurs, ils enchaînaient les signaux, les niveaux et les écrans, ils se chantaient les jingles et les fanfares. Ils tenaient ainsi jusqu’au moment où ils retourneraient au jeu. Moi mon record c’est dix-huit heures d’affilée, 40 012 points et trois fanfares. On continue de jouer à travers les larmes, les douleurs au poignet, et même la faim, au bout d’un moment la faim s’en va. Tout s’en va. Sauf le jeu. Il n’y a plus de place pour autre chose que le jeu.
Le jeu était copié pour tous nos amis, le jeu circulait. Le jeu transcendait nos langues et occupait notre temps. Parfois, ces jours-ci, j’en viens à oublier des choses. Je me demande où est passé la télé. Je me souviens qu’il y avait la télé, avant. Mais je n’y pense plus. Quand je pense, je me demande ce qui se passera quand je serai au bout de mon stock de boîtes de conserves. Puis je n’y pense plus. Je me demande où sont passés les gens. Puis je n’y pense plus. Et je réalise que, si je suis assez rapide, je peux placer le carré noir tout contre la ligne rouge, le retourner et le faire pivoter pour qu’ils disparaissent tous les deux, libérant le bloc de gauche pour qu’une bulle blanche émerge, et pour qu’ils disparaissent tous les deux, et puis après, et puis quand il n’y aura plus de courant je continuerai de jouer dans ma tête, je continuerai jusqu’à ma mort.

2) Babycakes

En 1990, soit avec une bonne génération d’avance sur le véganisme quoiqu’avec pas mal de retard sur la Modeste proposition de Swift, Gaiman écrit « Babycakes », micro-nouvelle parue d’abord sous la forme d’une bande dessinée (illustrée par Michael Zulli) puis réincarnée ici (elle sera reprise dans le même recueil que « Virus » : Angels & Visitations) ou là (sur Youtube, on peut entendre une version lue par Gaiman en personne).

L’idée de base est à nouveau fort simple, ancrée dans le réel, et la vision est d’ordre écologique : les animaux disparaissent. S’il s’agit d’anticipation, on n’anticipe pas ici de quelques siècles, seulement de quelques jours. Les abeilles, les papillons, les insectes, les papillons, les mammifères… Les écosystèmes s’effondrent en direct. Quel sens revêt cette disparition ? Quelle conséquence pour l’homme, animal distinct se croyant distingué ? Encore une brillante vision de science-fiction que j’ai l’honneur de traduire sous vos yeux.

Il y a quelques années, les animaux disparurent. Nous nous étions réveillés un matin, et ils n’étaient plus là. Il n’avaient pas laissé de mot, ni prononcé d’adieu. Nous n’avons jamais vraiment compris où ils étaient passé. Nous les regrettions. Certains d’entre nous ont pensé que c’était la fin du monde, mais le monde n’était pas fini, c’est juste qu’il n’y avait plus d’animaux. Ni chat ni lapin, ni chien ni baleine, pas de poisson dans la mer, pas d’oiseau dans le ciel. Nous étions seuls. Nous ne savions pas quoi faire. Nous avons erré un temps, un peu perdus, puis quelqu’un a fait remarquer que animaux pas animaux la belle affaire nous n’avions pas à changer notre mode de vie. Aucune raison de changer nos habitudes, nos régimes, nos tests sur produits dangereux. Car après tout il nous restait les bébés. Nous avions des bébés. Les bébés ne parlent pas. Ils se déplacent à peine. Un bébé n’est pas une créature pensante, il n’est pas notre égal doué de raison. Nous faisions des bébés, autant les utiliser. Nous avons mangé des bébés. La chair de bébé est succulente, très tendre. Nous en avons écorché et dépouillé, et nous nous sommes enveloppés dans leur peau. Le cuir de bébé est très doux et confortable. Nous avons testé leurs réactions, leurs résistances, en sortant leurs yeux de leurs orbites pour y déverser des détergents, des shampoings, goutte à goutte. Nous les avons lacérés, ébouillantés. Nous les avons brûlés. Nous les avons suspendus, et avons planté des des électrodes dans leurs cerveaux. Nous les avons greffés, congelés, irradiés. Les bébés respiraient notre fumée jusqu’à ce qu’ils cessent de respirer, et dans leurs veines s’écoulaient nos drogues et nos médicaments jusqu’à ce que leur sang ne s’écoule plus. Tout cela n’était pas de gaité de coeur, évidemment. Mais c’était nécessaire, personne ne le contestait. Quelle alternative avions-nous, depuis la disparition des animaux ? Il y avait bien quelques protestations de temps à autre. Il y a toujours des grincheux. Mais ensuite tout redevenait normal. Seulement… Hier, les bébés ont disparu. Personne ne sait où ils sont passés, personne ne les a vus partir. Nous nous demandons ce que nous allons faire sans les bébés. Nous inventerons bien quelque chose. Les humains sont intelligents. C’est même cela qui les distingue des animaux et des bébés. Ayons confiance. Nous trouverons.

