Lettres à des morts : l’affiche

04/02/2024 Aucun commentaire

Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini et moi-même avons donné deux représentations (allez, deux et demie si l’on compte la numéro zéro, encore plus confidentielle que les suivantes) de nos Lettres à des morts. Nous aimons tellement ce spectacle, et le public aussi, juré, que nous avons envie de le jouer jusqu’à ce que mort s’ensuive et oh la la c’est bien le cas de le dire. Ce spectacle pourrait être un marronnier du 11 novembre qui rappellerait sans relâche l’horreur de la prétendue Grande Guerre y compris à l’arrière, mais pas que. Comme nous l’a dit une spectatrice (merci Anne), Tout le monde devrait voir ce spectacle. Vous le voulez ? Contactez-nous.

Et puis voilà que désormais nous disposons d’un atout supplémentaire : le splendide visuel, signé Adeline Rognon. Pour le précédent spectacle du même trio, Trois filles de leur mère d’après Pierre Louÿs, nous avions sollicité Adeline qui nous avait offert une magnifique affiche… Rebelote : ci-dessous son premier jet, pour vous donner une idée du making of.

… Soit une encre bien noire et bien memento mori en surimpression d’un texte imprimé. Nous étions déjà emballés par l’idée, mais nous avons fait valoir à Adeline qu’il était dommage que le texte ne soit pas un écrit à la main, voire, justement, le manuscrit d’une des 26 lettres qui composent le spectacle…

Il s’agit d’un point hautement sensible : à chacune des représentation une question est soulevée par le public (nous pouvons déjà faire des statistiques, même au bout de deux et demi). Ces lettres, publiées pour la première fois en 1932, sont-elles d’authentiques témoignages de 14-18, ou bien l’œuvre apocryphe d’un écrivain transformiste et pacifiste ? Les tenants du vrai et ceux du faux ont tous de solides arguments, et quant à nous, même si nous avons une petite idée, nous n’avons pas de quoi dissiper l’énigme qui, selon moi, ne fait qu’ajouter à la fascination exercée par ces 26 terribles textes. En tout état de cause, le manuscrit original, personne ne l’a vu et personne ne sait où il est. Stéphanie et moi-même avons donc entrepris, pour les besoins du spectacle, d’entièrement réécrire à la main les lettres, 13 chacun.

Désormais, le manuscrit existe bel et bien puisque nous l’avons créé, et le théâtre est un espace d’illusion pour la bonne cause.

C’est ainsi qu’Adeline a recomposé son illustration, en utilisant cette fois comme fond l’une des lettres portant mon écriture. Comme pour les Trois filles, pour la remercier, nous allons en tirer quelques sérigraphies de luxe et cartes postales, objets rarissimes qui seront, comme de juste, en vente à l’occasion des spectacles ainsi qu’au sein du réseau (montréalais) d’Adeline.

Bonus : nos têtes de circonstances.

Mirliton Matin : la rechute ! (M.M., volume 3)

03/02/2024 Aucun commentaire

UN

Mirliton Matin, rubrique « nos retraités sont actifs » ! Un ex-maître nageur prend désormais soin des noyers… Leur fait-il le bouche-à-bouche ?

La retraite est parfois le moment d’inverser
La vapeur
Abattre sa routine, et envoyer valser
Ses valeurs
Pour tendre enfin, à son miroir, à son passé,
Son majeur.
Ainsi de ce métier, trop longtemps exercé :
Professeur
De natation – autrement dit, sans finasser,
Maît’nageur !
Profession admirable et souvent, on le sait,
De grand cœur,
Car couronnée d’un noble et superbe énoncé :
« Sauveteur » .
Dominique pourtant s’en est débarrassé
Sans douceur.
Porter ce sacerdoce, il en avait assez !
Cet honneur
Tout humble et tout humide, comme il le haïssait !
Voici l’heure
De cesser de sauver et plutôt de bosser
En cueilleur,
De sortir du bassin et de se rehausser
Vers les fleurs.
Pas n’importe lesquelles : celles qui ont poussé
En hauteur,
Aux branches des noyers ! Dominique se sait
Nuciculteur.
« Noyers, ah, fleurissez ! Noyés, disparaissez ! »
Quel farceur !
Reconversion rêvée, culot récompensé
Producteur
Vie à la noix que Dominique s’est tracée
Bien meilleure
Pied de nez au destin, jeu de mot balancé
Au malheur !
À Dominique, tous nos vœux sont adressés
Au bonheur !
Faut-il tirer une morale nuancée ?
Et ta sœur ?

DEUX

Mirliton Matin, rubrique 30 millions d’amis et de nuisances sonores ! Une chatte britannique bat le record du ronron tonitruant avec 54,29 décibels.

Le doux ronron du chat le soir au coin de l’âtre ?
C’est bon pour le moral, conseillent les psychiatres.
La ronron-thérapie consol’ du ciel grisâtre.
Pourtant point trop n’en faut ! Et l’on pourrait débattre
Du taux de décibels après quoi : faut décroître
Sinon l’effet s’inverse et l’on vire acariâtre.
Le record actuel est anglais : 54.
Quel boucan ! Mon avis : ce matou, qu’on le châtre !
(Non, c’est une femelle… En ce cas, qu’on l’emplâtre.)

TROIS

Mirliton Matin, rubrique amusons-nous avec Google les jours de pluie ! (sur une idée de Marie Mazille)

Méthode :
1) Proposer au moteur de recherche Google un début de question, en l’occurrence : « Pourquoi faut-il… »
2) Lire toutes les solutions suggérées par le remplissage automatique de Google qui devine les mots avant même que vous ne les ayez pensés, vous connait mieux que vous ne vous connaissez, et n’aime rien tant que finir vos phrases à votre place.
3) Mirlitonner à loisir et traduire en vers délicats cette guirlande d’angoisses, manifestement communes.

