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Rêve d’immortalité

Le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, tandis que le communisme c’est le contraire.

Je repense à cette vieille blague qui avait cours dans le bloc de l’Est durant la Guerre Froide. Excellente, elle pointait en quelques mots, avec une remarquable économie de moyens, le point commun implicite entre les deux mondes, les deux systèmes, les deux idéologies, liquidant leurs divergences tout compte fait superficielles et surtout utiles à exacerber leur compétition. Le point commun, c’était l’exploitation. Autrement dit le pouvoir, la domination, le productivisme et avant tout le matérialisme. La course poursuite engagée de 1945 à 1991 entre les USA et l’URSS avait pour terrain l’exploitation de la matière : qui aurait le plus d’usines, d’ouvriers, de soldats (1), de champs de blé, de bombes atomiques et de fusées pour la lune, qui assujettirait le plus grand empire, raflerait la mise. L’histoire est achevée, et le vainqueur connu.

Autant de matérialisme, autant d’obsession de la matière des deux côtés du rideau de fer, ne pouvait qu’engendrer une angoisse et une crise spirituelles. Et une réponse similaire : une nouvelle manière, scientifique, de promettre l’immortalité de l’âme.

C’est ainsi que je comprends le passionnant livre Lénine a marché sur la lune que Michel Eltchaninoff consacre à l’histoire d’une curiosité philosophique et religieuse russe, le cosmisme.

Le cosmisme, plongeant ses racines dans les traditions occultistes et ésotériques russes ainsi que dans le christianisme orthodoxe (il est préfiguré dès le XIXe siècle par un ami excentrique de Dostoïevski, Nicolas Fedorov), a été curieusement mâtiné au XXe siècle de foi marxiste en la toute puissance scientifique et technique, et à ce titre largement exploité et vulgarisé à la fin de l’ère soviétique ; enfin, au XXIe siècle, il est mis à jour et à profit par Poutine et les poutiniens, à grand renfort de nationalisme pro-russe – car de toute éternité les Russes ont tout inventé (cf. une autre fascinante folie russe non exempte de liens avec le cosmisme : le récentisme).

Ressusciter les morts, prolonger la vie éternellement, augmenter et perfectionner les corps périssables afin de nier les atteintes du temps, libérer le potentiel psychique infini, créer la vie artificielle, manipuler les phénomènes naturels tel le climat, révolutionner les transports et les communications, transformer le monde et carrément sauver l’humanité, disposer d’un réseau sur terre réservé à l’élite consciente puis partir à la conquête des étoiles, coloniser l’Univers, en somme devenir Dieu à la place de Dieu… Ce programme qui semble si californien est en réalité né russe. La charnière entre les deux versants est peut-être identifiable historiquement : Sergeï Brin, mathématicien né en URSS en 1973, immigré aux USA enfant, est le cofondateur de Google.

Axe Est-Ouest des allumés ! Dans la Silicon Valley des transhumanistes milliardaires et cinglés, Elon Musk et consorts, autant que dans la Moscou des parvenus cosmistes ultra-nationalistes et messianistes, domine une même obsession, soi-disant spirituelle mais fondamentalement matérialiste : l’immortalité. Si bien que l’archaïque blague de la Guerre froide convoquée ci-dessus en préambule mériterait son aggiornamento : le libéralisme américain promet qu’il y a une vie après la mort, tandis que le poutinisme russe promet qu’après la mort il y a une vie.

On prétend, depuis le concile de Latran IV en 1215, que l’âge de raison est 7 ans. Car c’est à cet âge que l’homo sapiens prend conscience de sa mortalité, naissance en chaque individu de la mélancolie et de la philosophie. Entre nous, je crains que passé cet âge, tout fantasme d’immortalité, qu’il soit vintage judéo-christiano-musulman, ou bien moderne pseudo-scientifique, libertarien et cosmiste, ne soit qu’un pur symptôme d’immaturité et d’infantilisme, une réponse paniquée au matérialisme, un déni du renoncement programmé à notre propre matière (Quoi ? Je ne suis que matière moi aussi ? Non ! Non !), un refuge dans la chimère et l’arrière-monde.

Quant à moi, je me fais une raison depuis l’âge de 7 ans : je mourrai, ce n’est ni bien ni mal, c’est ainsi, ça n’est triste que pour la poignée de personnes qui tiennent à moi, dont j’ai la faiblesse, parfois, de faire partie, et à qui je présente mes excuses par avance. Je me console avec l’art, qui, cela tombe bien, a un peu été inventé pour cet usage, pour la fraternité devant la mort. Je me console en regardant César de Pagnol. Je me console en lisant Gotlib : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ? , et je me console en écoutant Bashung : Mortels, mortels, nous sommes immortels/Je ne t’ai jamais dit/Mais nous sommes immortels


(1) –  » Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force,
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier ait de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activités nouvelles soient créés,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués, de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle fera merveille pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés, de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés
. »

Antonin Artaud, Pour en finir avec le Jugement de Dieu, 1947. Insurpassable.

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