(Je parle également de Neil Gaiman dans un autre recoin du Fond du Tiroir, où je relaie une autre de ses visions : son manifeste Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination.)

Dans l’atelier noir

14/05/2018 Aucun commentaire

Je lis L’atelier noir d’Annie Ernaux (Edition des Busclats, 2011). Il s’agit d’un journal de travail couvrant 25 ans d’écritures, chantiers, idées et réflexions. Certains passages sont tellement codés, n’ayant d’autre valeur que celle de pense-bête à l’usage exclusif de l’auteur, qu’ils en sont hermétiques, anecdotiques, et pas loin d’être fastidieux. Je dirais bien que nous sommes en présence d’un fond de tiroir mais cette expression oh là là là est tellement galvaudée de nos jours. Fallait-il faire un livre de ces notes privées ? Oui. Ce livre-ci, exactement. Le genre de livre pour complétiste, livre que nul ne saurait lire s’il n’a pas lu tous les autres au préalable, et pour curieux du métier, des affres, des cuisines, et des confidences.

Pour ma part je suis reconnaissant d’être convié, je me passionne aux longues hésitations sur la démarche littéraire (Ernaux utilisera-t-elle je, ou elle, ou nous, ou on ? suspense auquel je vibre davantage que de savoir si quelque commissaire finira par coincer quelque coupable), je m’émerveille de constater que le projet conscient de toute son œuvre passée et à venir est inscrit à la date du 4 novembre 1994 (« Faire des choses courtes, voire disparates, mais qui finissent par s’organiser autour d’un projet profond, venu du désir« ). Ou de découvrir comment Les Années, le chef-d’œuvre d’Ernaux envisagé en 1983 et publié en 2008, fut entre ces deux dates l’objet d’incessantes ruminations, d’essais et d’erreurs, de tentatives et de doutes, d’ambitions et de plans, tout d’abord sous l’abréviation de RT (roman total). Avec, en chemin, cette mention programmatique : « Au fond, avec l’autobiographie vide, je vais faire qq chose comme Les Choses [de Georges Perec] mais historique en plus ».

Je lis dans ce livre intime une citation d’André Gide, qu’Annie Ernaux recopie d’après Les Nourritures terrestres. Je la lis même deux fois, à neuf pages de distance, pp. 48 et 57 (ce journal d’écriture étant tenu par Ernaux de façon irrégulière, les neuf pages couvrent en réalité trois ans et demi – laps suffisant pour oublier qu’on a aimé une phrase au point de la recopier, et de recommencer).

Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu ne sens qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres.

Je m’arrête. Je réfléchis. Je comprends très bien, trop bien, ce que veut me dire cette phrase de Gide. Je ne l’aurais pas recopiée dans mon journal, ni une fois ni deux. Je ne l’aime pas tellement, mais je comprends aisément son pouvoir de séduction. Quiconque a eu, un jour, l’ambition d’écrire, ne peut que rêver d’entendre murmurer cette phrase à son oreille, de se faire appeler le plus irremplaçable des êtres, et de se laisser caresser l’ego dans le sens de la plume. Cette phrase grisante, bréviaire de la toute-puissance de l’auteur, cristallise et concentre en peu de mots plusieurs siècles d’imaginaire autour de la condition d’écrivain (vocation, don, inspiration… vocabulaire plutôt attaché jusque là aux prophètes), depuis 1750 (époque qui marque les prémices du sacre de l’écrivain selon Paul Bénichou) jusqu’au romantisme et à toutes ses variantes ultérieures, l’orgueil de Flaubert, l’égotisme de Stendhal…

