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Réfractaire (Irait-on s’engueuler pour si peu/pour autant ?)

23/06/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (I).

* L’un de mes livres, Double tranchant, est irrigué par un aphorisme de Guy Debord, une de de ces idées générales qui arment pour la vie : « Quand une chose ne change pas dans la société, on l’affuble d’un nom nouveau. En revanche quand une chose a été profondément modifiée dans sa nature, dans sa signification, dans son mode de production et dans son usage, alors elle garde son ancien nom. Exemples : une pomme, un steak, un diplôme. » Un couteau, en ce qui concerne le livre en question. Dans le souci, invétéré chez moi, de reconnaître des dettes, je me décide à consacrer un article à Debord.

* J’ai appris l’existence de Guy Debord en même temps que sa mort, en 1994 – paradoxe premier. Le paradoxe suivant est pire : les mass media m’auront donc révélé ce souverain réfractaire, cet effacé stratégique qui toujours refusa de jouer le jeu, à moins d’en inventer les règles.

* J’ai tenté de le lire immédiatement : La société du spectacle dans ta face. Comme je n’y ai d’emblée rien compris mais que je pressentais des révélations décisives méritant quelque effort, j’ai entrepris d’assimiler Debord avec méthode et système, tous ses livres un par un, collectifs et correspondance et Potlatch compris, dans l’ordre chronologique si possible, histoire d’apprécier la trajectoire, ou pour mieux dire la balistique. Je ne comprenais toujours pas tout, mais ce que j’en retenais était bien plus important que ce que m’apportaient d’autres livres plus limpides ; puis, si je relisais, je comprenais non seulement mieux mais autre chose, ceci grâce à l’écriture, « à fragmentation » comme une grenade. Car Debord écrit rudement. Un phrasé savant, précis, ordonné, cérébral, mais aussi élégant, classique à l’ancienne (je veux dire dix-septièmiste), plus aristocrate qu’humaniste, maître de soi, cinglant au besoin mais redoutablement calme. Qui était Debord ? Selon le témoignage de l’un de ses amis, Debord lui avait rendu, à la question purement sociale Que-faites-vous-dans-la-vie, une réponse purement asociale, se présentant comme révolutionnaire professionnel. Cela n’est pas un métier, débrouille-toi avec ma répartie, pourtant que dire d’autre qui serait plus juste ?  Certes il était également écrivain, sans le moindre doute, vu l’effet que produisent ses livres. Mais écrivain n’est peut-être pas davantage un métier. De toute façon sa première « œuvre », fondatrice, avait été un slogan sur un mur, gravé à 20 ans, l’injonction explicite « Ne travaillez jamais. » Debord a ensuite consacré sa vie à travailler contre le travail.

* Debord m’est utile pour comprendre le monde dans lequel je vis. Exemple puisé réellement au hasard, en ouvrant le journal du jour, un de ces canards gratuits qu’on lit dans les transports en commun puis qu’on jette : j’apprends qu’une jeune diplômée d’une école en management vient de lancer un site de rencontres sur le modèle des agences de recrutement. On postule à l’idylle, on y cherche l’amour en adressant CV et lettre de motivation, on se vend auprès de l’employeur amoureux, parce qu’on a tous quelque chose à vendre ou à acheter, ne serait-ce, pour les plus démunis, que ses sentiments. La langue de bois D.R.H. contamine jusqu’à la vie intime, le management se substitue aux rapports humains, parachevant l’aliénation par le travail. Ce fait social stupéfiant serait incompréhensible, et on se contenterait de le trouver moderneludiquerigolo, voire sympa, et on cliquerait J’aime sur Facebook… si l’on n’avait lu Debord, théorisant pour nous la marchandisation (à la suite de Marx qui, le premier, repéra le fétichisme de la marchandise) comme symptôme de la spectularisation. Ainsi la première thèse de la Société du spectacle n’est-elle plus une nébuleuse abstraction, mais une réalité observable.