Pourquoi faut-il optimiser
La gestion de chaîne logistique ?
Pourquoi faut-il sans plus tarder
Investir dans le photovoltaïque ?
Pourquoi faut-il économiser
Chaque goutte des ressources hydriques ?
Pourquoi faut-il sans hésiter
Réparer les feins hydrauliques ?
Pourquoi faut-il savoir compter
Quand on offre des roses qui piquent ?
Pourquoi faut-il imaginer
Sisyphe heureux, philosophique ?
Pourquoi faut-il trier ses déchets,
Est-ce vraiment écologique ?
Pourquoi faut-il les lentilles rincer
Quelle en est l’exacte technique ?
Pourquoi le passeport est obligé
Pour visiter les Britanniques ?
Pourquoi respirer par le nez
Même quand on est en public ?
Pourquoi faut-il obliger à voter
Pour s’impliquer en politique ?
(Il parait qu’c’est ce qui se fait
Outre-Quiévrain, dans la Belgique)
Pourquoi faut-il se faire enlever
Les dents de sagesse en clinique ?
Pourquoi faut-il manger du lait
Quand on prend des antibiotiques ?
Pourquoi garder les yeux fermés
Pendant un baiser romantique ?
Puis, pourquoi faut-il uriner
Après un quart d’heure érotique ?
Mais pourquoi faut-il transpirer
Quand on est fiévreux, frénétique ?
Et pourquoi faudrait-il travailler
Victimes de l’idéologique ?
Pourquoi faut-il sans cesse penser
Alors que Google est si pratique ?

QUATRE

Mirliton Matin, rubrique le vent de l’amour ! (fait divers et mirliton monorime)

Pour la Saint Valentin je t’offrirai mon cœur
Et je m’apprêterai pour toi mon âme sœur.
Toi, que m’offriras-tu ? Un gros bouquet de fleurs ?
Un dîner aux chandelles, un coffret de douceurs ?
Un bijou chatoyant de feux et de couleurs
Et qui révèlerait de mes joues la rougeur ?
Tu me courtiseras en flattant ma valeur
Tu seras mon héros, mon roi, mon empereur
J’attendrai ce moment avec grâce et ferveur
Ce serait bien de joie si me venaient des pleurs
Alors toute la nuit on jouerait au docteur
Puis nous reposerions en mêlant nos chaleurs
Comme à la fin d’un conte, ainsi nous vivrons heur-
Eux et nous aurons beaucoup de successeurs.

Mais attention à toi si jamais par malheur
Tu oubliais le jour, le mois, la date et l’heure !
Faut être con, indifférent, ou Alzheimer !
Imbécile ! Abruti ! Salaud ! Crétin ! Loser !
Je t’en foutrai des Valentins baratineurs !
Je te castagnerai à coups d’aspirateur !
L’outil du grand ménage et de l’instinct vengeur !
J’aspirerai ta rate et la cuirai au beurre
J’aspirerai ton foie, riant de tes douleurs
J’aspirerai tes yeux découpés au cutter
J’aspirerai ta queue, la jetant au mixeur
Et pour finir j’aspirerai ton vilain cœur.

CINQ

Mirliton Matin, rubrique loisirs créatifs ! (diversion existentielle et mirliton monorime)

Le puzzle est en miettes, je suis seul face à lui.
Vingt mille pièces en vrac et je le reconstruis.
Je commence le jour, je continue la nuit.
Puis tous les autres jours avec soleil ou pluie.

Il est mon obsession, mon sablier enfui
Il s’accroît à mesure que mon temps réduit
Il est l’incarnation de ce qu’au fond je suis
Moi aussi en morceaux, j’assemble mon ennui.

SIX

Photo : Sciences et Avenir

Oh oh, c’est quoi cette odeur ?
On vient d’observer près de Nancy l’éclosion de la plus grosse fleur du monde ! Fleur rare et fragile mais disproportionnée, qui s’appelle Pénis de titan, et qui pue, mais qui pue, que c’en est affreux-affreux. Il n’en fallait pas davantage pour ressusciter brièvement et en pleine canicule Mirliton Matin. (Pour mémoire, les annales de MM, média éphémère, sont consultables ici.)

Une (autre) charogne
Hommage à Charles Baudelaire

Surnommée « Pénis de titan »,
La plus énorme fleur au monde
N’en éclot que tous les cent ans
Dans une puanteur immonde.

L’Amorphophallus titanum
(De son aimable nom latin)
Déploie un répugnant arôme
La protégeant des importuns.

Trois mètres, un quintal… La géante
Schlingue à mort la viande pourrie !
Et cette exhalaison puissante
Est sa seule coquetterie.

En disciples de Baudelaire,
Nous sentons cette fleur du mal
Empoisonner notre atmosphère,
Toxique ainsi que sont les mâles.

Tout en voilant son nez, le fier
Botaniste-accoucheur se navre
Que sa fleur née dans la bruyère
Ait un autre surnom : « Fleur-cadavre » .

Aussi retenons « Pénis » ! Et la leçon :
Chers messieurs, la taille ne fait pas tout.
Mieux vaut minuscule qui fleure bon
Que titanesque refoulant l’égout.

Le fantôme de la BNF frappe encore

02/02/2024 Aucun commentaire

Sérendipité et archive au Fond du Tiroir.

La grippe A, réputée ringardisée au profit dudela covid.e, jouit en ce moment d’un retour de hype, y compris dans mon entourage proche – et dans mes propres intimes poumons.
Ce qui m’a rappelé qu’il y a fort longtemps, Roselyne Bachelot était, pour situer l’antiquité, ministre de la santé de Sarkozy, sans me vanter je l’avais chopée parmi les pionniers, cette grippe A, qui s’appelait H1N1 mais qu’on surnommait entre nous la grippe A d’Aubigné parce que nous étions jeunes et plein d’humour.

