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Archives pour 02/2022

« Lettre ouverte » dans la lettre que j’ouvre

26/02/2022 un commentaire

Ce matin au courrier, une lettre estampillée à Saint-Étienne… Oh, joie, c’est donc le Réalgar qui m’envoie mes exemplaires de la Lettre ouverte au Dr. Haricot, de la faculté de médecine de Paris. Mon opus 21, réédition entièrement remaniée de mon opus 12 (palindrome !).

Je constate que la fébrilité en décachetant le pli est toujours celle de la première fois, j’en déchire presque, d’impatience de toucher l’objet. Pardi, j’ai écrit un texte et soudain le texte est devenu du papier imprimé orné d’un numéro d’ISBN (9782491560386 en l’occurrence) à la disposition de tout lecteur curieux, je ne me lasse pas de ce miracle, vive le matériel ne serait-ce que parce qu’on n’ôtera jamais l’emballage d’un livre numérique.

Mon livre au titre le plus long, 22 pieds tout de même, est cependant l’un de mes plus brefs textes. L’un des moins chers également (à l’exception évidemment de J’ai inauguré IKEA – 4 euros, et Le Flux – 3 euros, prix imbattables et conseillés par le Fond du Tiroir).

Réclamez-le à votre libraire, ou à un autre ! Et profitez-en pour découvrir les nombreux autres titres de la collection Lettre Ouverte du Réalgar.

Et de quoi cause-t-elle, cette jolie plaquette grise dénuée de nom d’auteur sur la couve, ou de quatrième de couverture prémâchant la lecture ? Qui est donc ce Dr. Haricot ? Toutes les explications ici.

Tous les feux le « Feu »

23/02/2022 Aucun commentaire

Je lis rarement des romans contemporains, au sens « qui viennent juste de sortir » mais là j’ai emporté dans mes bagages le roman qu’une amie m’a conseillé, Feu de Maria Pourchet.

Je ne suis pas certain d’adorer ça. L’histoire d’amour et de sexe entre cette universitaire quadra et ce banquier quinqua n’est certes pas inintéressante (la passion adultérine est une très vieille histoire toujours très neuve), écrite avec vigueur, vitesse et brio, avec au fond du style quelques précipités rudement efficaces… pourtant je peine à m’attacher aux personnages. Pour le dire simplement, je ne les aime pas. Je ne voudrais pas être leur copain.

(Voilà qui me renvoie sèchement à la réception tiède rencontrée par mon propre Nanabozo, pas mal de lecteurs ayant décroché au prétexte qu’ils trouvaient mon narrateur pas sympathique. Faut-il, dans la vraie vie comme dans un roman à tout prix trouver sympathique un narrateur pour accepter de passer plusieurs heures en sa compagnie et entendre ce qu’il a à nous dire ? Non, c’est seulement plus facile, question d’empathie, de compassion, mais ce n’est pas obligatoire. Au fait, Emma Bovary était-elle sympathique, femme adultère d’un médecin tout comme la co-narratrice de Feu et explicitement citée dans ce roman érudit, qui emprunte son titre à un vers de Racine, révélé p. 222 ?)

Le banquier d’affaire en son 35e étage étage de la Défense surtout me pue au nez, il m’exaspère, j’ai sans doute et je n’en suis pas plus fier que cela, des a priori contre les banquiers d’affaire en leur 35e étage de la Défense mais mes a priori sont ici très directement confortés au lieu d’être nuancés comme ils devraient, dans l’idéal, l’être par la grâce de la littérature : le bonhomme est arriviste, cynique, bling-bling, nihiliste, globalement faux, nul, inutile et à peine racheté par des éclairs de lucidité ( « Atterri à Charles-de-Gaulle, je n’étais plus qu’une merde arrogante et désolée » p. 142). Mes a priori ne sont pas seulement de classe, il sont en outre littéraires : je n’oublie pas que le pénible Cinquante nuances de Grey mettait en scène lui aussi un financier, et le sex-appeal lié à la toute-puissance du pognon, l’aristocratie qu’on peut, me paraît ni plus ni moins qu’une grosse ficelle, un cliché.

