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De la mort sans exagérer

Heureusement que 2018 s’achève ! Qu’elle crève enfin cette année ! Elle va mal ! À preuve, pas de prix Nobel de littérature décerné. Il y aura un trou dans les annales (cherchez pas, c’est pas un calembour), « 2018 : rien » . Pareille lacune n’est qu’un symbole, et ne pèse rien de plus qu’un symbole : pas de littérature sur les tablettes et les estrades et les petits fours en 2018. Heureusement qu’il nous reste les physiciens, les chimistes et les économistes pour réenchanter le monde de la dynamite suédoise.

(Certes, in extremis, des intellectuels Suédois se sont mobilisés pour combler la lacune et ont décerné un Prix Nobel  de littérature alternatif – pas un prix Nobel de littérature alternative, nuance. Parmi les finalistes figuraient Neil Gaiman, et puis finalement c’est Maryse Condé qui l’a décroché, félicitations à elle, une récompense à une femme noire ne peut pas faire de mal à ce monde y compris littéraire dominé par des mâles blancs, mais peut-être ignoriez-vous cette histoire de prix alternatif ? Peut-être l’info vous a échappée ? Eh, oui, c’est la différence entre le Nobel Officiel et le Nobel Alternatif.)

Kas’ Lan’ Tien’ (proverbe chinois) ! La littérature étant, contrairement à l’économie, la recherche scientifique, le ravalement de façade ou l’engorgement des ronds-points en fumigène, assez peu liée à l’actualité, rien n’empêche de lire un « vieux » Nobel Officiel de littérature parmi les innombrables qui nous auraient échappé. Embarras du choix ! Vous aviez déjà entendu parler de Wislawa Szymborska, Nobel de littérature 1996, vous ? Moi, non, mais j’ai un alibi, en 1996 j’avais la tête ailleurs.

Apparemment je ne suis pas l’unique étourdi : le Nobel décerné à madame Szymborska, poétesse polonaise (1923-2012), avait cette année-là surpris le monde entier, y compris la première intéressée. Elle n’était jusqu’alors même pas traduite en français, et n’a fait son entrée que cette année dans la collection Poésie/Gallimard, avec un recueil fermement intitulé De la mort sans exagérer : Poèmes 1957-2009. J’empoigne le volume pour son titre que je trouve admirable, métaphysique et modeste, pas d’outrance sur le sort commun des mortels ! Je ne vais pas tarder à constater qu’il est fidèle au contenu.

La poésie de Wislawa Szymborska, modeste et métaphysique, existentielle sans la ramener, est très connue dans son pays (tout est relatif – disons, connue comme un poème), mais apparaît chez nous en tant que somme, monolithe de rattrapage, curriculum emballé pesé, toute une vie bien compacte.

Je m’y plonge au hasard, je vous jure, le pur hasard se trouve p. 131. Eh bien, c’est merveilleux (pardon pour ce tic). Je tombe sur une ode à la vie, pourquoi pas, je prends, ode à la vie :

Tu es belle ! dis-je à la vie —
on ne pouvait pas mieux faire,
plus grenouille, plus rossignol,
plus fourmi, plus céréale.

Je suis ravi, je pourrais même m’en tenir là et retourner à mes occupations d’un meilleur coeur. Enchanté de faire connaissance, et nourri. Comme si grenouille et céréale étaient pile les mots, exacts, limpides, pas niais, dont j’avais besoin pour aimer la vie ce matin. C’est trop bien, en fait, la poésie. Et même si je sais, à mon âge, que je ne comprendrai jamais le polonais, et que par conséquent il me faut pour accéder à ce Nobel me contenter d’une traduction française, soit en poésie un simple pis-aller pour analphabètes, je dis merci la vie, merci la grenouille, merci la céréale et merci la dynamite. Allez, un autre. Je tourne une page à rebours. Je lis ceci p. 128.

Pourquoi à ce point singulière ?
Moi et nulle autre ? Et pour quoi faire ?
Ce jour, mardi ? Maison, pas nid ?
Peau, pas écaille ? Visage, pas feuille ?
Pourquoi une seule fois en personne ?
Sur cette terre, sous cette étoile ?
Après toutes ces époques d’absence ?
Pour tous les temps, pour tous les squales,
Pour les azurs et les puces d’eau ?
Pourquoi maintenant, sang et os ?
Moi avec moi, et moi dedans ?
Pourquoi pas hier, il y a cent ans,
pas à côté, ou à mille lieues,
assise, je fixe le sombre coin,
tout comme la chose qui remue la queue,
la chose qui grogne qu’on appelle chien ?