C’était la première fois que je portais un masque sur la bouche pour sortir faire mes courses et je trouvais ce déguisement extrêmement bizarre (quoique pas désagréable puisque je ne rechigne pas à me montrer bizarre en public), je ne me doutais pas qu’on s’habituerait à ce déguisement.

Pour retrouver la date exacte, j’ai demandé au présent blog, qui me tient lieu de journal intime. Non seulement ai-je retrouvé l’époque (hiver 2009-2010), mais en outre ce que je ne cherchais point : la maladie m’avait fait annuler au dernier moment une intervention que je devais donner à la BNF pour un colloque consacré à l’avenir de la littérature jeunesse. En lieu et place, j’avais rédigé pour les actes du colloque un texte où je présentais le Fond du Tiroir.

Je relis ce document aujourd’hui et, à part une ou deux fautes d’orthographe, j’ai la joie de constater que quinze ans plus tard je suis entièrement d’accord avec moi (et que je n’ai toujours pas la moindre idée de ce qui peut constituer l’avenir de la littérature jeunesse). Le Fond du Tiroir n’a plus de projet éditorial parce que je n’ai plus d’argent, mais à ceci près, il reste aussi farouchement indépendant, solitaire, et fantomatique.

Avoir raison avec un complotiste plutôt que tort avec qui ?

01/02/2024 Aucun commentaire

Le complotisme est un point de vue plutôt qu’un contenu.
Un réflexe plutôt qu’un savoir.
Une forme plutôt qu’un fond, et c’est pourquoi il est si facile à caricaturer.
Mais une pensée, tout de même, non dénuée de sophistication.
Je reste fasciné par la pensée complotiste, admiratif des trésors d’imagination qu’elle déploie… du moins aussi longtemps que je fais abstraction des effets concrets des fantasmes produits, qui peuvent être mortels (tel complotisme justifie une guerre, tel autre une vengeance, une complaisance pour le totalitarisme, l’invasion d’un pays ou du Capitole… le plus souvent, il justifie seulement une inaction coupable).

Si bien que, hobby plus ou moins pervers, je continue de laisser traîner mes doigts et mes yeux dans l’intarissable prose complotiste, et j’avoue que parfois j’opine du bonnet devant une phrase, une idée, qui me paraît juste (le complotisme empile par nature le juste et le faux).
Jusqu’où peut-on être d’accord avec un complotiste sans le devenir soi-même ?

Exemple : j’approuve sans réserve la sentence, que je viens de relever dans une revue cheloue : « Il est important de pouvoir souligner partout que la dénonciation du “complotisme” sert d’abord à décourager la réflexion et la recherche d’information. »
C’est parfaitement exact. Cependant, je m’empresse d’ajouter que la logique complotiste AUSSI, si pleine de biais, « décourage la réflexion et la recherche d’information » puisque les idées préconçues lui servent de socle à toute démarche d’argumentation. Un partout. Non : zéro partout.

Pendant ce temps, le manuel burlesque La Théorie de la Compote, édité par l’Atelier du Poisson Soluble, est toujours en vente en librairie au prix dérisoire et fatalement symbolique de 9 euros.


Addendum juillet 2025

C’est toujours aussi marrant, le complotisme.
Il semble que le premier à avoir conceptualisé la théorie du complot, ses tenants et ses délires, est Karl Popper (1902-1994) dans La société ouverte et ses ennemis, tome 2 (1945, première traduction française 1979) :

Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes.

J’aime particulièrement l’intuition de la parenté entre ces deux phénomènes imaginaires majeurs que sont la pensée du complot et le sentiment religieux : dans les deux cas, la quête de sens, a priori noble, se résout et se contente d’un rapport causal mécanique (tout s’explique grâce aux dieux ou aux puissances occultes).

Ce qui est très marrant, c’est que ce postulat brillant se trouve, si du moins on a le courage d’aller l’y chercher au lieu de s’en tenir à une citation de seconde main, dans un livre qui est lui-même très complotiste puisqu’il entend dénoncer le complot marxisto-nazi s’opposant à la société que Popper appelle ouverte (et qu’on appelle aujourd’hui libérale). En somme selon Popper la pensée complotiste est à proscrire parce qu’elle est l’outil d’un complot mondial. C’est çui qui dit qui y est.
Ah, non, on n’a jamais fini de se marrer avec le complotisme.

Putes et pures

18/01/2024 Aucun commentaire

I

À qui profite l’Éducation Nationale ? Auprès de qui remplit-elle sa mission d’émancipation culturelle et sociale, sa mission d’ascension républicaine ? À part bien sûr pour un individu singulier, un ambitieux dénommé Gabriel Attal, pour qui cette institution aura été un indéniable marchepied, un ascenseur, une aubaine.

Une jeune femme chère à mon cœur, une inconnue que je connais, s’apprête à démissionner après seulement deux ans en tant qu’enseignante de français. Elle jette l’éponge, je ne lui jette pas la pierre. Ce n’est pas son échec, c’est le nôtre.