Je tire, et c’est loin d’être nul, une leçon politique, une moralité démocratique de ma lecture : tout le monde, y compris les personn(ag)es que nous trouvons antipathiques, a droit à son moment de passion, d’amour et de sexe, l’obsession, la diversion, le chamboule-tout, le cœur gonflé, le cœur brisé. L’amour c’est l’infini à la portée de… qui, déjà ?

Par ailleurs, chez les deux personnages, je trébuche sur une tendance commune, donc tendance du roman lui-même que forcément j’attribue à son autrice en personne et plus encore à l’époque : le tic de décrire un personnage ou une situation en citant une marque. Elle ne dit pas baskets mais Reebok, pas bermuda mais Gucci, pas voiture mais Alfa etc. Même la cafetière est une Bialetti. Ce défilé de placements de produits me tombe des mains, je ne sais pas de quoi elle parle, mais attention, il s’agit d’un handicap de ma part, la culture me manque, je confesse volontiers que je suis « marque-blind » comme les daltoniens sont « color-blind » .

Autre handicap, qui celui-ci relève de la coïncidence malheureuse de calendrier : il se trouve que juste avant de me plonger dans Feu, j’ai lu un bref texte autobiographique d’Annie Ernaux, Hôtel Casanova et j’ai été frappé par la ressemblance, quasi la même histoire, la même aventure amoureuse et sexuelle dans un hôtel l’après-midi… Or j’ai eu l’impression qu’Ernaux disait en 10 pages des choses bien plus fortes que Maria Pourchet en 150, et questionnait précisément ce qui me manque à la lecture du roman, la compassion. Bien sûr, Ernaux est le grand écrivain de notre temps, donc la concurrence est rude.

Cf. un retour au Fond du Tiroir sur les récentes adaptations cinématographiques d’Ernaux.

Restez calmes, ceci est un détournement

22/02/2022 Aucun commentaire

Détournement d’orchestre symphonique en plein vol !

Nous étions là, bien tranquilles tous les 58, en vitesse de croisière, abordant les manœuvres d’approche de la Marche de Radetzky, pépouzes au-dessus des nuages…

Quand soudain le Professeur Aigu, armé d’une machine à écrire, a opéré un putsch dans l’orchestre ! J’ai immédiatement pris mes responsabilités en tant que steward : suivant les consignes du commandant de bord (Christine Antoine), j’ai repris le micro pour maintenir le contact avec les passagers, j’ai tout mis en œuvre pour éviter un mouvement de panique durant les turbulences. J’ai énuméré les titres de gloire internationaux du Professeur Aigu – en omettant d’ailleurs de mentionner l’un des plus prestigieux : pour la trentième année consécutive, on le sait peu car il est modeste, le Professeur Aigu est détenteur du trophée de sosie officiel d’Olivier Destéphany.

Finalement tout s’est bien passé. On dit merci qui ?

Rêve d’immortalité

16/02/2022 Aucun commentaire

Le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, tandis que le communisme c’est le contraire.

Je repense à cette vieille blague qui avait cours dans le bloc de l’Est durant la Guerre Froide. Excellente, elle pointait en quelques mots, avec une remarquable économie de moyens, le point commun implicite entre les deux mondes, les deux systèmes, les deux idéologies, liquidant leurs divergences tout compte fait superficielles et surtout utiles à exacerber leur compétition. Le point commun, c’était l’exploitation. Autrement dit le pouvoir, la domination, le productivisme et avant tout le matérialisme. La course poursuite engagée de 1945 à 1991 entre les USA et l’URSS avait pour terrain l’exploitation de la matière : qui aurait le plus d’usines, d’ouvriers, de soldats (1), de champs de blé, de bombes atomiques et de fusées pour la lune, qui assujettirait le plus grand empire, raflerait la mise. L’histoire est achevée, et le vainqueur connu.

Autant de matérialisme, autant d’obsession de la matière des deux côtés du rideau de fer, ne pouvait qu’engendrer une angoisse et une crise spirituelles. Et une réponse similaire : une nouvelle manière, scientifique, de promettre l’immortalité de l’âme.

C’est ainsi que je comprends le passionnant livre Lénine a marché sur la lune que Michel Eltchaninoff consacre à l’histoire d’une curiosité philosophique et religieuse russe, le cosmisme.

