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Pourri, résistance, rébellion

17/04/2010 2 commentaires

(Troisième et dernier volet sur mes récentes interventions scolaires. Je ressasse sans doute, un peu, parce que ça me reste en travers, je ressasse si je veux, t’as compris ? C’est mon blog.)

Sans avoir sciemment noirci le tableau, j’ai rédigé mon précédent article à charge, afin de transcrire aussi fidèlement que possible mon désarroi chez Lucie-Aubrac, face à cette génération coupée de l’écrit et conséquemment déstructurée, face à la crise dans l’éducation, dans la culture – et partout ailleurs dans la cocotte minute. Je suis, et je ne vois pas pourquoi je le cacherai, consterné et même inquiet par la fermeture de ces mômes, leur violence, leur rejet de l’école intériorisé comme normal, comme fatal, l’étroitesse de leur imaginaire (ils peinent à construire, non seulement une phrase, mais une histoire, un récit, une perspective, on a l’impression que fait défaut l’idée même que quelque chose peut advenir).

Je ne suis en prise qu’avec l’un des symptômes de questions sociales beaucoup plus graves (quels adultes seront-ils ?), et je me sens dérisoire comme une erreur de casting. J’entrevois ce qu’il faudrait faire, mais je n’en ai pas les moyens. Je ne suis qu’un minuscule outil, instrumentalisé dans le ‘socio-cul’ (pour méditer sur les ravages du socio-cul et l’éradication symétrique de l’éducation populaire, voir ici), confronté une petite poignée d’heures à ces enfants à problème (pour qui ?), je leur dirai au-revoir puis je rentrerai chez moi, loin d’eux, composer tranquillement mes poëmes qu’ils ne liront pas… Comme on me l’a dit un jour, remuant le couteau de ma mauvaise conscience : « Toi, de toute façon, tu t’adresses aux bons élèves ». Voilà où m’a mené l’ambition de m’adresser à tous et à personne.

Bien sûr, je me remets en question : je ne suis pas à la hauteur, je ne sais tout bonnement pas faire, j’usurpe. Je prends ce risque-là en me frottant à eux. Comme l’écrit Jeanne Benameur (ma marraine) dans un témoignage sur ses propres rencontres avec des classes : écrire est risqué « comme rencontrer une classe. Il y a toujours risque à se confronter à l’autre. En soi ou hors de soi. C’est vers la conscience de ce risque que j’essaie d’amener les élèves au cours d’une rencontre. Dans une société qui pose en première place la sécurité, voire le « sécuritaire » l’expérience littéraire, celle de l’écriture, celle de la lecture, suppose de se risquer sous la peau de l’autre et c’est un acte profondément civilisateur. C’est cette conviction qui m’anime lors de chaque rencontre. » Okay, la rencontre civilisatrice n’a de valeur que si elle est risquée, et si elle est risquée alors il faut envisager qu’elle puisse se passer mal, ou pas du tout.

Alors on y retourne. On va au contact, et on improvise. On fera ce qu’on pourra. Des techniques, sinon des méthodes ?

Lire. Oui, comme Nadia R. l’a suggéré en commentaire, offrir une lecture à voix haute. Leur lire puisqu’ils ne lisent pas. Sans l’illusion que cela les fera lire, mais avec l’ambition de les toucher tout de même avec des mots choisis. J’ai expérimenté bien souvent cet exercice, pour lequel je crois posséder désormais un certain savoir-faire. Certes, je capte parfois leur attention.

Écrire. Là, c’est plus délicat. Des ateliers d’écriture ? Ils sont, pour beaucoup d’intermédiaires conviant les auteurs à rencontrer des élèves, le coeur même et l’objectif de ces rencontres. Or je n’ai guère de goût ni de compétences pour ces ateliers, je l’avoue, parce que l’idée  que je me fais des ateliers d’écriture (peut-être fausse – en tout cas politiquement incorrecte) est qu’ils consistent à dire à la cantonade, et avec un sourire bienveillant, ‘Écrire c’est facile‘. Or, ce serait pour moi de la démagogie, car je trouve qu’écrire est plutôt difficile. Je ne vois pas pourquoi j’imposerai à des jeunes (ni à qui que ce soit) mes critères d’exigence en matière d’écriture, je ne me sens pas très sincère en leur disant ‘Elle est très bien, là, ta phrase, continue…‘, et je persiste à croire qu’un professeur ou un documentaliste est mieux placé que moi pour faire écrire les élèves. Au mieux, je peux leur dire, ‘Voilà, c’est ainsi que j’écris, mais cette méthode n’est valable que pour moi‘.

Revenons chez Lucie : la prof de français, jeune, de bonne volonté, aussi enthousiaste que possible (que deviendra son enthousiasme ? par parenthèse, que fait-on de l’enthousiasme des jeunes profs frais émoulus quand on les envoie systématiquement faire leurs armes dans des établissement aussi difficiles ? encore une question politique), les fait écrire. C’est laborieux, chaotique, mais parfois on touche au but : ils ont écrit. La prof a eu l’idée de leur proposée la méthode explicitement employée dans TS : prendre un mot au hasard, et à partir de ce mot construire une narration, dérouler sa propre histoire.

Je lis un texte rédigé par une jeune fille, l’une des plus grandes gueules de la classe, l’une des plus indociles. Pourtant, elle écrit. Elle a choisi trois mots, sans passer par le hasard : résistance et rébellion, parce qu’ils travaillent en classe (« Lucie Aubrac » oblige, sans doute) sur cette thématique ; et pourri, qu’elle a choisi seule.

Une militante doit résister à sa douleur. Même si elle a mal, elle doit être forte et marcher la tête haute, ne jamais se rabaisser, et continuer son chemin.

Tant que je n’aurai pas mes droits, je me rebellerai contre le système raciste, même si la mort doit venir. Jusqu’à ce qu’elle vienne, je me rebellerai.

Je suis en 4e4. J’ai 14 ans. Aujourd’hui à 8h30, j’ai cours de français. C’est un cours pourri. Tellement pourri que j’ai plus envie d’y aller, ça me saoule.

Je fais la part de la provoc facile, du défoulement, de l’injure un peu cliché contre le ‘système’. Après l’échauffement, les trois essais, vient un texte de plus longue haleine, le vif du sujet.