Au bout de deux ans elle n’en peut déjà plus d’affronter dans une salle de classe tous les problèmes sociaux de la France et de tenter d’exercer divers métiers pour lesquels elle n’a pas été formée, n’ayant été formée qu’à la pédagogie. Elle n’en peut plus de la somme de petites ou grandes violences accumulées : violence des élèves, violence des parents d’élèves (« Quoi mais vous avez mis une mauvaise note à mon fils ? Vous vous prenez pour qui ? » ), violence des collègues plus aguerris qui l’encouragent avec des mots bienveillants et cependant atroces (« Allez courage, tiens bon, tu sais c’est normal au début, moi aussi j’ai pleuré tous les jours les deux premières années » mais bon sang dans quelle autre corporation trouve-t-on normal de pleurer les deux premières années au point de métaboliser cette souffrance, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du métier ? Bourreau, peut-être ? Tortionnaire dans l’armée ? Prostituée ? Équarrisseur ?), violence de la hiérarchie qui ne manifeste aucun soutien ni aucune compréhension… sans même parler de la violence paroxystique des faits divers trop réguliers pour n’être que des faits divers (Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassale), qui tatouent le fond de la cervelle et rappellent qu’enseignant est un métier où l’on risque sa vie. En saignant.

Elle n’en peut plus de cette crise que tout le monde connaît et que personne n’envisage de résoudre, ce serait trop de boulot et trop de remise en question, cette crise dont voici un condensé succinct et presque pudique, tel qu’exprimé par Sophie Vénétitay, secrétaire générale du premier syndicat du secondaire, le SNES-FSU : « Outre la remise en cause croissante de l’enseignant et de son expertise, l’école est le réceptacle de tous les maux de la société : si la société ne va pas bien, si la violence augmente en son sein, l’école n’en sera que le miroir grossissant ».

La jeune femme chère à mon cœur n’en peut plus. Avec lucidité, avec fatalisme mais avec détermination, elle me dit : « Le système est cassé et j’ai hâte que ce ne soit plus mon problème » – pourtant elle a suffisamment de conscience professionnelle, de conscience tout court, pour considérer que le système cassé reste son problème jusqu’en juin, et elle reporte sa démission à la fin de l’année scolaire car si elle passait à l’acte dès maintenant, elle sait qu’elle ne serait pas remplacée et que ses élèves n’auraient tout simplement plus de professeur de français en face d’eux. Combien d’héroïnes et de héros comme elle, d’inconnus que l’on connaît, pleins de bonne volonté, voire animés d’une authentique vocation, auront été déprimés, découragés, désabusés, désespérés en un rien de temps ?

Comme souvent en pareille solitude, la jeune femme chère à mon cœur n’a trouvé de solidarité qu’auprès de ses pairs, les profs débutants qui s’échangent leurs témoignages (voire leurs déprimes, découragements, désabusions etc.) juste pour vérifier, peut-être, que le problème ne vient pas d’eux en tant qu’individus. Or voilà qu’elle me met sous les yeux un cas relevé par une de ses collègues, qui comme elle exerce en collège, je cite :

Je viens d’apprendre que la semaine prochaine aura lieu une commission éducative exceptionnelle pour 50 élèves de 4e et de 3e qui tenaient un agenda avec des noms d’élèves meufs répertoriées selon qu’elles sont « pures » et « putes » . [Ce répertoire] tournait aussi sur les réseaux et dans les groupes snap […]

J’écarquille les yeux. Juste une affaire parmi des milliers, une goutte parmi les gouttes qui font déborder, un arbre cachant je ne sais quelle forêt, que je découvre fortuitement dans le fil d’une conversation avec une jeune femme chère à mon cœur… mais soudain il se serre, mon petit cœur, un haut-le-cœur l’emporte. C’est à gerber ce répertoire de filles « putes » ou « pures » ! Foutu archaïsme religieux patriarcal qui moisit la tête des garçons, graines de machos incapables de concevoir l’autre sexe (si exotique, si mystérieux, si dangereux) autrement qu’en termes binaires, toujours le même simplisme depuis des millénaires, « la maman et la putain » ! La bonne épouse pieuse qui sera la mère de mes enfants devant Dieu, vs. la fille perdue en libre-service mise à disposition pour me vider les couilles tout en préservant la pureté au foyer ! La sainte vierge et son double, le simple objet qu’on peut salir parce qu’il est sale par nature ! CONNARDS !!!!!!! Jeunes connards de 4e et de 3e qui deviendront de beaux et grands connards adultes !

Comme je ne peux m’empêcher de faire des associations d’idées, comme les associations d’idées fondent le tiroir même, je pense à Laure Daussy.
Sur le même sujet poussé dans ses retranchements tragiques, l’an dernier Laure Daussy journaliste de Charlie Hebdo a rédigé un feuilleton sur le procès de l’assassinat de la jeune Shaïna, 15 ans, qui dès le collège avait cette réputation de « pute » . Les garçons la faisaient tourner, puis l’ont brûlée vive, une fois qu’elle est tombée enceinte, comme une capote usagée qu’on jette après avoir tiré son coup. Après une enquête de terrain qui l’aura menée loin, si loin des milieux bobos où l’on boycotte Depardieu, où le féminisme devient peu à peu la norme (et tant mieux !), où l’on a la préciosité d’employer scrupuleusement l’écriture inclusive (et tant pis !)… Laure Daussy publie un bouquin formidable et terrifiant, La réputation, qui décortique la construction sociale de cet archétype de la fille facile, ses formes, origines et fonctions.

Que faire, maintenant ? Que faire pour que ces jeunes cons, et que tous les autres jeunes cons, soient moins cons ? Ma réponse spontanée et naïve est bien sûr « l’éducation » ah oui pardi l’éducation est le remède universel, bien sûr c’est tout simple comme solution, il y en aurait du boulot dans l’éducation. Sauf que personne (et en tout cas pas moi) ne reprochera à une jeune femme chère à mon cœur de renoncer à cette mission parce que c’est trop dur.

Post-scriptum : alors ça c’est le pompon.

II

J’ai vu hier soir mon film préféré de l’année (ohlà, faut pas que je m’emballe, on n’est qu’en janvier), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos.