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

* Je puise ce que je peux dans Debord. Le répète pour le comprendre (Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation), le rumine longuement, à l’occasion le régurgite. J’ai ceci sous les yeux : une agence de pub new-yorkaise proclame une fois pour toutes que Life is but a screen, sweetheart ! Tout est clair.

* Lors d’un transit de trois heures à Paris en mai dernier, je me suis précipité à la BNF pour traverser l’exposition « Guy Debord, un art de la guerre. » Paradoxe plus énorme encore que les précédents : Debord estampillé « trésor national » par une structure étatique, embaumé dans des bandelettes officielles. Pourquoi pas tant qu’on y est ses cendres au Panthéon ? Hypothèse : puisque la révolution situationniste n’a pas eu lieu, Debord est légitime ici non comme prophète, mais comme exemple de vie confondue dans et avec les livres. Il a échoué à changer la vie, mais il a changé ses lecteurs. Sa vie est une aventure littéraire, et son importance au sein de la langue, et par conséquent, de la pensée française, est établie (et encore ne parlera-t-on pas de cinéma). De fait l’expo permet de découvrir un prodigieux Debord lecteur. Pour écrire si rigoureusement, il fallait avoir lu d’abondance, et dans les profondeurs.

* Reste que la plupart des organes de presse, l’œil de l’un par-dessus l’épaule de l’autre, qui ont rendu compte de l’événement ont choisi comme angle de tir, avec comme une pointe de soulagement, le paradoxe sus-indiqué, l’irrécupérable enfin récupéré, la subversion institutionnalisée et désamorcée. Sauf Le Tigre, précieux journal qui ne ressemble pas à un journal, autre spécimen irrécupérable. Dans l’édito de son n°29, Raphaël Meltz projette en abyme la circulation de l’info entre médias autistes, citant un article sur Debord déjà cité par Debord dans Cette mauvaise répétition. Et ajoute au passage : J’avais lu avec plaisir les deux volumes de la Correspondance de Champ libre, essentiellement des lettres d’insulte. Tiens, de quoi parle-t-il ? Des textes de Debord que je n’aurais pas encore lus ? Je creuse la question.

* Je me procure et dévore ces deux volumes de Correspondance, effectivement revigorants, puis pour faire bonne mesure Tout sur le personnage, sorte de troisième tome posthume (moins intéressant, collage ironique de coupures de presse – ici la technique situ du détournement se pratique curieusement par la littéralité). Debord y est en fin de compte assez peu présent, sinon en filigrane. L’anti-héros de ces trois livres, du moins le porte-plume sous influence debordienne, est Gérard Lebovici en personne, figure encore plus fascinante, parce que non clandestine comme Debord, au contraire étalée au grand jour et cependant infiniment énigmatique, opaque sous la couche de paillettes. Le titre Tout sur le personnage signifie en réalité Rien sur la personne. Lebovici était le roi d’un système, et en même temps le mentor de collectifs qui ne visaient que le renversement de ce système. Il gagnait des fortunes en produisant le cinéma commercial de l’époque, Belmondo etc., argent qu’il injectait dans des activités subversives à perte : la maison d’édition d’ultra-gauche Champ Libre, transformée en bastion contre tout, et la diffusion de la pensée de Debord par divers moyens (l’achat d’une salle de cinéma pour projeter exclusivement, et souvent face à des fauteuils vides, les films de Debord).

