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Archives pour 10/2008

Aujourd’hui, il pleut

28/10/2008 6 commentaires

Il y a presque trois ans, j’entamais l’écriture d’un livre intitulé Les Giètes.

Il y a dix-huit mois, ce livre paraissait, livre de deuil, de préparation au deuil, deuil de soi, des autres, de tout ce qui disparaît.

Il y a neuf mois, la personne à qui je l’ai dédié, pour qui je l’ai écrit, qui imprègne ce roman de toutes ses fibres et de sa vie, mourait. Le deuil commençait pour de vrai.

Aujourd’hui, il pleut, et je pense encore, à nouveau, à elle.

Elle était ma grand-tante, ma troisième grand-mère. Je reconnais volontiers, je suis un gars privilégié : j’ai eu trois grand-mères. Elle est morte à 96 ans, je l’ai connue dans son dernier tiers. « Privilégié », disais-je… Allons, 96 ans, « c’est un bel âge » ! De quoi me plaindrais-je ? En voulais-je encore ? Eh bien oui, voilà, j’en voulais encore. Je ne relis pas, ni ne me récite, la dernière ligne des Giètes, « Que croit-il, ce gamin ? Que je suis immortel ? », sans refouler un sanglot. Bien sûr, que je la croyais immortelle ! Même si je savais le contraire.

J’ai été proche de ma tante toute ma vie, toute la fin de la sienne. Rares étaient les jours où je ne prenais pas de ses nouvelles. Quand il pleuvait, par exemple, je regardais la pluie par la fenêtre, je me disais, « Tiens, il pleut… Ma tante aussi doit voir la pluie… Je vais lui passer un petit coup de fil, pour vérifier… Allô ? Alors ? Tu as vu ? Il pleut ? Ah oui, hein, il pleut… »

Aujourd’hui, il pleut. Il pleut tout seul. Je regarde par la fenêtre, et je comprends qu’un deuil se loge dans de telles choses, vastes comme la couleur du ciel, infimes comme les gouttes sur le carreau.

Le jardinier

23/10/2008 un commentaire

Initials SG :
Un jour où j’étais pris
D’un spleen ignoble
Dans quelque bouquinerie
Du vieux Grenoble…

…Je farfouille et trouve dans le bac des livres défraîchis et bradés, dix francs pièce (pour donner une idée de l’époque), un exemplaire d’Evguénie Sokolov, le roman de Serge Gainsbourg. Je l’avais déjà lu, je feuillette pourtant. Et je tombe sur l’écriture de Gainsbourg. La vraie, la manuscrite. Une dédicace en page de titre, tout à fait impersonnelle, mécanique, plate, trop banale pour n’être pas vraie : « À Françoise, Gainsbourg ».

J’ai beau ne pas faire grand cas des rituels fétichistes entourant la dédicace, et les moquer dans mon bon de commande, merde, c’est Gainsbourg qui m’écrit à Françoise, je suis ému par surprise, en plus il était déjà mort (pour donner par recoupement une idée plus précise de l’instant). J’achète l’objet : dix balles pour deux lignes d’authentiques tremblements autographes, tremblements qui entrent très fort en résonance avec l’intrigue dudit roman, l’aubaine est inespérée. Il ne me resterait dès lors qu’à accomplir les démarches administratives pour changer de prénom et recevoir enfin pleinement cette dédicace. Je crois que je pourrais m’habituer à me faire appeler « Françoise », avec le temps.

Gainsbourg est à nouveau à la mode ces jours-ci ; parce qu’il a quatre-vingts ans, certes, mais surtout parce qu’il a toujours été en-deça et au-delà de la mode, subversif dans le flux. On le cite à tout propos. Ma foi, on a bien raison : une citation de Gainsbourg est propre à relever le niveau, quel que soit le contexte. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai placé autrefois une sentence gainsboréenne en épigraphe de l’une de mes nouvelles. Ça vous a plu, hein ? Vous en voulez encore ?