Conte fantastique (qui commence comme Frankenstein et se termine comme Freaks, avec la même morale : ce serait tellement plus simple si les vrais monstres ressemblaient à des monstres) ; conte philosophique (on est un peu chez Voltaire, avec une Candide qui arpente le monde loin de son Pangloss, interprété ici par Willem Dafoe) ; et conte féministe pour notre époque alors qu’il puise dans des racines imaginaires archaïques ; conte qui parle de notre époque en plein XIXe siècle, qui parle du « réarmement démographique » à la con, du désir ou non-désir d’enfants puisque l’histoire s’enclenche par une femme qui se suicide du désespoir d’être enceinte.

Emma Stone est prodigieuse de nuances inventées sous nos yeux mêmes, dans ce rôle d’une femme qui naît à l’âge adulte, donc sans le moindre conditionnement social (truisme : le conditionnement social est plus oppressif pour les femmes que pour les hommes, car c’est aux femmes d’abord que l’on apprend à rester à leur place). Il lui faut tout apprendre innocemment, y compris quoi faire de ses pulsions naturelles et mûres, il lui faut par exemple admettre qu’on n’a pas le droit de se masturber en public ni de frapper les bébés qui pleurent à la table d’à côté. Parce que le film est drôle, en plus d’être beau.

Et puisque comme d’habitude tout à un lien avec tout, voilà qui fait le lien aussi avec le sujet précédent au Fond du Tiroir (cf. ci-dessus) : afin d’introduire un peu de dialectique dans la tête des connards, on pourrait leur donner en exemple cette femme qui n’est pas « pute » ou « pure », mais qui est pute ET pure, et cela en toute innocence. Qui est libre, en fin de compte. Magnifique.

III

Ajout plus personnel (plus personnel encore) :

Un mail tombe dans ma boîte.

Madame, monsieur,
Vous êtes inscrit sur la liste de la réserve citoyenne de l’Education nationale dans l’académie de Grenoble.
Dans la perspective de mettre à jour nos données, je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous ne souhaitez pas maintenir votre engagement au sein de ce dispositif.
Bien cordialement,
Pour le chef de division,
Rectorat
1er étage | Bureau 1067 place Bir-Hakeim – 38021 Grenoble Cedex 1
04 76 74 74 94

Ah, oui, c’est vrai, soupiré-je, cette blague-là, la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale. Je suis fasciné par leur usage de la négation, je ne vois que la négation dans cet inespéré signe de vie, comme si elle me sautait à la gorge depuis ma boîte mail : « Je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous NE souhaitez PAS maintenir votre engagement au sein de ce dispositif » , et je me demande si par hasard tout ce qu’il faut en retenir ne reposerait pas là, dans une négation.

Je me fends tout de même d’une réponse :

Bonjour
Après les attentats de 2015, il y aura donc bientôt dix ans, c’est avec un sentiment d’urgence que je m’étais inscrit sur cette fameuse liste de la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale : je ne demandais pas mieux que de me rendre utile, immédiatement, dès le lendemain s’il le fallait.Depuis lors, j’attends d’être appelé. Et, faute de preuves tangibles, je me demande si cette Réserve citoyenne de l’Éducation nationale a une existence réelle, au delà de sa « liste » qui en est la surface et la vitrine.Pour répondre à votre question : il va de soi que je ne vois aucun inconvénient à « maintenir mon engagement au sein de ce dispositif » dans la mesure où je suis prêt à intervenir immédiatement, dès demain, s’il le faut, mais que je mesure à quel point mon engagement n’est pas trop contraignant.
Bien cordialement, et bon courage,
Fabrice Vigne

Rediffusion au Fond du Tiroir : le début de la pantalonnade.

Would you have sex with Jérôme Cahuzac ?

17/01/2024 Aucun commentaire

L’un des spécimens les plus abominables du microcosme politique français, Jérôme Cahuzac, ex-ministre « socialiste » du budget, ex-député, ex-président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, et aigrefin décomplexé dont le rôle dans l’actuelle crise des représentations en France ne pourra jamais être minimisé… Jérôme Cahuzac qui a esquivé la prison ferme grâce à l’excellence de son avocat de l’époque, actuel ministre de la justice… Jérôme Cahuzac, donc, a annoncé son retour en politique, avec sans doute les municipales de 2026 dans le viseur. Ce mecton providentiel prétend sauver la France, ou quelque chose comme ça, face à l’ineffable danger « populiste » de la France Insoumise, de la NUPES et du RN. Sans, bien sûr, le moindre examen de conscience, alors que l’attrait du « populisme » s’explique mathématiquement par la perte de confiance dans les élites, perte de confiance qu’il incarne à merveille.

Pour célébrer ce retour magnifique, les Mutins de Pangée mettent en ligne gratuitement un court-métrage documentaire où Cahuzac tenait un petit rôle (il fait une entrée fracassante, à l’américaine, à 4 mn 37 s) : J’aime mon patron.
(Avertissement : ce documentaire est à manier avec précaution, le visionner peut entraîner des effets secondaires – la chanson J’aime ma boîte de Manolo est une saloperie de ver d’oreille.)

Ce qui me fournit l’occasion de saluer encore une fois le magnifique travail des CinéMutins, plateforme de VOD d’une richesse extraordinaire. Leur catalogue de fictions est copieux, récent, sélectionné avec goût, même si leur point fort reste les documentaires qu’on ne voit pas ailleurs, et qui résonnent furieusement avec l’actualité. Par exemple, au sujet de la guerre Hamas/Israël, me remonte en mémoire l’excellent Would you have sex with an arab ? de Yolande Zauberman. Actualisation sidérante du vieux slogan toujours jeune, Faites l’amour, pas la guerre.