* Ces lettres d’un éditeur, donc, presque exclusivement rédigées pour signifier Je ne vous aime pas, sont d’une violence confondante. Vieux con, ordure, pauvre merde… Humiliations publiques, outrages et excommunications, affronts péremptoires mais toujours brillants, à la Debord, intransigeance jusqu’à la paranoïa quasi-suicidaire : Lebovici mourra seul, facile à dire après coup mais on est tenté de le lire là. Lebovici se brouille avec tous et insulte chacun, ex-collaborateurs, solliciteurs, traducteurs, éditeurs, journalistes (surtout journalistes), staliniens et fachistes et gauchistes dans le même sac. Quelques cibles célèbres sont dézinguées parce qu’elles traversaient imprudemment la ligne de mire, ex-auteurs de Champ Libre pour la plupart, comme Jean-Patrick Manchette ou Renaud Séchan. Leurs réponses sont également publiées, elles ont autant de caractère, et on se dit que malgré tout il est bon, il est sain, de lire de telles anthologies d’injures. Notamment parce qu’elles ne sont pas anonymes, comme les minables et fastidieux forums infestés de trolls. Elles sont tout le contraire : des argumentaires d’individus identifiés qui font, en urgence, le tri autour d’eux parce qu’ils croient en certaines idées incompatibles avec certaines fréquentations. D’un autre côté, la radicalité, parfois, ça finit mal, et la tuerie cesse d’être uniquement verbale. Oui, « facile à dire après coup ».

* Je me souviens au passage que j’ai lu le déplaisant et instructif récit L’instinct de mort de Jacques Mesrine, dernier livre publié par Champ Libre du vivant de Lebovici, qui s’était fendu d’une préface énamourée où il faisait de Mesrine « le parfait symbole de la liberté pour les Français de notre époque ». Cette élégie exagérée m’était suspecte. Pour ma part, même après lecture, Mesrine m’apparaît au moins autant grosse brute tout-pour-ma-gueule qu’anarchiste révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, peu après l’édition de ce livre, le 4 mars 1984 Lebovici était assassiné de 4 balles dans la nuque dans un parking souterrain près des Champs Elysées. Ce meurtre très professionnel n’a pas forcément de rapport avec L’instinct de mort. On n’en sait rien. Les raisons du contrat n’ont jamais été élucidées. Lebovici n’avait que des ennemis, embarras du choix, et on peut lire le plaisir qu’il prenait à s’en faire de nouveaux.

* Ce soir, ma fille me raconte. « Y a une fille dans ma classe, elle est folle de joie, elle n’arrête pas de se la péter parce qu’elle a participé à un concours, et qu’elle a gagné le droit d’aller à Paris pour assister à l’enregistrement de l’émission Bienvenue chez Cauet… Mais c’est qui, en fait, Cauet ? » Je lève les yeux des archives Lebovici, je réfléchis, j’aspire une goulée et je réponds à sa question, posément quoique fermement : « Cauet est un présentateur d’émissions people pour adolescents sur des chaînes de télé poubelle. Cauet, à la manière d’un dealer de drogues mais sur une bien plus grande échelle, vend cyniquement, pour le compte de gros bonnets invisibles, du « rêve » récréatif en surface, et flingueur de neurones en profondeur, à des ilotes destructurés et à des misérables soigneusement ciblés mais non encore totalement dépourvus de pouvoir d’achat : leur psyché, leur temps libre, leur habitus, sont monnayables. Cauet est un dangereux crétin qui gagne sa vie en servant la soupe à des demeurés V.I.P. et en provoquant les rires de bimbos pétassoïdes, de préférence prêtes à montrer leurs seins, devant un public d’abrutis décérébrés, conformément aux codes stéréotypés et au process industriel de la télévision monoformée et chloroformante. Cauet est une merde. Cauet est une référence culturelle. »

* Je rumine après coup ma tirade, faute de l’avoir préparée. En substance, je condamne brutalement une manifestation parmi les plus racoleuses du show-business français (le côté cinéma commercial, hérité de Lebovici) en usant de l’insulte à sang froid (le côté Deborderline du même Lebovici). Soudain j’écrirais bien une lettre d’insulte à Cauet. Mais comme je n’existe pas en face de lui, je serais simple troll pour le coup, à quoi bon. Je parle seulement à ma fille.

* « Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier. » (Debord, Préface de 1992 à La société du spectacle.) Moi qui suis si mesuré d’habitude, si conciliant si « tolérant » . Je me suis laissé aller ce soir à l’intolérance raisonnée, à l’intention de nuire, non outrancière, à la volatilisation verbale de la marionnette, à la joie des quatre vérités, au rejet péremptoire de la vulgarité marchande, à l’intransigeance face au Spectacle qui n’est ni une activité spécifique ni un champ de production séparé de nous, mais notre mode de vie lui-même, notre vie. Je suis, comme tout le monde, influencé par mes lectures. Bien sûr, que Debord a droit à la BNF, et tant pis pour lui. Tant mieux pour nous. Rien que cela : ne pas se laisser faire.

Hommage à André Franquin

16/06/2013 5 commentaires

Publicité réalisée sans trucage, par ma fille, aujourd’hui, en guise de cadeau de fête des pères. Pour voir l’original de ce gag, cliquer ici.

Post-scriptum : en répartie, la version Christophe Sacchettini. Réalisée itou sans trucage, sinon ce ne serait pas drôle.

En regardant les nuages

10/06/2013 Aucun commentaire

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Et ainsi les idées s’associent (numéro zéro). Mais où va-t-il chercher tout ça ?

* On raconte que Leonard de Vinci préconisait à ses élèves d’observer les nuages se former et se déformer, au moins quinze minutes par jour, afin de stimuler leur imagination. À défaut, la contemplation des cendres dans l’âtre ferait l’affaire, ou de lézardes, ou de taches formées par l’humidité, ou encore, préfigurant Rorschach, de celles que l’on provoque soi-même en projetant sur un mur une éponge imbibée de couleurs. Observation, inspiration, méditation, compilation, hallucination. Elle fonctionne ainsi, l’imagination : tout mène à n’importe quoi et réciproquement. Par association d’idées, se projeter par l’esprit dans les nuages peuvent vous conduire à inventer l’hélicoptère aussi bien qu’à résoudre une énigme astronomique où à peindre des anges.

* Vous auriez des circonstances atténuantes si l’envie vous prenait de gifler le prochain gugusse qui s’avise de vous reprocher d’être « dans les nuages » .

* Le mode de vie contemporain incite à consacrer ses heures quotidiennes à contempler la formation et la déformation, plutôt que du ciel, des taches apparaissant sur son mur Facebook. Et de là vers mille liens sur la toile. L’effet sur l’imagination est-il comparable ? Je ne préjuge pas. Tout est bon. Tout mène à tout, c’est le principe.

* J’entame ici et maintenant une série d’articles où je m’appliquerai à déployer sur la longue durée les idées associées, la chaîne de la pensée, maillon par maillon – processus qui donne lui-même à penser. Je ne sais combien j’en écrirai. Nous saurons où cela nous conduira une fois que nous y serons.

* À titre de prototype et d’échantillon, de quel nuage est sorti Double Tranchant, idée qui s’est longuement transformée, d’avatar en avatar, d’abord un texte, puis des linogravures, puis une lecture, puis un livre, puis une exposition, puis, prochainement, un spectacle ?

* Le tout premier embryon d’idée qui a libéré cette jolie cascade concernait la religion. Bizarre, non ? Au bout du compte, il ne reste rien de ce motif religieux initial, à part quelques allusions. Je me faisais la réflexion, banale, que la religion était facteur de chaos, de haine, de folie, de guerre, de grands inquisiteurs et de bûchers divers. Si l’humanité ne s’auto-détruit pas pour cause d’inconscience écologique ou d’avidité, elle le fera sans faute parce que des connards toujours plus nombreux sont persuadés que leur dieu perso est moins imaginaire que celui du voisin. Bon. Sur l’autre main comme disent les anglais, je me faisais la réflexion, également banale, que la religion a rendu meilleurs certains individus que je connais. Moins matérialistes. Plus spirituels, plus généreux, plus cultivés, plus ouverts, plus profonds, plus humains. La religion détruit peut-être autant qu’elle préserve, épanouit autant qu’elle asservit. Le moyen d’évoquer ce double mouvement ?