J’ai 14 ans, je suis kurde, j’habite en France. J’ai toujours voulu l’égalité, que tout le monde dise qu’on est tous humains. Mais si on regarde le monde ! On voit que ça continue, encore, le capitalisme, le racisme, qui ne donnent aucun droit à ceux qui n’ont pas la même culture, pas la même langue. Ceux qui se battent pour avoir ces droits interdits sont mis de côté, ou au dernier rang. Alors que ceux qui ont la bonne culture, la bonne religion, les bonnes racines, sont venus comme des barbares, ils ont envahi la terre des gens qui habitaient là depuis 2000 ans. Ces barbares disent aujourd’hui que c’est leur pays, qu’ils sont les propriétaires, qu’ils imposeront leur langue et leur culture, que les autres seront interdites. Eh ! bien, non. Ce peuple est là, aujourd’hui, et depuis des années, ils ne bougera pas. Il ne se rabaissera jamais, il restera jusqu’à obtenir son droit sur cette terre et sur toutes les choses qui lui appartiennent. Aujourd’hui, 2010, les Kurdes sont plus de 50 millions, ils sont intelligents et indépendants, ils sont rebelles et forts, les barbares le savent très bien ! Les barbares n’ont plus de force, ils ne nous soumettrons plus à leur dictature raciste ! L’armée de militants kurdes fait la guerre, nous donnerons notre vie pour notre terre. Nous avons une histoire, une culture, une richesse culturelle à protéger, pour retrouver le nom de notre pays sur toutes les cartes mondiales, pour montrer l’intelligence, la puissance, l’honnêteté kurde, et gagner quelque chose, si nous le voulons !

Je suis épaté. Je lis, je prends, je ramasse, je me tiens pour dit. Je dois trier, à nouveau, évacuer les facilités, les dangereuses revendications identitaires s’imaginant les autres ‘barbares’ (ostracisme que je n’absoudrai jamais, nulle part, pas même pour le malheureux peuple kurde, martyre), mais je retiens cette rage, cette fierté, cette colère, et cette façon de l’exprimer. Oui, je suis épaté. J’ai envie de lui dire ‘Il est bien, là, ton texte, continue…‘, je suis peut-être mûr pour animer un atelier d’écriture après tout. J’ai reçu une leçon. Agressé par le premier accueil qui m’a été réservé ici, j’en avais presque perdu la capacité d’être étonné par eux, de recevoir leur texte, de découvrir leur rage, de comprendre leur fierté. Il me fallait réapprendre à écouter – un peu comme eux, en fait. Tout n’est peut-être pas perdu.

Je souhaitais terminer ce grand reportage en Éducation Nationale par cette jeune fille, sur l’impression qu’elle m’a laissée : ces jeunes gens malcommodes ont bel et bien quelque chose à dire. C’était évident, et je l’avais presque oublié. Qui saura parler avec eux ?

Post-scriptum, Janvier 2011 : je rédige enfin le compte-rendu que je devais contractuellement à la Maison des Ecrivains, consultable sous ce lien. Je sais que ce rapport a huit mois de retard, que c’est de la moutarde après dîner, que plus personne ne l’attend… mais il me fallait tout de même le boucler maintenant, pour mémoire, pour moi : mon prochain programme de rencontres au sein de ce dispositif se mettant en place (je pars lundi à Limoges), il était temps de faire le point, ou de laver l’ardoise.

(Prochainement sur cet écran, l’épilogue nocturne : Manquait plus que le préfet !)

Baw-waw !

18/03/2010 3 commentaires

Le salon du livre de Montreuil, capitale symbolique de la littérature de jeunesse en France, est en danger. Oh, pas le salon lui-même, qui, en tant qu’évènement commercial, en tant que foire-à-tout et à Martine, ne peut que perdurer en notre monde où la relation marchande devient la norme du lien social. Ce qui risque de disparaître, ce sont toutes les opérations qui entourent et donnent leur sens humain à ce salon – le travail des petites mains de Seine-Saint-Denis, qui depuis 25 ans fabriquent du lien entre les livres et les enfants. Pourquoi cet essentiel travail de fond est-il remis en question ? Parce que le Conseil Général du Neuf-Trois (de gauche, s’il vous plaît) coupe les vivres. Dans le même temps très exactement, Claude Bartolone, président dudit Conseil Général, pousse des cris indignés, et sans doute de bonne foi, pour alerter sur « la culture en danger ». Comme quoi ça ne serait pas sa faute, mais celle du gouvernement, qui sabre les finances des collectivités territoriales tout en leur déléguant davantage de compétences. Tiens, ça me rappelle un livre pour enfants, c’est dire si la littérature jeunesse nous donne des outils pour déchiffrer les enjeux de pouvoir…  Nous ne sommes pas dans le monde éthéré des purs esprits de la culture, mais dans celui, âpre et trivialement combattif, de la politique, sèn-sèn-dni-staïleDe la bombe, bébé.

J’ai posté un petit message de soutien sur le site « Le pouvoir des livres », dédié à la défense et à l’illustration de l’oeuvre de Montreuil et, ce faisant, j’ai parcouru les autres contributions. Je suis tombé en arrêt devant le dessin offert par Mario Ramos, que je reproduis ci-dessus… Au fond, c’est ce dessin que je voulais aujourd’hui placer devant vos yeux, relayer ici les misères de Montreuil n’étant qu’un beau prétexte (même si soutenir le salon ne peut pas faire de mal). J’admire énormément Mario Ramos, et je tiens son Quand j’étais petit pour l’un des plus beaux livres jeunesse du monde (par conséquent, l’un des plus beaux livres du monde).

Et ce dessin-là, quelle merveille ! Quelle simplicité, quelle profondeur ! Tout est dit là, que je vais cependant paraphraser, et mon exégèse sera forcément plus laborieuse qu’un trait de plume : la littérature sert à ceci, très exactement ceci, à ce qu’un chat puisse pleurer en lisant l’histoire d’un chien, puisque celui-ci et celui-là ont en commun, au-delà de toutes leurs différences, leur condition d’êtres humains (sic). Comme je l’ai raconté ailleurs, je me sens tel un chat qui aboie – je ne pouvais que me sentir viscéralement atteint par ce dessin. J’en ronronne et jappe.

Post-scriptum éphémère posé sur l’actualité : les trois prochains jours, le Fond du Tiroir (c’est à dire essentiellement moi-même, suppléé sur certaines plages par Madame la présidente de l’association FdT, et par Marilyne Mangione) tiendra dignement son stand sur un autre salon, le Printemps du livre de Grenoble, dont le visuel est éhontément pompé sur Impitoyable d’Eastwood mais sinon c’est bien.

Le tombeau de Louis Bouilhet

26/02/2010 3 commentaires

J’ai fait ce matin deux lectures, l’une déprimante, l’autre ravigotante, et je n’ai compris qu’après coup (car c’est rétrospectivement que l’on crée du lien, que l’on tricote du sens dans le hasard) comment la seconde m’avait été l’antidote de la première.