Ce narcissisme créateur est aussi une doxa qui trouve sa vulgarisation dans moult expédients et confins de l’individualisme, et sans aller jusqu’à lui attribuer la perche à selfie, l’exhibitionnisme faceboukoïde, le culte de la nouveauté, et autres symptômes ultracontemporains d’hypertrophie du moi, on peut nettement observer ses effets par exemple dans l’égotrip permanent des rappeurs, ou bien dans tout ce qui s’écrit à la première personne dans la blogosphère. Combien de blogueurs tapotent en ce moment même sur leur claviers, animés par l’énergie que leur délivre la conviction d’être seuls à pouvoir écrire ce qu’ils sont en train d’écrire ?

Oh, je me compte dans le lot ! J’ai éprouvé les bons côtés de cette autolâtrie de l’auteur (libre-arbitre, épanouissement par le travail, recherche de sa propre voix et de sa propre originalité, opiniâtreté… intransigeance) et ses mauvais côtés (nombrilisme, prétention, stérilisation, susceptibilité, tics, entêtement… intransigeance). Pourtant j’ai la chance de disposer, pour ma part, d’un efficace contrepoison. Si j’ai écrit des livres que j’ai la faiblesse de croire singuliers et que personne d’autre n’aurait écrits, je fais aussi autre chose.

D’une part, je suis un peu musicien. En musique, je n’ai pas les mêmes ambitions qu’en écriture. En musique je ne compose pas, je n’arrange pas, je ne dirige pas (en écriture, si : je suis présent à toutes les étapes), je me contente de jouer la bonne note au bon moment et c’est déjà difficile. C’est autant de boulot qu’écrire, mais plus humble, d’ailleurs c’est toujours un travail d’équipe, alors ton individu t’es gentil mais tu le connectes aux copains.

D’autre part, je suis un peu comédien, et je m’applique à dire le plus justement possible le texte écrit par un autre ; je suis un peu conteur, j’ai appris cet art-là auprès d’un maître comme un bon artisan, et j’ai progressé en m’appliquant d’abord à reproduire, à raconter, certes à ma manière, mais en restituant l’histoire que j’avais reçue d’un autre. Et puis ma passion invétérée pour les contes, mythes et légendes m’a souvent rappelé qu’on trouve dans ces trésors de littérature anonyme les mêmes effrois, les mêmes tourments, les mêmes émerveillements, les mêmes rires et les mêmes larmes, en somme la même humanité, que l’on espère dans la littérature d’auteur, celle avec ego intégré de tous les êtres irremplaçables.

En musique comme en conte, la notion même de répertoire pré-existant tempère l’inclination à la mégalomanie démiurgique. Quand je joue, quand je conte, je me plie (sans casser) à une tradition, je m’efforce de donner la bonne mélodie, la bonne histoire, les bons mots, les bons accents qui feront leurs effets magiques sur le public et sur moi, mais je suis tout sauf irremplaçable. À part pour mon ego, je n’y vois aucun mal.

Ceci étant dit, je retourne à l’écriture de mon roman, celui que personne ne finira à ma place.

Annexe : vous avez sur vous votre exemplaire des Reconnaissances de dettes ? C’est le moment de consulter la citation-mantra d’Albert Einstein dans le paragraphe III,89.

Pas d’amalgame !

11/05/2018 Aucun commentaire

« Cette prétention de défendre l’lslamisme (qui est en soi une monstruosité) m’exaspère. Je demande, au nom de l’Humanité, à ce qu’on broie la Pierre-Noire, pour en jeter les cendres au vent, à ce qu’on détruise la Mecque, et que l’on souille la tombe de Mahomet. Ce serait le moyen de démoraliser le Fanatisme. »

Gustave Flaubert, Lettre à Madame Roger des Genettes, 19 janvier 1878

Juste ciel ! Gustave Flaubert était-il donc un odieux islamophobe ? Pas d’amalgame, je vous prie ! Car on trouve aussi dans sa correspondance quelques considérations qui prouvent assez que sa -phobie dépassait largement la seule religion mahométane :

« J’en ai bientôt fini avec mes lectures sur le magnétisme, la philosophie et la religion [lectures préparatoires à Bouvard et Pécuchet]. Quel tas de bêtises ! Ouf ! Et quel aplomb ! Quel toupet ! Ce qui m’indigne ce sont ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche et qui vous expliquent l’incompréhensible par l’absurde. Quel orgueil que celui d’un dogme quelconque ! »