Je mâche chaque mot traduit, l’acquiesce et je médite. L’étonnement comme source vive. Je reviens à la préface et je lis pour éclairer la même idée ce fragment arraché au discours de Stockholm de madame Wislawa Szymborska :

L’inspiration n’est pas un privilège exclusif des poètes, ou des artistes en général. Il existe, il a toujours existé, il existera toujours d’autres hommes qu’elle fréquente. Ce sont ceux qui, en toute connaissance de cause, choisissent leur travail, et l’exercent avec amour et imagination. Certains sont médecins, d’autres enseignants ou jardiniers, que sais-je encore. Leur travail peut devenir une aventure permanente, à condition qu’ils sachent en faire jaillir toujours de nouveaux défis. En dépit de toutes les peines, de toutes les défaites, leur curiosité ne tarit jamais. De chaque solution qu’ils trouvent, s’envole un essaim de questions nouvelles. L’inspiration, quelle que soit sa véritable nature, naît d’un éternel « je ne sais pas ». (…) C’est pour ça que je tiens en si haute estime ces quelques petits mots : « je ne sais pas ».(..) Si Isaac Newton ne s’était pas dit « je ne sais pas », une pluie de pommes auraient pu s’abattre sur son jardin, et il ne ferait rien d’autre que d’en ramasser une, de temps en temps, pour la manger avec appétit. (…). Un poète, si c’est un vrai poète, se doit lui aussi de répéter : « Je ne sais pas ». Dans chaque nouveau poème, il tente d’y répondre, mais après chaque point final un nouveau doute l’envahit (…). Alors il recommence, encore et encore, jusqu’à ce qu’un jour les docteurs ès lettres saisissent d’un énorme trombone toutes ces preuves de son insatisfaction de soi, et les appellent son « oeuvre ».

Je feuillette l’oeuvre en détrombonant la reliure, je grappille ci et là les insatisfactions, un autre poème et encore un et un autre, le suivant ou le précédent, rien de linéaire. Le poème ici discute avec une pierre, là écoute un enterrement, ailleurs s’adresse à l’amour heureux sans qu’on sache très bien s’il croit qu’il existe ou s’il joue à esprit-es-tu-là, il compte même à rebours par empathie pour la bombe d’un terroriste.

Je tombe aussi sur des drôleries, presque des mini-sketches, des remontées acides qui ressemblent à du Thomas Bernhard, parce que la poésie fait ce qu’elle veut et quand elle veut elle peut être marrante :

La Pologne ? La Pologne ? (1) II y fait très froid, n’est-ce pas ? – me demanda-t-elle en poussant un soupir de soulagement. Car il y en a tellement maintenant, de tous ces pays, que le sujet le plus sûr dans une conversation c’est encore le climat.
– O gente dame – ai-je envie de lui répondre. – Les poètes de mon pays écrivent en gants de fourrure. Je n’affirmerai pas qu’ils ne les enlèvent jamais ; si la lune chauffe un peu, alors là, oui. Dans leurs strophes composées de cris à tue-tête, car rien d’autre ne saurait déchirer les hurlements de la bourrasque, ils chantent la vie paisible des pâtres des phoques. Nos classiques gravent leurs vers d’un glaçon d’encre sur des congères bien tassées. Les autres, les décadents, répandent des étoiles de neige sur leur sort malheureux. Mais, quiconque veut se noyer, doit se tailler à la hache un trou dans la glace. O ma dame, ma gente dame.
Voilà ce que je veux lui dire. Mais j’ai oublié comment se dit phoque en français. Et je ne suis pas très sûre non plus du glaçon ni de la congère.
La Pologne ? La Pologne ? (1) II y fait très froid, n’est-ce pas ?
Pas du tout (1) – réponds-je, glaciale.

(1) – En français dans le texte

Je souhaite à qui en veut une bonne fin d’année sans Nobel, sortez couverts, avec ou sans gilet, et dans les transports en commun lisez de la poésie inactuelle, car elle n’est pas taxée et aucun ennemi de classe, quelle que soit la vôtre, ne saurait vous en spolier. Un dernier vers pour la route :

   Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

   Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.

   La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.

Bon. Et maintenant je vais lire du Maryse Condé, pour me tenir à jour.

  1. 08/12/2018 à 11:13 | #1

    Trois vers bonus de Wisława Szymborska (okay, j’avoue qu’il y a un truc, durant tout l’article j’ai fait un copier-coller à chaque occurrence de son nom, Wisława Szymborska, Wisława Szymborska, Wisława Szymborska, trop facile) façon quatre-de-couv’ :

    « Il n’est point de vie qui,
    même un court instant,
    ne soit immortelle. »

    Vous me croirez si vous le voulez, mais Gotlib m’a dit la même chose il y a déjà longtemps :

    http://www.fonddutiroir.com/blog/?p=12176

  2. Yann
    13/12/2018 à 17:28 | #2

    Belle découverte. Mais Diable, que la Pologne est froide et que les noms ont comptent de consonnes incongrues. Wisława Szymborska, ou inversement.

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