Okay, je retranscris un extrait d’interview, filmée pour la télévision en septembre 1973. Gainsbourg est assis devant son piano, chez lui, rue de Verneuil. Jane Birkin traverse le fond de l’image, portant dans ses bras une enfant de deux ans. Le journaliste en change brusquement de sujet.

« Vous avez décidé d’avoir un enfant, une fille… Est-ce que vous aviez des idées précises sur l’enfance qu’elle aurait ?
– Non, aucune. Ça… ça pousse… Ça sera une fleur, ou une mauvaise herbe, je ne sais pas. Enfin, heu, bon… Je vais la tailler, un peu. Je suis un bon jardinier, je crois ».

Pour ma part, j’ai deux filles. Je jardine, un peu, mais surtout je regarde pousser. Quelle plus belle image de « l’éducation » ?

Signe de vie

15/10/2008 3 commentaires

Bonjour,
Je viens de découvrir votre blog que j’aime beaucoup.
Je m’appelle Frédérique Impennati. Travaillant dans la communication et les relations avec la presse, j’avais besoin de vérifier ce qui était référencé sous mon nom (pas d’égocentrisme démesuré) et je suis tombée en bas de la première page de résultats sur votre lien… Je vois apparaitre mon nom et celui d’un ancien ami Fabrice Meddouri, èlève de Briey avec moi dans les années 73/74, qui je crois est malheureusement décédé.
Je lis aussi le nom de Paloma Karle. Le prénom ne me revient pas immédiatement mais en prononçant à haute voix, Mme Karle, professeur de Français, oui ça évoque un souvenir, j’ai une mémoire assez infidèle et je cherche les traits de son visage dans ma mémoire, ce que je sais c’est que j’aimais ce professeur. Ma sœur, à peine plus âgée que moi me dit souvent « C’est pas possible que tu ne te souviennes pas de telle ou telle chose », et pourtant je ne suis pas atteinte de la terrible maladie d’Alzheimer, ou alors je ne le sais pas encore…
Et quand je lis son dernier appel, comment dire, c’est idiot mais l’émotion m’envahit soudainement. D’abord parce que c’est très troublant de savoir qu’enfant on était pas aussi transparente qu’on le croyait, et parce que cela me ramène à une vie qui était si douce, si insouciante, où l’on n’avait qu’une chose à faire, saisir la chance d’apprendre… grandir, observer, se nourrir… tout ce que j’essaie de transmettre à mes enfants aujourd’hui.
Alors voilà bien sur, d’abord je vous remercie d’avoir publié ce dernier appel, ce 15 octobre n’est pas une journée comme les autres. Je m’en remets également à vous pour savoir si vous seriez d’accord pour, si cela est possible, me transmettre les coordonnées de Paloma Karle. Je vous en remercie beaucoup par avance…
Vous faites de très belles chose sur votre blog, continuez …
Bien à vous
Frédérique

Bonjour Frédérique, merci pour votre visite, et pour votre mail très émouvant à son tour : merci d’avoir répondu « présente » au dernier appel.
Je n’ai pas les coordonnées directes de Paloma, mais seulement celles de son fils Vincent. Je lui fais suivre immédiatement votre message, elle (ou lui) vous contactera sans aucun doute.
Verriez-vous un inconvénient à ce que je copiecolle votre message sur mon blog ? Pour moi, il est exemplaire de ce que l’on peut faire (de mieux) avec le web 2.0 : on envoie une bouteille dans la mer électronique, on attend un peu, beaucoup ou éternellement, on attend le jour où quelqu’un, en googueulant ceci ou cela (en l’occurrence : soi-même) ouvre cette bouteille, et voilà une jolie rencontre.
Bien cordialement et bonne journée,
Fabrice