Le cosmisme, plongeant ses racines dans les traditions occultistes et ésotériques russes ainsi que dans le christianisme orthodoxe (il est préfiguré dès le XIXe siècle par un ami excentrique de Dostoïevski, Nicolas Fedorov), a été curieusement mâtiné au XXe siècle de foi marxiste en la toute puissance scientifique et technique, et à ce titre largement exploité et vulgarisé à la fin de l’ère soviétique ; enfin, au XXIe siècle, il est mis à jour et à profit par Poutine et les poutiniens, à grand renfort de nationalisme pro-russe – car de toute éternité les Russes ont tout inventé (cf. une autre fascinante folie russe non exempte de liens avec le cosmisme : le récentisme).

Ressusciter les morts, prolonger la vie éternellement, augmenter et perfectionner les corps périssables afin de nier les atteintes du temps, libérer le potentiel psychique infini, créer la vie artificielle, manipuler les phénomènes naturels tel le climat, révolutionner les transports et les communications, transformer le monde et carrément sauver l’humanité, disposer d’un réseau sur terre réservé à l’élite consciente puis partir à la conquête des étoiles, coloniser l’Univers, en somme devenir Dieu à la place de Dieu… Ce programme qui semble si californien est en réalité né russe. La charnière entre les deux versants est peut-être identifiable historiquement : Sergeï Brin, mathématicien né en URSS en 1973, immigré aux USA enfant, est le cofondateur de Google.

Axe Est-Ouest des allumés ! Dans la Silicon Valley des transhumanistes milliardaires et cinglés, Elon Musk et consorts, autant que dans la Moscou des parvenus cosmistes ultra-nationalistes et messianistes, domine une même obsession, soi-disant spirituelle mais fondamentalement matérialiste : l’immortalité. Si bien que l’archaïque blague de la Guerre froide convoquée ci-dessus en préambule mériterait son aggiornamento : le libéralisme américain promet qu’il y a une vie après la mort, tandis que le poutinisme russe promet qu’après la mort il y a une vie.

On prétend, depuis le concile de Latran IV en 1215, que l’âge de raison est 7 ans. Car c’est à cet âge que l’homo sapiens prend conscience de sa mortalité, naissance en chaque individu de la mélancolie et de la philosophie. Entre nous, je crains que passé cet âge, tout fantasme d’immortalité, qu’il soit vintage judéo-christiano-musulman, ou bien moderne pseudo-scientifique, libertarien et cosmiste, ne soit qu’un pur symptôme d’immaturité et d’infantilisme, une réponse paniquée au matérialisme, un déni du renoncement programmé à notre propre matière (Quoi ? Je ne suis que matière moi aussi ? Non ! Non !), un refuge dans la chimère et l’arrière-monde.

Quant à moi, je me fais une raison depuis l’âge de 7 ans : je mourrai, ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi, ça n’est triste que pour la poignée de personnes qui tiennent à moi, dont j’ai la faiblesse, parfois, de faire partie, et à qui je présente mes excuses par avance. Je me console avec l’art, qui, cela tombe bien, a un peu été inventé pour cet usage, pour la fraternité devant la mort. Je me console en regardant César de Pagnol. Je me console en lisant Gotlib : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ? , et je me console en écoutant Bashung : Mortels, mortels, nous sommes immortels/Je ne t’ai jamais dit/Mais nous sommes immortels


(1) –  » Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force,
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier ait de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués, de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle fera merveille pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés, de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés
. »

Antonin Artaud, Pour en finir avec le Jugement de Dieu, 1947. Insurpassable.

Film / Lost

14/02/2022 Aucun commentaire

Comme tous les dix ans environ, je regarde Film, le film de Samuel Beckett avec Buster Keaton (1965). Comme tous les dix ans environ, je trouve ça génial. Et je remarque de nouvelles choses. Aujourd’hui, ce qui me saute aux yeux d’emblée, c’est le point commun avec Lost (2004-2010).

Dans les deux cas, le premier plan montre un œil en très gros plan qui s’ouvre ; le dernier plan montre le même œil qui se referme.