* Ensuite : connexion par synapses, et détour par le nationalisme québécois. Encore plus bizarre, non ? Je me souviens d’avoir lu, il y a peut-être quinze ou vingt ans, une interview de Felix Leclerc, interrogé à propos des revendications indépendantistes québécoises, susceptibles d’engendrer de grandes violences, de grands malheurs (rappelons qu’en 1970, le Front de libération du Québec se rendait coupable d’attentats, d’enlèvements, de meurtres…). Leclerc répondait que le nationalisme était un un simple outil, comme un couteau, un outil pour penser et pour vivre. Il expliquait qu’avec un couteau en main, on pouvait poignarder son frère dans le dos, ou partager un pain avec lui. Cette image si simple et si bouleversante, si sage et si poétique, est de nature à faire son nid pour longtemps dans la cervelle.

* (Je comptais donner les références de cette interview, puisque je comptais donner toutes les références. Pas moyen de remettre la main dessus. Je l’ai peut-être rêvée. Ou confondue. Ou attribuée à Leclerc par erreur. Je n’en sais rien. Je n’en saurai jamais rien. C’est la règle du jeu. L’idée demeure, plus longtemps que les hommes.)

* On a donc une idée entre les mains. Celle du tranchant double. On déroule la pelote. On gratte le papier. Puis les conditions d’écriture influencent à leur tour l’écriture. Les circonstances. Les prédispositions. Les vieilles obsessions et les jeunes frustrations. L’identification. L’empathie. Les souvenirs (je pense à mon grand-père). Le lieu et l’instant (La Maison de l’outil de Troyes, je l’ai déjà raconté). Les réminiscences s’empilent. Résultat final : le texte de Double tranchant commence comme un pastiche de 2001 l’Odyssée de l’espace, sa sublime syzygie et son ode ambigüe à l’outil comme prolongement de la main de l’homme ; et se termine comme un plagiat d’une chanson populaire des années 1900. Et on voudrait quoi, être original ? Bah. C’est en mélangeant qu’on invente.

* L’originalité à tout prix, si l’on réfléchit, est un effet de l’ego. Or l’ego est une valeur ajoutée de la société marchande, un plus produit, marque de fabrique, gimmick, logo. Pour cette raison Pablo Picasso, cas pourtant exemplaire d’identification d’un style à un homme, s’écriait « à bas le style ! » . J’aime passionnément la littérature. En revanche l’ego des écrivains m’emmerde. Le mien, infiniment plus que tous les autres. Mon ego est vrai con. (Je comprends, écrivant ceci, pourquoi j’aime, et de plus en plus, la littérature anonyme, les contes, les mythes…) Alors je me mets à la musique. Je passe une à trois heures par semaine dans la salle de répétition de mon professeur de musique, qui a épinglé sur l’un des murs une citation zen d’Albert Einstein, que je lis systématiquement, jour après jour, en montant et en démontant mon instrument :

Ce qui fait la vraie valeur d’un être humain, c’est de s’être délivré de son petit moi.

* Double tranchant en outre est un ouvrage irrigué par un aphorisme de Guy Debord, une de de ces idées générales qui arment pour la vie : « Quand une chose ne change pas dans la société, on l’affuble d’un nom nouveau. En revanche quand une chose a été profondément modifiée dans sa nature, dans sa signification, dans son mode de production et dans son usage, alors elle garde son ancien nom. Exemples : une pomme, un steak, un diplôme. » Un couteau.

* C’est dit : mon prochain article sera consacré à Guy Debord.

C’est ton bien ton trésor ta dot ton héritage

07/06/2013 Aucun commentaire

J’ai passé hier douze heures pleines, 8h30/20h30, entre les murs d’une bibliothèque. Récapitulant ce laps, les mains sur le volant pendant le trajet du retour, je me suis rendu compte que le meilleur moment de la journée, celui où il est passé quelque chose dans mes nerf, sur ma peau et dans ma cervelle, aura été celui où j’ai lu un poème de Victor Hugo intitulé À qui la faute ?, à propos de bibliothèques qui brûlent. Comme si la beauté et la fragilité de l’endroit devaient à point nommé m’être rappelées, prévenant le funeste danger qui, au terme de douze heures, me guettait : la lassitude de vivre parmi ce tas de culture silencieuse et bien rangée, où les documents qui sortent sont, statistiquement, les mêmes, toujours les mêmes, que ceux écoulés par les Espaces culture des supermarchés.