Je cite les Mutins dans le texte, avec un bref mémento où chacun pourra se reconnaître (je me reconnais assez) :

Face aux flux qui nous envahissent, il faut s’organiser, même pour regarder des films sur CinéMutins ! On est tous et toutes passé par là : on avait prévu de voir un bon film qu’on avait déjà raté au cinéma ou qui avait tout simplement éveillé notre curiosité (précieux moments)… et voilà qu’au dernier moment, on ne sait plus, il y a trop de choix et on a l’impression qu’il n’y en a pas assez… on est plus dans l’état d’esprit qui avait conduit au désir, on hésite, la journée a été chargée, le copain ou la copine est prise par sa série Netflix pas terrible mais « on veut voir où ça va cette connerie », on se laisse aller à zapper à la TV ou pire encore à scroller toute la soirée sur son smartphone en solo… Bref… La curiosité rentre chez elle tout seule, c’est une catastrophe ! On passe une soirée de merde, on se couche groggy, tout en passant à côté de films importants qui nous aurait peut-être accompagnés des jours encore et parfois toute la vie même. Alors, que faire ? On vous conseille d’essayer d’abord de vous souvenir les raisons pour lesquelles vous vouliez voir ce film (peut-être que vous avez raison d’y renoncer finalement !) (…) Si besoin, vous pouvez encore relire nos lettre-infos, et même nous écrire, sait-on jamais si on peut vous aider à trouver le film qui va bouleverser votre vie ! (nous avons des sortes de docteurs en cinéma qui font des ordonnances, sans aucun dépassement d’honoraire… c’est gratuit !).

Jean-Claude Vigne (1938-2023)

24/12/2023 un commentaire
Jean-Claude Vigne à 20 ans avec ses camarades (le dernier à droite)
Jean-Claude Vigne à 83 ans (photo Laurent Vigne)

Mon père est mort hier, après une longue vie de 85 ans, qui l’étonnait lui-même, et une longue mort, une agonie de trois semaines. Je ne peux pas prétendre que je ne l’ai pas vu venir.

Lors de l’une des ultimes fois où je suis parvenu à entretenir une conversation avec lui dans sa chambre d’hôpital, il dressait un bilan existentiel simple et fondamental : « J’ai aimé, j’ai été aimé » . J’ai hoché : que diable irions-nous ajouter ? Qu’ambitionner pour soi, ou souhaiter à autrui, de plus ni de mieux et tant bien que mal ? Je veux croire qu’il est mort heureux.

Le même jour, alors qu’il peinait à parler, il m’a aussi demandé : « Tu crois que je vais m’en sortir ? » J’ai haussé les épaules et j’ai répondu : « Non, bien sûr. Tu sais bien que personne ne s’en sort jamais, on finit toujours par mourir à la fin. Mais est-ce que tu vas mourir demain ou dans dix ans, ah ça je n’en sais rien. » Il a acquiescé et commenté : « Toi, tu as toujours été trop malin. » C’était exact, je faisais le malin, mais que faire d’autre. Quelques semaines ou quelques mois plus tôt, au terme de l’une de nos discussions, il m’avait dit, étonné : « Tu reviens me voir bientôt ? Quand je discute avec toi, je deviens moins con. » La remarque m’avait fait plaisir mais je n’avais pas eu la présence d’esprit de lui dire à quel point la réciproque était vraie.

Lui et moi n’avons pas toujours été en bons termes. Au gré des époques nos liens ont été distendus, entravés, carrément coupés durant une dizaine d’année alors qu’il n’habitait plus en France et que nous n’échangions plus de nouvelles. Je m’étais même fait à l’idée, à ce moment-là, que je ne le reverrai plus. Finalement je l’ai revu, et même souvent, ces dernières années, depuis qu’il s’était réinstallé en France, dans la ville de son adolescence. Je me sens très chanceux d’avoir pu refaire sa connaissance.

On discutait, on s’engueulait, on se disait aussi qu’on s’aimait (l’essentiel était sauf), et surtout il s’était mis à m’écrire. Il avait pris sur le tard goût à l’écriture, je l’encourageais bien sûr dans ce sens. Pendant deux ans, à intervalle régulier, il se pointait à l’improviste et me remettait une enveloppe contenant quelques feuillets manuscrits, quelques fragments de ses souvenirs, de son enfance, de sa jeunesse, ou de sa vie quotidienne contemporaine (je me permettais de trouver ces textes-là moins intéressants que les archives anciennes, j’avais le culot de faire la fine bouche). Souvent c’était très drôle, comme l’excellente histoire de la Lamborghini. Parfois c’était déchirant, comme ses chroniques de jeune villageois gardien de chèvres qui débarque en ville, en internat à l’âge de 12 ans.

Un personnage clef, récurrent dans ses souvenirs, était sa tante Julienne, « Ju » , paysanne excentrique qui l’avait élevé et lui avait apporté la tendresse dont sa mère était dépourvue (toujours, toujours, toujours la même histoire que l’on retient in fine : aimer, être aimé). On lira ici l’un des plus beaux jurons du monde, proféré par ladite tante. L’une des dernière fois où j’ai entendu la voix de mon père, il s’est redressé sur son lit de mort et a crié « TANTE JU ! » en écarquillant les yeux.

Lorsque j’aurai le temps et le cœur, je trierai et compilerai toutes les petites enveloppes recueillies de mon père. En attendant, en voici déjà une que j’adore, savoureuse comme une micro-nouvelle, presque une parabole animalière sur les familles recomposées, en tout cas un conte paysan dont l’héroïne est, bien sûr, la tante Ju.