Le même, lettre à la même interlocutrice, 14 mars 1879

Ou bien…

« La manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le traitent avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres surtout, qui ont toujours ce nom-là à la bouche, m’agacent. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel : la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser Dieu, voilà leurs mots. C’est le considérer comme un homme et, qui pis est, comme un bourgeois. »

Le même, lettre à la même interlocutrice, 18 décembre 1879

Un stylo dans la terre

21/04/2018 un commentaire

Pour la seconde fois, la première remontant à 2007, le hasard de mes voyages me fait traverser le village de Lourmarin (Vaucluse) à l’heure du crépuscule et des longues ombres. Pour la seconde fois, je décide un crochet par le bas du village et  me gare devant le cimetière. Ce coup-ci je reconnais mon chemin, je pousse le portail, je tourne à gauche, puis deuxième à droite, je fais comme chez moi déjà : me voici arrivé, devant la tombe d’Albert Camus. Elle est très belle parce que très simple, rien que du granit et du vert. Au premier plan, la pierre tombale massive à la gravure désormais presqu’illisible, est mangée et cernée par les plantes grasses et les herbes. Sous l’effet des grosses pluies des dernières semaines, la végétation y est très touffue. Je m’accroupis, je me recueille, je caresse les feuilles. Camus est mort à 46 ans. Lors de ma précédente visite, j’étais plus jeune que lui.

On lit Camus au lycée, et à cause de cela il trimbale une réputation idiote d’écrivain pour lycéens. Camus est un grand écrivain pour tous les âges parce qu’on est le bienvenu dans ses livres, on y puise à la fois l’intelligence et la limpidité, les affres y sont à notre échelle, ce sont les nôtres, c’est nous en personne mais nous avec des mots que l’on comprend, ce qui fait que ses livres rendent meilleur sans intimider – si Camus était prof de lycée il serait du genre dont on se souvient, dont on se dit quelques décennies plus tard ah oui grâce à lui. Bien sûr il est parfois cité dans ce blog (ici par exemple), ainsi qu’indexé dans les Reconnaissances de dettes, c’est la moindre des choses, il aurait pu l’être davantage.

Je me penche pour regarder ce qui pousse dans la terre, entre la plaque et l’arbuste.

Il pousse là, six pieds au-dessus de la dépouille de l’homme, quelques fleurs mais surtout des stylos. Stylos à bille pour la plupart, quelques-uns à encres, toutes les formes, toutes les couleurs. Ils pointent, verticaux, ou bien chacun avec sa propre inclination, comme s’ils émergeaient de ce terreau fertile. Je souris. Je trouve l’hommage émouvant, et juste. D’innombrables lycéens et ex-lycéens anonymes  se sont donc succédés devant la sépulture et, en guise de révérence, ont planté un stylo dans la terre, peu soucieux d’abandonner un outil facultatif – ce qu’ils conservent en eux d’irremplaçable, c’est l’écriture elle-même. Camus a fait lire, et aussi écrire, tous ceux qui auront laissé ici leur accessoire, et combien d’autres qui n’auront pas fait le voyage.

Si je me méfie des religions comme un allergique traque les traces d’arachide, en revanche j’aime les rituels. Je fouille mes poches, mon sac, j’ai forcément un stylo qui traîne. J’en trouve un, machinalement je vérifie qu’il fonctionne, du pouce je presse son sommet pour en faire sortir la pointe, je trace deux traits sur ma paume, je presse à nouveau, la pointe se rétracte. Puis, solennellement, je sacrifie mon stylo, au sens propre, je le rends sacré et l’enterre au tiers de sa hauteur parmi ses semblables. Je ne prie pas, il ne faut pas exagérer, mais ça y ressemble vaguement. Le soir tombe, je regagne ma voiture.