Rebonjour Fabrice,
Merci infiniment pour votre réponse aussi réactive. Merci surtout d’accepter de faire suivre notre échange.
Quant à mon message, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il prenne une petite place sur votre blog et même cela m’honore.
Il est vrai qu’Internet revêt souvent un caractère magique, surprenant… Voilà une journée d’un parfum singulier, et que je vais m’empresser de partager avec ma fille de 15 ans et mon fils de bientôt 10 ans, en somme l’âge que j’avais quand Mme Karle m’enseignait non seulement le français mais au-delà un certain plaisir des mots.
A bientôt pour d’autres nouvelles.
Bien à vous
Frédérique

Pas le même monde

10/10/2008 un commentaire

Mais je m’en contrefous, moi, de la crise boursière et bancaire partout-partout « sans précédent » ! Je n’ai pas de portefeuille d’actions, et si peu de chose sur mon livret A… Je pense à autre chose…

Allez savoir pourquoi je pense beaucoup à lui, en ce moment. Je repense à ce petit gars, lors d’une rencontre scolaire à Annemasse au printemps dernier, en 6e je crois, à la toute fin d’un marathon en collège, c’était ma neuvième classe de la journée, et loin d’être la moins stimulante. Une classe dite « difficile », un collège de banlieue dure (genre, comme au cinéma palmé d’or ces jours-ci), des mômes mal barrés dans la vie parce que typés dès l’origine, « ghettoïsés » et intériorisant la ghettoïsation, turbulents, tchatcheurs, non-lecteurs presque absolus, pour certains des bombes à retardement mais pour l’heure simplement des enfants, en 6e encore, sympathiques comme tout, rigolos, vivants.

Ce p’tit bonhomme, donc : vif, spontané, curieux, au premier rang du CDI, les yeux avides et la langue pendue. Il n’avait pas lu mon bouquin, il en avait seulement et lointainement entendu parler par sa prof, et cela ne l’empêchait en rien de poser plus de questions que tout le reste de sa classe, il s’intéressait énormément. Je retranscris ci-dessous trois de ses étranges interrogations, trois préoccupations sans aucun doute liées de façon subliminale, peut-être plus éclairantes pour moi que ne le furent pour lui mes réponses :

1) « Est-ce que Sarkozy, il connaît vos livres ?
– Euh… C’est extrêmement peu probable. Moi, je suis obligé de m’intéresser à lui, mais le contraire n’est pas vrai, il ne sait pas que j’existe. Sarkozy et moi vivons dans le même pays, mais pas dans le même monde [Note-de-bas-de-page en plein milieu de la page – Je réalise aujourd’hui, en consignant mes paroles, que je plagiais alors Bertrand Cantat qui évoqua en ces termes, lors du pince-fesses « Victoires de la musique 2002 », le PDG de Vivendi-Universal : « si nous sommes embarqués dans la même galère, nous ne sommes pas du même monde »]. Mais ta question m’étonne… C’est donc important, pour toi, que Sarkozy connaisse mes livres ? Ça changerait leur valeur ? En bien, ou en mal ? Dans quel monde vis-tu, toi, en ce cas ? Celui de Sarkozy ? Bling ? Bling ? »