La coïncidence du motif ne saurait être gratuite ou purement formelle, tant ces deux œuvres, dont les intrigues respectives reposent sur les deux mêmes points de départ, le confinement et la crise existentielle, ont également les deux mêmes sujets profonds, à savoir d’une part l’exploration de la conscience humaine (qu’est-ce que la liberté et quelles sont ses liens avec la mémoire ?), d’autre part la mise en abyme presque parodique, en tout cas très référencée, de l’art de raconter une histoire audiovisuelle à ce moment historique – respectivement en 1965 et en 2004.

Ici et là, il s’agit d’ouvrir l’œil pour questionner ce que l’on voit, ce que l’on a vu. Puis, au-delà, ce que l’on en a fait, ce que l’on est devenu par la vue. Puis, encore au-delà, ce dont on se souvient ou ce dont on se saisit ou ce dont on se méprend ou ce qui in fine restera de soi-même par les images (l’égo sur une photo). Comment on s’aveugle aussi, par les images – comment on se raconte des histoires par elles. Le personnage joué par Buster Keaton est borgne et porte un bandeau sur son œil mort, tout comme l’un des personnages les plus énigmatiques de Lost, Michael Bakounine, qui pour mémoire était en charge de la station La Perle, par conséquent des communications entre l’Ile et le reste du monde.

Film est un titre radical, mais le titre de travail que lui avait donné Beckett est tout aussi fort pour se confronter au cinéma : The Eye. The eye and the I…

D’ici la fin de l’histoire, les images seront minutieusement déchirées par Buster Keaton / explosées en kaléidoscope dans les parcours non linéaires des survivants de Lost et abandonnées, traces incertaines sur des écrans, vidéos abimées, non restaurées. Fascinant.

Suis-je la première personne au monde à rapprocher Film et Lost ? Peu importe, je n’ai pas peur de la solitude. Je suis armé grâce à tous les films que j’ai vus.

Naturellement, une irréductible différence demeure : Film dure 20 minutes, Lost dure 87 heures et 32 minutes réparties en 121 épisodes.

« We’re gonna need to watch that again » , comme le dit Locke dans Orientation (saison 2, épisode 3).

Le renégat est un apostat

01/02/2022 Aucun commentaire

Comme souvent, comme toujours, en tout cas comme la dernière fois, je lis un Jack London et je m’exclame Il a donc fait cela aussi ?

L’apostat est une nouvelle implacable sur le travail des enfants, dont le héros, Johnny, 12 ans et 12 heures par jour dans une usine de toile de jute, hérite ses trait à la fois de la biographie de son auteur (oui, il a fait cela aussi) et de l’imagination romanesque du même – pour peaufiner le destin mythique de son personnage, London fait naître Johnny dans l’atelier même où il travaille, puisque sa mère y était ouvrière avant lui :

Ses collègues l’avaient allongée à même le sol, parmi le métal hurlant des machines qui tournaient à plein rendement. Le contremaître avait prêté son concours à l’accouchement. Et quelques minutes plus tard, une âme de plus peuplait l’atelier de tissage. C’était Johnny, accueilli en ce monde par le grondement implacable des machines, respirant avec son premier souffle l’air humide et tiède, infesté de particules de jute. Le jour de sa naissance, il avait longuement toussé pour en débarrasser ses poumons. Sa toux n’avait jamais cessé depuis.

Johnny, usé, a déjà vécu et consumé toute sa vie : adolescent à 7 ans lors de son premier salaire, adulte à 11 en tant que soutien de famille, maintenant il est vieux. Il a même connu sa grande histoire d’amour et a eu le cœur brisé, à 9 ans, en apercevant cinq ou six fois la fille du directeur – qui s’est mariée entre temps. Que lui reste-t-il à vivre ? La rupture. La résistance. L’apostasie.

La nouvelle a été retraduite et republiée par les éditions Libertalia en 2018. En la lisant j’ai à nouveau été époustouflé par la modernité de London, mais j’ai éprouvé comme un petit sentiment de déjà lu. Et pour cause : égaré par le titre, je croyais me plonger dans un inédit alors que ce texte existe depuis longtemps en français sous le titre Le renégat. Très révélateur, du reste, est ce choix du traducteur d’un nouveau mot, ou plutôt d’un retour au titre original anglais, The Apostate : du renégat à l’apostat, les lecteurs français sont passés, en lisant la même histoire de cet enfant grandi trop tôt qui un beau jour conjure son destin et déserte, du registre de l’allégeance politique trahie à celui de la foi religieuse reniée. Johnny n’y croit plus