Premier temps : je lis une brochure éditée dernièrement par l’ONISEP. J’accomplis cette lecture à fin de documentation pour un livre que j’écris (oh, toujours le même, toujours le même… Une séquelle ardue à la bouclette, et dont pour patienter les bribes se baladent…). Or, cette brochure se fixe pour objectif de présenter aux collégiens de 3e la réforme du lycée, et plus spécifiquement ce qui changera dès la rentrée 2010 dans les filières générale et technologique. La 2de devient, cela nous est précisé fièrement, « une véritable classe d’exploration», et nous nous demandons ce qu’elle était jusque-là.

Au chapitre des matières désormais obligatoires : « Pour mieux comprendre le monde actuel et ses enjeux, vous bénéficierez tous d’un enseignement d’économie.»

Au chapitre des matières désormais facultatives, dites enseignements d’exploration : « Vous pourrez explorer d’autres domaines encore, par exemple : la littérature et société [sic, l’absence du second article étant dû sans doute à un malencontreux copier-coller], les sciences de l’ingénieur, les biotechnologies, les méthodes et pratiques scientifiques…»

Je n’ai rien contre les sciences économiques. J’en ai tâté. Je respecte (sans les révérer) leurs vertus euristiques, et plus généralement je m’arracherai un ongle avant de débiner un champ du savoir, quel qu’il fût. J’éprouve toutefois un accès de mélancolie naïve, face au trop évident partage entre les domaines intellectuels, les obligatoires et les facultatifs. Genre, H.E.C. contre La Princesse de Clèves, l’un des deux tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ? Pour comprendre le monde actuel, pour y trouver sa place, pour y être utile (et utilisé), étudions l’économie ! et abandonnons la littérature aux spécialistes explorateurs. Ce n’est pas du cynisme, c’est une brochure de l’ONISEP.

Second temps : je lis, sans raison économique particulière, la préface au recueil posthume de Louis Bouilhet, Dernières chansons, préface écrite par Gustave Flaubert. Dans ce texte de circonstance mais aussi de deuil, Flaubert juxtapose une biographie et un tombeau pour son ami défunt ; des vers choisis (Des vers ! écrire en vers ! Mais c’est une folie !/J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie !) ; un plaidoyer esthétique (« Lui, il pensait que l’Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c’est là toute sa moralité… » L’ambition et l’expression « exaltation vague » ont depuis lors fait florès) ; et des ronchonnages bien sentis sur le déplorable manque de poésie de son époque :

« Regardez comme le désert s’élargit ! Un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prête à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. Peut-être allons-nous perdre, avec la tradition littéraire, ce je ne sais quoi d’aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu’elle. Un peu d’esprit se gagne par la culture de l’imagination, et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses ».

Eh bien, j’avais l’impression de lire un commentaire de la brochure ONISEP, écrit avec 140 ans d’anticipation.

Le désert, dit-il ? La bêtise ? Oh, je sais bien… Il est si facile de les voir gagner du terrain.

Le discours de la décadence est une scie de tous les temps, une éternelle illusion. On sait des sénateurs romains qui déploraient chez les jeunes d’aujourd’hui la perte de la vigueur, de l’esprit, ou des valeurs en usage durant leur propre printemps, et les choses ne se sont pas arrangées : a-ton jamais entendu dans le moindre bistrot ou le moindre forum la phrase « Ah, les jeunes d’aujourd’hui sont mieux qu’autrefois » ? Ainsi, la déliquescence des adolescents est, depuis 2000 ans et plus, un phénomène au moins aussi constant et fatal que l’aigreur des vioques. Imaginer le niveau contemporain après tant de générations inférieures à la précédente est une expérience vertigineuse.

C’est pourquoi je ne suis pas entièrement dupe de l’acrimonie de Flaubert, et pour la nuancer je citerai ci-dessous un autre extrait du même texte, à la tonalité triste et lyrique plutôt que grincheuse, nostalgique plutôt que passéiste. Car le souvenir de Louis Bouilhet évoque surtout en Flaubert une adolescence commune vouée à la rêverie, à la poésie, et à l’écriture. Flaubert avoue quelque part dans sa correspondance qu’il a mouillé de ses larmes cette page du manuscrit de la Préface.

« Et puisqu’on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne :
Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble des poètes, à se communiquer ce qu’ils ont fait, les plans des ouvrages qu’ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge ? je leur donne un conseil :
Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l’éternité des chefs-d’œuvre, perdez-vous dans les rêveries de l’histoire, dans les stupéfactions du sublime ! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse ! Son amour console des autres, et les remplace.
Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !
Alors, quoiqu’il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie ; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux ; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage ; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières ; et ce contrôle réciproque empêchera l’orgueil et ajournera la décadence.
Puis, quand l’un sera mort, — car la vie était trop belle, que l’autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours contre les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prêt à l’interroger : « Est-ce ainsi ? que dois-je faire ? réponds-moi ! » — Et si ce souvenir est l’éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagne dans sa solitude.»

J’offre au vent et à l’ONISEP cette élégie, convaincu que telle jeunesse, la sienne,  la mienne, d’autres, telles amitiés sur le seuil de la classe de 2de, telles aspirations à de plus bleus horizons que la sinistre économie du monde, ont eu lieu, auront lieu, ont lieu en ce moment même. Réforme pas réforme, il n’y a pas de raison. Je trouve beau ce texte, et considère, toujours mélancolique, et naïf toujours, que c’est par le spectacle des belles choses davantage que par la ronchonnerie que l’on a une chance de donner le regret, sinon le goût, des lettres, aux économistes de demain.

Je marche

23/01/2010 5 commentaires

Les Giètes, photoroman, évoque à plusieurs reprises (et pour mémoire pp. 101-103) l’expérience particulière des manifs, de ces matins de grève où l’on défile en cortège sur la voie publique. On marche – au double sens, dur et absolu, du beau verbe marcher :  on avance, et on y croit. On marche pour, on marche sur, on marche à, on marche ou crève, on marche.

Le héros dudit roman ne marche plus. Double sens également, quoiqu’il vous parlerait surtout de ses pauvres jambes.

En revanche, moi, je marche encore. J’ai marché hier, avec mes filles. Comme d’habitude, on camarade devant la gare, puis on terminusse devant la Préfecture, où les plus enragés continuent de piétiner. La Préfecture est cet auguste symbole républicain sévèrement gardé par un rang de CRS, arborant des casques intégraux et des gilets pare-balles d’une épaisseur impressionnante, et pour tout dire dissuasive. On renonce à même les regarder, le regard n’atteindrait pas leur épiderme. Mais cette manif était plutôt courte, faible mobilisation, dans le froid et la grisaille. Les syndicats annonçaient 3000 personnes dans le mégaphone, je pense qu’il n’y en avait qu’un petit millier… Toujours les mêmes revendications, « pour sauver le service public »… Je marche, puisque je suis un petit fonctionnaire. On suit la banderole, on soupire au slogan. Y croit-on encore ? Il faut bien, pourtant. Si l’on n’y croyait plus, on s’arrêterait de marcher, puisque c’est la moitié du sens.

Les suppressions de postes de fonctionnaires, qui déglingueront la société française plus durablement qu’un jour de grève, rapporteront à l’Etat 500 millions d’Euros, tandis que le bouclier fiscal, qui enrichit une poignée de créatures extra-terrestres humanoïdes ne vivant pas sur le même plan de la réalité que nous, lui coûte 600 millions d’euros. L’équation est simple, le gouvernement insupportable… Alors on le dit dans la rue… Et puis on n’est plus trop sûr de servir à quelque chose, alors on rentre chez soi et on prépare le repas pour ses enfants. Marcher, c’est physique, ça creuse.

Préparant le repas, j’écoute la radio. M. Henri Proglio, PDG d’EDF, pur spécimen de créature humanoïde extra-terrestre rolexée à mort, est pris en flag de cumul des salaires et de louche collusion entre service public et intérêt privé, précisément aujourd’hui, il tombe bien. Il est contraint de renoncer publiquement à ses émoluments de Veolia et de se contenter de son salaire d’EDF, soit 1 600 000 euros par an. Ce chiffre est tellement énorme, tellement abstrait, tellement incompréhensible, que je manque me couper un doigt en épluchant mes patates, j’interromps la cuisine pour sortir la calculette. Or, après calcul, son salaire est très exactement cent fois le mien.

C’est commode, les chiffres ronds, tout devient clair. Puisque l’argent est la vraie valeur des choses, comme nous le savons depuis le 6 mai 2007, je suis en somme important comme la centième partie de M. Henri Proglio. Il faut cent types dans mon genre, cent fonctionnaires de rien (environ 130 s’il avait conservé son salaire de Veolia) pour équivaloir à M. Henri Proglio. Si 100 (ou 130) gus comme moi mourraient, ce serait, en gros, aussi grave que si M. Henri Proglio mourrait. Voilà la sorte de pensées que cela m’inspire, spontanément. Bizarre, non ? D’autres sans doute se mettraient à rêver ce qu’ils feraient de cent fois leur salaire, puis pour se consoler gratteraient quelques cartons de la Française des Jeux (PDG : M. Christophe Blanchard-Dignac, créature humanoïde extraterrestre), alors que moi ces produits en croix m’entraînent seulement à compter ceux à qui ma mort fera de la peine. Voilà qui renvoie à l’étymologie du mot « prolétaire » = qui n’a d’importance que pour ses enfants, que par ses enfants. Prolo vs. Proglio. Je donne à manger à mes enfants, allez, dépêchez-vous, il est tard.

Pendant ce temps à la radio, le monde continue de trembler. Je continue de calculer. Finalement, 100 (ou même 130) individus dans mon genre, empilés dans la balance du jugement dernier pour parvenir au niveau de M. Henri Proglio, ce serait encore fort peu de chose, une bien modeste manif. Parce que si l’on prenait en compte, au lieu des grilles de salaires de la fonction publique territoriale française, le salaire moyen en Haïti, alors là pardon il faudrait assembler 15 à 20.000 Haïtiens avant d’espérer obtenir pour eux, collectivement, la dignité phynancière attribuée d’office au seul M. Henri Proglio, créature humanoïde extraterrestre. Et encore, c’est bien parce qu’il a renoncé à Veolia.

Bon appétit, les enfants.

Ah, moi qui voulais cesser de parler politique sur ce blog… Parlons plutôt littérature. C’est toujours, quoiqu’il arrive, moins dérisoire. D’autant que, pour les raisons que l’on sait, lire aujourd’hui la Princesse de Clèves est un acte de résistance, surtout pour un petit fonctionnaire qui passe des concours.

Voici, par association d’idées quant à la valeur relative d’un individu, le fameux monologue de Shylock :

« Il a jeté le mépris sur moi, il a ri de mes pertes, il s’est moqué de mes gains, il a méprisé ma nation, entravé mes affaires, refroidi mes amis, échauffés mes ennemis, et quelle raison a-t-il pour faire tout cela ? Je suis un petit fonctionnaire. Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Est-ce qu’il n’est pas nourri des mêmes aliments, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été et refroidi par le même hiver qu’une créature humanoïde extraterrestre ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela ».

Le Marchand de Venise, Acte III, scène 1. William Shakespeare, trad. Emile Montégut et Fabrice Vigne

Quand faut y aller

09/12/2009 9 commentaires

On se dit : « Pas la peine ». On se dit même pire : « À quoi bon ». On se dit : « Ah, bah, c’est trop vain, c’est trop facile, l’indignation… c’est éculé… et puis politiquement correct ».

On se dit : « Pourquoi irai-je m’exprimer sur ces triviales, pénibles mais contingentes questions d’actualité ? Mon blog t’façons est lu par quatre personnes plus un tondu qui se débrouilleront par eux-mêmes pour s’indigner sur ces sujets, je leur fais confiance pour trouver le chemin et s’échanger des pétitions, personne n’a besoin de moi, oh non, personne n’a besoin d’un cri d’orfraie au fond du tiroir… ».

Ouais, ouais. On se dit tout ça, et du coup on garde tout à l’intérieur. On ne dit rien. On laisse faire. On laisse dire. Personne n’a besoin que je m’exprime sur ce sujet, voilà qui est indéniable. Sauf peut-être moi-même. Alors j’y vais quand même. Je le pousse, mon coup-de-gueule-politiquement-correct que je croyais ne pas devoir pousser. Ils continuent bien, ceux d’en face. Quand faut y aller.

Le gouvernement français, complètement déboussolé, trouve judicieux de s’interroger maintenant sur l’Identité Nationale, et dans le même temps envisage de supprimer l’histoire dans certaines filières d’enseignement (ah bon parce que l’histoire ce n’est pas ce qui forge l’identité d’une nation ?…), démantèle froidement les services publics (ah bon au temps pour moi parce que alors les services publics ce n’est pas ?…), ne craint pas de couper les vivres des musées nationaux (ah bon alors pardon moi qui croyais que la culture ?…), ni de flinguer l’économie des communes (ah ben ça alors j’en reviens pas moi qui aurais pourtant juré que les collectivités locales ?…) etc.

Ces incohérences manifestes cachent un grossier calcul politique. Sarkozy a été élu, notamment, en neutralisant stratégiquement le Front National. Il a peur de perdre aujourd’hui la main électorale, puisque Le Pen père et fille reprennent du poil de la bête immonde. Ainsi, c’est à ça qu’il sert, et seulement à ça je crois bien(1), le grand débat Polichinelle sur l’identité nationale (cf. le site officiel) : un bon gros appel du pied aux électeurs du Front du même nom, « coucou, je suis là mon ami de souche, laisse tomber ces losers de Le Pen, ils n’auront jamais le pouvoir, moi je l’ai, je le garde, et tu vois je pense comme toi… On va pas se laisser bouffer toi et moi pas vrai ? »

De là, cet accident, ce lapsus, cet inconscient politique qui parle : les déclarations ahurissantes mais décomplexées de M. André Valentin, maire UMP de Gussainville (Meuse), élu du peuple, qui s’exprime au micro parce que nous avons décidé qu’il avait le droit de s’exprimer à notre place, c’est le principe de la démocratie représentative. « Je pense qu’il est plus qu’utile, qu’il est même indispensable, qu’il est temps qu’on réagisse, parce qu’on va se faire bouffer (…) Par qui ? Par quoi ? Y en a déjà dix millions, hein. Il faut bien réfléchir. Dix millions que l’on paie à rien foutre. »

Il se trouve, pour tout vous dire, que je n’ai pas seulement un grand-père italien. J’ai aussi un frère iranien – ce sont des choses qui arrivent. Mon frère me dit en soupirant : « Que veux-tu, c’est ainsi, la France est raciste ». Je soupire avec lui. Mais attends, attends… Répète, pour voir ? bingo ! « La France est raciste », tout est dit ! En une seule phrase ! Ne cherchez plus ! Débat clos ! Ça va en faire des éconocroques aux contribuables ! On l’a trouvée ! on l’a identifiée l’Identité de cette grande et belle nation, c’était tout simple, on avait le nez dedans. L’Identité nationale, « ce n’est pas dangereux, c’est nécessaire », selon Sarkozy. C’est sympa. C’est même sexy, tiens. C’est tellement glamour de s’assumer enfin ! C’est moderne !

C’est moderne depuis toujours. L’Identité Nationale, ça a commencé il y a bien longtemps, une sale manie, archaïque au possible, l’Identité nationale ça vient du cerveau réptilien, l’instinct du territoire : ici je suis chez moi, un vieux réflexe leitmotiv avéré par l’Histoire, c’était par exemple Cro-Magnon qui défonçait la gueule de Néandertal à coup de massue parce décidément y’en avait trop dans la vallée, non c’est vrai un seul ça va, c’est quand ils sont trop que ça va plus, on va pas se laisser bouffer merde. Ensuite, les néandertaliens ont totalement disparu, bon débarras. Les Cro-Magnons se sont retrouvés entre eux, et se sont forgé une chouette identité rien que pour eux. Mais en se regardant bizarrement d’une tribu à l’autre…

J’ai envie de vomir. Je vomis. Je m’étouffe dans mon vomi. Je ne suis qu’un blogueur de plus, qui a été choqué dans ses fibres, dans sa putain d’ « identité » par ces propos d’un raciste moderne, je ne suis qu’un citoyen qui pense que le racisme, c’est mal, qui se désespère de devoir le dire encore, et qui ajoute pour le principe, vraiment pour le principe, pour faire avancer le débat, son billet-indigné-politiquement-correct, qui l’ajoute à des centaines d’autres, allez, faites suivre, faites tourner, laissons pas faire. Eh, bien, dites-moi, ça en fait du vomi. L’Identité nationale, ça pue.

(1) – À la réflexion, j’entrevois un second enjeu stratégique caché derrière le soutien mordicus de Sarkozy à Besson et à son ministère : Sarkozy est peut-être soulagé de lire dans les sondages que Besson est encore plus détesté que lui. Le méchant de l’histoire, dans les esprits des téléspectateurs, c’est celui-ci et non celui-là. Good cop/bad cop routine. En outre, un ministre aussi honni, c’est un fusible à faire sauter un jour de déprime.

Marronnier

14/09/2009 Aucun commentaire

And now, number one : the larch. And now, number one : the horse chestnut tree.

Jeudi 3 septembre 2009

Comme chaque année à date fixe, l’on peut lire ceci pour se remettre en train.

Ensuite, requinqué ou pas, l’on se penchera sur l’actualité, cyclique également. Car voici un autre marronnier, et plus sinistre, bois de menace, dévorante forêt : les expulsions se poursuivent au quotidien, dans notre beau pays la France, de misérables dépourvus de papiers. À peine le temps de signer une pétition, qu’un autre cas survient. Mais M. Eric Besson, excusez-du-peu ministredelimmigration- del’intégration- del’identiténationale- etdudéveloppementsolidaire (pour l’usage ici audacieux du vocable solidaire, cf. Debord, comme toujours), M. Besson donc, déclare ce matin à la radio : « Ah, non, je ne répondrai pas à votre question, je ne me ferai pas piéger, vous ne me ferez pas parler d’un cas particulier ». Ainsi les cas particuliers, c’est-à-dire les êtres humains, se noient en silence dans les statistiques, excellentes, qui démontrent l’efficacité des forces de police nationales.

Thierry Lenain, auteur avec Olivier Balez d’un admirable Moi, Dieu Merci, qui vit ici, s’est emparé d’un cas particulier. Celui d’un petit gars portant ce même nom, Chama Dieumerci, 6 ans, qui ces jours-ci tente de faire sa rentrée comme les autres enfants de 6 ans, malgré le risque d’expulsion immédiate pesant sur son père. Petit gars que Besson d’un revers de manche renvoie dans les statistiques.

Lenain adresse ceci à une liste d’auteurs dits jeunesse, dont je suis :

Bonjour,
La Cour d'appel de Paris a refusé hier de libérer le père de Chama Dieumerci.
Prochaine étape judiciaire : audience du Tribunal administratif de Cergy,
demain mercredi à 10h.
En attendant, je vous propose cette action :
Beaucoup d'entre vous à qui j'adresse ce mail ont au moins un livre jeunesse
sous la main. Parce que vous êtes auteurs, illustrateurs, libraires,
bibliothécaires, médiateurs, enseignants, parents...
Prenez ce livre. Imprimez et signez la lettre ci-jointe.

Monsieur le Préfet de Seine Saint-Denis,
Je voudrais aider M. ABEL GABRIEL à constituer la bibliothèque
de son fils, Chama Dieumerci. Mais je ne sais pas où le joindre. Aussi
je me permets de vous confier ce livre pour que vous le lui fassiez
remettre. Vous êtes en effet celui qui a entre ses mains la vie de ce
père et de cet enfant.
Je profite de cet envoi pour vous demander instamment et avec
confiance d'user de votre pouvoir discrétionnaire pour abroger
l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière de Mr ABEL GABRIEL,
pour prononcer sa régularisation et ainsi permettre à ce père et son
fils de 6 ans né en France de se retrouver et de vivre ici, en paix,
parmi nous.
Respectueuses salutations,
XXX

Préfecture
Monsieur MEDDAH Nacer
1 ESPLANADE JEAN MOULIN
93007 Bobigny Cedex.

Si vous avez envie de participer à cette action, ne vous demandez pas trop
si elle est vaine ou pas. Ne vous demandez pas trop si les autres vont le faire
ou pas. Et surtout, ne remettez pas cet envoi à demain, postez ces livres
DES AUJOURD'HUI.
Merci.

J’obtempère immédiatement, ravi d’accomplir un geste plus effectif qu’une pétition supplémentaire – et ma foi si c’est une illusion, ravi de l’illusion. J’envoie aux bons soins de M. le préfet un exemplaire de Jean Ier le Posthume, ce livre qui dit : les enfants vivent la vie que leur ont laissée leurs parents. Je me sens vaguement, très vaguement mais c’est déjà bien, plus efficace, plus à ma place, plus « cas particulier » que si je n’avais signé qu’une pétition de plus : j’ai offert un livre, j’ai offert un peu de langue française, cette langue que je partage avec Chama Dieumerci, j’ai constitué une bibliothèque comme un geste politique, j’ai en somme fourni des papiers. Voilà. La suite de l’histoire ici, mais surtout, en direct, sur ce site.

Post-scriptum I, 14 septembre 2009. Le père de Chama Dieumerci a été libéré la semaine dernière. L’arrêté de reconduite à la frontière a été abrogé (info confirmée) et Mr Abel Gabriel a rendez-vous à la préfecture pour un réexamen de son dossier. Mr Abel Gabriel et son fils vont enfin pouvoir entrer dans la légalité. Sur le site, Thierry Lenain invite à « aider financièrement ce père à sortir de la misère, à mettre en place les conditions de sa nouvelle vie et à se retrouver dans de bonnes conditions de recherche d’un travail » (les dons sont possibles en ligne).

Sur le « sujet », si l’on est capable d’utiliser un vocable aussi neutre, de l’indigne traque des sans-papiers, on peut aussi s’intéresser au travail de mon collègue de bureau (sic) Vincent Karle, qui a, comme Thierry Lenain, joint l’action militante toute crue à la littérature. Il a publié Un clandestin aux Paradis, remarquable petit roman de la collection « D’une seule voix » (Actes sud junior), et il a secouru une famille de clandestins, notamment en permettant la publication du témoignage rédigé par la fillette de la famille, Maroua, 11 ans : Il faut déménager, la police va venir nous chercher. Le thriller de l’année, que voulez-vous.

Post-scriptum II, 17 septembre 2009. Un communiqué signé Thierry Lenain :

Marie-Jeanne Guillaume, a.k.a. Billy Joe MacAllistair

03/07/2009 un commentaire

hébé ça nous rajeunit pas

It was the third of June, another sleepy, dusty Delta day
I was out choppin’ cotton and my brother was balin’ hay
And at dinner time we stopped and walked back to the house to eat
And Mama hollered out the back door « y’all remember to wipe your feet »
And then she said « I got some news this mornin’ from Choctaw Ridge
Today Billy Joe MacAllister jumped off the Tallahatchie Bridge »

En 1967, la chanteuse country Bobbie Gentry débute sa carrière avec un tube planétaire, fracassant et cependant douçâtre, Ode to Billy Joe. Elle ne devait plus jamais rencontrer pareil succès, mais peu importe : cet air-là était définitivement entré dans l’inconscient, et la mauvaise conscience, collectifs.

La narratrice de la chanson est une jeune paysanne du Mississipi (le « Delta » du premier vers) qui, après ses travaux aux champs, rentre chez elle pour un repas en famille. Entre deux bouchées, ah tiens au fait vous connaissez la dernière, la mère annonce le suicide du jeune Billy Joe MacAllistair, qui s’est jeté dans la rivière Tallahatchie. Le père lâche, la bouche pleine, quelques commentaires sur ce Billy Joe qui de toute façon était un bon à rien. Puis, on change de sujet. Et au couplet final, on change même d’époque, le temps s’envole : l’événement, cette mort brutale d’un adolescent, a été intégré, digéré par le corps social, qui quant à lui continue à vivre, de quelle vie monotone, au fil des heures et des saisons, des semailles et des moissons.

On ne saura rien de l’émotion qui déchira la narratrice ce jour-là. Tout au plus la devine-t-on, à partir de trois fois rien, la remarque de sa mère, « Eh ben alors, tu ne manges rien ? Finis ton assiette… » Quand vient la fin de la chanson, à nouveau seul et en silence, on peut tenter de recomposer l’histoire, de déduire les liens que la jeune fille entretenait avec Billy Joe… On est réduit aux hypothèses : quel est au juste la chose que le couple a jeté, paraît-il, la veille du suicide, dans la rivière Tallahatchie ? Non, ne me dites pas que c’était un… Allez, finis donc ton assiette.

Dans les années 60, la France était déjà à la remorque musicale des USA, mais de façon sensiblement différente d’aujourd’hui : on n’imitait pas les tics de production et de cordes vocales ; on traduisait, plus simplement, et plus ingénument, les tubes. Avant la fin de cette même année 1967, Ode to Billy Joe connaissait une version française, chantée par Joe Dassin, Eddy Mitchell, et d’autres, sous le titre Marie-Jeanne.

La transposition apporte son lot de modifications, de presque-trahisons : superficiellement, on repeint le décor façon couleur locale, présupposant qu’un redneck ricain est peu dissemblable d’un plouc franchouille (le Mississipi profond devient ainsi le sud-ouest français, non moins profond ; la rivière Tallahatchie se réincarne en Garonne ; Choctaw Ridge est jumelé avec Bourg-les-Essone, ce qui ne manquera pas de jouer en faveur de la fraternité et de la compréhension entre les peuples). Surtout, plus radicalement, on inverse la structure narrative : la version française de cette chanson féminine étant confiée à un homme, on change le sexe de la narratrice qui, de paysanne, devient paysan. En conséquence, le bon à rien, le mort, l’absent, le fantôme, le suicidé de la société s’invertit symétriquement : Billy Joe MacAllistair s’appelle chez nous Marie-Jeanne Guillaume.

Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que je viens d’écouter cette Marie-Jeanne de Joe Dassin, sans préméditation, à la radio, et comme il m’arrive parfois en présence de chanson dite populaire, je me suis trouvé cueilli, bouleversé par surprise, mon corps a eu un petit soubresaut, les poils de mes avant-bras se sont dressés, ma lèvre a tremblé et mes larmes ont coulé, zébrant mes joues de tragédie, on croit connaître par coeur une rengaine plus vieille que nous, un saucisson qui a traîné partout, mais on l’écoute ici et maintenant, à nouveau, et on fond. Ce micro-malheur paysan m’a paru beau comme l’antique, tout au moins comme du Giono, du bon et solide malheur comme il s’en fabrique quotidiennement dans les familles, du malheur tellement gros qu’on ne peut pas même le raconter, qu’on doit s’en tenir à ses circonstances, son quotidien et son non-dit, et la guitare entre les deux, un texte ciselé qui commence à la ferme et finit dans le coeur du lecteur, une nouvelle parfaite, une nouvelle qu’on aurait aimé écrire, enfin vous je n’en sais rien, moi oui.

Voilà, pourquoi je vous raconte. J’écris un article, pour tenter, tout repose dans la tentative, de comprendre ce qui vient de se passer, en 1967, et sur mes avant-bras. Si ce blog ne rend pas compte de mes frissons et de mes larmes, diable à quoi servira-t-il ?

Thème et variations : l’émission de France Musique Repassez-moi le standard consacrée à cette chanson.

ABC Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs

14/02/2009 Aucun commentaire

Oui, bon, allez, d’accord, c’est la Saint-Valentin, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

Saint-Valentin, fête la plus inepte du monde, source d’anxiété pour les couples (« ça va ? j’ai bon ? suis-je assez amoureux cette année ? avec tout ce que je lui offre ? »), et d’amertume pour les esseulé(e)s (« mon Dieu ! tous les garçons et les filles de mon âge savent bien ce que c’est qu’être heureux, oui mais moi etc »), Saint-Valentin ne fait rien pour exalter nos réelles aptitudes à l’amour. Au contraire, elle nous ferait douter – cette célébration dans le calendrier ressemble à une commémoration je trouve, un deuil, une pensée obligatoire pour nos poilus, 11 novembre en février. Saint-Valentin donne envie de détester l’amour à mort et le soldat inconnu et de brailler à tue-tête une chanson de Brigitte Fontaine.

Oh, et puis ça suffit, hein, vous avez, nous avons, ils/elles ont, presque aussi peu besoin d’une chronique, d’un billet d’humeur, d’un coup de gueule supplémentaire contre Saint-Valentin, que de Saint-Valentin. Vous avez, nous avons, ils/elles ont, besoin d’amour, c’est tout. L’amour, fête intime la plus précieuse qui soit, tourne à l’horreur et au grotesque quand elle devient fête sociale et institutionnelle, ou bien en critique de la fête sociale et institutionnelle. Ce n’est pas une raison pour ne pas nous aimer les uns les autres ; simplement, aujourd’hui on peut jeûner, faire relâche, dès demain on s’y remettra. Sinon, c’est nous qui sommes morts.

Tiens, si vraiment vous souhaitez vous abandonner au consumérisme valentin plutôt que d’être authentiquement amoureux, vous n’avez qu’à vous offrir mutuellement ABC Mademoiselle, et si vous êtes seul(e), vous l’offrir à vous-même ; cadeau de très bon goût dans tous les cas, idéal pour fêter l’amour puisque c’est un conte joyeux à propos de la solitude, l’amour en jachère dans un joli terrain, en attendant que ça pousse.

Et moi, ce que je vous offre : ci-dessous une trouvaille de l’habile et diligent Patrick « Factotum » Villecourt qui, fouinant sous la surface du web, a dégoté ce bel abécédaire, vingt-six photos qui ne sont pas sans lien avec les vingt-six gravures de Marilyne Mangione (exposées à la bibliothèque du centre-ville de Grenoble jusqu’à la fin du mois). L’auteur en est le photographe russe Oleg Origin. Et sur le même sujet, certainement inépuisable, des liens charnels entre le corps du désir, et le corps des lettres qui expriment ce désir, vous trouverez ici deux autres variations, transmises par une lectrice non moins diligente et habile, que je remercie chaleureusement.

Filmographie sélective : allez donc voir (ou lire) La fête de l’amour de Philippe Caubère, film drôle et profond sur l’amûr, son intériorité et son extoriorité, ses rituels et ses serments, ses euphories et ses tourments, son éternelle surprise et sa fatalité. Tant que vous y serez, voyez donc Le Roman d’un acteur en entier, les onze épisodes, ça ne peut pas vous faire de mal.

Le Fond du Tiroir vous aime.

les grands esprits se rencontrent

 

SP3C : un contrepoint

12/02/2009 5 commentaires

sp3c, sa jeunesse, sa littérature, son enthousiasme, sa fête, sa taxe professionnelle de l'AREVA

J’ai déclaré il y a quelques jours mon amour pour Saint-Paul-Trois-Châteaux, lieu magnifique d’une fête du livre réussie, euphorique, fertile, unique.

Beau paysage. Mais au fond du tableau, on aperçoit les cheminées du site nucléaire du Tricastin. On les voit, on traverse leur ombre, on les longe à l’allée comme au retour, et on peut les oublier, puisque c’est la fête. Or je ne les oublie pas une seconde car, vieille mentalité paysanne peut-être, j’aime savoir qui me paye. D’où vient l’argent ? De l’Areva, assez directement : si une aussi petite ville est capable d’organiser un aussi grand événement, c’est bien grâce à la taxe professionnelle pharaonique du nucléaire. L’énergie humaine de Saint-Paul ? Ah oui, bravo, merci, vous travaillez pour vos enfants, pour l’avenir, je viens travailler avec vous, hardi petit. Mais l’énergie produite ici pour de vrai, sans métaphore, dans les fils, dans les ampoules de la fête ? Quel avenir est ici travaillé, pendant que l’on raconte nos histoires aux enfants ? À quoi joue-t-on, les enfants ?

De quoi exactement suis-je complice quand, à l’entrée du chapiteau de la fête, le stand Areva distribue aux marmots des coloriages et des quizz, alors que j’ai dans un coin de la tête le dernier « incident », pas très vieux, septembre 2008, ou bien le scandale des déchets nucléaires jetés au bord de la route, alors que j’étouffe une sourde trouille, mais que tout compte fait je vais m’assoir à mon stand, et sourire et dédicacer ?…

J’aurais pu garder pour moi ces petits tiraillements, cette mauvaise conscience… Mais je reçois aujourd’hui le texte de Sarah Turquety, vigoureux, fier, qui incite à la prise de conscience collective. Texte de poète, c’est à dire qui sait mettre les mots d’une seule sur les pensées partagées. Non, je ne suis pas seul, et je ne garde rien pour moi. Je reproduis cette lettre ouverte avec l’accord de Sarah. Et maintenant, on fait quoi ?

A TOUS LES MILITANTS POUR LE LIVRE DE JEUNESSE

qui sont tout d’abord des militants pour l’Humanité

La fête du livre de Saint-Paul-Trois-Châteaux 2009

fut un beau moment de rencontres et d’échanges

avec tous ces bénévoles, une population venue en masse,

et Aréva.

Je rentre chez moi
et je reçois ce mail sur la prochaine émission de télévision
montrant les enfouiements illégaux de déchets nucléaires dans toute la France,

cette émission qui devrait être diffusée le 11 février sur France 3
et qui ne le sera peut-être pas car Aréva a saisi le CSA afin d’empêcher toute diffusion.

Je rentre chez moi
et je me rappelle ce reportage sur les mines d’uranium d’Aréva au nord du Mali

et l’exploitation des hommes, le pillage des ressources en eau, la sécheresse qui en découle.

Je rentre chez moi
et j’ai honte.

Ainsi je puis être adulte en 2009, parler de poésie
et penser participer à la construction d’un monde solidaire
dans lequel mes enfants pourront grandir
et en même temps accepter qu’un des groupes les plus pollueurs,
de ceux qui nous tuent (tout simplement : tuer)

diffuse sa propagande d’un monde idéal grâce au nucléaire

auprès d’enfants vivant près d’une centrale
qui a connu une grave fuite cet été même.

Je rentre chez moi.

Muette.

Mes mots n’ont aucune valeur. Ils sont vides. De mouvements.

Amour, solidarité, générosité, utopie.

Ainsi je puis avoir appris Tchernobyl et son impact, Hiroshima et la destruction totale

et accepter que l’on vante le nucléaire auprès d’enfants dans un lieu militant pour la lecture.

Je rentre chez moi

un mot en tête : compromis.

Je rentre chez moi
et je pense à nous tous, adultes présents à cette fête du livre,

auteurs, illustrateurs, plasticiens, instituteurs, bénévoles de tous bords, passionnés,

nous, passionnés, qui cloisonnant nos luttes, fermons les yeux,

tournons les regards, n’osons pas voir le mensonge et la manipulation.

Je suis rentrée chez moi

mais, pour autant, je ne resterai pas muette.

Car ma voix est celle de tous ceux qui

sont rentrés chez eux,

avec un regret, un élan noyé.

Car je sens que nous serions nombreux
à soutenir une transformation de cette magnifique aventure humaine
qu’est la fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Chateaux.

Car je sens qu’aujourd’hui nous pouvons nous passer de restaurants chics, d’honneurs

pour nous sentir pleinement humains et pères et mères de nos enfants.

Car je fais confiance aux idéaux de chacune et chacun pour faire œuvre de sa conscience.

Utopistes, debout !

Sarah Turquety, poète


Je me sens tour à tour la perle et le pourceau

08/02/2009 Aucun commentaire

Le Stradivarius télésurveillé, c'est la sécurité pour vos enfants

« Le musicien de rue était debout dans l’entrée de la station « Enfant Plaza » du métro de Washington DC. Il a commencé à jouer du violon. C’était un matin froid, en janvier dernier. Il a joué durant quarante-cinq minutes. Pour commencer, la chaconne de la 2ème partita de Bach, puis l’Ave Maria de Schubert, du Manuel Ponce, du Massenet et à nouveau, du Bach. À cette heure de pointe, vers 8h du matin, quelque mille personnes ont traversé ce couloir, pour la plupart en route vers leur travail. Après trois minutes, un homme d’âge mûr a remarqué qu’un musicien jouait. Il a ralenti son pas, s’est arrêté quelques secondes puis a démarré en accélérant. Une minute plus tard, le violoniste a reçu son premier dollar : en continuant droit devant, une femme lui a jeté l’argent dans son petit pot. Peu après, un quidam s’est appuyé sur le mur d’en face pour l’écouter mais il a regardé sa montre et a recommencé à marcher. Il était clairement en retard. Celui qui a marqué le plus d’attention fut un petit garçon qui devait avoir trois ans. Sa mère l’a tiré, pressé, mais l’enfant s’est arrêté pour regarder le violoniste. Finalement sa mère l’a secoué et agrippé brutalement afin que l’enfant reprenne le pas. Toutefois, en marchant, il a gardé sa tête tournée vers le musicien. Cette scène s’est répétée plusieurs fois avec d’autres enfants. Et les parents, sans exception, les ont forcés à bouger. Durant les trois quarts d’heure de jeu du musicien, seules sept personnes se sont vraiment arrêtées pour l’écouter un temps. Une vingtaine environ lui a donné de l’argent tout en en continuant leur marche. Il a récolté 32 dollars. Personne ne l’a remarqué quand il a eu fini de jouer. Personne n’a applaudi. Sur plus de mille passants, seule une personne l’a reconnu.

Ce violoniste était Joshua Bell, un des meilleurs musiciens de la planète. Il a joué dans ce hall les partitions les plus difficiles jamais écrites, avec un Stradivarius valant 3,5 millions de dollars. Deux jours avant de jouer dans le métro, sa prestation future au théâtre de Boston était « sold out » avec des prix avoisinant les 100 dollars la place.

C’est une histoire vraie. L’expérience a été organisée par le Washington Post dans le cadre d’une enquête sur la perception, les goûts et les priorités d’action des gens. Les questions étaient : dans un environnement commun, à une heure inappropriée, pouvons-nous percevoir la beauté ? Nous arrêtons-nous pour l’apprécier ? Reconnaissons-nous le talent dans un contexte inattendu ? Une des possibles conclusions de cette expérience pourrait être : si nous n’avons pas le temps pour nous arrêter et écouter un des meilleurs musiciens au monde, jouant pour nous gratuitement quelques-unes des plus belles partitions jamais composées, avec un violon Stradivarius valant 3,5 millions de dollars, à côté de combien d’autres choses passons-nous ? À méditer … Vidéo visible sur you tube. »

Reçu aujourd’hui par mail ce récit, qui m’interloque. Je le reproduis au Fond du Tiroir, très solidaire du Fond du couloir de métro. Pour qui mes belles tripes, mon sang ma sueur et mes larmes ? Ma joie, aussi, et mon travail ? Pour personne et pour la télésurveillance. À votre bon cœur messieurs-dames, merci et bonsoir.

(source : Pierre Voyard. Mais, comme toujours dans le cas d’informations assistées par l’électronique, il est prudent de fouiller un minimum le oueb afin de vérifier les circonstances. Le texte transmis par Pierre stipule « en janvier dernier », ce qui tôt ou tard ne veut rien dire : l’expérience a eu lieu, précisément, le 12 janvier 2007. Peu importe, c’est actuel. Édifiant article d’analyse, en anglais, à lire ici.)