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Nous n’emporterons rien

Cette nuit, comme il m’arrive souvent la nuit, j’étais chez ma grand-mère. Comme elle est morte depuis presque vingt ans je saisis souvent cette occasion d’aller discuter avec elle.
Or ce jour-là (en pleine nuit) il se tenait dans la cour de sa maison une sorte de fête du village où j’avais accepté de tenir un stand de livres. Au beau milieu de la cour, j’avais installé des tréteaux, une planche, une chaise, et mes piles de livres. Je me résignais à l’idée que je ne vendrais rien, d’ailleurs pour le moment j’étais absolument seul, mais, bah, j’étais content d’être dans cette cour, cela faisait bien longtemps que je n’étais pas revenu au village (à part la nuit).
Mais la pluie se met à tomber. Je rapatrie en vitesse tout mon bazar dans la cuisine attenante, qui est bondée. Il y a là ma grand-mère, ma tante, mes cousines, et diverses personnes qui se croisent l’air affairé, et que je ne connais pas. Le temps que je réinstalle toutes mes affaires sur une estrade qui, je le vois bien, gêne le passage, je m’aperçois qu’il ne reste plus sur ma table que divers exemplaires de démonstration, défraîchis, déjà lus, cornés, découpés, tachés, dépareillés, et des piles de marque-pages. Alors cette fois, c’est sûr, je ne vais rien vendre puisqu’il n’y a strictement plus rien de présentable à vendre.
Je me mets en colère, je dis à voix haute : « Qui a pris mes bouquins ? Où les avez-vous rangés ? » mais tout le monde vaque et personne ne répond. Je fouille partout, dans les placards, notamment celui où il y avait la bouffe du chien, je me dis que puisqu’il n’y a plus de chien c’est peut-être devenu un rangement pour des cartons, c’est pas possible ils sont forcément quelque part ces foutus livres, je passe la porte de droite vers le garage, je cherche tout autour de la Diane jaune de mon grand-père, rien, je passe la porte de gauche vers « la salle », je regarde sous la table, derrière les fauteuils et le canapé… Rien de rien. Je suis excédé.
Je retourne dans la cuisine les nerfs à vif et soudain je vois mon père, assis dans le fauteuil près de l’entrée, pépère, somnolant, ayant conservé son manteau comme s’il s’apprêtait à repartir, devant lui se tiennent deux énormes valises à roulettes, hautes de près d’un mètre, bourrées à craquer : tous ses bagages sont là. Je m’emporte contre lui et l’engueule : « Mais c’est quoi, encore, ça ? Tu débarques encore une fois sans prévenir, avec tous tes bagages, et je suppose que tu attends qu’on te redescendes à Grenoble ? Bon dieu mais tu ne peux pas téléphoner, non ? Tu ne peux pas nous demander ? Qu’on s’organise ? Je ne sais même pas si elles vont rentrer dans ma voiture, moi, tes valises ! »
Il ne bouge pas. Ma compagne est derrière moi. Elle m’attrape le bras et me dit doucement : « Arrête, calme-toi. Ce n’est pas la peine de crier. »
Elle pointe du doigt les deux valises que j’ai vues mais peut-être pas comprises. « Tu vois bien : il part. »
Je me réveille.

Ce sont nos bagages, « pourtant nous n’emporterons rien » comme disait Maximilien Bertram dans les Giètes.

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