Car les esclaves du travail, qu’ils aient 12 ans ou l’âge de la retraite, se piègent eux-mêmes, verrouillent la porte de leur propre prison parce qu’ils croient à ce qu’ils font et, pis encore, croient qu’ils ne peuvent rien faire d’autre – comme chez La Boétie. Ou bien comme chez d’autres : soudain il m’apparait clairement que ce Renégat/Apostat (1906) appartient à une grande trilogie de récits où l’on dit non au travail qui a perdu son sens. Je prends cette décision inouïe et simple, je m’arrête, et le monde continue de tourner. Démerdez-vous sans moi, j’ai mieux à faire. La courageuse décision, l’héroïque rupture de Johnny s’insère presque à mi-chemin entre celle de Bartleby de Melville (1856) qui préfère ne pas, et celle de l’An 01 de Gébé (1970) où « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ».

Quelles leçons tirer de cette nouvelle en 2022, alors que le travail des enfants n’existe plus en France, non plus qu’aux États-Unis (et perdure, n’oublions jamais, dans les pays qui fournissent nos vêtements, nos chaussures, nos meubles, nos téléphones, notre énergie – combien de Johnnys à l’autre bout du monde…) ? Les mômes ne bossent plus en usine (parce qu’il n’y a plus d’usines, au moins autant que parce que notre époque est devenue tendre à leur endroit), ok cette désertion-là a bel et bien eu lieu, mais d’autres restent à venir. La révolte de Johnny passe par cette prise de conscience : Johnny était devenu lui-même un rouage de sa machine. Nous sommes ce que nous faisons. Nous sommes créés par notre environnement autant que nous le créons. Nous, terriens de l’ère numérique, sommes des terriens numérisés. Pour le profit de quels patrons, au juste ?

Comme souvent, comme toujours, en tout cas comme la dernière fois, je lis un Jack London et je m’exclame Ah comme j’aimerais le lire à haute voix, m’en emplir la bouche et l’offrir à un public, quel beau spectacle ça ferait ! Pourtant non, pour l’heure je m’en tiens à Construire un feu… Veuillez à présent écouter ce communiqué de l’ACTC170 (Agence de la Culture pour Tous et Chacun du 170, Grenoble) :

Vendredi 1er avril à 20h vous viendrez au 170 galerie de l’Arlequin (app 8506) à Grenoble chez Marie et Christophe accompagnés d’une bouteille et / où d’un petit grignotis, vous vous installerez confortablement et vous y dégusterez le spectacle proposé ci-dessous !
Entrée au chapeau (10 € minimum recommandés !)
Résa par retour de mail ou au par téléphone auprès de Mme Mazille ou M. Sacchettini. 
« Construire un feu », spectacle pour passer l’hiver – lecture musicale d’après Jack London
Un homme solitaire marche dans une vallée du Klondike. Il doit rejoindre son campement avant la nuit. Il avance pas après pas, en se protégeant du froid, de la neige, de l’hiver, des imprudences, des coups du sort, du découragement. Un chien-loup le suit.
Unité de lieu, de temps, d’action… Tension dramatique à son comble avec deux personnages seulement, un humain et un animal… Suspense terrifiant dans un paysage minimaliste recouvert par le blanc… Et questions fondamentales sur la place et la responsabilité de l’homme dans la nature.
Jack London a-t-il écrit avec Construire un feu la nouvelle parfaite ? Sans doute pas puisque la perfection aurait surgi une fois pour toutes – or London a écrit cette histoire deux fois. La première version (1902) est plus rapide et légèrement plus aimable ; la seconde (1908), plus longue et plus âpre. C’est sur elle que le spectacle est basé. Attention : ce n’est ni l’Appel de la forêt, ni Croc-Blanc ; ce n’est pas pour les enfants. Mais l’Appel de la forêt et Croc-Blanc sont-ils vraiment pour les enfants ?
En guise de première partie seront lus des extraits du texte autobiographique de Jack London, Ce que la vie signifie pour moi.

Contrebasse, compositions et improvisations : Olivier Destéphany
Voix : Fabrice Vigne
Visuel : Jean-Pierre Blanpain

Durée : une heure ou un chouïa plus