J’étais tombé sur ce texte incidemment, à la fin d’un petit bouquin gratuit qui traînait là, j’ai vibré, puis dès que j’ai pu je me suis isolé pour le relire à haute voix. Les bibliothèques brûlent rarement, ou alors c’est une métaphore. Si on va par là, moi aussi je brûle.

Je cite de mémoire Flaubert, interpellant un journaliste qui s’était permis de dauber le dernier livre d’Hugo : « Ah, non ! N’insultez pas son génie ! Sa sottise me fait suffisamment de peine. » Le paradoxe me semble très exact. On aura beau juger un peu sottes la boursoufflure d’Hugo, ou sa candeur idéaliste « de gauche » (que visait spécialement Flaubert), sa grandiloquence, ses océanes rodomontades… de fait elles n’entament jamais son génie. Elles en feraient plutôt partie. Ses bons sentiments sont de grands sentiments.

(Sur le presque même sujet, on peut lire également ceci.)

À qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
                                                – Oui.
J’ai mis le feu là.
.                                                 – Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
.                                                  – Je ne sais pas lire.

L’Année terrible, 1872

Un geste pour l’environnement

03/06/2013 4 commentaires

On sait bien pourquoi, statistiquement, « la pluie et le beau temps » constitue le premier sujet de conversation entre deux inconnus : la civilisation exige d’entrer en contact avec son prochain sans l’agresser, et la météorologie donne cette universelle opportunité d’abonder dans le sens d’autrui, paradoxalement sans se mouiller. Chacun, qu’il soit riche ou misérable, péquin ou puissant, pieux ou mécréant, fin-de-droit de Roubaix ou vieille-pie de Davos, illettré ou prix Nobel, honnête homme ou Cahuzac, chacun prend la météo dans sa gueule, la subit ou en jouit de façon comparable. Ensuite, il s’en protégera certes selon ses moyens propres, chacun pour soi et la main invisible du marché pour tous, mais, au départ, la condition est identique, ainsi que les halala, les ouyouyouy, les yaputsézon, les c’est-encore-pas-pour-aujourd’hui, et les blagues sur l’automne au mois de juin. la communauté de destin console tant bien que mal : c’est tellement bon, un sujet sur lequel s’accorder enfin ! Comme un parfum de paix sociale. Voyez un peu comme la vie est surprenante, je me découvre de même opinion que Nadine Morano. Ainsi depuis des semaines tout le monde est d’accord : ce printemps est, de loin, le plus pourri qu’on ait vu de mémoire d’homme atteint d’Alzeihmer.

Or j’ai appris ceci en visitant le Musée du Quai Branly : Pablo Picasso, qui porta toute sa vie les cheveux courts, les laissa néanmoins pousser en 44, clamant, révolté pileux : « Je vous préviens, je ne me coupe plus les cheveux tant que la paix n’est pas signée ! »
J’ai un combat plus modeste : j’attends seulement qu’il fasse beau. Trois mois, nom de Dieu, trois mois que j’attends qu’il fasse beau et que je ressemble, chaque jour un peu plus, à un hippie ou un clodo ou un gothique ou un wookie (imaginons, pour rire, un wookie clodo hippie gothique). Je tente ce moyen de pression, on verra bien s’il est efficace. Le ciel, jusqu’ici, est inflexible. Mais si personne ne fait rien, hein…

Dans la lune, air connu (Dans la lune j’t’ai r’connu)

01/06/2013 Aucun commentaire

Les deux jours passés la semaine dernière à Tinqueux m’ont donné une énergie folle, qui j’espère durera. Le Centre culturel/Centre de créations pour l’enfance de Tinqueux, autrement dit Dans la lune, a réalisé une superbe exposition à partir du livre Double Tranchant cosigné JPB et Mézigue. M’immerger dans cette expo me procure une joie de même nature que découvrir ce qu’un illustrateur a créé en s’appropriant un de mes textes : soudain, mes mots existent en relief, relayés, incarnés dans l’air et dans les images. Je n’ai jeté qu’une allumette, et maintenant regarde, oh le bel incendie. Si je suis maître d’ouvrage de l’expo, je rends grâce à Sylvain, maître d’œuvre, dont les doigts ont du talent, de l’intelligence, et de la poésie. Le dispositif même de l’installation, jouant sur les contrastes (les doubles, sujet du livre) intérieur/extérieur, réalisme/stylisation, art/artisanat, abstrait/concret, concentration/imagination, silence/bruit, élargit, et même clarifie, les idées et principes qui avaient présidé à l’élaboration de l’ouvrage.

L’expo demeurera visible dans les locaux du Centre jusqu’au 20 juin 2013. Ensuite ? J’aimerais qu’elle voyage. Qu’elle s’approche de chez moi, parce que Tinqueux, c’est tout de même six heures de train. Ce n’est point à l’ordre du jour, alors je goûte l’instant : j’ai été là-bas très chaleureusement reçu et soutenu par des gens qui aiment et comprennent mon travail. Le roi n’est pas mon cousin et le monde est la mienne huitre. Merci Mateja, merci tout le monde.

On m’avait préparé quelques surprises dont, pour enrober de musique le vernissage, une joueuse de scie musicale. « Nous nous sommes permis d’ajouter une lame absente du livre… » Ben voyons, permettez-vous les amis, le plaisir est pour moi. La lamiste (elle joue de la lame et non de la scie, et m’a expliqué les différences) était, je dois dire, époustouflante. Elle nous a régalé avec du Bach, du Danny Elfman et du Indochine (le saviez-vous ? Dans la lune est incidemment le titre de l’album solo de Nicola Sirkis), et c’était très beau, j’en étais le premier surpris, moi qui me croyais peu sensible au son de la scie, tout kitch qu’il est et ondulant d’un vibrato suraffecté… Sauf que par elle, non ! Ça n’est que lyrisme. Elle s’appelle Gladys Hulot, et elle est n’est pas la première lamiste venue. Elle est, tenez-vous bien, championne du monde de scie musicale (c’est tellement bizarre comme instrument qu’il existe un championnat, et du monde, rien que pour eux)… On peut visiter son site ou l’écouter jouer ceci ou cela.

J’ai pas mal discuté avec elle, de rêves surtout, car elle rêve abondamment. Elle m’a raconté des choses stupéfiantes comme  « Ah, tiens, tu as publié un recueil de tes rêves ? Moi aussi j’écris mes rêves, je les dessine aussi, mais je ne sais pas si ce serait publiable, parce que c’est quand même très bizarre. La dernière fois, je dévorais Evelyne Delhia. » Une autre nuit, elle a discuté avec John Lennon. Moi, c’était avec Ringo Starr. On a blagué ensemble, à l’idée qu’il ne nous restait plus qu’à trouver deux autres rêveurs pour refonder les Fab Four, mais seulement la nuit.

Bref, Tinqueux = dream team, littéralement. Merci encore du fond du cœur à toute l’équipe œuvrant Dans la lune, perpétuellement jeune. Cela ne m’empêchera pas d’aborder à présent une vieille lune.

Il me faut reparler un peu de cette question tannante posée dès le début du présent blog, puis régulièrement : ce qui est littérature jeunesse, ce qui n’en est pas, et ma légitimité au beau milieu. Pardon pour ceux que cela bassine, oh comme je vous comprends, vous pouvez quitter la pièce, vous êtes excusés, je n’y reviens pas pour le plaisir, mais parce que ces invulnérables étiquettes m’irritent le cuir. Alors je gratte. Je me moquerais bien, pour mon compte, d’élucider ma nature profonde d’écrivain jeunesse ou bien d’usurpateur, si d’autres ne cherchaient sans relâche à trancher ce point. Il se trouve qu’une critique de Double tranchant a été publiée dans la Revue des livres pour enfants, qui, précisément, mettait bien en garde ses lecteurs sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un livre pour enfants. (Comme cet article, coïncidence, figurait sur la même page qu’un autre consacré au précédent livre de Jean-Pierre Blanpain, Je veux aller à la mer, je reproduis toute la page…)

Double tranchant se voit donc officiellement, institutionnellement même (la Revue faisant foi et référence) raccompagné à la frontière du champ de la jeunesse. C’est embêtant. Que faire ? Sans aucun doute, parler à la jeunesse par-dessus les institutions. La littérature de jeunesse a de nombreux et indéniables mérites, puisqu’elle favorise l’imagination, cet endroit virtuel, en nous, en tout, où l’on explore les possibles. Quant à sa limite, elle tient peut-être dans le fait qu’elle ne peut s’empêcher de préconiser. Par nature la littérature de jeunesse sait si un livre est pour toi ou non, or cela n’est rien d’autre qu’un manque d’imagination.

Un éditeur, qui avait refusé de publier Double tranchant, dont je respecte néanmoins infiniment les jugements, m’avait déclaré : « Je ne vois pas ce que ce livre a de Jeunesse, si ce n’est bien sûr qu’il faudrait que tous les jeunes le lisent« . J’adore ce point de vue, je le fais mien. Et si, dès notre première rencontre, je me suis senti en si parfaite affinité avec l’équipe de Tinqueux, c’est que, lorsque je les ai prévenus : « Attention, je ne suis peut-être pas un auteur jeunesse, parce que je n’écris pas forcément pour la jeunesse. En revanche j’aime beaucoup, et je crois suprêmement important, d’adresser à la jeunesse ce que j’ai écrit, une fois que je l’ai écrit », ils m’avaient simplement répondu : « Pas de problème. Nous faisons la même chose. »

J’ai l’honneur de vous informer que les visites scolaires de l’exposition Double tranchant que j’ai conduites à Tinqueux ont été de grands moments de rencontre, de débat, et de découverte. Ce livre, cette expo, parlent aux jeunes, voilà une évidence que je suis navré de devoir énoncer, parce que j’ai l’air de quémander. La palette était large entre la classe de CM2 avec qui j’ai échangé sur la notion de double tranchant (« Une chose peut être son contraire. Qu’est-ce qui est bon et mauvais à la fois ? Qu’est-ce que vous aimez mais que vous n’aimez pas ? L’école ! Mon frère ! Mes parents ! Okay, okay, vous avez pigé le truc… ») et les collégiens de SEGPA avec qui les conversations ont rapidement tourné autour de la violence, symbolique ou réelle (à peine avais-je déplié le couteau que j’avais dans ma poche, qu’un môme en face de moi a immédiatement fait de même avec le sien – la prof lui a fait les gros yeux : moi j’avais le droit, pas lui ; un autre a exhibé ses cicatrices, qui s’était fait planter dans le ventre en pleine rue…), et de la différence entre un métier, un travail et un emploi.
À la fin de la journée, une fillette, une fois épuisées les questions sur le livre, sur les couteaux, sur la linogravure, sur l’écriture en tant que travail artisanal… a fini par me demander : « Mais au fait, Double tranchant, est-ce que c’est un livre pour enfants ?

– Bah, je ne sais pas trop. Est-ce que tu es un enfant ?
– Oui, bien sûr.
– Est-ce que tu as trouvé ce livre intéressant ?
– Oui, bien sûr.
– Alors Double tranchant est un livre pour enfants ici et maintenant, entre toi et moi. Je n’en sais pas plus. »