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Survie en milieu hostile

01/11/2014 un commentaire

Les Combattants

Je jette un oeil sur la une du quotidien régional. Je soupire préventivement, on a quoi aujourd’hui comme mauvaise nouvelle, comme méchante humeur ? Les Français n’aiment pas le changement d’heure. Allons, bon, qu’est-ce qu’il leur prend encore aux Français. Moi je l’adore, le changement d’heure, je le trouve stimulant, j’ai expliqué pourquoi autrefois, à une époque qui me semblait plus légère. Eh bien les Français, eux, ils n’aiment pas ça. Mais ils n’aiment pas grand chose, en ce moment.

Ils n’aiment pas les Français, déjà. Ni du reste les étrangers. Ils n’aiment ni ce qu’ils ont, ni ce qu’ils n’ont pas. Ni l’état des choses ni les changements. Ni les riches ni les pauvres (sans doute parce que les riches n’ont jamais été si riches, ni les pauvres plus pauvres). Ni la pollution ni l’écotaxe. Ni les impôts ni le parlementarisme (parce que les parlementaires négligent de payer leurs impôts). Ni les artistes qui érigent pour rire des joujoux sexuels gonflables dans les rues, ni les artistes en général et intermittents. Ni les sondages qui leur demandent leur avis ni l’automne. Avec tout ce que les Français n’aiment pas, la PQR peux tenir sa une 365 jours par an.

Je n’ai pas trop le moral. Je vois arriver gros comme une maison le prochain coup d’état fasciste. Je me crois en cela plutôt rationnel : le fascisme nationaliste et/ou religieux, celui des intégristes musulmans ou celui des catho-tradi-tue-l’amour, celui des bonnets rouges ou celui des chemises bleu marine, celui des obscurantistes ou celui des cultivés, celui des complotistes internet ou celui des racistes décomplexés, celui de tous ceux qui ont quelque chose à perdre, celui de ceux qui n’ont plus rien à perdre… le fascisme s’affirme comme le seul projet politique capable de mobiliser la rue (et les médias, et Internet, et accessoirement les librairies – pour ce qu’il en reste). Je n’en mène pas large.

Je m’efforce de ne pas trop le dire, parce qu’à force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver, et puis aussi parce que quand je vaticine, mes proches ont tendance à me coller des beignes pour me faire reprendre mes esprits… Mais tout de même je l’avoue à voix basse à mon blog, presque comme une faute : je n’ai pas trop le moral. Je prends au sérieux le risque de la fin de la démocratie en 2015, sensiblement plus que je ne redoutais la fin du monde le 21 décembre 2012.

Alors ma fille m’engueule. Elle me dit « Tu te fais du mal tout seul en épluchant systématiquement tous les commentaires laissés sur les sites d’information, pas étonnant que tu déprimes au bout de la souris, tu confonds les trolls avec la population française… » Elle a sûrement raison. Elle est fine, ma fille. Je préférerais confondre cette fille avec la population française.

Reste que l’avant-goût de cataclysme est le parfum de l’époque. Il faudrait faire quelque chose de ce climat, de peur que ce climat fasse quelque chose de nous. Et qu’en faire, au juste ? Un roman, peut-être.

Ou un film. Thomas Cailley en a fait son premier film, qui s’appelle Les Combattants.

Film très impressionnant. Terrifiant, parce que fort juste sur ce que sont la violence et l’angoisse en 2014, avec peur de la fin du monde, dernier retranchement de l’individualisme dans les convulsions de l’agonie du monde, et jeunesse mutante, pétrie de cynisme et de système D. Des dialogues parfaits, une écriture très fine et qui pourtant semble spontanée, du grand art. Il faut attendre longtemps ? Non, il faut seulement attendre. J’adore ce bref échange, même arraché à son contexte. Mais si l’on ajoute ce que dit le contexte...

L’envoûtant et répugnant personnage de Madeleine, joué par Adèle Haenel, est le coeur du film. Elle incarne très exactement le parfum de fin du monde dont je causais trois paragraphes plus haut, un air du temps sublimé par le romanesque. Jeune fille et monstre, elle est idéalement adaptée à son milieu (hostile). Puisqu’elle a fait des études d’économie prospective, elle a intégré qu’en ce monde c’est chacun pour sa peau. Elle anticipe que l’apocalypse imminente se doublera d’une lutte de tous contre tous, et que dans le chaos seuls les plus durs survivront. Alors, méthodiquement, elle s’endurcit. Elle se lance dans un stage de préparation militaire. Mais se rend compte qu’elle n’y est pas à sa place. L’Armée est une institution d’un autre temps, une discipline d’arrière-garde, une bêtise périmée : Madeleine y teste la vie à la dure, okay, mais les notions qu’on essaie de lui inculquer, l’obéissance à la hiérarchie, le devoir, la solidarité, le sacrifice, ne signifient rien pour elle. Aussi désuet qu’une uniforme à pompon. Elle quittera son régiment une fois qu’elle y aura puisé les seuls enseignements techniques (mot qu’elle emploie beaucoup) dont elle a besoin.

Le film raconte quelque chose d’important, et d’inédit : l’irruption dans la fiction de cette sorte de personnage signale que cette sorte de personne est possible dans le monde réel. Je crois bien que j’en connais. Et, en plus de ce pavé dans la mare, le film réussit à être drôle, haletant, bourré de péripéties, et même, puisque c’est aussi une histoire d’amour, curieusement charnel (sensualité extraordinaire de la scène du maquillage aux couleurs camouflage, variation martiale du Blason ou du Cantique des cantiques).

Seuls points faibles d’un film, à ceci près, magistral : son titre vague et passe-partout (quel dommage pour vous, si vous passâtes à côté par faute d’un intitulé peu exigeant), et sa BO, tartine techno-french-touch sûrement « originale » mais qu’on a l’impression d’avoir déjà trouvé ringarde il y a 20 ans – même les musiques de Carpenter dans les années 80 étaient plus « modernes ». (Même grief contre Bande de filles de Céline Sciama, autre film passionnant, nécessaire et neuf, avec une musique pénible. Une tendance, apparemment.)