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L’adieu à l’argentique

23/05/2013 Aucun commentaire

Vers l’âge de six ans, j’ai vu King Kong sur écran géant (du moins, géant vu de six ans – ça n’était peut-être que deux mètres sur un et demi). Ma bouche béait. Dès lors, j’ai su que le cinéma est grand, et que la télévision, la VHS, le DVD, Internet, tout ça n’est que pis-aller et faute-de-mieux.

Je me suis ingénié depuis à passer le plus de temps possible dans l’ombre hantée, enchantée, habitée, des salles de cinéma. Je suis devenu projectionniste (16 mm) du ciné-club de mon lycée afin d’approcher au plus près la machine à dérouler le ruban de rêve (Orson Welles) qui nécessite deux bobines identiques parce qu’Auguste et Louis Lumière avaient presque la même tête (Jean-Luc Godard), afin d’être l’ordonnateur du tour de magie, d’être le mage en personne, j’ai bien l’honneur. Puis j’ai passé mon CAP de projectionniste (35 mm), et j’ai bossé dans des cinémas durant la majeure partie de mes études. Des petits cinémas, une seule salle, pour pouvoir m’installer dans la salle et voir le film une fois la mécanique lancée, bouche bée.

Cette mécanique m’émerveille comme au premier jour. L’invention des Lumière est géniale depuis 1895 : pour capturer le mouvement, il faut miser sur l’illusion de la persistance rétinienne, projeter une photo après une autre photo et ainsi de suite, et pour cela trouver le moyen de faire défiler la pellicule non en continu, mais en saccadé très-très vite. C’est la fameuse croix de Malte, qui permet d’accrocher les perforations de la péloche chaque vingt-quatrième de seconde. 24 fois par seconde : une image fixe, puis un noir infinitésimal, puis une autre image fixe. Fixation/saccade/fixation. Et nous sommes bluffés parce que les personnages bougent comme dans la vie.

Là où l’intuition des Lumière est confondante, c’est que leur découverte, cette continuité visuelle factice par la grâce de la discontinuité, reproduit le mécanisme rétinien de la lecture d’un texte, tel qu’il serait mis en évidence par des savants en psychologie cognitive des décennies plus tard : lorsque vous lisez, y compris le présent texte, le mouvement de votre oeil n’est pas fluide, il est discontinu. Votre rétine s’attarde en ce moment même, environ 240 millisecondes (mais cette vitesse est variable selon les individus), sur un groupe de 4 à 5 caractères, avec vision périphérique d’une dizaine d’autres, de part et d’autre. Puis, pendant un laps encore bien plus bref mais non nul, l’œil avance le long de la ligne, et pendant ce déplacement de quelques millisecondes, il est virtuellement aveugle. Image, noir, image. Notre oeil est aussi bien fichu qu’une croix de Malte, et regarder un film, en quelque sorte, c’est lire.

Depuis près de dix ans maintenant, j’accomplis divers autres métiers, mais je reste projectionniste bénévole pour l’Écran Vagabond du Trièves, un film par quinzaine en moyenne. Or, la dernière séance (le rideau sur l’écran est tombé, tout ça), a eu lieu hier soir. J’ai chargé la bobine sur la croix de Malte, j’ai lancé le film, et puis après j’ai rembobiné, j’ai empilé les chaises, pour la dernière fois, avec la larme à l’oeil parce que je suis sensible aux dernières fois. La bobine argentique, le film à proprement parler, est à ranger au grenier des technologies épuisées. Le cinéma est désormais presque à 100% numérique, et notre circuit de projection itinérant, en attendant d’avoir les moyens d’investir dans un nouveau matériel, s’interrompt. Si un jour nous sommes en mesure de projeter en numérique, je n’aurai rien contre, hein, elle est très belle aussi, l’illusion numérique, on peut en faire des choses avec des zéros et des uns. C’est juste que je ne comprendrai pas comment ça fonctionne. Et que je les aimais bien, la métaphore du ruban et la croix de Malte qui montre et qui aveugle 24 fois.

Le film, incidemment, était Alceste à Bicyclette. Pas mal. Même s’ il est toujours un peu casse-gueule de se lancer dans une histoire à partir d’une histoire plus ancienne, dont on sait qu’on n’arrivera pas à sa cheville. Alceste à Bicyclette, c’est fatalement moins bien que Le misanthrope. (Un ami m’avait dit à propos de mes Giètes : ah ouais, c’est vachement bien écrit, surtout les passages écrits par Flaubert.)

En tout cas, il est ironique, quoique logique, que ce dernier film, cet adieu au cinéma renvoie au théâtre. Là où les gens bougent pour de vrai et où l’illusion est ailleurs, plus archaïque.

Mise à jour dimanche 27 mai 2013 : aujourd’hui, des centaines d’hystériques n’ayant rien de plus urgent à faire que de fourrer leur nez dans la sexualité d’autrui, d’opportunistes politiques, et de fascistes à ciel découvert, ont à nouveau défilé pour protester contre une loi qui autorise des gens qui s’aiment à se marier ; simultanément, le Festival de Cannes remet une palme d’or à un film qui raconte l’histoire de deux femmes qui s’aiment. Le cinéma est grand, CQFD.

Que veulent les jeunes ?

20/05/2013 Aucun commentaire

Savons-nous vraiment ce que veulent les jeunes de France ? Pour comprendre leurs aspirations profondes, leurs rêves, leurs espoirs et leurs révoltes, il ne faut pas hésiter à provoquer le contact et à se rendre sur leur habitat naturel, le campus, muni d’une paire de blue jeans, de baskets, peut-être d’une casquette et d’écouteurs dans les oreilles, afin de se fondre parmi les indigènes. C’est ce que j’ai fait, intrépide, l’autre samedi, à l’invitation de Jean Avezou (special thanks Christine Prato et François Cau). Pour m’adresser directement aux jeunes par la magie de la radiodiffusion, je me suis prêté à une interviou sur Radio Campus Grenoble, lors de laquelle, en fin de compte, j’avoue avoir surtout parlé de moi, et question jeunes je ne suis pas tellement plus avancé, en fait les révoltes les aspirations les rêves tout ça, grosjean-devant. Le samedi, en plus, le campus c’est mort faut voir ça, comme une plage en février, pour croiser un jeune bonjour. Partie remise ! L’enregistrement de cette émission, intitulée Les déments de midi, n’est pas disponible sur leur site. Mais sur le mien, oui. Spécialement pour vous, les jeunes. Gros bisous.

La grâce de Dorothée Blanck

10/05/2013 un commentaire

Je viens de voir, pour la seconde fois à 30 ans d’écart, Cléo de 5 à 7. On prend toujours un risque à revisiter une oeuvre, un classique, livre comme film, jalon dans l’histoire, y compris la nôtre, voilé, presque caché par son halo, on est prêt à remettre les pendules sur les i, on se demande si vraiment c’était si bien que ça. Eh bien, c’était si bien que ça. Le film est extraordinaire, et intemporel. L’émotion y est intacte, la beauté aussi. Agnès Varda est toute petite, un peu voûtée, mais elle est colossale, plus grande que les autres. Non seulement elle a inventé la Nouvelle vague des années avant ces messieurs (La pointe courte date de 1954), mais elle a inventé une nouvelle vague à chacun de ses films suivants. Là par exemple, dans Cléo, elle invente le cinéma en temps réel avec horloge incrustée dans l’écran : on peut donc affirmer qu’Agnès Varda a inventé Jack Bauer.

Point commun entre Varda et Kubrick : tous deux sont venus au cinéma par leur pratique de la photographie. C’est sans doute pour cette raison que chaque scène, chaque plan, chaque image de leurs films sont intéressants à regarder, ont une beauté spécifique, chaque photogramme est une fin en soi. En revanche cela n’explique pas pourquoi leurs films, chacun dans son ensemble, et non plus détail par détail, sont tous passionnants dans la profondeur, dans le mouvement, le kinéma, il fallut pour cela un génie spécifique.

L’apparition la plus éblouissante de Cléo n’est pas tant celle de l’héroïne que celle de sa copine. Cléo, interprétée par Corinne Marchand, est évidemment touchante, poupée blonde et narcissique brisée de l’intérieur, mais elle serait presque fade comparée à son double inversé, cette autre fille plus simple et plus rayonnante, dépourvue de peur, de vanité, de pudeur, d’égo, de mélancolie, leçon de bonheur sur deux jambes : Dorothée.

Dorothée Planck, que Varda a choisie parce qu’elle l’avait d’abord photographiée (et filmée), surgit immobile à la 50e minute de son film, de dos, toute nue, puis, lorsqu’enfin elle s’anime, se retourne pour nous faire une grimace, moment de pure grâce. À Cléo, un chouïa coincée des miches, qui lui demande si cela ne la dérange pas de poser ainsi nue pour des artistes, estimant « Qu’on est encore plus nu que nu devant plusieurs personnes, j’aurais peur qu’on me trouve un défaut… », Dorothée répond en riant « Quelle idée ! C’est rien, ça… Moi, je suis heureuse de mon corps, pas orgueilleuse. Quand ils me regardent, je sais bien qu’ils recherchent autre chose que moi, une forme, une idée, je ne sais pas… Alors c’est comme si je m’absentais. Comme si je dormais. » Après une telle déclaration d’intention, c’est de façon tout aussi naturelle qu’elle s’en elle va rendre visite à son petit ami qui, je vous le donne en mille, est projectionniste de cinéma.

Malgré sa filmographie, Dorothée Blanck, dans une interview plus tardive, ne prétend pas être une actrice mais « un modèle », voire, terme plus fort mais moins polysémique, « une égérie ». De fait, elle n’est qu’elle-même dans ce film, comme dans d’autres (voyez ce court-métrage), d’ailleurs son personnage s’appelle Dorothée, mais le spectacle est suffisant pour qu’on tombe amoureux d’elle. Quand ils me regardent, je sais bien qu’ils recherchent autre chose que moi, une forme, une idée… On dirait que tous les films où a joué Dorothée Blanck sont, en fait, des documentaires sur l’incroyable Dorothée Blanck, sa forme, son idée, modèle gracieux, incarnation de la femme libre et joyeuse, éternellement joyeuse et libre, d’autant plus libre, d’autant plus joyeuse, qu’elle est née en prison, en 1934 – ses parents, l’un communiste et l’autre juif, étant enfermés dans une geôle nazie de Bavière. Ce n’était que le début. Sa vie a été longue et bizarre. Mais libre et joyeuse.

Or sa vie continue. Son blog palpite encore, quotidiennement. On peut lire sur ce blog, à la date du 21 décembre 2012 (souvenez-vous, c’était la fin du monde), « J’ai appris aujourd’hui avoir mon petit cancer ». Et oui, comme l’héroïne de Cléo de 5 à 7.

Mais ce n’est pas tout, il y a mieux encore, le miracle Internet dont on ne saurait se blaser. Dorothée écrit des livres. Dont un recueil de ses rêves. Comme le récit de rêves est l’une de mes marottes, je m’empresse de lui écrire pour lui demander comment me le procurer, et j’en profite pour lui raconter l’effet qu’elle me fait. Cette jeune fille de 80 ans me répond dans l’heure, Merci, c’est vraiment gentil à vous tous ces compliments, et je suis émerveillé comme devant une statue qui se mettrait en marche.

Double-edged

04/05/2013 Aucun commentaire

On cause de tout de rien, mais de longtemps nous n’avions parlé de Double tranchant… Que devient le plus beau livre du catalogue ? Eh bien d’abord ceci, relativement inédit : il est resté le plus beau livre du catalogue quand bien même il a cessé d’être le dernier paru.

Et par ailleurs, ou bien par conséquence, il est en cours d’épuisement. Seulement quelques dizaines d’exemplaires en stock. Nous le réimprimerons donc puisqu’il est hors de question de le laisser disparaître, mais j’ignore quand, ou en quelles quantités, il me faut ressortir la calculette et équationner les prix de revient, le compte en banque, le temps virtuel de rentabilisation, sachant que je ne peux plus compter sur la vente auprès des fidèles au moment de la souscription. Seule certitude, cela retardera forcément le livre suivant, qui de toute façon n’est pas prêt. Écoutons The Knife pour fêter l’événement, ou le non-événement, ou ce qu’on voudra.

En attendant, le livre voyage. Jusqu’au Kansas, oui messieurs-dames, où un certain John Mallery (photo ci-dessus) cumule dans la même silhouette rondouillarde et sympathique un lanceur de couteaux, un historien de l’art, un chef d’entreprise spécialisé dans la sécurité informatique, et un esthète collectionneur, car tout est possible dans le grand pays Iouhessay. Fendant l’air transatlantique par voie numérique, l’affiche de la récente Librairie éphémère a tapé dans l’oeil de l’homme, qui est entré en contact avec Jean-Pierre Blanpain pour acquérir vite-vite en dollars, et le livre, et la linogravure.

Le livre voyage aussi sous la forme d’une exposition, qu’hélas je désespère de voir près de chez moi, mais que, lagardèriratatoi, j’irai prochainement vernir avec grand bonheur dans les locaux du Centre de création pour l’enfance de Tinqueux, Dans la lune, le vendredi 17 mai à 18h30. L’expo demeurera visible là jusqu’au 20 juin 2013.

Bonus : on sait que JP Blanpain, imprévisible homme de couleurs, s’est illustré dans Double Tranchant en réalisant notamment une siasissante gravure inspirée du sacrifice abrahamique, belle comme du Rembrandt. Il persiste dans l’art religieux puisque, iconoclaste iconographe, il vient d’achever une Cène, pas moins, qui sera exposée dans la chapelle de Saint-Clair sur Galaure (38). Tout est possible ici aussi, en fait.

Des nouvelles de l’armée mexicaine

01/05/2013 2 commentaires

L’agenda de la Jeanne d’A. : aujourd’hui 1er mai, fête de Jeanne d’Arc, toujours encabanée, toujours tenue en otage, non plus pas les Anglais mais par les fafs de chez nous.

Fête du travail, aussi. Alors qu’il n’y en a plus. Plus de cortège non plus, forcément. Moi, le 1er mai, je dors. Mon rêve de cette nuit : je discutais avec Leonard Cohen. J’étais assis à un bureau, des tas de papiers devant moi, et Leonard faisait les cent pas, l’air contrarié, avec son chapeau et ses lunettes de soleil. Aurélie Filippetti était là aussi, nous observant d’un oeil bienveillant. Leonard me disait calmement, de sa voix d’infrabasse : « Tu ne peux pas publier ça. Cette interview de moi est sans intérêt ». J’essayais de temporiser : « Essayez de comprendre, Leonard, si nous publions cette interview, ce sera en lien avec la programmation de l’année prochaine. Or nous avons prévu une conférence sur les mangas, voilà pourquoi la personne qui vous a interviewé vous a demandé votre avis sur les mangas… » Il n’en démordait pas : « Cela n’a aucun intérêt, je ne lis pas de mangas, ma réponse n’est qu’un cliché d’ignorant, ne publiez pas ça… »

Je crois que ce rêve s’explique par ce que j’ai lu avant de m’endormir. J’ai dévoré le second numéro de la revue Metaluna, et cette lecture d’un crypto-néo-archéo-fanzine en papier, au vrai bon goût de mauvais goût, animé par d’irréductibles fondus de cinéma bis voire ter, érudits déviants, est tellement inespérée, anachronique en 2013, qu’elle m’a rendu à ma propre jeunesse, alors que j’écrivais dans des fanzines et que je lisais Mad Movies, ancêtre en droite ligne de celui-ci. Or figure dans ce Metaluna 2 une interview, non de Leonard Cohen, pas du tout le même genre de beauté, mais du dessinateur de bandes dessinées Caza :

– Pourquoi as-tu décidé d’auto-éditer ton dernier album, Le jardin délicieux ? Une nécessité face à une certaine frilosité des éditeurs ?
– Oui, mes éditeurs habituels et quelques autres n’en ont pas voulu. Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir, si c’est pour une question de contenu, d’autocensure… Ou seulement pour des raisons commerciales habituelles : ça n’entre à peu près dans aucun créneau, c’est à la fois cochon, rigolo et intello. Et puis après tout, j’ai fait cette BD dans la jubilation de la liberté, dans contrat, sans rien demander à personne, en me permettant tout… Il était cohérent de l’éditer moi-même avec le même esprit de liberté, sans me mettre aucune pression financière. On peut dire que cet album est financé par ma caisse de retraite.

J’ai immédiatement commandé en ligne ledit livre. Je me souviens, c’est dans les années 70 que j’ai découvert la SF dessinée par Caza, j’étais enfant. Je lisais aussi Bretecher (mes parents étaient abonnés au Nouvel Obs, je ne lisais dans ce canard que la page des Frustrés), ou Fred, dont la saga Philémon est sans aucun doute l’un des plus profonds chocs esthétiques de mon âge tendre, du genre qui modifie la façon dont on regarde le monde et ses représentations (pensée sincèrement émue pour Fred qui vient de casser sa pipe). Or, dès cette époque, j’avais été très impressionné par le geste de Bretecher ou Fred qui, délaissant leurs éditeurs habituels, choisissaient d’auto-publier ce que bon leur semblait, Les Frustrés justement pour l’une, Parade et Magic Palace Hotel pour l’autre. Je n’avais pas conscience qu’ils constituaient l’avant garde de l’armée mexicaine et bariolée que j’évoquais il y a peu, rejointe aujourd’hui par Caza.