LE PORCELET-CABRI DE MA TANTE JU

Je crois que je vous ai déjà raconté cette histoire, mais je recommence.
Donc autour des années 1950, la truie que ma tante Ju élevait pour sa consommation personnelle enfanta un certain nombre de petits porcelets.
Il faut savoir que les truies ont sous le ventre deux rangées de tétines, ce qui leur en fait 10 ou 12 au total, je ne me rappelle plus exactement (1).
Chacun des porcelets nouveau-nés s’attribue, dès que sorti, une mamelle et la garde pour lui, la reconnaissant à l’odeur. S’il apparaît un porcelet de plus que le nombre de mamelles, il est privé de lait et doit finir par mourir.
Connaissant le problème, et prise de pitié, ma tante Ju attribua ce porcelet surnuméraire à une chèvre, dont on venait de manger le chevreau. Oui, c’est dur, mais c’est la vie à la campagne.
La chèvre adopta ce petit et l’allaita consciencieusement, comme s’il eût été un authentique caprin. Il ne téta donc que le jour, puisqu’en coutume de chèvre la nuit c’est fait pour dormir, et du lait plus riche en calcium et en phosphore, et plus pauvre en lipides. Tant et si bien qu’il devint gracile et dégingandé par rapport à ses frères de sang.
Ceux-ci furent mangés ou vendus les uns après les autres. Cependant le porcelet-cabri continuait à grandir et non pas à grossir. Il était vif et joueur comme un chevreau. Je le revois encore, fouinant la maison, y compris dans la cuisine (qu’en patois on appelle la Maïsoun) et s’en faisant chasser à coups de pied au cul, chaque fois manqué, parce que ce n’est pas facile de botter le cul d’un chevreau.
Mais il finit par grossir, son destin de porcelet reprenait le dessus, et on finit par le manger. La vie est dure mais c’est la vie.
Comme quoi, l’allaitement c’est la finition de l’enfant. C’est pourquoi il convient que les mamans allaitent leur enfant au sein, au lait de femme, entre autres riche en sucre et pauvre en graisse, si elles veulent avoir des petits humains et non pas des petits veaux. Mais ce que j’en dis…

(1) – Note de Fabrice. Je m’empresse de demander à Google : « la truie (comme tous les porcins) possède de 6 à 18 mamelles, avec une moyenne de 14 » – source : Ça m’intéresse.

___________________________________________________________________

Post-scriptum une saison plus tard, 20 mars 2024, jour du printemps :

La compilation des mémoires de mon père est prête, je l’envoie par mail à qui en veut.

Cette nuit, j’ai rendu visite à mon père sur son lit d’hôpital.
J’étais content de discuter avec lui, comme d’habitude de tout et de rien, même si sa voix commençait à être difficilement intelligible. Je tendais l’oreille et je prenais garde à ne pas trop évoquer l’actualité : la guerre approche, elle gronde au loin, elle arrive presque sous les fenêtres de l’hôpital, à quoi bon dans son état le tourmenter ?Soudain je réalise que son alliance a disparu de son annulaire. Je suis révolté : j’aurai beau l’en préserver, il n’échappera donc pas à la guerre qui vient, puisque des pillards n’ont pas hésité à s’introduire dans l’hôpital pour dépouiller des mourants ! Je lui exprime mon indignation, en des termes que je choisis modérés pour ne pas l’inquiéter, mais tout de même…Il regarde son doigt nu et un peu décharné, secoue la tête, et me dit : « On s’en fout… Aucune importance… Qu’ils la gardent… Quel bien ça me fera d’être enterré avec… »
Je me réveille et me souviens qu’il est enterré, avec ou sans son alliance je l’ignore, depuis trois mois.

On t’embrasse pour la vie

23/12/2023 Aucun commentaire

Lettres à des morts, lecture musicale. Ce spectacle sera joué deux fois en début d’année : dimanche 7 janvier 19h à Grenoble ; dimanche 28 janvier 18h30 à Lyon. Deux environnements confidentiels – deux appartements. Nous contacter pour tout renseignement et toute réservation.

Lettres à des morts, 1914-1918 :
On t’embrasse pour la vie
Lecture musicale
Note d’intention

Une collection de vingt-six lettres, très variées dans les tons, dans les registres, dans les intentions, dans les orthographes mêmes, non datées, non localisées, où la plupart des noms propres sont remplacés par des initiales, se présente comme une archive brute, une source primaire ainsi que les désignent les historiens, selon les termes d’une préface ambiguë : Les lettres que l’on trouvera ci-après, dont il est inutile que nous garantissions l’authenticité

Inutile de garantir, inutile donc de débattre. Si l’on admet le principe de leur authenticité, ces vingt-six lettres ont en commun d’avoir été écrites à l’arrière, par des civils, et adressées au front, à des soldats, durant la guerre de 1914-1918. Aucun des destinataires n’a lu la lettre à lui destinée : ces vingt-six soldats sont morts (parmi 1,4 million d’autres tués, bilan officiel des pertes militaires françaises) avant d’avoir ouvert leur courrier. Précisément, peut-être, parce qu’elles ne furent pas distribuées, ces Lettres à des morts ont pu être compilées et soustraites à l’institution militaire par un certain Claude Berry, dont on ne saura rien de plus.

Elles ont paru une première fois en 1932 dans la revue pacifiste de Romain Rolland, « Europe » (n°113, mai 1932, pp. 5-33) ; une deuxième fois en 1978, sans davantage d’explication, aux éditions Roger Borderie, dans la collection « La Parole debout » ; une troisième fois, enfin, en 2004, aux éditions Cent Pages (Grenoble), au sein de leur collection « Cosaques ». C’est cette édition, toujours dénuée du moindre paratexte qui aurait pu éclairer les origines des vingt-six missives, que nous avons utilisée.

Ces vingt-six lettres constituent vingt-six micro-drames écrits à la première personne. Comme les vingt-six lettres d’un abécédaire qui décrirait, par fragments, un monde plongé dans le chaos.