Et j’ai enchaîné en racontant Diogène, histoire de n’être pas monté à Annemasse pour rien. « Diogène le cynique… Tu connais Sinik, le rappeur ? Bon, eh ben son pseudo arrive de là-bas, des cyniques, les philosophes malpolis de l’antiquité grecque. Diogène était l’un d’eux. Il vivait dans un tonneau, avec une lanterne. Alexandre le Grand, l’empereur, l’homme le plus puissant du monde, encore plus puissant que Sarkozy aujourd’hui, hein, avait entendu parler de la sagesse de Diogène, et il s’était dit que, stratégiquement, ça ne ferait pas de mal, vis à vis des medias de l’époque, si on le voyait fréquenter cette haute figure intellectuelle. Un beau matin il se pointe, enfariné et casqué, devant le tonneau de Diogène : « ô Diogène ! Qu’est-ce que je peux faire pour t’être agréable ? Tu veux que je fasse surveiller ta maison de campagne en Corse ? Tu veux un bouclier fiscal pour protéger ton capital ? Tu veux un poste de ministre d’ouverture ? Demande-moi ce que tu voudras, ô Diogène, et je t’exaucerai, car je peux tout. » Diogène a répondu : « Ce que tu peux faire pour moi ? T’écarter un peu, tu me caches le soleil. » Eh ben ça, tu vois, c’est la vraie classe. Le vrai cynisme, très différent de celui des rappeurs, matérialiste, arriviste, du bon côté du manche et par conséquent incomparable, en termes de liberté, à la vie dans un tonneau (356000 euros d’impôts impayés pour Doc Gynéco ? Combien diable a-t-il sur son livret A, celui-ci ? Ouh, comme il doit la surveiller de près, lui, la crise boursière…). Bref ! J’aimerais bien, mais je sais que l’occasion ne se présentera pas parce que médiatiquement je ne suis rien, pouvoir dire un truc pareil à Sarkozy : barre-toi, t’es tout petit, mais tu me fais de l’ombre quand même ».

[Autre note de bas de page – il m’est arrivé aussi d’évoquer, mais face à des plus grands, des lycéens, un autre épisode intéressant de la vie de Diogène : ses masturbations en public (encore la masturbation ? c’est une manie ! Un TOC ! Faut consulter, mon vieux !)]

2) « Vous êtes pour quelle équipe de foot ?
– Heu… Alors là, je sais que je vais te décevoir, mais je ne suis pour aucune équipe de foot. Le foot, en lui-même, m’indiffère, mais en revanche, les foules des stades qui hurlent « Vive l’équipe n°1 ! On va leur exploser la gueule à ces saligauds de l’équipe n°2 ! » [Encore une note de BdP : ici, c’est la première scène de Voyage au bout de la nuit que je suis en train de plagier] me dégoûtent. Je ne vois rien de plus dangereux ni de plus bête que les communautarismes, et je crois bien que le communautarisme du foot est le pire de tous, comme une inquiétante répétition générale. » [NdBdP : Car je suis, croyez bien que je le regrette, incapable de croire au foot en tant qu’utile et consensuel divertissement, qui émancipe et purge et unit, comme on le voit souvent quand on évoque la banlieue, comme on le voit par exemple à la fin du film palmé évoqué plus haut…] Autant, avec Sarkozy et Diogène, j’avais réussi à interloquer mon interlocuteur, et presque le convaincre, autant sur la question du foot j’ai pu mesurer que je baissais dans son estime à vue d’œil…

3) « Ah, et je voulais vous demander aussi… (il éprouve soudain un petit peu de gêne à formuler correctement…) Est-ce que vous avez une origine ?
– Heu… Une origine ? Qu’est-ce que tu entends par là ? (Je fais l’innocent, j’ai parfaitement compris.) Tout le monde a une origine, puisque tout le monde a un père et une mère.
– Non, mais je veux dire… Une vraie origine, je sais pas… Italienne, par exemple ? Vous ne seriez pas un peu italien ?
– Alors là, bravo, tu m’épates. Oui, j’ai une origine. Mon grand-père était italien. »
Le sourire que cet aveu m’a valu !
Et ainsi, grâce à mon « origine », grâce à mon statut de petit-fils d’immigrés, j’ai regagné in extremis auprès de lui quelques points que ma charge contre le football (et contre le communautarisme, c’était bien la peine) m’avait fait perdre.

Branleur

06/10/2008 4 commentaires

Comment ça, branleur ? Mais je bosse ! Je bosse beaucoup, figurez-vous ! Je viens de terminer un texte intitulé ABC Mademoiselle, destiné à accompagner le joli abécédaire gravé par Marilyne Mangione, que j’ai déjà évoqué ici. C’est bref, mais enlevé, joyeux, ludique, très innocemment érotique (trop mignon, au fond, pour combler l’une de mes ambitions à long terme : écrire un vrai roman pornographique). Il y est question d’un branleur, justement. Plus exactement, d’une branleuse. Voilà qui ne va rien faire pour améliorer ma vague réputation de chantre de l’onanisme, née de certain chapitre de TS et surtout du Produit de ses fouilles (comment ? il avoue, persiste, revendique ? et on remet des prix de littérature jeunesse à pareil pervers, à tel pourrisseur d’enfants ? Ma foi, pour le coup, je m’en branle. La masturbation rend sourd aux persifflages).

Marilyne et moi cherchons désormais un éditeur susceptible d’être charmé par cet objet sensible et délicat, j’ai fait quelques envois, pas beaucoup. Si personne n’en veut d’ici le printemps, je le ferai au Fond du tiroir, pardine. En attendant, les lettrines de Marilyne seront exposées dans une bibliothèque de Grenoble début 2009 (nous en reparlerons en temps utile), et il est question que je lise ce texte en public pour l’occasion. Je ne sais pas si j’oserai… Il faudrait plutôt une voix de fille (si jamais vous connaissez une jeune fille un peu comédienne qui serait tentée, envoyez-la moi)… Mais après tout pourquoi pas, je veux bien m’y coller… Encore du pain sur la planche ! Et on me traiterait de branleur ?

Bon. La masturbation est certes un sujet badin, et l’on pourrait multiplier à l’envi plaisanteries et calembours. Mais l’on pourrait aussi causer sérieusement, voire anxieusement. Suis-je vraiment un branleur ? Un velléitaire, je veux dire ? (« Je suis le pro de la crastination« , Loco Locass.) Mes livres commencés, vais-je un jour les finir ? Je bosse, oui ou zut ? J’avance, j’écris ? Autre chose que vaines blogueries et bricoles de circonstances, fussent-elles ravissantes ? Progressent-ils pour de vrai, mes chantiers ouverts il y a six mois ou huit ans ? Est-ce que j’oeuvre ?

La vérité, je le crains, est que je suis, cliniquement parlant, maniaco-dépressif. J’alterne des phases d’euphorie où je commence des choses qui s’annoncent tonitruantes, et de longues phases d’abattement où je ne termine pas, terrassé par la prise de conscience d’être un bon à rien. Que faire ? Je ne me soigne même pas. Les divers articles du présent blog donnent peut-être une image de désinvolture, d’assurance, d’aisance à la plume… Mon œil, oui ! Illusion d’optique ! Les moments vides existent aussi, et en plus grand nombre, simplement de ceux-là il n’y a pas matière à étalage on line. C’est donc très laborieusement, en doutant l’enfer, que je suis présentement en train de raturer et remâcher, de documenter et redéployer, mon paraît-il « prochain roman » que je souhaite, au contraire de sa conception, très léger et distrayant, et que je croyais, comme d’habitude, facile comme tout, rapide à faire – Jean II le Bon, séquelle. Deux ans que je suis dessus ! Deux ans que je me branle, oui !

Deux rêves de Mahler

04/10/2008 Aucun commentaire

La métamorphose

Je suis en voiture sur une autoroute. A contresens, malheureusement.
Quelques véhicules accidentés plus tard, je sors de l’autoroute.
Je gare ma voiture près d’un troupeau de vaches au pâturage.
A peine suis-je descendu que la voiture se transforme en vache.
Cette transformation me ravit. D’autant que la police doit déjà être à la recherche du véhicule fauteur d’accidents. Grâce à cette métamorphose, plus de traces.
Même la plaque minéralogique a complètement disparu.
Satisfait, je prends le chemin du retour. Cette infraction n’aura probablement pas de conséquences.
Arrivé chez moi, je constate, anéanti, que j’ai laissé mon carton à dessin sur le siège arrière
.

I dreamed of GIGER

A l’âge de 11 ans, j’ai vu à la télévision autrichienne un passage marquant du film « Alien ».
Comme chacun sait, l’Alien du film a été inventé par le créateur d’horreurs suisse H.R. Giger.
Ma relation personnelle à Giger devait en rester là.
Trente-cinq ans plus tard, je rêve que je suis à la recherche d’une chambre d’hôtel pour la nuit.
Le réceptionniste commence par me dire que l’hôtel est complet, mais…
« Un instant ! Il reste un lit inoccupé dans une chambre à deux lits. Mais n’ayez pas peur, dans l’autre lit dort le créateur d’horreurs H.R. Giger !
– OK, je prends. »
La chambre a l’air bien confortable.
« Regardez, il est couché là. Il est déjà mort et ne vous dérangera d’aucune manière… Je vous souhaite une agréable nuit. »
Giger, couché en position foetale, semble étrangement incrusté dans le lit.
Au milieu de la nuit, je vois Giger debout à la fenêtre en train de regarder la lune.
Puis Giger retourne se coucher.
Et il est de nouveau mort.

in L’Art sans madame Goldgruber, Nicolas Mahler, ed. L’association, coll. Eprouvette, 2008, pp. 57-60 (cf. aussi pp. 89-90 et 109.

En octobre 2002, je prends le TGV pour Paris, tout fébrile : ça y est, ça a marché, un éditeur a accepté mon premier roman, je monte signer un contrat dans la capitale, je fais mes débuts dans le monde. Je pénètre dans la carrière littéraire en même temps que dans le bureau du directeur de l’Ampoule, Christian Dubuis-Santini. Celui-ci me montre le livre sur lequel il travaille : « Voici la maquette de notre prochain, Les souffrances du jeune Frankenstein, de Mahler. Vous serez le suivant ».

Je signe mon contrat, je reprends le TGV, je rentre chez moi. Est-ce là tout ? Oui, c’est tout là. Je n’ai jamais revu ni Christian Dubuis-Santini ni les locaux de l’Ampoule ni la « carrière littéraire ». Dans l’année qui suit, j’achète l’intégralité du catalogue de l’Ampoule (où va se nicher l’esprit d’entreprise, n’est-ce pas), dont Le jeune Frankenstein, et ces achats seront désormais mes seuls contacts avec mon premier éditeur. Cette anecdote dérisoire, où la trivialité de l’existence emporte, sans méchanceté mais sans pitié, les rêveries juvéniles et les ambitions esthétiques, « makes me feel like in some stupid Mahler-comic » (op. cit., p. 86).

Je suis resté attentif à ce que publient (ailleurs, forcément) les auteurs de l’Ampoule virtuellement croisés à cette période. L’esprit d’entreprise a vécu, mais j’adore toujours Mahler. Son humour à froid, absurde, désabusé, « kaurismakien », son absence d’effet sinon l’obstination spartiate de son gaufrier minimaliste et de son long nez, me ravissent. Son dernier livre, sous-titré « Saillies » et composé d’humilations burlesques, de souvenirs tristement drôles puisés dans la vie artistique et sociale d’un auteur de bandes dessinées autrichien, contient notamment ces deux récits de rêves qui recoupent mes préoccupations du moment (dans mon Echoppe, bail à céder). Et j’ai mesuré, en les retranscrivant ici devant vos yeux mesdames et messieurs, combien je les amputais : la bande dessinée est un langage autonome et complexe (et, peut-être, plus approprié au rendu onirique que le seul texte nu), qui ne saurait se passer de son hémisphère gauche, les dessins. Vous savez ce qu’il vous reste à faire.

(Quoi, « vous savez ce qu’il vous reste à faire » ? On est censé se mettre à dessiner, c’est ça ?)