Françoise Malaval, imagière

04/04/2018 Aucun commentaire

Le dernier projet de Françoise Malaval, disparue en octobre 2016, était de longue haleine : elle voulait peindre mille bouddhas. Mille, chiffre rond pour se projeter plus loin que ne vont les yeux, elle voulait juste dire beaucoup, comme elle aurait dit cent ou ou un milliard. Elle qui avait tant voyagé, tant admiré les bouddhas croisés sur son chemin, et se doutant que ses pérégrinations touchaient à leur terme, avait décidé de poursuivre le voyage depuis son atelier, en recréant mille bouddhas à partir de ses archives photographiques, de sa mémoire, et même de ses désirs intacts de nouvelles découvertes. Elle a réalisé cette série d’aquarelles jusqu’au bout de ses forces, publiant chaque nouveau bouddha au fur et à mesure sur son blog. Et puis la maladie a interrompu son travail alors qu’elle n’en était qu’au 41e…

J’ai souvent croisé Françoise sur quelques lieux dédiés aux livres. Je ne la connaissais pas assez pour me dire son ami mais j’aimais sa joie, son énergie concentrée dans un corps menu, son rayonnement et bien sûr sa générosité puisque les bonnes ondes qui émanaient de sa personne étaient contagieuses. Naturellement j’ai adhéré à l’association Françoise Malaval Imagière créée pour maintenir vivante son œuvre par celui qui fut son compère et son complice toute une vie durant, Patrice Favaro.

J’ai souscrit à son livre posthume, qui recueille méticuleusement son ultime et inachevable travail : Le 42e et dernier bouddha. Je m‘attendais à un hommage posthume, j’attendais une sorte de livre de deuil, nécessaire et suffisant, et c’eût été déjà bien… Mais le résultat est bien mieux. Même si la longue préface de Patrice est très éclairante et émouvante, ce livre est magnifique tout court et sans contexte, il se tient en pleine évidence, il aurait été beau du vivant de Françoise, eût-elle fait un 42e ou un 1000e Bouddha, quelques-uns de plus ou de moins peu importe, et il demeurera ainsi entier, sans date de péremption. Maintenant que j’ai l’objet en mains je regrette presque son sort confidentiel et son absence de commercialisation, mais tant pis, 300 exemplaires réservés à ceux qui auront souscrit auprès de l’association, finalement c’est gigantesque si 300 lecteurs l’aiment autant que moi.

Techniquement, le soin apporté à la reproduction est extraordinaire : je suis épaté par ce dont est capable l’impression numérique aujourd’hui, les couleurs et jusqu’au grain du papier rendent honneur aux matériaux utilisés par l’artiste. Mais surtout le contenu du livre, ou pour mieux dire son esprit, est renversant de lumière, de charme, de douceur, de bienveillance. Car il y a un verso à chaque bouddha. Le fac-simile reproduit le revers de toutes les aquarelles, nous laissant découvrir que Françoise avait pris l’habitude de dédier chacun de ses bouddhas. Et l’on est bouleversé à la lecture de cette litanie de dédicaces manuscrites, qui commencent toutes par la même formulette-mantra, « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement à… », manière de distribuer la compassion d’abord de façon universelle, ensuite de façon spécifique, aux vivants, aux souffrants, aux animaux, aux oppressés, aux oppresseurs. Ainsi, en mars 2016, elle peint son Bouddha numéro 16 (qu’elle vit jadis à Dambulla, Sri Lanka) lorsque lui parvient la nouvelle que des bombes ont explosé à Bruxelles faisant au moins 31 morts. Elle rédige au dos de son oeuvre : « À tous les êtres sensibles, et plus particulièrement : aux victimes des attentats de Bruxelles, à ceux qui les ont perpétrés. » Cette façon de penser aux assassinés aussi bien qu’aux assassins, puisque tous sont morts de la même folie, est déchirante. Et au recto le Bouddha sourit. Il sourit quarante et une fois.

Après avoir lu l’ouvrage du début à la fin je l’ai laissé reposer, puis je l’ai souvent ouvert au hasard comme s’il me fallait le Bouddha du jour. Lentement, sûrement, régulièrement, ce livre me fait grand bien, et moi qui suis athée comme une tasse (expression de Francis Blanche – Patrice m’apprend à l’instant que Françoise aimait beaucoup Francis Blanche), en le lisant je me croirais presque disposer d’une âme puisque je sens qu’elle s’élève.

Mais voilà : ce livre, je ne l’ai plus. Puisque je l’aime, je l’ai offert. Et comme il est vraisemblable que je l’offre à nouveau, je viens d’en commander quelques uns d’avance. On ne saurait avoir trop de Bouddha.