Vingt-six histoires, à la fois intimes et documentaires, privées et sociologiques, révélant les préoccupations des Français de l’arrière, bourgeois ou paysan, instituteur ou bistrotier, prolétaire ou marchand enrichi par la guerre, prostituée ou bonne sœur… qui, tous, ont un frère, un mari, un fils, un amant ou un ami au front, qui donnent des nouvelles, en attendent en retour, parfois désespérément. Qui, tour à tour, se confondent en empathie pour les poilus sacrifiés dans l’horreur de ce grand suicide européen, ou au contraire, oubliant le sens des proportions, cherchent à se faire plaindre, justifiant que ce n’est pas facile pour eux non plus.

Vingt-six saynètes. Vingt-six échantillons de tragédie ou de farce ; souvent de tragédie et de farce combinées, puisque ce sont vingt-six aventures humaines. Vingt-six vignettes, vingt-six scandales, appelons-les comme on voudra, qui mettent en scène l’ordinaire de la vie quotidienne, non expurgée, non visées par la censure militaire, bien complète de ses outrances, violences, méprises, plaisanteries et trivialités. Il y est question d’obsessions alimentaires et sexuelles, bien entendu, mais également de maltraitance, d’oppression, de misère, de suicide, de jalousie, de sadisme, de pédophilie, de zoophilie, d’alcoolisme, de perversion, d’inceste, d’opportunisme, d’égoïsme, de patriotisme décérébré… Et aussi de quelques admirables grandeurs d’âme.

Vingt-six facettes d’un monde et d’une époque. Surtout, vingt-six caractères, vingt-six personnages à incarner par les deux comédiens qui, alternativement, prêtent leurs voix à ces hommes et à ces femmes. Simplement parce que ces vingt-six monologues méritent encore, plus d’un siècle après, d’être dits et entendus.

Les interventions vocales seront ponctuées à la cornemuse du Centre France : instrument à la fois inactuel (au sens historique) et intempestif (au sens sonore), témoin d’un temps révolu… propre à tremper nos oreilles d’une vérité explosive, littéralement « inouïe » : celle de voix disparues dans le fracas injuste de l’Histoire.

Durée indicative : 1 h 10 mn
Équipe artistique :
Stéphanie Bois, lecture
Fabrice Vigne, lecture
Christophe Sacchettini, musique

Ce trio travaille ensemble depuis plusieurs années, et a notamment créé en 2019 une adaptation théâtrale fort risquée du roman Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, qui présente divers points communs avec le présent ouvrage : à tout le moins l’époque de la rédaction, la crudité, ou la viscéralité.

Le standing du poète

22/12/2023 Aucun commentaire

Cette nuit, j’avais enfin pris une décision, et il faut bien avouer qu’il était grand temps à mon âge, quant à ce que je ferais dans la vie : j’allais réouvrir le bistro que tenait ma grand-mère dans sa jeunesse.
Je me retrouvais, ainsi qu’il m’arrive souvent la nuit, dans sa cuisine, mais cette fois-ci avec la ferme intention de réaménager l’agencement de la pièce afin de lui redonner sa fonction d’autrefois et accueillir des buveurs.
Voilà qu’entre un groupe, constitué d’un homme et de cinq ou six femmes, tous assez âgés. Ah ! Je suis pris de court, je n’avais pas prévu de recevoir des clients aussi vite, mais je ne vais tout de même pas les foutre dehors alors que c’est le premier jour, au contraire, il faut leur souhaiter la bienvenue.
Je les invite à s’asseoir, je vérifie qu’il y a assez de chaises autour de la table en Formica, au cas où je vais en chercher deux supplémentaires dans la salle d’à côté. Au sein de ce groupe, je repère un couple « à la Dubout » : une femme forte, sévère, énorme et débordante, qui s’installe en bout de tablée, et un homme malingre, chenu, souriant. Les autres femmes qui les accompagnent sont des personnages secondaires, preuve en est qu’elles ne disent rien, se contentant de consulter leur téléphone en silence.
J’hésite à leur dire « Vous êtes mes premiers clients, ça se fête ! » mais je renonce parce que le couple est déjà engagé dans une conversation, où d’ailleurs la femme est seule à parler. La femme évoque les poèmes « magnifiques » qu’écrit son mari et qui ne peuvent que lui assurer la gloire ou, à tout le moins, respect et standing. Elle précise, cette fois à mon attention puisqu’elle me jette un coup d’oeil autoritaire : « Mon mari n’est pas n’importe qui ! » Le minuscule mari, quant à lui, se contente de sourire modestement derrière sa moustache blanche, de hocher la tête, baisser les yeux et montrer ses paumes.
Je leur demande tout de même : « Qu’est-ce que vous voulez boire ? »
La femme répond la première, levant le menton et pinçant les lèvres : « Une infusion de jojoba. »
Une infusion de quoi ? Je n’ai jamais entendu ce mot, à part peut-être à propos de shampooing.
« Heu… Je vais vérifier qu’il m’en reste… »
Je farfouille fébrilement dans les placards au fond de la pièce tout en me disant zut zut zut je ne suis pas assez préparé, ce métier ne s’improvise pas, j’aurais dû anticiper les stocks d’infusion de jojoba. Évidemment, je ne trouve pas de jojoba, mais au moins mets-je la main sur deux vieilles boîtes en carton de tisanes, datant de ma grand-mère. Je reviens à table en disant « Désolé, je n’ai que tilleul ou verveine. » La femme écarquille les yeux et affiche une moue de mépris. Son regard fait des allers-retours entre son mari et moi comme pour me signifier « Ce taudis sans jojoba est indigne du prestige de mon mari et de ses poèmes ».
Le petit mari tente de calmer le jeu, et me dit tout sourire : « Je serai moins compliqué, monsieur, je me contenterai d’un café, si vous voulez bien. »
Bon, un café, je devrais pouvoir faire ça. Mais où est le percolateur, déjà ?
Je me réveille.

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers